LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XV. — Suite du précédent. — Affermissement des Trappes de Mont-Brac et de Lulworth. — Fondation définitive de la Trappe de Sainte-Suzanne en Espagne. — Fondation de Darfeld en Westphalie.

 

 

L'ordre de la Trappe recevait une nouvelle vie de cette organisation ; un redoublement d'activité lui préparait de beaux développements ; les fondations déjà commencées s'achevèrent et s'affermirent sous l'influence d'une direction régulière et d'une autorité constituée. Complétons rapidement leur histoire.

Mont-Brac, fondé le premier, quoique commencé le dernier, avait d'abord porté le nom de Notre-Darne du bon Plaisir de Dieu ; mais, sur les observations de la princesse de Piémont, on le nomma Notre-Dame des Miséricordes, Buon Piacere, en italien, ne présentant pas une idée assez religieuse. Favorisé par le roi de Sardaigne, encouragé par de nobles promesses, Mont-Brac n'aurait pas eu le caractère d'une œuvre de Dieu s'il n'avait point éprouvé de contradictions. Ce signe chrétien ne lui fut point refusé. La guerre menaçait toujours du côté de la France, l'État s'obérait ; outre les impôts ordinaires, le gouvernement était forcé de recourir à des emprunts exorbitants ; les secours promis aux Trappistes lui paraissait donc bien lourds, et les engagements de la patente royale ne furent pas tenus. En même temps les malfaiteurs se répandaient audacieusement dans le pays, et le monastère, sans clôture, semblait leur être ouvert. Le brigandage était si effréné, que le juge de Barge donna la permission de tirer sur les coupables, et d'en faire justice à coups de fusil, sans autre forme de procès. Le frère portier en vit passer un qui, après un meurtre, s'en allait en sifflant et en chantant ; un autre vint demander des remèdes après avoir commis trois assassinats ; on ne connut ses crimes qu'après lui avoir fait l'aumône. Les brigands tenaient leurs assemblées dans les forêts voisines, et de là envoyaient des émissaires dans les maisons pour réclamer impérieusement, avec menace d'une vengeance impitoyable, ce qui était à leur convenance. Un pauvre homme, intimidé par leur ascendant, se présenta un jour à Mont-Brac, demandant en leur nom de quoi acheter une boite de tabac : c'est une affaire de trente sous, lui avaient dit ceux qui l'envoyaient, voulant moins, dans cette occasion, faire du butin que rappeler aux habitants de la contrée leur dépendance. Dom François de Sales comprit qu'il ne fallait pas les braver ; il donna 3 francs et une lettre, où il s'excusait de ne pouvoir faire davantage sur la pauvreté de son monastère, et semblait imputer au besoin la violence qui s'adressait à lui. Cette leçon charitable réussit complètement. Les brigands, chez qui la foi n'était pas morte, s'adoucirent en présence de tant de simplicité, proclamèrent les Trappistes des âmes saintes et cessèrent de les inquiéter. Mais le défaut des subsides promis ralentissait les travaux : la stérilité d'une partie des terres, qui résistaient à la culture, réduisait la communauté à ne vivre que de riz et de châtaignes, le bas prix de ces denrées dédommageant de la monotonie. Toutefois nul ne trouvait cette vie trop rude, et la satisfaction qu'ils laissaient voir attirait de nombreux imitateurs de toute condition : J'attends, écrivait dom François de Sales à dom Augustin, des Capucins, des Augustins, des Bernardins, des Carmes. J'ai parmi les novices, un notaire dont la vocation est à toute épreuve, un chanoine de la Tarantaise et un autre du Piémont que je vêtirai demain ; un avocat arrive bientôt : ainsi je n'ai plus à craindre de procès... Nous attendons un Capucin, prédicateur fameux, qui avait d'abord été Cistercien, qui a laissé saint Bernard pour se faire enfant de saint François ; il désire ardemment retourner à son premier père, qu'il n'avait quitté que parce que ses enfants étaient trop dégénérés. Deux frères de Sainte-Thérése doivent venir aussi au premier moment. J'ai vêtu dernièrement un frère Augustin chaussé, qui est le modèle de nos frères convers, et un Augustin déchaussé, prêtre, dont le caractère vous conviendrait bien (juin 1795). Mont-Brac devenait donc, en Italie, ce que la Trappe avait été en France, le refuge des amis de la régularité, et le modèle de la véritable vie monastique. Bientôt un autre établissement fut fondé à Sordevolo, dans le diocèse de Biella ; et, au milieu de l'année 1796, le Piémont possédait deux monastères de Trappistes.

Lulworth, poste avancé de la pénitence et de l'humilité sur la terre de l'orgueil et de l'hérésie, prospéra contre toutes les craintes et toutes les prévisions humaines. Beaucoup de catholiques avaient redouté d'abord pour les Trappistes la haine des protestants ; après avoir désiré de retenir au milieu d'eux les envoyés de la Val-Sainte, ils avaient appris avec inquiétude le projet d'un établissement durable. S'ils tenaient à honneur de donner l'hospitalité aux, confesseurs de la foi, ils croyaient ce bienfait personnel, et ne songeaient nullement à susciter à leurs hôtes des successeurs pour l'avenir. Leur défiance allait si loin qu'ils attendaient un soulèvement populaire et un massacre, et se tenaient prêts à défendre leurs coreligionnaires. Pendant une des premières nuits qui suivirent l'arrivée à Lulworth, le son de la clochette annonçant l'office fut emporté par le vent jusqu'aux oreilles de quelques catholiques ; ceux-ci le prirent pour une alerte ; ils crurent que les protestants attaquaient les religieux, et accoururent pour prêter main-forte aux opprimés. Terreurs vaines et superflues ! La Providence avait décidé qu'il y aurait une Trappe en Angleterre ; elle y avait disposé les esprits. Une nouveauté si étrange n'inspira aux protestants qu'une vive curiosité ; bientôt la curiosité dissipant l'ignorance produisit le respect et la tolérance. Dès que les Trappistes commencèrent leurs travaux, les hommes du voisinage vinrent les contempler, et restèrent stupéfaits d'un spectacle inattendu ; ils commencèrent à se dire : Ces gens-là sont véritablement des moines ; il n'est donc pas vrai que les moines soient des fainéants, des hommes de bonne chère, uniquement faits pour boire, manger, dormir et ruiner le pauvre. Ils tournaient autour de ces travailleurs sans oser leur parler, parce qu'ils les voyaient très exacts à garder le silence. Ils restaient des heures entières à les regarder, même dans les mauvais temps, sous les coups de vent de la mer. Ils les saluaient dans toutes les rencontres, malgré l'usage contraire des Anglais. Ils voulaient aussi les voir à l'intérieur de leur petite maison, suivre leurs exercices, entendre leurs chants ; quelques-uns escaladaient les murs pour assister de plus près au chant du Salve Regina. Les récits du peuple ne tardèrent pas à exciter l'empressement des grands ; les lords, les ministres même, des membres du parlement venaient à cheval contempler du haut de la colline ces étrangers déjà fameux : on accourait de Londres, malgré une distance de quarante lieues ; car rien ne coûte à un Anglais dès qu'il s'agit de satisfaire sa curiosité : Me voilà beaucoup plus connu, disait dom Jean-Baptiste, par ma profession de religieux de la Trappe, que si je fusse resté dans le monde où probablement je ne ferais pas grande sensation. L'effet moral de ces visites était certain ; la vue de religieux recueillis, résignés, infatigables, touchait profondément les catholiques et les hérétiques ; le silence bénédictin avait plus de pouvoirs sur leurs esprits que les prédications ; les premiers se reprochaient leur tiédeur, leur timidité ; les seconds se surprenaient à douter que les pratiques de l'Eglise romaine fussent d'invention diabolique. L'évêque catholique dont Lulworth relevait ayant daigné faire à la petite communauté sa visite pastorale, fut reçu avec tous les honneurs que prescrit le rituel de Cîteaux. Si sa présence réjouit les religieux, leur vertu l'édifia et le consola singulièrement. Il reconnut que leur entreprise pouvait contribuer à la gloire de Dieu et au salut des âmes, et les exhorta à persévérer dans l'esprit de leur vocation, pour assurer ce résultat de leurs travaux ; cette entrevue fit elle-même un très grand bien ; les marques extérieures de soumission et de respect que les Trappistes donnèrent à leur évêque inspirèrent aux hôtes qui en furent les témoins une haute idée du caractère épiscopal beaucoup trop déprisé et méconnu jusqu'alors.

Dom Jean-Baptiste avait cru prudent de ne pas admettre immédiatement tous ceux qui se présentaient pour le noviciat ; il s'était borné à deux. Mais le besoin d'un plus grand nombre de bras s'étant fait sentir, il sollicita dom Augustin de lui envoyer quelques religieux. L'abbé y consentit ; il choisit pour cette mission trois des réfugiés de Westmal, entre lesquels dom Arsène. Ils se mirent en route au mois de mars 1795, On ne pouvait plus passer par la Belgique ni par la Hollande, dont Pichegru venait de faire la conquête : il fallut se diriger sur Brême. La multitude des soldats et des émigrés encombrant toutes les maisons, il était souvent difficile de trouver où passer la nuit ; le grand nombre de misères, résultat inévitable de tant de catastrophes, épuisant la charité, semblait endurcir les cœurs. Ce fut à grand'peine que les Bénédictins d'Ibourg reçurent nos voyageurs, et que les Capucins d'Osnabrück leur permirent de coucher dans un réfectoire humide. Un bienfaiteur plus généreux leur rendit un grand service en payant leurs places pour Brême dans un charriot public, mais ce charriot ne s'arrêtant pas la nuit, et marchant avec la lenteur allemande, ils passèrent trois nuits en plein air, sans couverture, sous une atmosphère rigoureuse. Arrivés à Brême le samedi saint, ils se présentèrent en plusieurs endroits, et personne ne voulut ou ne put les recevoir ; il n'y avait pas de place pour eux dans les hôtelleries ou dans les maisons particulières, pas même chez le pasteur catholique pour qui ils avaient cependant une recommandation de la princesse Galitzin ; ils allèrent prendre leur repas dans une étable qui se trouvait ouverte. Le Seigneur Jésus, qui voulait bien leur donner avec lui cette heureuse ressemblance, ne les abandonna pas. Il les récompensa de leur fidélité en leur ouvrant un refuge et bientôt la route de l'Angleterre. Leur arrivée à Lulworth y répandit la joie, et redoubla la ferveur. Dom Arsène, naguère supérieur, loin d'éprouver aucune peine à redevenir simple religieux, se félicitait de sa nouvelle condition plus conforme à ses goûts. Nous avons sous les yeux le témoignage qu'il rendait de dom Jean-Baptiste : Je l'aime de tout mon cœur, j'ai beaucoup de confiance en lui. Je me considère comme un novice qui ne fait que commencer, et je vois entre lui et moi une très grande différence. Il a toutes les qualités d'un bon supérieur, il entretient une grande ferveur dans son monastère par ses paroles et surtout par son exemple ; il nous surpasse tous en tout. De son côté, dom Jean-Baptiste exaltait le mérite de ses frères : La paix, le contentement, l'amitié, la charité règnent parmi nous ; notre petite solitude est devenue un petit paradis. Chacun se porte à son devoir de bon cœur, et avec joie et amour ; il n'y a pas un de mes frères qui ne soit pour moi un motif de confusion par sa ferveur ; c'est une prédication continuelle dont je devrais profiter et dont je ne profite pas assez.

En même temps le nombre des postulants augmentait, et dom Jean-Baptiste s'enhardissait à les recevoir. Parmi eux nous devons citer un prêtre français, l'abbé Saulnier de Beauregard, docteur de Sorbonne, ancien chanoine de Sens, et conseiller-clerc au parlement de Paris. Beaucoup d'esprit, beaucoup de savoir, un talent de parole fort remarquable dès l'adolescence lui avaient valu, comme jadis à l'abbé de Rancé, cette accumulation d'honneurs prématurés. La révolution l'obligea de quitter la France ; il se réfugia d'abord à Bruxelles où il se chargea d'une éducation ; obligé de fuir de nouveau devant la conquête, il recula jusqu'à Londres avec la famille de son élève. Il y brilla, par ses qualités éminentes, dans les sociétés de Français qui comme lui stationnaient loin de la patrie, en attendant des jours meilleurs. Les évêques proscrits mettaient en lui de belles espérances pour le rétablissement de la religion lorsque le temps de la colère de Dieu serait passé. Il y avait dans cette estime publique de quoi tenter un homme encore jeune, et l'attacher à un monde qui le traitait si bien ; le désir naturel d'y répondre et le prétexte du service de Dieu pouvait lui dissimuler à lui-même les complaisances de l'amour-propre. L'abbé Saulnier ne donna point dans le piège. Dès qu'il eut appris l'établissement des Trappistes à Lulworth, il se sentit pressé de les rejoindre : la pauvreté, le silence, le travail des mains, l'obéissance, l'obscurité, lui parurent plus dignes de son amour que la réputation d'homme spirituel, ou de prédicateur éloquent, que l'importance et l'éclat de docteur ou de prélat. Ce fut au mois de juin 1795 qu'il accourut à Lulworth ; il y fut admis sous le nom de frère Antoine ; on ne prévoyait pas encore son brillant avenir ; on ne savait pas qu'il donnerait un jour à cette maison naissante un développement et une renommée extraordinaires, et que la transportant en France il contribuerait merveilleusement pour sa part à faire reconnaître par les indifférents eux-mêmes l'utilité sociale des moines travailleurs.

Grâce à l'augmentation des ouvriers et à la générosité du fondateur, le monastère s'élevait et représentait déjà la Trappe en petit. Au mois d'août 1795 les murailles et la charpente étaient achevées. Thomas Veld ne reculait devant aucune dépense : J'aimerais mieux perdre, disait-il, les trois quarts de mon bien que mes bons pères Trappistes. L'établissement n'était plus un mystère à Londres, tout le monde en parlait. J'aimerais mieux, écrivait dom Jean-Baptiste, qu'on en parlât moins ; je crains toujours les ruses de l'ennemi. Il avait raison en apparence. A un commencement si facile succédèrent de rudes difficultés. Dieu, après avoir donné à son serviteur des marques si visibles de sa protection, voulut éprouver sa foi, et sembla retirer la main qui avait jusque-là contenu la haine de l'hérésie. Le signal des attaques vint du parlement. Un magistrat dénonça dans cette assemblée l'audace des moines étrangers et la négligence du gouvernement anglais. Il s'écria que la liberté religieuse allait périr puisqu'on laissait reparaître les anciennes écoles d'esclavage. Singulière obstination du mensonge ! Voilà trois cents ans qu'ils invoquent la liberté pour en refuser l'exercice, et qu'ils exterminent en criant : tolérance. Ce discours produisit peu d'impression sur le roi et sur les chambres, mais le signal était donné. Satires, poèmes, articles de gazettes firent explosion contre les Trappistes. Sarcasmes, éloges même, tout parut bon pour les. détruire. On leur supposait une existence imaginaire, fabuleuse, monstrueuse, contraire à la nature humaine. On leur attribuait la conversion de tous leurs voisins à la religion catholique. Ici encore la violence de l'attaque la discrédita. Les hommes de bien, les citoyens paisibles refusèrent de s'associer à une guerre sans courage contre des réfugiés sans défense. Alors la rage recourut à la populace. On répandit par milliers, dans les rues de Londres, des billets, des pamphlets à l'usage de la multitude qui ne lisait pas les gazettes. On trouva des agents qui vinrent insulter les religieux jusque sur leurs terres, les menacer du bâton ou des pierres. Heureusement ces bons frères ne savaient pas l'anglais ; ils n'entendaient pas les injures qu'on leur prodiguait, et comme leur supérieur ne leur avait rien appris des mauvais desseins de leurs ennemis, l'approche, les cris, les gestes même des suppôts de l'hérésie ne leur inspiraient aucune inquiétude. Ils saluaient modestement ceux qui croyaient leur avoir témoigné une grande haine, et ils les désarmaient par un signe, d'affabilité. Un jour pendant le travail, ils furent assaillis par une troupe de soixante femmes ; ils ne levèrent pas même les yeux et continuèrent à travailler. Ces furies, exaspérées de ce calme incompréhensible, se mirent à rôder autour d'eux, en criant, en jetant des moqueries, des injures, des menaces, puis au bout d'une demi-heure, voyant qu'elles se fatiguaient en vain, elles cessèrent d'elles-mêmes des clameurs inutiles et se dispersèrent. Ces menées durèrent plusieurs mois, et prirent un caractère assez grave pour inquiéter Thomas Veld. Il était d'ailleurs compris dans la même haine que ses protégés ; lui, sa famille et tous ses biens étaient désignés à la vindicte populaire. Quelquefois il sentit son courage faiblir, et eut besoin de venir chercher, auprès de dom Jean-Baptiste, des consolations et des encouragements. Enfin on tenta un dernier coup, le plus dangereux, et qui semblait en même temps le plus facile à porter. On tenta d'animer le zèle de l'évêque anglican de Bath, dans le territoire duquel Lulworth est situé. En Angleterre, les évêques de l'Église établie étaient juges souverains, chacun dans son diocèse, de toutes les affaires religieuses. A cette époque surtout, avant l'émancipation, les catholiques ne pouvaient rien faire qui concernât leur religion que sous le bon plaisir d'un prélat anglican ; le parlement lui-même ne décidait aucune matière religieuse que conformément aux avis de la chambre épiscopale qui est comme une annexe de la chambre des lords. Si donc l'évêque auquel recouraient les ennemis de la Trappe eût prononcé contre elle, tout était perdu sans ressource. Mais Dieu attend ait là toute cette agitation ; il lui plaisait de faire rebâtir son temple par les mains des infidèles.

Le prélat anglican, informé par Thomas Veld des projets des Trappistes, au moment même où d'un autre côté on le sollicitait d'agir contre eux, préféra les catholiques à ses coreligionnaires ; il prit les persécutés sous son patronage. Il n'exigea que trois conditions : 1° que les Trappistes ne prêcheraient jamais publiquement ; 2° qu'ils ne paraîtraient jamais en public sans revêtir un sac de toile par dessus leur habit religieux ; 3° qu'ils raseraient leur barbe tous les huit jours. On est tenté de sourire à de pareils détails. On y reconnaît ces préjugés d'étiquette dont l'Angleterre est esclave ; la grande nation, comme elle s'appelle, a peur d'une barbe longue. C'était aussi une gêne et une humiliation que ce sac de toile par dessus l'habit religieux ; les mouvements en étaient moins libres pour le travail, et la bizarrerie d'un pareil accoutrement ne convenait guère à la gravité extérieure du moine. Néanmoins il était sage de passer à l'hérésie quelques petitesses pour les avantages réels qu'elle accordait. Dom Jean-Baptiste accepta le sac de toile pour obtenir le droit de cité, il consentit à couper sa barbe tous les huit jours pour avoir la liberté de réparer les impiétés de Henri VIII. Quant à la défense de prêcher, elle ne lui imposait rien qui ne fût dans l'esprit de la règle, et pour mieux rassurer encore ceux qui redoutaient l'influence de sa parole, il protesta de son incapacité en ce genre et de celle de ses frères. L'évêque, très satisfait, ne tarda pas à leur donner une preuve plus explicite et plus utile de sa bonne volonté. Après une séance du parlement, il rassembla ses confrères dans leur chambre de concile ; là il leur fit connaître l'établissement des Trappistes, leur genre de vie, les rapports qu'il avait entretenus avec eux, et enfin la persécution dont ils étaient l'objet depuis six mois ; il les pria de prononcer eux-mêmes sur le sort de ces étrangers. Après quelques moments de silence, les prélats déclarèrent qu'ils n'étaient pour rien dans ces menaces, dans ces écrits, et que loin de les approuver ils allaient réprimer ces langues intolérantes. Tout ce qu'ils exigeaient, c'étaient les trois conditions rapportées plus haut ; à ce prix, ils prenaient la Trappe sous leur protection. Ils voulurent même témoigner hautement l'estime que leur inspirait la vie religieuse, au risque de se condamner eux-mêmes et de réprouver leur origine. Ils firent écrire au fondateur de Lulworth, au généreux Thomas Weld, pour le féliciter d'une œuvre si belle et si méritoire : ce sont leurs propres termes. Pauvres hérétiques ! Cet hommage rendu à la vérité n'a peut-être pas été perdu pour l'Angleterre. Qui sait s'il ne faut pas mettre cette déclaration au nombre des actes méritoires que Dieu semble aujourd'hui récompenser par un retour à la vraie foi, et si l'établissement des Trappistes à Lulworth n'a pas été le commencement de la réaction catholique dont les progrès rapides étonnent, agitent et ébranlent l'Église anglicane ?

Tant de colères avaient eu pour but principal d'effrayer les Trappistes, et d'empêcher l'achèvement de leur monastère. Par cette raison même dom Jean-Baptiste tenait à prendre vite possession de sa nouvelle demeure. Il exécuta ce projet dans la nuit du 8 au 9 mars 1796. On ignorait encore si les promesses des évêques anglicans seraient tenues, si les clameurs se tairaient, si la haine cesserait d'agir ; la nuit avait donc été préférée pour dérober aux yeux du public une solennité qui, en affermissant l'existence de la communauté, devait redoubler la fureur de ses ennemis. Overe beata nox, s'écriait dom Jean-Baptiste : on transporta le saint-sacrement en secret de la maison provisoire au nouveau monastère ; le plus grand nombre des religieux était parti en avant ; le supérieur, affublé d'un grand manteau, d'un chapeau et d'une calotte de laine, et tenant l'ostensoir appliqué contre la poitrine, partit le dernier dans la compagnie de trois frères et de Thomas Weld. Il traversa la campagne sans être vu. Arrivé à la deuxième porte, il rejeta ses vêtements séculiers, exposa le saint-sacrement sur une table qui l'attendait, et tonte la communauté réunie commença par une adoration d'un quart d'heure les cérémonies de l'installation. Vint ensuite une procession dans les cloîtres, semblable à celle de la Fête-Dieu ; puis l'entrée au chapitre qui devait remplacer provisoirement l'Église inachevée ; puis le Te Deum ; enfin les Matines, qui terminèrent le chant nocturne. La fête continua pendant tout le jour, et combla de joie les âmes que les plus sérieuses inquiétudes troublaient encore la veille.

Le danger était véritablement passé. Quelques articles de gazettes répondirent et imposèrent silence aux pamphlets ; aucun visiteur malveillant ne se présenta. Les Trappistes furent même libres de réciter leur office au milieu des champs comme dans un pays catholique. Quand leur Eglise fut achevée, la bénédiction solennelle y attira une multitude d'Anglais, qui, loin de murmurer, admirèrent et déclarèrent que, si les offices étaient un peu longs et fatigants pour le corps, ils étaient bien doux et bien précieux à l'âme. Un ministre assura l'évêque catholique de Londres que, ni lui, ni le parlement, ni le roi, n'avaient rien à reprocher aux Trappistes. S'il s'éleva quelque nouvelle difficulté, elle vint principalement de quelques évêques français, qui craignaient que la Trappe ne fit tort à leur réputation, que les travaux d'une communauté qui savait se suffire à elle-même ne fissent mieux ressortir leur oisiveté onéreuse à leurs hôtes. Avant de croire à une jalousie de ce genre, nous avons eu besoin de lire et de relire les lettres, sous la date de 1796, qui en font mention, qui en constatent les efforts et l'impuissance. Pour empêcher les Français de venir rejoindre les Trappistes, ces persécutés devinrent persécuteurs ; ils obtinrent du gouvernement qu'il têt interdit à tout Français de voyager en Angleterre sans passeport. Mais quelle surveillance humaine arrêtera ceux que Dieu appelle et conduit ? Les Français bravant la menace, les Anglais, libres de voyager dans leur pays, surent bien trouver le chemin et l'entrée de Lulworth, et la patrie de saint Etienne donna de fervents disciples au nouveau Cîteaux.

Il est temps de revenir à l'Espagne, à cette première colonie de la Val-Sainte, dont l'établissement sollicité d'abord par les moines espagnols, par un peuple religieux, approuvé par le roi lui-même, avait été ensuite retardé par des circonstances particulières. Il ne s'agissait pas ici de la guerre, d'une conquête comme celle qui avait dispersé Westmal, puisque l'Espagne avait à peine été touchée par les Français. Il s'agissait encore moins d'attaquer de front, comme les fondateurs de Lulworth, les lois hérétiques portées contre la vie religieuse, puisque l'Espagne était l'amie, la protectrice des moines. Pour dom Gerasime la difficulté était ailleurs, il avait à lutter contre la protection même qui lui avait été offerte et qu'il avait acceptée. Combien de fois, depuis dix-huit siècles, la protection n'a-t-elle pis été un embarras, une tyrannie même pour l'Eglise ! La protection a ses réserves, ses susceptibilités, ses prétentions- ; elle donne, mais elle veut donner à sa manière ; elle défend, mais elle veut diriger ceux qu'elle défend ; elle détruit ses services par l'usage qu'elle force l'obligé d'en faire. Mais de tous les protecteurs il n'en est pas qui, plus que les gouvernements, ôte à l'Eglise sa liberté d'action. Il est vraiment curieux et instructif de considérer tous les mouvements que se donna le gouvernement espagnol pour faire attendre aux Trappistes la concession du droit de bourgeoisie. Dom Gerasime était arrivé à Madrid en juillet 1793 ; sa colonie s'était installée à Poplet au mois de mars 1794 ; l'affaire ne fut conclue que dans les premiers jours de 1796 ; les délibérations durèrent deux ans et demi. Le roi Charles IV avait promis, sans hésitation, un établissement durable, une maison professe ; le conseil de Castille fut mécontent de n'avoir pas été consulté auparavant ; il parvint à se faire déférer l'examen de la promesse royale, et quand il tint la cause, il la garda le plus longtemps qu'il put. Plusieurs membres de ce conseil favorisaient secrètement les opinions philosophiques. Ils représentèrent qu'il fallait consulter toutes les autorités du royaume sur l'opportunité d'un établissement de moines français dans les États de sa Majesté Catholique. On consulta le procureur général du royaume dont on attendait une réponse défavorable : il répondit contre toute attente que, malgré son peu d'affection pour les moines, il croyait utile l'admission des Trappistes. Alors on demanda l'approbation des principales villes qui avaient voix dans les délibérations de la cour ; plusieurs villes envoyèrent promptement leur consentement, mais le retard de plusieurs autres servit de prétexte pour prolonger l'ajournement : On consulta ensuite les généraux des deux congrégations cisterciennes ; celui de Castille laissa voir beaucoup d'indifférence dont on se prévalut ; celui d'Aragon réclama trop énergiquement l'exécution de la promesse royale : on supprima sa lettre qui accusait le conseil de lenteur. En même temps, à cette antipathie pour les moines, venait se joindre la jalousie nationale, que nous appelons gallicane en France, toujours en lutte contre l'universalité catholique, cette défiance des pouvoirs temporels contre la suprématie religieuse du pape ; cette crainte de l'influence spirituelle qu'un souverain étranger — c'est le nom qu'ils ont inventé pour le chef de l'Eglise catholique — peut exercer dans les limites de leur territoire. On se demandait quel serait d'Espagne le supérieur spirituel des Trappistes ; si l'abbé de la Val-Sainte resterait père immédiat de sa colonie. On produisait les lois du royaume qui soumettaient à des supérieurs nationaux tous les monastères de la nation. Dom Augustin, bien plus préoccupé du salut des âmes que de sa propre importance, avait répondu à cette question : Que m'importe mon autorité, pourvu que la gloire de Dieu soit procurée ? Mais on attendait une renonciation formelle avant de rien décider.

Quelques autres oppositions vinrent également de la bienveillance même du clergé. Plusieurs évêques, très favorables aux Trappistes, impatiens de leur obtenir un établissement, et surtout de l'assurer pour l'avenir, auraient voulu que la Trappe en revînt aux constitutions de l'abbé de Rancé. Ils prétextaient l'apparence d'approbation pontificale que cette réforme avait obtenue au XVIIe siècle, et l'autorité du nom de son auteur. Ils faisaient valoir l'attachement des Espagnols aux coutumes sanctionnées par un long usage, et leur horreur des nouveautés non encore éprouvées. Dom Gerasime avait à craindre que ces protecteurs ne missent leur intervention au prix d'un affaiblissement qu'il était déterminé à ne pas accepter. Un autre protecteur lui suscita un bien plus grand embarras. Le cardinal archevêque de Tolède, primat d'Espagne, avait conçu de la présence des Trappistes en Espagne une grande espérance pour la réforme de l'ordre monastique : et déjà il avait dressé un plan, selon ses idées particulières, dans ce but. Il ne voulait pas qu'on accordât aux Trappistes un établissement durable, mais un asile. Dans cet asile, les religieux de la Trappe donneraient des retraites de plusieurs semaines, de plusieurs mois, aux religieux espagnols, qui ne manqueraient pas de venir les visiter. Ceux-ci, ranimés par la vue, par les exhortations des étrangers, rapporteraient dans leurs différents monastères un zèle brûlant pour la régularité, et le communiquant à leurs frères, feraient revivre l'antique ferveur de Cîteaux. Les inconvénients d'un pareil projet frappent tous les yeux ; mais le cardinal s'y obstinait : Ceux qui demandent un établissement pour les Trappistes, disait-il, ne recherchent que le salut d'un petit nombre de personnes qui se joindront à ces religieux ; nous, au contraire, nous considérons la réforme générale de l'ordre. En qualité de chef de l'Eglise d'Espagne, nous devons procurer, autant qu'il est en nous, le plus grand bien et le plus général. Consulté par le roi, le cardinal faillit faire prévaloir cet avis déplorable, et le conseil profita de l'indécision de Charles IV pour laisser de côté, pendant plusieurs mois, la cause des Trappistes.

Ce qui avait pu inspirer à l'archevêque de Tolède cette singulière pensée, c'est qu'en effet beaucoup de religieux venaient déjà à Poplet trouver les Trappistes dans leur petit asile, et s'instruire par leur exemple à la pratique de la véritable vie monastique. Mais ces visiteurs étaient des postulants qui voulaient prendre dans une retraite prolongée un avant-goût de noviciat. La colonie était à peine depuis un mois cantonnée à Poplet, que déjà douze postulants s'étaient présentés, parmi lesquels dom Jean de Sada. Cette ardeur ne diminua pas dans les deux années suivantes, et promettait de grands développements à la Trappe espagnole : mais plusieurs se lassèrent des retards, et entrèrent chez les Carmes ou les Capucins, ou se réfugièrent à la Val-Sainte, ou en Piémont, à Mont-Brac ; ils portèrent à d'autres communautés le fruit des leçons qu'ils avaient reçues de dom Gerasime et de ses frères, mais au moins la petite communauté de Poplet opérait déjà une réforme. Son importance s'étendait même au loin, le Portugal lui faisait des propositions d'établissement, offrant de réparer les retards de l'Espagne.

On ne pouvait voir ces Trappistes de Poplet sans admiration, sans attendrissement, sans ressentir en son âme le désir de mieux servir Dieu à l'avenir. Nous avons déjà parlé de leur régularité inflexible dans le voisinage d'une communauté déchue. Leur persévérance résista sans effort et sans danger à toutes les tentations, à toutes les prévenances de leurs hôtes. Jamais ils n'acceptèrent d'adoucissement, pas même au temps du carnaval, où plusieurs religieux de Poplet vinrent leur offrir avec instance quelques pâtisseries et se retirèrent presque irrités d'un refus invincible. Nous avons parlé de leurs travaux, pénitence inconnue des Cisterciens d'Espagne, et signe distinctif et essentiel de la Trappe ; ils ne diminuèrent rien de la durée fixée au travail de chaque jour par la règle de saint Benoît et la réforme de la Val-Sainte. On leur avait donné d'abord un jardin trop étroit, dont la culture ne pouvait pas les occuper convenablement ; ils en demandèrent un autre plus étendu ; mais l'espace étant encore insuffisant à leur activité, ils se mirent à écrire des livres de chant, à les relier ; ils firent des ceintures de laine noire à l'usage des ecclésiastiques, des rubans, du galon jaune pour les ornements d'Église, et des chapelets. Ils vendaient ces produits de leur industrie, et commençaient A en vivre. Leurs amis se réjouissaient de les voir justifier ainsi leur état et leur demande d'établissement. On ne pourra pas les accuser, disait Jean de Sada, d'être à charge à personne : et les habitants du voisinage répétaient cet éloge. Leurs chapelets surtout avaient un grand débit. Ils firent renchérir le prix des grains et des fils dorés et argentés ; la dévotion des Espagnols à la sainte Vierge, et le désir de posséder une chose qui sortît de la main des Trappistes, répandaient cette vente dans tout le royaume. Ils en retirèrent un profit assez élevé. Aussitôt la charité eut son tour : le prix du travail fut partagé avec les pauvres, et d'abord avec la Val-Sainte. La pénurie presque continuelle de la maison-mère préoccupait partout ses enfants. L'héroïsme de la piété filiale que nous avons admiré dans les fugitifs de Westmal, nous le retrouvons dans les Trappistes de Poplet. Huit mois après leur entrée en Espagne, ils firent passer à la Val-Sainte 72 doublons ou doubles louis, près de 1500 francs ; un peu plus tard 40 (890 f.) ; et, vers le milieu de 1795, une valeur de 1.000 francs. Nous vous avons envoyé, écrivait dom Gerasime à dom Augustin, tout ce que nous avions, ne réservant pour nous que la partie du travail qui nous suffira pour nous procurer le nécessaire ; car le reste sera toujours mis à part pour la Val-Sainte. Il est inutile de vous dire quelle satisfaction nous goûtons toutes les fois que nous sommes assez heureux pour pouvoir soulager un peu notre chère Val-Sainte ; il ne faut qu'avoir un peu de charité pour comprendre combien ce sentiment est juste et naturel ; soyez bien persuadé que nous ne négligerons rien pour vous aider à soutenir l'œuvre de Dieu. En même temps, ils répandaient autour d'eux des aumônes non moins généreuses. On leur avait fait présent d'une quantité assez considérable d'étoffes pour l'usage de leurs novices ; ils en avaient déjà fait des habits réguliers ; mais ces vêtements restaient inutiles dans le vestiaire, en attendant la permission d'établissement. Dans l'hiver rigoureux de 1795, un grand nombre de pauvres se présentèrent, les jambes et les pieds nus, à la porte de leur petite maison, demandant quelques chaussures contre le froid. Aussitôt les Trappistes leur distribuèrent tout le vestiaire des novices, ayant honte d'être si riches, tandis que leurs frères en Jésus-Christ étaient si pauvres, et dans la persuasion que Jésus-Christ, qu'ils revêtaient dans la personne de ses pauvres, saurait bien le leur rendre quand ils en auraient besoin.

Cependant il importait de sortir d'incertitude, d'obtenir enfin l'exécution de l'engagement royal. Comme le prétexte le plus spécieux de l'indécision du conseil était la difficulté de trouver un lieu convenable, sans nuire aux domaines de l'état ou des congrégations existantes, dom Gerasime avait cherché un expédient qui conciliât tous les intérêts, et qui, surtout en ménageant ceux du roi, ne laissât plus de refuge à la mauvaise foi des conseillers. L'abbé de l'Escarpe offrait de lui céder l'ancien prieuré de Sainte-Suzanne, qui faisait parties des biens de son abbaye ; le chef des Trappistes accepta, promettant d'en payer lui-même la moitié, et hypothéquant le paiement du reste sur la bonne volonté de la congrégation de Catalogne et Aragon. Ainsi, tout ce que le roi aurait à donner, ce ne serait plus qu'une simple permission. Cependant la question ainsi simplifiée n'avait pas avancé davantage. Pour en hâter la solution, dom Gerasime demanda à l'abbé et aux moines de Poplet, à l'archevêque de Tarragone, au vicaire-général de la congrégation et au gouverneur de Catalogne, des certificats constatant que les Trappistes ne seraient à charge à personne, et qu'au lieu de recevoir, ce seraient eux qui donneraient véritablement par l'exemple de leurs vertus et par leur pauvreté féconde en aumônes. Ces certificats, présentés au roi le jour de la Saint-Louis (1795), firent une si grande impression sur son esprit, qu'il donna ordre à son conseil de dépêcher l'affaire, et que les Trappistes n'attendirent plus que deux mois et huit jours. Une cédule royale, du 2 novembre, leur permit enfin de prendre possession du monastère de Sainte-Suzanne ; mais pour que la cédule fût exécutoire, il était nécessaire qu'elle reçût l'exequatur de l'audience d'Aragon ; c'était une des libertés réelles de ce pays de soumettre à l'approbation des provinces les faveurs du roi. Il fallut, en conséquence, que dom Gerasime allât à Saragosse solliciter le vice-roi et les magistrats de l'audience ; il aurait pu attendre longtemps si les magistrats ne se fussent assemblés extraordinairement pour contribuer par leur diligence à un établissement qu'ils désiraient. Les choses étant terminées avec l'autorité civile, restaient plusieurs points importons à traiter avec l'autorité monastique. Dom Gerasime alla de Saragosse au monastère de Leyre, situé au pied des Pyrénées, pour y voir le général de la congrégation cistercienne d'Aragon, qui prétendait, en vertu des lois du royaume, devenir le père immédiat des Trappistes, et devait seul valider les pouvoirs donnés par dom Augustin. De Leyre il revint à l'Escarpe pour conclure définitivement le marché de cession. Après plusieurs difficultés d'intérêt, il fut convenu que les Trappistes paieraient à l'Escarpe une somme de 2.500 écus neufs pour la propriété de Sainte-Suzanne. Toujours préoccupé de l'observation de la règle, dom Gerasime inséra dans le contrat une clause qui faisait du maintien de la réforme la condition essentielle de la validité de l'acte. Dom Augustin, on se le rappelle, avait pris cette sûreté en traitant avec le sénat de Fribourg. Il était spécifié que les religieux de la Trappe devaient observer perpétuellement et littéralement la règle de saint Benoît et les instituts primitifs de Cîteaux, contenus dans la carte de charité, le livre des us, les institutions et les définitions des chapitres généraux, de manière que, dès l'instant qu'ils viendraient à mitiger l'observance littérale desdites lois, soit que cela provînt du relâchement volontaire des moines, soit d'une dispense obtenue des supérieurs légitimes, le monastère de Sainte-Suzanne retomberait entre les mains des religieux de l'Escarpe avec tous ses droits, possessions et domaines. L'arrangement fut approuvé et accepté de part et d'autre ; il semblait que les Trappistes n'avaient plus qu'à partir pour leur monastère ; mais on les avertit qu'ils devaient avant tout payer les 2.500 écus. Nouvel embarras et nouveau retard puisqu'ils n'avaient pas d'argent. L'abbé de Poplet vint à leur aide, il leur promit de leur obtenir cette somme de sa communauté, à titre de prêt ; mais la communauté fixa un terme de deux ans pour la restitution, et réclama une caution responsable. Enfin, dom Gerasime trouva la caution, reçut des moines de Poplet les 2,500 écus, et les envoya immédiatement à l'Escarpe.

Sainte-Suzanne était située sur le territoire de la petite ville de Maella, au diocèse de Saragosse. Ancien monastère de Bénédictins, ce n'était plus depuis 300 ans, depuis la suppression des moines, qu'une ferme, qu'une dépendance des revenus de l'Escarpe auquel ces terres avaient été données. Ou y retrouvait bien tous les lieux réguliers, mais dans un état de dégradation complète. La première fois que dom Gerasime visita Sainte-Suzanne, il y vit, dans quelques chambres encore habitables, quatorze personnes des deux sexes, et un prieur qui représentait les propriétaires ; des bœufs dans l'ancien réfectoire, des cochons dans le chapitre, des poules dans la cuisine, des mulets et des ânes dans le quartier des hôtes ; l'église à trois nefs était si pauvre qu'il n'y put dire la messe sans quelque scrupule ; les toits, enlevés presque partout, avaient laissé passer la pluie sur les charpentes qui tombaient en pourriture. Les terres, il est vrai, étaient bonnes ; celles qui environnaient le monastère sont les plus fertiles d'Aragon ; d'autres, situées sur les paroisses voisines, sont très-favorables à la vigne, aux oliviers et aux mûriers. Dans quelques endroits la récolte de blé d'une seule année égale la production de trois années des meilleures parties de l'Espagne. Mais les instruments aratoires, les charrues, tout ce qui est nécessaire pour une exploitation agricole, manquait aux Trappistes ; le temps même allait leur manquer pour la culture, puisqu'il était indispensable de réparer d'abord les bâti-mens. L'argent leur manquait bien plus encore, puisque au lieu d'avances ils avaient des dettes. Au moins ce leur était une consolation digne de leur cœur et de leur règle d'être réduits à ne rien devoir qu'à eux-mêmes, et à ne posséder que ce qu'ils avaient acheté, à ne tirer leur subsistance que du travail de leurs mains.

Du reste ils furent admirablement soutenus par l'enthousiasme universel. Ils quittèrent Poplet le 4 janvier 1796 ; à la porte de l'église ils commencèrent une procession qui devait durer neuf joins, et se grossir à chaque heure par l'empressement des populations. L'évêque de Lérida, dont ils traversaient le diocèse, avait ordonné à tous les curés qui se trouvaient sur leur passage de les recevoir avec de grands honneurs : le peuple des villages ou des villes, averti par les pasteurs, voulut se joindre à ces démonstrations. La patrie de Dominique et de Thérèse, émue au récit du dévouement héroïque des moines français, donna, en cette circonstance, des marques étonnantes de cette foi qui enfanta tant de héros et qui survit même à l'affaiblissement des mœurs. Le son des cloches annonçait dans chaque paroisse l'approche des Trappistes, aussitôt le clergé et le peuple sortaient à leur rencontre ; le Soir, on les recevait à la lueur des torches, des flambeaux et des lanternes. On baisait avec respect les reliques de saint Bernard, dont ils étaient porteurs ; mais on baisait également les chapes des frères convers et les coules des religieux. A Lérida, l'évêque et un grand nombre de prêtres et de personnes de distinction les servirent à table ; les plus pauvres voulaient contribuer, comme la veuve de l'Évangile, au succès de leur monastère. Une femme s'approcha en pleurant d'un de leurs amis, et lui donna une demi-piécette, p. pour remettre, disait-elle, à ces bons pères-là. pp Les enfants, pour que rien ne manquât à la perfection de la louange, élevaient à l'entrée des villages de petites pyramides d'herbes aromatiques, et les allumaient au moment où paraissaient ces inconnus fameux, qu'ils étaient déjà instruits à aimer et à honorer. Plusieurs fois la charité leur ménagea les surprises les plus touchantes et les plus généreuses. Un jour qu'ils s'étaient engagés dans une route déserte, qui n'offrait ni village ni hôtellerie, ils aperçurent tout-à-coup, au milieu d'une solitude immense, un grand feu, de la vaisselle, tous les apprêts d'un repas, et une société assez considérable qui les pria de prendre la réfection qui leur était destinée. C'étaient les habitants du village où ils avaient passé la nuit qui, les voyant s'engager dans cette direction, les avaient devancés par un autre chemin pour suppléer par leurs prévenances à la disette de la route. Le soir, ils arrivèrent à l'Èbre débordé ; la nuit tombait, et ils se demandaient qui les transporterait sur l'autre bord où était leur station, lorsqu'ils aperçurent du feu, et, à la lueur de ce feu, des hommes et des mules qui les attendaient. Les mules leur servirent de montures, les hommes de conducteurs ; les uns tenaient les mules par la bride, les autres portaient sur des grils de fer du bois enflammé pour éclairer la marche ; tous, excepté les religieux, entraient dans l'eau jusqu'à la ceinture, malgré la rigueur de l'hiver. A paella qui est la paroisse de Sainte-Suzanne, la réception fut solennelle. Le curé, après les avoir servis à table, voulut les accompagner avec son clergé ; tout le peuple s'y joignit ; les hommes avec leurs manteaux noirs, leurs tètes à demi rasées et découvertes, et les femmes avec leur voile blanc, marchant gravement en silence et dans un bel ordre, semblaient une procession de religieux et religieuses. Quand on fut arrivé au monastère, le curé voulut être le prédicateur ; il paraphrasa ces paroles de l'Apocalypse : Qui sunt isti ?... Hi sunt qui venerunt de tribulatione magna... et sequuntur agnum quocumque ierit. Son discours fut l'éloge des Trappistes, de leur fidélité dans un temps d'apostasie, de leur patience au milieu des -épreuves, de leur courage à suivre Jésus-Christ par la voie étroite, il ne trouva rien de plus édifiant pour l'instruction de ses paroissiens. Ce fut le 13 janvier 1796 que les Trappistes prirent possession de Sainte-Suzanne.

Il ne faut pas croire que l'enthousiasme fut passager ; il dura sous une autre forme plus utile. Après les honneurs vinrent les services. Dès le premier jour, les Trappistes se mirent au travail pour rendre au monastère un aspect convenable, et aux lieux réguliers une apparence monastique. Ils abattirent les cellules des anciens Bénédictins, et y substituèrent un vaste dortoir commun ; ils blanchirent les murs des cloîtres, du réfectoire, du chapitre, et y placèrent des bancs. Dès qu'ils eurent commencé les réparations, les habitants du voisinage, témoins de ces efforts, voulurent y participer ; ils demandèrent à faire leurs avances à Sainte-Suzanne, persuadés qu'elle leur rendrait tout un jour au centuple. On avait essayé de nettoyer un puits, encombré d'immondices depuis plusieurs siècles ; on voulait le rendre de nouveau accessible à l'eau dont la communauté avait un besoin extrême : un religieux y descendit pour déblayer le fond, tandis que plusieurs autres retiraient, au moyen d'une corde, le panier qui contenait la boue détachée ; à la fin du jour, le premier remonta tout couvert d'immondices de la tête aux pieds, les autres avaient les mains sciées et ensanglantées par la corde trop mince qu'ils avaient maniée. Un pauvre journalier, qui les vit dans cet état, leva au ciel ses yeux mouillés de larmes, et réclama avec instance la permission de faire ce travail avec ses compagnons gratuitement, ne demandant pour récompense que des prières, qu'il estimait beaucoup plus que l'argent. D'autres, non moins empressés, mettaient à la disposition des moines leurs mules, leurs charriots, tous les instruments nécessaires à la culture ; d'autres labouraient sans aucun salaire les champs que dom Gerasime voulait bien leur désigner. Si l'on semblait hésiter à recevoir leurs services, qui étaient pour eux et leurs familles un sacrifice réel ; si on laissait entrevoir la crainte d'abuser d'une bonne volonté si admirable, ils taxaient la discrétion de défiance, et en témoignaient un aimable mécontentement. Un jour, dom Gerasime, causant avec un curé voisin, dit que la communauté avait besoin de plâtre pour reconstruire le chœur de l'église, quelque temps après il vit arriver 48 mulets chargés de plâtre cuit ; présent considérable en Espagne où le bois est rare, et où l'on n'emploie guère que le romarin et la paille pour cuire le plâtre : les bienfaiteurs voulurent encore le pulvériser eux-mêmes, et se retirèrent en promettant d'en apporter autant, et davantage à la première demande.

Le roi et les grands imitèrent le peuple. Le roi Charles IV fit présent aux Trappistes de quatre calices d'argent doré, de douze chasubles de laine, de huit aubes, de linge nécessaire pour garnir quatre autels. Le comte de Fuentes voulut faire à ses frais le mur de clôture, il donna 500 écus pour la réparation du chœur de l'Église, et soixante sacs de blé pour la nourriture de la communauté ; la duchesse de Villa-Hermosa, 450 écus pour le dortoir ; d'autres donnèrent 300 ou 200 écus pour une destination spéciale. Il est vrai que cette générosité devenait quelquefois une gêne ; quelques-mis de ces bienfaiteurs auraient voulu dominer impérieusement leurs protégés, et leur imposer dans leurs travaux une direction contraire à la règle. Ainsi le comte de Fuentes voulait des réparations plus magnifiques : Laissez-moi faire, disait-il, je paierai tout, il ne vous en coûtera rien ; j'amènerai un architecte et des maçons. Dom Gerasime eut peine à lui faire comprendre que l'esprit de pauvreté s'opposait à son dessein, et le noble seigneur contredit montra dès lors moins d'empressement. Ainsi le comte d'Aranda offrait à son tour des édifices somptueux, dont il eût pu se vanter entre les bienfaiteurs de Sainte-Suzanne. Dom Gerasime aima mieux perdre les bonnes grâces des puissants du siècle que la sainte pauvreté nécessaire à sa profession ; il résista à la générosité du comte d'Aranda qui cessa de lui écrire.

En dépit de ces petites défections, grâce à une bienveillance plus constante et à leur propre énergie, les Trappistes en peu de mois réparèrent les outrages de trois siècles de négligence. Dortoir, chapitre, cloître, bâtiment des hâtes, tout fut rétabli selon la règle, dans la simplicité et la décence primitives : paupertas semper, sordes nunquam. Ce n'est pas à dire que la Trappe d'Espagne n'endura pas comme les autres les douleurs de l'enfantement mystique ; ne lui retirons pas un mérite qui est le caractère essentiel des œuvres de Dieu et des disciples de saint Benoît. Les bienfaiteurs ne suffisaient pas à tous les besoins. Ii restait bien des matériaux à acheter, le prix des vivres était fort élevé. Une longue sécheresse dans la première partie de 1796 augmenta encore les embarras en détruisant les ressources du sol : les oliviers, les figuiers, les grenadiers périrent sous le soleil ; une vigne de mille pieds de long, un des meilleurs revenus du monastère, succomba faute d'arrosement. L'eau nécessaire à la vie manquait dans le voisinage de la maison, il fallait la faire venir d'une demi-lieue ; celle qui était nécessaire aux constructions exigeait l'emploi d'un grand nombre de mules dont le louage coûtait fort cher. Dom Gerasime fut réduit à emprunter encore et à engager l'avenir. Ajoutons enfin l'excès de la chaleur tout-à-fait inaccoutumé pour des Français et la fatigue ordinaire des travaux doublée par les rigueurs de la belle saison, et l'on reconnaîtra que Sainte-Suzanne n'avait pas dégénéré de la Val-Sainte.

C'était bien ce que proclamait le concours et l'admiration des hôtes, l'empressement et la persévérance des postulants. Les visiteurs attendris se faisaient un honneur de vivre, pendant leur séjour, comme les religieux ; l'évêque de Lérida y vint avec dix-neuf ecclésiastiques, et prit ses repas avec la communauté. Des officiers de haut grade pleuraient en assistant au chœur, et se contentaient au réfectoire des portions régulières. Ils allaient ensuite répandre au-dehors la bonne renommée du monastère. Déjà le père Sada avait traduit en Espagnol les relations de la Trappe. Dom Gerasime avait fait un abrégé des règlements de la Val-Sainte : le comte de Fuentes en fut très édifié, et se chargea de l'impression. Il ne faisait qu'un reproche aux règlements de la Val-Sainte, et ce reproche est trop remarquable pour que nous l'omettions. Il reconnaissait en tout le reste l'esprit et la lettre même de saint Benoît, mais il regrettait que l'on ne donnât pas au travail des mains, dans toutes les saisons, le temps prescrit par le grand patriarche d'Occident. Un des motifs qui ont le plus contribué, disait-il, à la dépravation des anciennes et recommandables coutumes des premiers chrétiens, et particulièrement à la négligence et au relâchement des moines de notre siècle, a été l'abandon de l'agriculture, et le désordre qui s'est introduit à ce sujet dans la plupart des monastères d'Europe. Les monastères des premiers siècles, non-seulement servaient d'asile contre la tyrannie et le ravage universel ; non-seulement ils étaient le centre des arts et des sciences ; mais les moines servirent principalement à défricher de leurs propres mains la plus grande partie des terres, les cultivant tous les jours à la sueurs de leurs fronts, et donnant en cela au monde le plus grand exemple de l'emploi nécessaire du temps, d'un amour infatigable du travail, et d'un saint zèle pour le service du prochain et la plus grande gloire de Dieu. On conçoit qu'une telle observation ne pouvait déplaire à dom Gerasime et à ses frères ; elle était trop conforme à l'esprit de leur institut, et trop favorable à leur zèle. En leur rappelant qu'ils n'égalaient pas encore les prescriptions de leur fondateur, le comte de Fuentes répondait en leur nom à ceux qui les accusaient de les avoir dépassées.

Les postulants, l'avenir de la fondation, arrivaient en grand nombre, ou sollicitaient par lettres la permission de venir. Ils se portaient à la nouvelle pénitence avec cette ardeur qui ne cède pas au temps, et cet enthousiasme permanent qui est le caractère de la nation espagnole. Ils devançaient les anciens dans les exercices les plus pénibles, dans les macérations les plus rudes au corps. Dom Gerasime fut obligé d'en réprimer plusieurs, et de leur interdire quelques-uns des châtiments qu'ils s'infligeaient avec joie. Cependant ils n'étaient pas même novices, encore moins religieux. La question d'avenir la plus importante n'était pas résolue : la Trappe de Sainte-Suzanne n'avait pas encore obtenu du gouvernement la permission de recevoir des novices. En autorisant la prise de possession, le conseil avait ajourné jusqu'à plus ample informé la condition essentielle de conservation. Voilà une des suites de la protection royale : une dépendance complète en retour de la reconnaissance officielle, l'exercice du pouvoir spirituel subordonné au bon plaisir de l'autorité séculière. Dom Gerasime, après une assez longue attente, prit le parti d'intéresser au succès de sa demande le prince de la Paix, le premier ministre, qui gouvernait véritablement le royaume. Ce ministre s'était déclaré le plus constant et le plus zélé protecteur des statuts de Sainte-Suzanne. Il avait accepté la dédicace de la traduction faite par le Père Sada ; bienveillance considérable dans un pays où les grands n'acceptent que bien rarement des dédicaces. Dom Gerasime lui adressa un mémoire pour le roi, où il exposait combien il importait à la prospérité du monastère de pouvoir promptement recevoir des novices. Le premier ministre hâta par son influence une affaire qui, depuis si longtemps, était pendante au conseil, et dom Gerasime put enfin donner l'habit en un seul jour à dix postulants (août 1796).

Il ne fallait plus éclaircir et régler qu'un seul point celui de la juridiction. Les lois du royaume étaient formelles depuis Philippe III ; tous les monastères d'Espagne étaient soumis à (les supérieurs espagnols ; d'autre part, la bulle d'érection de la Val-Sainte en abbaye conservait à l'abbé l'autorité sur toutes ses filiations ; il résultait de là un conflit entre les lois royales et l'autorité apostolique. Il en coûtait beaucoup aux Trappistes d'être soustraits à l'autorité du père qui les avait envoyés ; dom Augustin de son côté hésitait à renoncer formellement à une autorité qu'il jugeait nécessaire à la mise de Dieu. Il craignait que sous des supérieurs moins austères, la règle ne vînt à s'affaiblir, et avant de céder, il voulait tenter la voie des négociations pour conserver tout à-la-fois à Sainte-Suzanne la faveur des gouvernails espagnols et à la règle un gardien inflexible. Au moment de la prise de possession, un premier arrangement avait été arrêté. Le général de la congrégation d'Aragon et Catalogne, en prenant le titre de père immédiat de Sainte-Suzanne, avait déclaré à dom Gerasime que dom Augustin serait toujours libre de visiter le monastère, pourvu qu'il le fit sans solennité. Après l'établissement, le général, pour consolider la fondation, voulut donner à dom Gerasime la bénédiction abbatiale ; mais avant de le faire, il exigea la renonciation formelle de dom Augustin. Cette fois, il parut évident que l'existence de Sainte-Suzanne en dépendait : il fallait se résigner à n'avoir qu'un asile provisoire en Espagne, ou à ne plus relever de la Val-Sainte. Dom Gerasime attendit avec une parfaite docilité les ordres de celui qui n'avait jamais cessé d'être son père. Si vous n'approuvez pas, écrivait-il, rappelez-moi avec mes frères, et nous obéirons avec la plus grande promptitude ; oui, rien ne m'arrêtera. J'irai me remettre sous votre conduite avec tout le plaisir possible, et si je ne puis arriver, j'aurai au moins la consolation de mourir en parfait obéissant : loquere, Domine, audit servus tuus. Dom Augustin ne résista pas davantage : il avait combattu selon ses forces et selon sa conscience pour un droit qui lui semblait la garantie de la régularité ; il ne pouvait plus soutenir cette prétention sans compromettre le bien commencé ; il sacrifia sans peine sa suprématie à la gloire de Dieu. Sainte-Suzanne fut donc séparée de la congrégation de la Val-Sainte ; mais la séparation ne fut qu'officielle et extérieure : les esprits et les cœurs restèrent étroitement unis dans la conformité des pratiques et les relations de la plus tendre charité.

Il nous reste à faire connaître ce que devinrent les réfugiés de Westmal, et à montrer dans leur désastre l'origine d'une prospérité inattendue, dans la ruine momentanée d'un monastère, la multiplication de l'ordre. Ils habitaient depuis plus d'un an l'abbaye de Marienfeld ; au milieu de Bernardins moins austères, ils ne relâchaient rien de la sévérité de leur chère réforme ; ils formaient pour ainsi dire une communauté à part, pratiquant tous leurs exercices et admettant leurs novices à la profession. En retour de l'hospitalité qu'ils recevaient, ils cultivaient le jardin de leurs hôtes, et loin d'être à charge à personne, ils gagnaient leur pain à la sueur de leurs fronts. Depuis que dom Arsène était parti pour l'Angleterre, dom Eugène était devenu leur supérieur. Le zèle déjà si grand de ce religieux s'animait de jour en jour par la haute idée qu'il s'était faite de ses nouveaux devoirs, par la crainte exagérée que lui inspirait un parfait mépris de sa faiblesse. La supériorité lui apparaissait comme un calice amer ; il ne l'accepta que par obéissance aveugle, mais en désirant qu'il pût passer loin de lui. Convaincu que de lui-même il ne pouvait faire aucun bien, qu'il n'avait ni jugement ni expérience, il se résolut à ne jamais agir que par les ordres qu'il recevrait de son abbé, à le consulter dans toute rencontre importante, et quand il ne lui serait pas possible d'arriver jusqu'à lui, à ne rien décider sans l'avis de ses frères les plus zélés. Il portait si loin ce respect de son supérieur qu'il imitait jusqu'à ses manières, à plus forte raison les habitudes de son gouvernement. Nous lisons dans une sorte de règlement de vie qu'il s'était fait : Dans les choses à notre usage, j'aurai grand soin de n'avoir rien de particulier ni de plus recherché que le reste de ses frères, à l'exemple de mon révérend père dom Augustin, notre digne réformateur. Je prierai les officiers de me destiner toujours ce qu'ils auront de plus vil, et surtout s'il plaît à Dieu de nous faire passer par quelques épreuves rudes, de mettre à notre place au réfectoire ce qu'il y aura de plus mauvais et de plus répugnant. L'humilité qui respire dans ces dernières paroles était le principe d'un dévouement fraternel qui égalait son obéissance filiale. Me considérant comme le dernier de mes frères, dans lesquels j'envisagerai toujours la personne de Jésus-Christ, je m'empresserai de leur rendre tous les services qui dépendront de moi, et de préférence, autant que cela pourra se faire sans singularité, ceux que les gens du monde regardent comme les plus bas et les plus ravalés... Je ferai en sorte de m'absenter le moins que je pourrai des travaux communs, surtout quand ils seront pénibles, et de prendre pour ma part ce qu'il y aura de plus rebutant. Quand nos affaires ne me permettront pas d'y vaquer tout le temps, j'aurai toujours soin de m'y trouver et de faire ce qu'il y aura de plus rude, afin de compenser la longueur du temps par la peine. Enfin, quand il fut question de chercher un établissement fixe, sans renoncer pourtant à Westmal, dom Eugène promit de s'en charger, quoiqu'il fût toujours destiné lui-même à retourner en Belgique, et de s'y employer avec d'autant plus de zèle qu'il ne devait pas y rester, et que n'ayant pas à souffrir les peines qui suivent ordinairement les fondations, il voulait souffrir au moins celles qui les précèdent.

Il se trompait dans cette prévision. C'était lui que Dieu réservait pour fonder et gouverner un établissement nouveau en Westphalie. La Belgique, toujours occupée par les Français, ne permettait pas le retour à West mal ; d'autre part, le séjour à Marienfeld durait depuis si longtemps, qu'il commençait à devenir une indiscrétion. Il était convenable que la petite colonie trouvât enfin un domicile indépendant. Dès leur entrée en Westphalie, il avait été question de les établir dans cette contrée ; on parlait d'un terrain assez vaste qui appartenait à plusieurs seigneurs ; l'électeur de Cologne était du nombre ; il avait déjà donné sa part comme propriétaire, et de plus son autorisation comme souverain ; les autres avaient consenti d'une voix presque unanime, lorsque deux ou trois paysans, partageant la haine de la révolution française pour les moines, firent une opposition qu'il eût peut-être été dangereux de contrarier à la veille d'une invasion. Dom Eugène ne voulait que la paix ; dans la crainte d'exciter la moindre discorde, il renonça à cette donation. Il ne tarda pas à être récompensé de sa prudence. La princesse Galitzin, très dévouée aux Trappistes, le mit en rapport avec le baron de Droste de Wischering, un des principaux seigneurs du diocèse de Munster, frère de l'évêque, homme d'une rare piété, et dont la famille toujours fidèle, malgré les changements politiques, a donné de nos jours un nouveau confesseur à la religion, contre les souverains protestants qu'une diplomatie sans foi a imposés à la population catholique de Cologne. Le baron promit à dom Eugène de lui céder un établissement dans son bailliage de Darfeld, près de Munster ; il le conduisit dans ses terres, lui laissant la liberté du choix, et lui abandonna un bois dans une vallée où l'eau était abondante. Il fallait abattre les arbres pour faire la place d'un monastère. Le premier qui tomba sous la hache fut changé en croix, et le 16 octobre 1795 cette croix fut plantée solennellement pour inaugurer la fondation. Le baron, son frère l'évêque, son autre frère le chanoine, et les religieux, la portèrent sur leurs épaules jusqu'au lieu désigné ; quand on y fut arrivé, le baron ne trouva pas assez profonde la fosse où devait reposer le pied : il se mit à la creuser lui-même, pendant que son frère le chanoine en retirait avec ses mains la terre détachée. L'évêque bénit la croix, et tous se prosternèrent pour l'adorer ; puis dom Eugène la montrant au baron : Monsieur, dit-il, voilà le contrat. Ce contrat était fort simple et fort prudent ; il mettait la donation à l'abri de la cupidité des princes. Il fut en effet réglé que le domaine abandonné aux Trappistes reviendrait à la maison de Droste si jamais le monastère était supprimé. Le propriétaire n'abandonnait ses droits qu'aux religieux, non aux persécuteurs ; par suite de cette mesure, ni la violence de Napoléon, ni l'hypocrisie prussienne n'ont pu profiter de la dépouille des moines.

Darfeld n'eut pas des commencements aussi brillants que Mont-Brac et Lulworth, mais il fut particulièrement cher à dom Augustin et à dom Eugène, à cause de sa parfaite ressemblance avec les commencements de Cîteaux. Comme les compagnons de saint Robert, les fondateurs de Darfeld se construisirent de petites cabanes avec des branches d'arbres, et les recouvrirent de paille. Presque aussitôt le défrichement fut entrepris ; c'était un rude labeur dont la récompense était sûre, à cause des bonnes qualités du sol, mais dont l'exécution présentait les obstacles les plus rebutants. Il fallait arracher les ronces et des racines d'arbres qui pénétraient en tout sens et retenaient fortement un terrain jusque-là étranger à la culture. Mais dom Eugène disait : Ce n'est ni la peine ni le travail qui doivent nous rebuter ; ce n'est qu'un motif de plus pour marcher par la voie que nous ont tracée nos pères dans la fondation de notre saint ordre. Grâces à Dieu ! nos frères sont dans des dispositions assez heureuses. Je remarque, entre autres, la ferveur de mon frère Etienne, qui, malgré ses infirmités, surtout aux approches de l'hiver, est intrépide et nous rend les plus grands services. Souvent on lui voit les mains toutes couvertes du sang que lui tirent les ronces et les épines.

Ils voulaient passer l'hiver dans leur bois ; mais le baron ne leur permit pas cet excès de mortification : il leur fit accepter dans son château un petit corps de bâtiment retiré, composé de trois chambres et voisin de la chapelle, qui, par une grande simplicité, leur convenait parfaitement. Au printemps, ils reprirent leurs travaux Ils construisirent leur Eglise en cinquante jours, entre le lundi de Pâques 1796, et le dimanche de la Pentecôte ; il est vrai que la pauvreté explique cette promptitude. Des branches d'arbres, de la terre détrempée pour ciment, furent tous les matériaux qui entrèrent dans cet édifice ; le reste du monastère ne fut pas plus magnifique, et ils s'en réjouissaient par souvenir de leurs premiers pères ; dom Eugène voulait même que la porte d'entrée fût faite, comme celle de Cîteaux, d'osier entrelacé. Cette conformité qu'ils recherchaient avec tant de ferveur, ne leur manqua pas. A l'imitation des fondateurs de Cîteaux, ceux de Darfeld souffrirent les plus extrêmes privations. Tandis qu'ils bâtissaient leur solitude, ils ne pouvaient défricher leurs terres ; ils ne savaient où trouver le nécessaire. Un mauvais pain de seigle et de blé noir faisait leur principale nourriture ; un d'entre eux, qui savait la botanique, leur cherchait des herbes pour la portion, de l'oseille, de la chicorée sauvage, de mauvais légumes. Quelquefois il fallait se contenter de simples fruits pour donner à la soupe un peu de saveur. Mais la faim et l'amour de Dieu, comme on l'a dit de leurs pères, était pour eux le meilleur assaisonnement. L'esprit soutenait le corps, les forces se ranimaient sans cesse dans la foi. Que prétendaient-ils donc ces héros de la vie monastique ? A quoi tendait cette lutte gigantesque contre la pauvreté, le travail et les besoins les plus impérieux de la nature ? Ils prétendaient conquérir le droit d'être pauvres à leur gré, de gagner leur pain par le travail de chaque jour, de châtier leur corps par les jeûnes et par les veilles en toute liberté. Ils recherchaient le sacrifice avec la même ardeur que les hommes du monde recherchent la possession et l'accroissement des biens de la terre, Leur persévérance réussit ; ils rendirent un temple à Dieu, un asile à ses adorateurs en vérité ; ils rétablirent en Westphalie le monastère qu'ils n'avaient pu conserver en Belgique. Ils devaient même, quelques années plus tard, voir sortir du milieu d'eux la colonie qui repeupla Westmal. Ainsi la haine des persécuteurs tournait à l'avantage et à la propagation de la Trappe : pour une communauté détruite passagèrement, Dieu, qui se joue des pensées de ses ennemis, en accorda deux à ses serviteurs éprouvés. Dom Augustin appela Darfeld Notre-Dame-de-l'Éternité, et dom Eugène, qui l'avait fondé, en fut institué supérieur.

Dieu disait autrefois à Jérusalem par le prophète Isaïe : Je t'ai exaucée dans le temps que j'ai choisi, je t'ai porté secours au jour du salut, je t'ai conservée, je t'ai donnée à mon peuple pour gage d'alliance, afin que tu ranimes la fécondité de la terre, et que tu rassembles les héritages dispersés. La Trappe, comme Jérusalem, avait déjà recueilli l'effet de cette prophétie. Miraculeusement secourue au jour du danger, elle ranimait dans toute l'Europe la ferveur par ses œuvres, et relevait les ruines que l'hérésie, la philosophie ou le relâchement avait faites dans l'ordre monastique ; Ut suscitares terram et possideres hœreditates dissipatas. Le prophète ajoute : Ceux qui doivent relever tes murs sont arrivés... lève tes yeux autour de toi, et vois : ceux-ci se sont rassemblés, ils sont venus à toi. C'est moi qui vis, dit le Seigneur, et je t'en revêtirai comme d'un ornement, et je t'en parerai comme une épouse. N'est-ce pas là encore l'histoire de la Trappe racontée par avance ? La Trappe détruite en France avait été relevée sur les montagnes de l'exil ; cette bannie était devenue un grand refuge pour tous les peuples. La Val-Sainte et ses filles, Mont-Brac, Lulworth, Sainte-Suzanne et Darfeld voyaient affluer dans leurs nouveaux cloîtres les Français, les Italiens, les Anglais, les Espagnols et les Allemands : Leva in circuitu oculos tuos et vide... omnes isti congregati sunt... venerunt tibi. O prodige des conseils d'en haut ! tandis que l'impiété déchaînée conviait les peuples à tous les excès de l'orgueil et de la licence, les missionnaires silencieux de la pénitence et de l'abjection volontaire, offrant au inonde étonné le spectacle de leurs vertus, trouvaient des prosélytes empressés, et prouvaient encore une fois à l'enfer triomphant que nul de ceux qui espèrent dans le Seigneur ne sera confondu[1].

 

 

 



[1] Isaïe, ch. 49, v. 8, 17, 18, 23.