LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XIV. — Approbations ecclésiastiques données à l'établissement de la Val-Sainte. Colonies envoyées en Espagne, en Brabant, en Piémont, en Angleterre. Érection de la Val-Sainte en abbaye et en chef-lieu de congrégation. Déclaration des religieux touchant la réforme de la Val-Sainte.

 

 

Tant d'actes glorieux de fidélité monastique, d'amour de Dieu et de charité fraternelle, consolaient les premiers pasteurs et les véritables enfants de l'Église. Les évêques, les cardinaux, le souverain pontife, s'empressèrent d'encourager un établissement qui offrait un asile à la piété proscrite, le repos aux persécutés, de nobles exemples à tous les chrétiens. Déjà, le 3 juin 1791, trois jours après l'installation des Trappistes à la Val-Sainte, l'évêque de Lausanne, Bernard-Emmanuel de Lenzbourg, les avait pris hautement sous sa protection, et leur avait reconnu tous les privilèges accordés par le Saint-Siège à l'ordre de Cîteaux, disant que si la qualité d'évêque lui faisait un devoir de gouverner avec une tendre sollicitude tous ceux qui lui étaient soumis, elle lui imposait plus étroitement encore l'obligation de pourvoir à ceux qui, n'ayant rien de plus cher que Jésus-Christ, avaient tout abandonné pour le suivre, et embrassé, dans une nudité parfaite, la nudité de la croix. De leur côté, dom Augustin et ses frères ne tardèrent pas à écrire au pape Pie VI pour lui rendre compte de leur arrivée, de l'accueil qu'ils avaient reçu, et solliciter de sa bienveillance l'approbation de ce qui s'était fait, ses avis salutaires, quelques paroles d'encouragement et sa bénédiction apostolique. Plusieurs religieux allèrent plus loin, mais en leur nom particulier : ils exprimèrent à quelques personnes distinguées le désir d'avoir un abbé, en considération des grands avantages qui en devaient résulter pour la régularité de l'administration et la perpétuité (lu monastère. L'archevêque de Damas, le cardinal de Bernis, le cardinal-archevêque de Malines, le cardinal de La Rochefoucauld, le nonce qui avait résidé en France, trouvèrent ce désir très simple et très naturel, et l'appuyèrent auprès de Sa Sainteté. Pie VI, trop heureux, au milieu de tant de sujets d'afflictions, de protéger une communauté qui avait seule échappé au naufrage de tous les ordres religieux, enjoignit à son nonce de Lucerne d'approuver, par l'autorité apostolique, l'établissement nouveau, d'ériger gratis la Val-Sainte en abbaye, et d'accorder aux Trappistes toutes les autres grâces nécessaires pour le plein et entier affermissement de leur maison.

La volonté du souverain pontife fut contrariée pendant près de deux ans par l'opposition du gouvernement de Fribourg. Leurs Excellences les souverains seigneurs et supérieurs du suprême sénat apprirent par la voix publique la faveur que le Saint-Siège accordait à leurs religieux de la Val-Sainte. Aussitôt l'importance gouvernementale de ces bons bourgeois s'en émut ; la petite susceptibilité du protecteur vint s'y joindre ; ils s'étonnèrent qu'on osât parler d'établir dans leur canton une chose nouvelle sans les en prévenir, que leurs obligés eussent la prétention de recevoir directement quelque grâce d'un autre bienfaiteur. Ils demandèrent des explications. Dom Augustin leur répondit que le bref du souverain pontife était une grâce spontanée, puisqu'elle n'avait pas été sollicitée officiellement ; que s'il ne leur en avait pas donné communication, c'était qu'il avait besoin d'attendre que le nonce lui en eût expédié l'acte, et que, loin de vouloir se soustraire à la reconnaissance, il honorait les souverains seigneurs comme des pères, qui avaient donné une seconde vie à sa communauté en lui conservant son état. Il ajoutait quelques-unes des raisons qui devaient décider le sénat à consentir à l'érection d'une abbaye. Les souverains seigneurs se contentèrent, pour le moment, des raisons d'excuses alléguées dans la présente (20 mars 1792) ; mais ils attendirent, quant au reste, ce qui arriverait d'ultérieur de la part du Saint-Siège. L'année suivante (mai 1793), dom Augustin leur soumit une nouvelle requête. II demandait cette fois expressément leur permission pour ériger la Val-Sainte en abbaye. Il apportait, à l'appui de bons arguments, la nécessité de donner à la Val-Sainte une forme durable, aux moines un supérieur permanent ; le désir légitime des religieux d'être gouvernés selon leur règle, qui place un abbé à la tête de chaque monastère, et d'avoir une existence ecclésiastique, après avoir obtenu une existence politique. Pour les intéresser eux-mêmes au résultat, qui dépendait de leur consentement, il leur représentait que plus l'existence de la Val-Sainte serait assurée, plus la bonne renommée de ses protecteurs s'étendrait dans le monde chrétien. Enfin, pour leur ôter la crainte d'une dépense nouvelle, qui pouvait bien être dans leur esprit l'objection la plus sérieuse, il leur répétait que le Saint-Siège accordait cette faveur gratis ; que le nonce, obligé de venir examiner par lui-même l'état du monastère, ne voulait pour dédommagement que des prières, et faisait remise aux religieux de certaines cérémonies conteuses et contraires à leurs règlements particuliers. A ces observations, le sénat ne pouvait rien répondre de raisonnable, et se rendit. Il accorda gracieusement aux révérends pères de la Trappe sa sanction souveraine pour l'érection de leur communauté en abbaye (23 mai 1793). Mais, toujours inquiet de l'avenir, toujours jaloux de constater ses droits, il se hâta d'avertir les religieux qu'ils n'étaient pas émancipés, et leur rappela leur dépendance par cette clausule, que la sanction n'était que pour le temps qu'il plairait à leurs prédites excellences. Le point capital était gagné, mais il se passa encore plus d'un an avant l'exécution.

En attendant, l'admiration publique donnait à la Val-Sainte une célébrité et une importance européenne. Le passage des moines de la Trappe à travers la France et les fureurs de l'impiété, n'avaient pu s'effectuer si heureusement sans frapper les esprits ; le renouvellement des austérités antiques, à une époque d'apostasie, avait vivement éveillé la curiosité. La Val-Sainte reçut bientôt une multitude de visiteurs de toute condition, clercs ou laïques, séculiers ou moines, et des diverses contrées de l'Europe occidentale. Ce concours augmenta le nombre des religieux, et répandit au loin leur renommée. La vue du bel ordre qui régnait dans le saint asile, l'obéissance affectueuse des inférieurs, le dévouement infatigable du supérieur, l'union intime des frères, la félicité commune, édifiaient les étrangers et excitaient en eux de saints désirs. Les uns, voulant partager ces joies inconnues au monde, demandaient place parmi les pénitents ; les autres remportaient un souvenir ineffaçable de ce qu'ils avaient ressenti, et le besoin de le communiquer à leurs compatriotes ; les gazetiers eux-mêmes insérèrent dans leurs feuilles profanes l'éloge des Trappistes. Il y avait à peine deux ans que le monastère était fondé, et déjà l'Espagne et le Brabant enviaient à la Suisse les hôtes qu'elle avait recueillis. Ces considérations décidèrent dom Augustin à essayer de nouvelles fondations. Sa communauté s'était multipliée bien au-delà du nombre de vingt-quatre, fixé par le sénat de Fribourg ; les novices venus de France avaient fait profession, de nouveaux postulants étaient entrés dans l'ordre. Il y avait maintenant des religieux de trop à la Val-Sainte, il ne pouvait les conserver sans déplaire à ses bienfaiteurs ; il crut pouvoir les envoyer aux contrées qui les appelaient. Ceux qui lui ont reproché avec tant d'aigreur d'avoir multiplié sans prévoyance ses monastères, loin d'imputer à témérité son entreprise, auraient dû se ressouvenir qu'il y était forcé d'une part, et encouragé de l'autre.

Ce fut par l'Espagne qu'il commença. On se rappelle qu'au XVe siècle, au milieu de la décadence de l'ordre de Cîteaux, la catholique Espagne était entrée la première dans la voie des réformes par l'établissement de la congrégation de Castille (voyez t. I, ch. III). Ce fut elle encore, au xv me siècle, qui accepta la première la réforme de la Val-Sainte. Dom Augustin, ayant reçu de ce côté de belles espérances, voulut, sans perdre de temps, éprouver les dispositions des esprits et profiter de la bonne volonté qui l'appelait. Dans ce dessein, il fit partir deux religieux (avril 1793), dont le chef était dom Gerasime d'Alcantara, profès de la Trappe, et d'une famille espagnole. Cette communauté d'origine ne devait pas être sans utilité pour le succès auprès des bienfaiteurs qu'il allait solliciter. Il les chargea d'obtenir du roi, par l'entremise de plusieurs seigneurs, un établissement monastique, et de régler les premiers arrangements pour l'installation d'une colonie plus nombreuse. Les deux pèlerins supportèrent intrépidement un voyage pénible et dangereux ; ils ne se rebutèrent ni des obstacles quelquefois terribles que la nature opposait à leur marche, ni des tracasseries de la politique, ni des mauvais traitements de l'indifférence. Ils donnèrent à leurs frères un exemple qui -devait être suivi par tous les fondateurs des diverses colonies de la Val-Sainte. Déjà ils avaient traversé la plus grande partie de la Suisse à pied, ne prenant pour toute nourriture que du pain et du fromage, et pour boisson du lait, lorsque le mont Saint-Gothard leur présenta de si grandes difficultés, qu'ils crurent un moment y trouver leur tombeau. Il fallait monter, pendant une distance de trois lieues, sur un chemin de neige, tracé entre deux murailles de neige, et contre une bise si froide, que la salive gelait sur les lèvres. Bientôt la neige, tombant du ciel, s'attacha à leurs habits et leur déroba la vue du chemin. Ils ne pouvaient s'arrêter sans s'exposer à un engourdissement mortel, et ils n'avançaient plus qu'au hasard, roulant presque à chaque pas, ou enfonçant dans la neige jusqu'au milieu des cuisses. Lorsque après des souffrances inouïes ils atteignirent enfin l'hospice des Capucins, leurs mains et leurs visages étaient gelés : ils s'évanouirent dès qu'on les approcha de la chaleur d'un poêle, et le lendemain l'un et l'autre avait le visage pelé en plusieurs endroits.

Revenus de cet abattement inévitable, ils n'eurent pas un seul instant la pensée de retourner en arrière. Il leur sembla qu'ils avaient peu souffert : ce passage, disait gaîment dom Gerasime, ne nous a coûté que la peau du visage. Ils reprirent donc leur route, impatiens d'arriver à Gênes, où ils devaient s'embarquer. Mais ici, après les périls du Saint-Gothard, ils allaient rencontrer le mauvais vouloir des hommes, plus redoutable que les avalanches. Le Piémont, qu'ils devaient traverser, était fermé impitoyablement aux Français ; les ordres du souverain s'accordaient avec les sentiments de la population ; l'horreur de la révolution française rendait odieux et suspect tout ce qui venait de la France. Les deux religieux en furent avertis à Bellinzona par un ecclésiastique émigré : On ne peut passer, mes pères, leur disait-il, et vous-mêmes vous ne passerez pas ; fussiez-vous des anges, vous ne passeriez pas. Déterminés à tout tenter par obéissance, les pèlerins de la Trappe voulurent éprouver si le Dieu des anges ne leur ouvrirait pas le passage : ils s'embarquèrent sur le lac Majeur pour gagner Arona, la première ville du roi de Sardaigne. Comme ils en approchaient, un colonel piémontais, qui avait autrefois visité la Trappe en France reconnut dom Gerasime pour l'hôtelier qui lui avait fait un si généreux accueil. N'êtes-vous pas, dit-il, des religieux de la Trappe ; je me souviens encore des bonnes instructions que vous m'avez données, venez avec moi, et je vais vous faire passer. Il lui suffit, en effet, de dire aux gardes de la frontière que les deux étrangers étaient de sa compagnie, on n'en demanda pas davantage. Mais le protecteur ne pouvait pas les accompagner partout ; la même difficulté se représenta à chaque ville, à chaque Sillage, et pour ainsi dire sur tous les chemins. Ces deux hommes, qui ne savaient de l'italien que quelques mots pour demander dans les auberges ce qui leur était nécessaire, pouvaient se trahir à chaque instant ; il leur fallait une présence d'esprit, une réserve singulière, pour échapper ; la moindre inadvertance les eût dénoncés à l'attention publique, déjà si éveillée par la peur des révolutionnaires. Plus d'une fois ou les conduisit, entre des soldats, aux gouverneurs des villes, comme des vagabonds ; ou le peuple les poursuivait, les accusant d'être Français, et réclamant leur arrestation. Le passeport que leur avait donné l'ambassadeur d'Espagne en Suisse, et le titre de Bernardins du canton de Fribourg, qu'ils prenaient exclusivement, sans jamais faire mention de la Trappe, les tiraient d'affaire en pareille circonstance. D'autres fois, sommé de répondre s'il était Français, dom Gerasime avait recours à une ruse bien innocente, qui sauvait tout ensemble la vérité et la liberté de son compagnon : il disait la vérité en flamand ; à cet idiome inconnu, les Piémontais, surpris, revenaient de leurs soupçons, et disaient : Ah ! ce sont des Allemands, laissez-les aller. Plus d'une communauté religieuse leur refusa l'hospitalité, parce qu'ils avaient l'apparence française ; plus d'un curé refusa à dom Gerasime la permission de dire la messe, dans la crainte d'accueillir un prêtre jureur ; plus d'un aubergiste refusa de les loger avant d'avoir fait examiner leurs passeports par l'autorité du lieu. Cependant ils avançaient chaque jour, ranimant à chaque pas leur confiance en Dieu par les marques évidentes de la protection qu'ils en recevaient, et qui les fit entrer heureusement sur le territoire de la république de Gênes.

A Gênes, d'autres épreuves les assaillirent : les communautés peu régulières, et redoutant aussi les Français, ne voulurent pas les loger ; ils ne trouvèrent d'amis que les pauvres Récollets de l'Étroite-Observance ; le peuple se moquait de leur costume, de leur gravité silencieuse : s'ils paraissaient dans les rues, ils étaient couverts de huées : Tous les chapitres de la Val-Sainte, disait dom Gerasime, toutes les exhortations sur l'humilité ne valent pas un pareil accueil pour nous bien disposer au mépris des choses humaines et à la mort. La traversée de Gênes à Barcelone continua cette persécution : le plus grand mal ne fut pas une tempête, ou la crainte des corsaires, mais les injures des autres passagers, la difficulté de s'isoler, et le dédain brutal du capitaine, qui, tout en recevant leur argent, les traitait comme des mendiants admis par grâce. Quoi qu'il en soit, cela ne leur causa aucune peine, mais une grande joie, puisqu'ils avaient l'honneur de souffrir quelque chose pour leur bon Dieu.

Aussitôt après leur débarquement à Barcelone (14 mai 1793), les choses changèrent comme par miracle : aux humiliations, aux inquiétudes, succédèrent les honneurs et la sécurité. Il existait en Espagne deux congrégations cisterciennes ; l'une, la congrégation de Catalogne, fondée au XVIIe siècle, portait encore le nom d'ordre de Cîteaux, parce qu'elle n'avait pas été soustraite entièrement à la juridiction de l'abbé de Cîteaux ; l'autre, beaucoup plus ancienne, la congrégation de Castille, ou ordre de saint Bernard, constitué par Martin de Vargas, entièrement libre, sous un général particulier, était la plus considérable et la plus sévère. Toutefois, il s'en fallait bien qu'elle approchât des austérités de l'abbé de Rancé, à plus forte raison de celles de la Val-Sainte. Dans les monastères les plus rigides, on ne chantait matines qu'à deux heures le dimanche, à trois heures les jours de la semaine, et dans ces jours les novices seuls y assistaient. On mangeait de la viande quatre fois par semaine ; on ne gardait le silence qu'à certaines heures et en certains lieux ; si l'on ne faisait pas usage de linge, on ne conservait guère la pauvreté monastique dans l'ampleur des vêtements et la qualité des étoffes ; il fallait trente-huit aunes de serge fine pour une seule coule. La solitude y paraissait bien observée, parce que les religieux ne prenaient de vacances que tous les quatre ans, austérité excessive en Espagne. Presque partout la vie commune était dénaturée ; point de dortoirs, si ce n'est pour les novices ; chaque profès avait sa cellule, ou plutôt sa maison, composée de plusieurs chambres, d'une cave et d'un jardin. L'autorité enfin était trop mal constituée pour opérer le bien ; presque partout les abbés n'étaient élus que pour quatre ans, et le pouvoir de l'abbé régnant était contrarié, restreint par l'importance des ex-abbés, qui conservaient, après l'expiration de leur charge, une grande influence dans la maison, habitaient des quartiers magnifiques, et se croyaient de seconds abbés, comme ces prieurs arrogants dont parle saint Benoît. Néanmoins il se trouvait dans chaque maison quelques religieux fervents qui regrettaient l'ancienne discipline, qui menaient une vie pénitente, pauvre et mortifiée au milieu de l'abondance, une vie recueillie, silencieuse, une vie d'union avec Dieu au milieu des conversations. Les ouvrages de l'abbé de Rancé, traduits récemment en espagnol, étaient appréciés et admirés ; plusieurs abbés avaient déjà tenté des réformes ; une généreuse ardeur se remuait au fond des âmes ; le feu se ranimait sous la cendre, et n'attendait qu'un souffle pour jeter une nouvelle clarté.

L'arrivée de dom Gerasime et du père Jean, son compagnon, fit éclater ces sentiments. Il importe de constater la sensation profonde, générale, que produisirent les envoyés de la Val-Sainte dès leur première apparition chez les nations catholiques. Les disciples de Rancé, formés par dom Augustin à mettre en pratique plutôt encore l'esprit que la lettre de sa réforme, attirèrent à eux l'admiration publique et les espérances de la vertu. Ceux qui soupiraient après le rétablissement de la régularité antique crurent reconnaître le moment et les docteurs attendus. Les deux pèlerins recueillirent de nombreux témoignages de ces dispositions. Les Récollets de Barcelone les avaient reçus ; un religieux de cet ordre les conduisit chez le grand-vicaire auquel dom Gerasime voulait demander la permission de dire la messe ; le grand-vicaire la donna sans difficulté, et dit à celui qui les présentait : Vous feriez mieux de vivre du travail de vos mains comme les Trappistes que de demander l'aumône. Ils avaient ordre de se rendre à Madrid ; dans leur route de Barcelone à cette ville, ils visitèrent un grand nombre d'abbayes de Cîteaux. Partout ils édifièrent leurs hôtes et enflammèrent le zèle. On admirait leur gravité ; le père Jean semblait être le prototype de la modestie, il ne parlait jamais. Interrogé un jour sur les motifs de son silence, il répondit, avec la permission de son supérieur : Non ego sum dux verbi, sed socius itineris. On lui demandait encore qui il était dans le monde, il répondit sans hésiter : Un fort mauvais sujet. On admirait leur pénitence : quoique en voyage, ils ne prenaient aucun soulagement ; quoique admis dans les réfectoires, ils n'y prenaient aucune autre nourriture que celle qui était prescrite par les règlements et qu'ils préparaient eux-mêmes, parce que personne n'aurait su le faire. Aussi les serviteurs de Dieu en esprit et en vérité exprimaient le désir d'être admis parmi eux dès qu'ils auraient fondé un établissement. A Sainte-Croix, quatre religieux le demandèrent formellement ; les autres sollicitèrent au moins les étrangers de prolonger leur séjour dans la maison. A Poplet, même empressement ; le prieur ne craignit pas de leur dire : Vos estis religiosi, nos vero simulacra religiosorum ; orate pro nobis. A Sainte-Foi, près de Saragosse, le prieur déplora avec eux la décadence de l'ordre. A Huerta, l'abbé, s'accusant lui-même de relâchement, les remercia de leur arrivée en Espagne, qui servirait à confondre et à changer des religieux qui n'étaient plus que l'ombre de leurs pères. A Madrid, l'abbé de Sainte-Anne, ex-général de la congrégation de Castille, leur raconta qu'il avait tenté, pendant son généralat, une réforme sérieuse, mais que ses efforts avaient été inutiles ; et il ajouta que n'ayant pu convertir les autres, il voulait au moins se convertir lui-même, et que, si les Trappistes obtenaient un établissement, il serait leur premier novice.

Entre ces divers témoignages, il en est un plus explicite encore et plus imposant, qui fait voir comment la réforme de la Val-Sainte était appréciée des hommes qui avaient véritablement l'esprit de la vie monastique. C'est une lettre de Jean de Sada à dom Gerasime. Jean de Sada était religieux à Piedra, précisément dans ce monastère d'où était sorti Martin de Vargas, premier réformateur des Cisterciens d'Espagne. Il avait traduit en espagnol les ouvrages de l'abbé de Rancé. Il avait couvert les murs de sa cellule de sentences tirées de l'abbé de Rancé ; il s'était efforcé de justifier auprès des moines relâchés toute la conduite, toutes les intentions de l'abbé de Rancé. Il appliquait, selon son pouvoir, dans sa manière de vivre, les préceptes du maître qu'il admirait. Il portait une coule fort grossière ; sa cellule était la plus petite de toutes ; jamais il n'avait pu consentir à être abbé. Il pouvait donc, mieux que personne en Espagne, comprendre et comparer la réforme de la Trappe et celle de la Val-Sainte, et décider si la dernière était la conséquence, le complément de la première, si l'état présent de la religion et des mœurs ne justifiait pas un redoublement de ferveur et d'expiation s'empressa d'écrire à dom Gerasime :

Qu'il est bon, le Dieu d'Israël, à ceux qui ont le cœur droit ! Ce père des miséricordes a daigné répandre la joie dans vos cœurs, sur vos pensées, dans vos discours et sur toutes vos œuvres en ces temps malheureux où tout espoir de consolation semble être interdit... Qui l'eût cru, mon très cher frère, qui eût osé espérer que tant de crimes et tant d'horreurs dont on n'a pas d'exemple depuis la mort du juste Abel jusqu'à nos jours, eussent jamais pu produire de tels fruits de bénédiction ! Qui l'eût cru, si ce n'est ceux qui savent que le sang des martyrs est la semence des chrétiens ! Priez pour nous et pour beaucoup d'autres qui désirent que votre œuvre se consomme, et que le nombre de treize religieux puisse s'augmenter avec le temps. Il serait à souhaiter alors qu'on formât deux colonies de votre observance pour les deux congrégations d'Espagne. Nous savons combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de renouveler un corps monastique qui a perdu sa première régularité, et nous comprenons que votre vénérable réformateur — l'abbé de Rancé — ait négligé malgré lui quelques-unes des volontés de la règle et des institutions de nos pères ; mais nous joignons nos désirs aux vôtres, pour que vous repreniez tous les usages de nos fondateurs sans en omettre un iota. Les règles de nos pères sont des pierres solides, qui, à la vérité, ne sont pas toutes nécessaires pour élever un nouvel édifice, mais elles sont des perles précieuses pour orner la nouvelle épouse, pour attirer les regards et l'amour de l'époux, et ces paroles : Vous êtes toute belle, ô ma bien aimée, et il n'y a pas de tache en vous ! Aussi j'ai pensé qu'il ne fallait rien négliger pour enrichir le vêtement de la fille du Roi, pour entourer l'époux de variété, et éviter ce reproche d'autant plus terrible qu'il est plus tendre : Vous avez blessé mon cœur par un des cheveux de votre tête. Ornez-la depuis les liens de sa chaussure jusqu'à son diadème, afin que l'ennemi ne puisse médire de vous, et que nos amis se réjouissent en répétant : L'odeur de vos habits est comme l'odeur des parfums.

 

Tout annonçait donc à la mission d'Espagne un favorable succès. Dom Augustin s'en réjouissait en Dieu ; s'il se fût cherché lui-même dans ses œuvres, il eût pu s'en glorifier. Car ces religieux dont la vue seule remuait si profondément l'Espagne monastique, c'était lui qui les avait formés, c'était lui qui les soutenait de ses conseils, de ses avertissements. Ses lettres, répondant avec une exactitude admirable à toutes celles de Born Gerasime, leur tenaient lieu partout de la présence de leur supérieur, leur remettaient sous les yeux tous les points de la régularité, et les préservaient de ces petits relâchements auxquels la politesse et la bienveillance de leurs hôtes auraient pu entraîner des moines en voyage. Malheureusement ces documents nous manquent, et nous ne pouvons en apprécier le nombre, l'utilité, la piété, que par la vie exemplaire de ceux qui les recevaient, et par ce qu'ils nous en rapportent eux-mêmes. Nous savons au moins qu'ils assurent à dom Augustin une belle part dans le mérite de cette fondation éloignée ; mais lui-même, loin d'en tirer aucune importance personnelle, n'était préoccupé que du saint désir de propager jusqu'aux extrémités du inonde la gloire de son divin Maître. Instruit des progrès de la religion catholique au Canada, il avait conçu le projet d'envoyer une colonie de religieux en Amérique ; ce fut, pendant plus de vingt ans, son projet favori. On lui avait déjà opposé de sérieuses objections, la difficulté d'obtenir le consentement des Anglais hérétiques, la difficulté plus grande encore de faire des prosélytes dans un pays qui n'avait jamais connu de moines. Il avait hésité quelque temps ; mais après l'accueil empressé que les communautés relâchées d'Espagne avaient fait à ses missionnaires, il ne désespéra pas de trouver plus d'empressement encore dans un peuple nouveau, dans la ferveur d'une conversion récente. Le 2S août 1793, il fit partir le cellérier de la Val-Sainte, dom Jean-Baptiste, le sous-maître des novices dom Eugène Bonhomme de Laprade, et un frère donné. Dom Eugène, qui ne paraît encore ici qu'au second rang, aura plus tard une importance de premier ordre. Il avait été page à la cour de Louis XVI, puis novice à la Trappe, en France, avant la révolution. Lorsque l'Assemblée constituante supprima les communautés religieuses, il seconda chaudement le projet d'émigration de dom Augustin, son père-maître : rendu à la Val-Sainte, il persévéra dans sa vocation. Son amour des austérités était si grand, qu'il l'entraînait quelquefois au-delà des bornes de la prudence ; dans un des chapitres tenus pour l'observation de la règle, impatient de témoigner à Dieu sa reconnaissance, il proposa de donner aux jeûnes une durée impossible, de ne manger que tous les deux jours. Nous aurons souvent occasion, dans le cours de ce récit, de relever sa charité, son courage et toutes les vertus qui font les saints.

Les trois frères se mirent en route pour les Pays-Bas, d'où ils devaient passer en Angleterre, et de là en Amérique. Ils n'emportaient pour provisions de voyage qu'un certificat de l'évêque de Lausanne qui faisait leur éloge avec celui de la Val-Sainte, et un peu d'argent, ressource insuffisante pour une si longue expédition, mais à laquelle ils devaient suppléer par la bienveillance des âmes pieuses. Cette colonie eut ses dangers comme celle d'Espagne ; ils traversaient les Ardennes, pays désert où l'on peut marcher une demi-journée sans rencontrer une habitation ; la première nuit qu'ils y passèrent, leur pauvre auberge fut assaillie par une troupe de brigands qui s'efforçaient d'y pénétrer, et criaient hautement qu'ils voulaient tuer le maître de la maison. Le jour seul dissipa ces œuvres de ténèbres ; l'aubergiste n'avait été que légèrement blessé d'un coup de pierre ; les religieux bénirent le ciel de les avoir préservés, et continuèrent leur voyage. Ils rencontrèrent un officier émigré, sans argent, sans ressource. Dom Jean-Baptiste en fut si touché de compassion, qu'oubliant les besoins de sa petite bande, il donna un double louis à cet infortuné compatriote, et lui paya le prix de sa place dans une voiture publique. Cette charité brillant comme une pure lumière, et le costume qu'ils portaient, firent bientôt reconnaître les voyageurs ; et dès qu'on sut leur nom et leur dessein, ils produisirent la même sensation au nord que leurs frères au midi. On vit en eux les réformateurs de la vie monastique, les modèles de la pénitence, les intercesseurs les plus puissants auprès de Dieu. Cette bienveillance changea immédiatement leur destination, et leur assura en Europe ce qu'ils croyaient ne trouver que dans le Nouveau-Monde. A peine entrés à Gand, ils apprirent que l'évêque d'Anvers avait le dessein de former dans son diocèse un établissement de Trappistes ; on ne tarda pas à venir leur demander s'ils ne consentiraient pas à favoriser ce projet. Ils répondirent qu'ils n'avaient point le droit de vouloir, que leur supérieur les envoyait en Amérique, et non en Brabant, et que, sans un nouvel ordre de sa part, ils allaient chercher les moyens de s'embarquer. L'évêque d'Anvers avait déjà adressé à dom Augustin une demande de ce genre qui n'avait pas eu de suite ; mais à la vue de la colonie destinée pour le Nouveau-Monde, il crut le moment propice pour revenir à la charge : les Brabançons se joignirent aux instances de l'évêque ; dom Jean-Baptiste consentit à demeurer auprès du prélat jusqu'à ce qu'il eût reçu une réponse de dom Augustin.

Déjà le roi d'Espagne Charles IV avait agréé la demande de dom Gerasime. Quoique la Trappe fût d'origine française, la haine du nom des révolutionnaires disparut devant la piété des religieux ; malgré les incertitudes d'une époque de guerre violente, et la difficulté de conserver les institutions existantes, la pensée d'une fondation nouvelle ne sembla pas intempestive. Charles IV faisait la promesse d'un établissement à perpétuité, et non d'un asile provisoire. Le conseil des ordres militaires d'Alcantara et de Calatrava offrait une de leurs maisons ; l'abbé de Sainte-Aime, de son côté, offrait un des monastères de la congrégation de Castille ; un des principaux seigneurs, le duc de Hijar, était chargé de choisir. En Brabant, les admirateurs de la Trappe dépassèrent l'activité des Espagnols. Dom Augustin ayant consenti à donner des Trappistes à cette province, l'évêque d'Anvers se hâta d'obtenir de l'empereur les permissions nécessaires. Le gouvernement de Bruxelles fut moins commode : on le priait de concéder gratuitement une des abbayes qui avaient été supprimées par la politique philosophique de Joseph II ; il la refusa, mais la charité des particuliers suppléa au mauvais vouloir des administrateurs. Un riche négociant fit connaître à l'évêque, près de Westmal, à trois lieues d'Anvers, un terrain de 300 arpents, très solitaire et très convenable à des religieux, d'une culture facile et productive, et fournie suffisamment d'eau et de bois, Il souscrivit le premier pour 1.000 florins ; l'évêque promit le même sacrifice ; quelques autres négociants complétèrent la somme demandée par le propriétaire. Dom Jean-Baptiste fut bientôt mis en possession de cette solitude.

L'accueil si favorable que les religieux de la Trappe avaient reçu en Espagne et en Brabant décida dom Augustin à envoyer du renfort des deux côtés. Ici, qu'on nous permette de rapporter une scène touchante, un de ces témoignages de charité qui rendaient la Val-Sainte si chère à ses pieux habitants, une scène de départ et de séparation qui devait se renouveler à toutes les fondations suivantes. Le 3 février 1794, les religieux, au nombre de six, qui devaient aller rejoindre dom Gerasime, communièrent à la messe pro peregrinantibus, dite à leur intention. Après la messe, dom Augustin bénit une croix absolument pareille à celle que la communauté avait reçue du curé de Cerniat : ceux qui allaient partir vinrent l'adorer, ensuite le diacre la prit et l'attacha étroitement à l'autre, pour mieux exprimer l'union indissoluble de tous les frères. Le supérieur ayant entonné le psaume Beati immaculati in via, on se mit en marche processionnellement pour conduire les voyageurs à la porte du monastère. Là !, il se passa des choses ineffables et vraiment dignes des beaux jours de Cîteaux. Non, le départ de saint Bernard quittant Saint-Etienne n'a rien de plus beau, rien de plus touchant que la séparation des religieux de la Val Sainte. Arrivés à la porte qui doit retenir les uns et laisser passer les autres, les voyageurs viennent se jeter aux pieds de leur supérieur, et ils pleurent ; le supérieur les relève, et il pleure avec eux. Ce père et ces enfants, qui ne se verront peut-être plus, voudraient se parler une dernière fois ; mais l'émotion suspend leurs paroles, et ils ne peuvent se communiquer l'expression de leur tendresse qu'en entrelaçant leurs bras et mêlant leurs larmes. Cependant le supérieur a détaché la nouvelle croix de l'ancienne, il la remet aux mains du chef de la colonie, et déjà elle s'avance et prend la route de l'exil... il faut la suivre. Mais la croix qui a uni tous les membres de la communauté, la croix qui seule peut les séparer, ne les unit jamais plus étroitement qu'en les séparant. Leur charité a besoin de se produire au dehors, de se soulager un peu par une libre effusion : ils se jettent donc dans les bras les uns des autres, et dans un silence éloquent, à peine rompu par quelques soupirs, ils renouvellent en Jésus-Christ l'engagement d'une fidélité mutuelle, dont la distance ne relâchera jamais les liens, dont le temps n'affaiblira pas la vivacité. Enfin la volonté de Dieu l'emporte. Les voyageurs se rangent deux à deux à la suite de leur croix, et franchissent le seuil sacré. Oh ! qu'elle dut être belle sur la montagne, la marche de ces solitaires quittant l'asile où ils s'étaient consacrés, le repos qu'ils avaient conquis par tant de sacrifices, pour aller évangéliser d'autres terres et procurer le salut des âmes par de nouvelles épreuves. Ceux qui restaient à la Val-Sainte n'en pouvaient détacher leurs yeux : à genoux, priant avec ferveur pour ces courageux missionnaires de la pénitence, pour l'Eglise, pour l'Espagne, ils ne cessaient de regarder leurs frères, jusqu'à ce qu'une colline les déroba à leurs yeux. Alors, ranimant par leurs regrets mêmes l'amour de la solitude qui leur était conservée, après quelques moments donnés aux hommes, ils se retournèrent vers Dieu, le premier objet de leur culte, le principe et la fin de leur charité fraternelle ; et pour protester ensemble de leur soumission et de leur reconnaissance, ils rentrèrent dans les cloîtres en chantant avec le psalmiste : Qu'ils sont aimés, vos tabernacles, ô Dieu des vertus ; mon âme soupire et languit d'impatience à la vue de votre sanctuaire : Quam dilecta tabernacula tua, Domine virtutum.

L'établissement d'Espagne, après s'être annoncé si heureusement, éprouva tout-à-coup un retard sérieux. A la promptitude de la réception et des promesses, succéda la lenteur des conseils de Castille. Quand les religieux envoyés à dom Gerasime arrivèrent à Barcelone, il n'avait pas encore de monastère à leur offrir, mais il leur avait préparé un asile dans l'abbaye de Poplet, en Catalogne, où ils purent attendre une concession définitive. Toutefois leur séjour dans la maison qui leur était prêtée pouvait être considéré comme une fondation véritable. Ils y pratiquèrent immédiatement règle dans la plus stricte exactitude. A leur arrivée, les moines de Poplet les entourèrent, les accablèrent de questions ; mais ils firent signe respectueusement qu'ils ne pouvaient parler. On leur avait préparé, non pas un dortoir, mais des chambres particulières : ils transportèrent aussitôt dans une salle commune les planches des lits, et prirent leur repos sur ces couches conformes à celles de la Val-Sainte. Dès le lendemain ils travaillèrent au jardin. Pour la nourriture, ils n'acceptèrent que le pain des pauvres et des légumes. Les religieux de Poplet, qui voulurent assister, autant par bienveillance que par curiosité, à plusieurs exercices, restèrent stupéfaits et des couches dures, et du chant grave, et de la lecture au réfectoire pendant le repas, et du retard de ce repas unique qui n'avait lieu à cette époque de l'année qu'à quatre heures un quart, et surtout de la qualité des deux portions, l'huile et le vin paraissant en Espagne si nécessaires à la vie, qu'on ne comprend pas qu'une telle privation soit supportable. Ils n'admiraient pas moins leur assiduité au travail, soit dans le jardin, soit dans l'ouvroir, et leur santé constamment bonne, en dépit de tant d'austérités, et ils ne se lassaient pas de les voir contents dans leur pauvreté, gais dans leurs travaux, tranquilles dans leurs mortifications. C'est le témoignage qu'ils leur rendirent solennellement auprès des autorités du royaume. Quelquefois enfin, reportant leurs pensées sur eux-mêmes, et se comparant à leurs obligés, ces pauvres moines versaient des larmes, et se retiraient en disant qu'ils avaient vu enfin de vrais religieux.

L'établissement de Brabant, commencé le second, sembla devoir réussir le premier. Le 22 avril 1794, dom Augustin fit partir plusieurs religieux pour rejoindre dom Jean-Baptiste. Ils ne devaient pas tous demeurer en Brabant ; quelques-uns étaient destinés pour le Canada, auquel on ne renonçait pas, et dom Jean-Baptiste restait chargé de les conduire ; les autres devaient former la communauté de Westmal sous un nouveau supérieur, dom Arsène. Tout prospéra d'abord à Westmal, ou plutôt à la Trappe du Sacré-Cœur : c'était le nom que la piété ardente de dom Augustin avait donné à cette fondation. Nous avons dit que les terres étaient bonnes et assez étendues ; mais il n'y avait sur ce sol d'autre lieu d'habitation qu'une petite chaumière. Ce qui n'aurait pu suffire à une grande communauté offrait encore assez d'espace à un petit nombre de religieux formés par les épreuves de la Val-Sainte. Dom Arsène prit possession, le vendredi 6 juin 1794, de ce nouveau Clairvaux. Tous les paroissiens de Westmal, conduits en procession par leur curé, accompagnèrent les Trappistes dans cette cérémonie. Dès les premiers jours, la régularité fut établie, et édifia les visiteurs, dont l'empressement curieux se changea aussitôt en bienfaisance généreuse. Les habitants d'Anvers, non contents d'avoir donné le terrain, offraient encore toutes les choses nécessaires à la vie et à la dignité du culte : les uns apportaient du blé, des légumes ou des meubles ; les autres, des ornements d'église ; quelques-uns se chargeaient de bâtir une chapelle. Déjà même il se présentait quelques novices, parmi lesquels l'abbé Malmy, ancien curé du diocèse de Reims, réduit par la persécution à chercher un asile en Belgique. Il avait connu, au couvent des Dominicains à Bruxelles, dom Jean-Baptiste et ses compagnons ; leur vue avait réveillé en lui les souvenirs d'une ancienne vocation religieuse, et dès que le Sacré-Cœur fut fondé, il entra au noviciat, sous le nom de frère Etienne. Nous le retrouverons souvent dans la suite, et pour ainsi dire jusqu'à la fin de cette histoire, puisqu'il n'a terminé qu'en 1840 une vie de quatre-vingt-seize ans. Dom Arsène, malgré la répugnance qu'il ressentait pour la charge de supérieur, commençait donc à se réjouir des bénédictions du ciel. Malheureusement la Belgique était trop voisine de la France. Déjà conquise une première fois par Dumouriez, après la bataille de Jemmapes (6 novembre 1792), elle avait subi une organisation démocratique et des clubs républicains. Délivrée par la détection de ce général, et par la coalition des impériaux et des Anglo-Bataves que commandait le prince de Saxe-Cobourg, elle était retournée aux Autrichiens dans les premiers mois de 1793. Tout-à-coup, pendant la dictature souveraine de Robespierre, Pichegru envahit la Flandre maritime, et Jourdan força le passage de la Sambre. Le 24 juin 1794, dix-huit jours après l'installation des Trappistes à Westmal, les Français étaient aux portes de Gand, et, le 2G, la bataille de Fleurus ouvrait la route de Bruxelles. Anvers était dans la consternation ; chacun songeait à fuir et à sauver ce qu'il avait de plus précieux. Les Trappistes avaient pris la résolution de tenir ferme et d'attendre les arrêts de la Providence. Mais, toujours obéissons, ils voulaient soumettre leur projet à dom Augustin et à leur évêque. Celui-ci leur conseilla de ne céder qu'à la dernière extrémité, mais de ne pas braver les envahisseurs dès que la résistance paraîtrait inutile. Les deux armées du Nord et de Sambre-et-Meuse ayant opéré leur jonction à Bruxelles, et les Français se montrant à une demi-lieue d'Anvers (16 juillet), le moment sembla venu. Les religieux vendirent à l'encan une partie de leur mobilier, et presque tous leurs bestiaux. Ils cachèrent sous terre leurs cloches, leur vaisselle et la ferraille, pour les retrouver si Dieu les rappelait jamais à Westmal, et ils partirent emportant sur deux petits charriots mal attelés leurs livres et les objets indispensables. 'Les novices et les postulants voulurent partager leurs épreuves, comprenant bien que l'adversité était le meilleur de tous les noviciats.

L'évêque d'Anvers leur avait assigné pour refuge la ville de Ruremonde, sur la frontière du Limbourg, au confluent de la Meuse et de la Rœr. Ils prirent docilement cette direction (17 juillet), mais elle ne leur présenta que des périls. A peine essayaient-ils de s'arrêter pour prendre un repos nécessaire, que le bruit des armes retentissant derrière eux les forçait d'avancer encore. Lorsqu'un couvent leur offrait l'hospitalité, la nouvelle de l'approche des vainqueurs les en chassait. Ils avaient espéré qu'ils pourraient au moins séjourner à Ruremonde pour y refaire leurs forces, mais ils y trouvèrent plus d'embarras que dans tout le reste du voyage. L'armée autrichienne arrivait au même moment dans cette ville, le rivage de la Meuse était couvert de troupes ; les habitants dans tout le désordre d'une défaite et d'une occupation militaire, ne savaient plus que devenir. Les Trappistes passèrent la Meuse avec leurs charriots vers dix heures du soir, et entrèrent dans la ville au milieu des soldats, des caissons, des chevaux, dans une obscurité presque complète, sans voir où ils allaient. Ils comptaient un peu sur l'hospitalité de l'évêque de Ruremonde ; mais le prélat, qui se préparait à fuir, leur fit savoir qu'il ne passerait pas lui-même cette ;mit dans son palais, et les dirigea sur une abbaye de Bénédictines. Ils trouvèrent dans le couvent la même confusion que dans la ville, la cour était changée en bivouac, les religieuses faisaient leurs paquets, et partirent elles-mêmes le lendemain. Il n'était pas plus sûr pour les émigrés de Westmal de rester après elles et d'attendre l'arrivée des patriotes. Ils reprirent donc leur marche dans la nuit du 24 au 25 juillet, et s'avancèrent vers Cologne. Mais c'était la voie commune des fuyards, le grand chemin des mouvements militaires ; ils retombèrent dans la même multitude, dans une mêlée pareille à celle qu'ils venaient de quitter. Aux environs de Cologne tout était plein d'émigrés, et le pays si surchargé d'ailleurs, qu'ils ne purent être admis par ceux même à qui ils avaient été recommandés. Enfin ils frappèrent à une porte inconnue, demandant asile jusqu'au lendemain : c'était une abbaye de Bénédictins ; on s'estima heureux de les loger, de les nourrir, de les vêtir ; et cette maison, qu'aucune bienveillance humaine ne leur avait désignée, et où Dion seul les avait conduits, fut leur premier refuge et leur premier m egos. De là ils se dirigèrent vers Munster, et enfin ils allèrent attendre chez les Bernardins de Marienfeld ce que la Providence exigerait d'eux, soit qu'il fallût revenir à Westmal, soit qu'il fût nécessaire de fonder un établissement nouveau en Allemagne.

Ce qui donne à ce voyage un caractère de nouveauté incomparable, c'est que tant d'épreuves ne portèrent pas la moindre atteinte à la persévérance et aux vertus des Trappistes. Plus ils avaient à souffrir pour leur état, plus leur état leur devenait cher. Ils n'eurent qu'une crainte, parmi tant de dangers, celle de perdre l'esprit de leur profession, l'esprit de mortification, d'humilité et de recueillement ; mais cette crainte même fut leur sauvegarde ; elle les arma d'une grande défiance d'eux-mêmes, et d'une vigilance qu'aucune illusion ne put surprendre. Au milieu de l'agitation et des inquiétudes d'une fuite, dont le terme reculait toujours, ils demeurèrent des hommes d'oraison et de calme intérieur. Dom Eugène écrivait de Ruremonde à dom Augustin : Nous attendons, grâce à Dieu, l'accomplissement des desseins de la divine Providence sur nous avec beaucoup de paix et de sécurité, tandis que tout ce qui nous entoure est dans le trouble et la confusion. Cet esprit détaché de toutes les choses de la terre, dont notre digne supérieur, le révérend père Arsène est animé, et l'édification continuelle qu'il nous donne, ne contribue pas peu à maintenir ainsi la communauté dans l'ordre et la régularité, de sorte qu'il est vrai de dire que notre fuite est plutôt une louable retraite qu'une honteuse déroute. La mortification ne fut pas moins bien gardée ; les fatigues, la difficulté de se procurer des aliments conformes à la règle, ne changèrent rien à la nourriture. A Munster, recueillis au couvent des Capucins, ils ne partagèrent pas la table de leurs hôtes ; ils achetèrent des fruits dont ils firent leur portion. Mais où trouver, dans la pauvreté, un désintéressement plus parfait, une abnégation plus dévouée ? Dom Augustin correspondait fréquemment avec eux, et en leur donnant des nouvelles de la Val-Sainte, leur exposait quelquefois la pénurie de ses religieux. Cette pensée était la seule douleur des fugitifs de Westmal. Ils ne sentaient pas leur propre détresse ; ils ne souffraient que de celle de leurs frères. Proscrits, dépouillés, changeant d'asile chaque jour, ignorant le matin où ils s'arrêteraient le soir, exposés à la cupidité des malfaiteurs, qui leur enlevèrent une fois une grande partie de leurs ressources, réduits aux aumônes insuffisantes de quelques âmes pieuses, ils ne pouvaient penser à la situation de leur maison-mère sans vouloir la secourir. Dom Arsène écrivait des environs de Cologne à dom Augustin : Il ne nous reste plus que 325 francs, provenant du prix des effets que nous avons vendus ici, de l'argent que nous avons emporté de notre monastère d'Anvers, et de quelques aumônes. Si cette somme, mon très révérend père, vous fait plaisir, je vous l'enverrai aussitôt ; écrivez-le-moi, je vous en prie ; car j'espère que le bon Dieu pourvoira bien à nos petits besoins ici, si toutefois nous lui sommes fidèles. Dom Eugène disait à son tour deux mois après (10 septembre 94) : Nous sommes bien touchés de la situation où se trouve notre chère mère la Val-Sainte, mais tout ce que nous pouvons, et qui ne s'étend pas bien loin, c'est de dire avec saint Pierre : Quod habeo, hoc titi do. Nous avions 13 louis, les voilà. De plus, Mgr. le prince-évêque de Spire, qui avait si bien accueilli nos frères à leur passage, et auquel nous avions écrit, pour qu'il tâchât de nous procurer un établissement, nous a envoyé 10 louis pour un petit besoin, disait-il ; les voilà pareillement ; nous n'avons aucun besoin plus pressant en ce moment que de tâcher de soulager nos chers frères ; car, quant à nous, la bonne Providence y pourvoit aujourd'hui au-delà de nos attentes ; pour demain nous nous confions en elle. Nous vous prions de vouloir bien accepter ces deux sommes comme un faible gage de notre amour filial, nous recommandant instamment aux ferventes prières de nos saints frères, nous et nos bienfaiteurs.

Voilà donc les deux premières colonies de la Val-Sainte arrêtées dans leur développement : l'une attend, dans l'asile de Poplet, l'existence que le roi d'Espagne lui a promise ; l'autre attend, dans l'asile de Marienfeld, la restitution de la liberté que la république française lui a ravie. Ce retard, ces contre-temps, loin de diminuer le zèle des fondations, l'animait, au contraire, par la nécessité plus pressante de répandre, sur d'autres points, la population surabondante de la Val-Sainte. Dès le commencement de 1794, dom Augustin avait conçu la pensée de donner une Trappe au Piémont, dont il s'était cette fois ouvert l'entrée. Dom François de Sales, accompagné de deux autres religieux, fut dirigé de ce côté, pour chercher une retraite, pour solliciter des évêques leur protection et l'autorisation du roi de Sardaigne, Victor-Amédée III. Leur voyage fut heureux ; la piété des populations qu'ils traversaient devinait leurs besoins, et les entourait de prévenances et de bons offices. On aimait à leur porter leurs sacs, dans les villages on leur offrait des rafraîchissements, et même du café, qu'ils n'acceptaient pas ; on leur indiquait le chemin, on les accompagnait dans les routes difficiles à reconnaître ; le clergé les encourageait par des réceptions vraiment fraternelles, et de généreuses offrandes. Ils arrivèrent à Turin le 21 mars, jour de saint Benoît, et ils obtinrent l'hospitalité dans la communauté de saint Philippe de Néry. On leur donna une chambre capable de contenir trois couches et plusieurs tables ; ils la convertirent en monastère par la fidélité qu'ils mirent à y pratiquer leurs exercices : et pour ne pas perdre l'habitude du travail, ils s'efforcèrent de se rendre utiles en cultivant le jardin, ou en se chargeant de l'entretien de l'église. Ils avaient peur de perdre l'esprit intérieur dans l'activité et le grand nombre de démarches auxquelles ils étaient condamnés : mais ils craignaient encore plus de perdre la charité, et, afin de s'en rappeler souvent les obligations, ils prirent l'habitude de s'embrasser tous les matins et tous les soirs, après quoi les deux inférieurs demandaient la bénédiction de leur chef.

Les commencements de leur négociation leur inspirèrent quelques inquiétudes. On accusait de précipitation celui qui les avait envoyés. Le cardinal Costa, archevêque de Turin, s'étonnait de n'avoir pas été prévenu, par dom Augustin, de leur projet avant leur arrivée. Le premier ministre, tout puissant sur l'esprit du roi, n'aimait pas l'habit monacal ; la multiplicité des affaires politiques, et surtout les préoccupations qui venaient de la république française, semblaient rendre fort inopportune la demande des délégués de la Val-Sainte. Heureusement de généreux amis ne manquèrent pas aux pauvres solliciteurs. L'abbé de La Myre-Mory, ancien condisciple de dom Augustin au séminaire de Saint-Sulpice, se chargea de conduire lui-même les Trappistes et d'appuyer leurs tentatives ; en même temps la religion des indigènes, princes ou particuliers, ne pouvait pas tarder à l'emporter sur la mauvaise volonté de quelques hommes. Le cardinal était un saint, habitué à coucher sur la dure, dans une chambre sans feu quelle que fût la saison : les propagateurs d'une pénitence austère ne pouvaient lui être indifférents. Il y avait à Turin une société de deux cents dames, des premières familles, qu'on appelait les Dames de l'humilité, et qui embrassèrent avec joie la cause de l'humilité monastique. La cour donnait le ton de la piété. On y admirait la princesse de Piémont, Marie-Clotilde de France, sœur de Louis XVI, femme de l'héritier présomptif, que tout le inonde et même ses serviteurs appelaient une sainte ; et la duchesse d'Aoste, autre belle-fille du roi, qui était elle-même un ange. On conseilla aux Trappistes de faire parvenir une requête au roi, par la princesse de Piémont ; cet expédient réussit avec une rapidité inattendue ; ils avaient craint d'abord un refus ou du moins une longue attente ; en quinze jours, par l'entremise de la princesse et de son mari, l'affaire fut conclue. Le roi, comprenant ce qu'étaient les Trappistes, répondit : Oh ! ceux-là, il faut les recevoir, cela ne coûte rien. On leur avait désigné comme un adversaire dangereux l'abbé de Tamied, chassé de son monastère depuis que les Français avaient conquis la Savoie ; ils allèrent le voir, et ils en furent reçus à bras ouverts, ainsi que des Camaldules chez qui il avait été recueilli avec sa communauté. Les préventions de quelques autres personnes se dissipèrent ; dom Augustin n'était plus un imprudent ni ses religieux des étourdis ; on le regardait comme un prophète et un inspiré. Dom François de Sales, faisant allusion aux lenteurs de l'Espagne et aux incertitudes du Brabant, écrivait, le 8 avril 1794 : Nous avons commencé les derniers, et le ciel permet que nous ayons fini les premiers ; tout le monde est émerveillé de notre succès et surtout de sa promptitude. Nos protecteurs se sont multipliés au-delà de nos mérites et de nos espérances ; tous les jours nous en découvrons de nouveaux, et chacun d'eux a agi pour nous sans que nous le sussions, et est prêt à agir selon son pouvoir et nos besoins.

La maison qu'on leur destinait était située à sept lieues de Turin, dans la paroisse de Barge, près de Saluces : on l'appelait le Mont-Brac. Solitude isolée au milieu des montagnes, elle avait été autrefois occupée par des Chartreux : elle offrait tous les avantages d'une belle retraite, sans avoir la stérilité d'un désert. L'air était pur, l'eau bonne et abondante, les terres étendues ; des forêts de châtaigniers et de noyers en dépendaient. Mais il n'y avait véritablement pas de monastère ; ce qui restait des bâtiments d'une ancienne chartreuse, n'était qu'une maisonnette menaçant ruine, construite en grande partie de terre glaise, et qui, abandonnée depuis trois cents ans, avait été fort ébranlée par les pluies et les orages des montagnes. On y retrouvait bien encore des lieux réguliers, mais fort étroits ; une église sans sacristie, des cloîtres semblables aux caveaux de la Val-Sainte, et de petites chambres, dont chacune pouvait contenir tout au plus un lit et une table. Il fallait prendre garde de rien heurter, dans la crainte qu'une secousse ne renversât tout l'édifice par terre. Dom François de Sales hésitait à accepter ce don incomplet, ne sachant où placer les postulants, qui déjà se présentaient à lui, et les religieux qui devaient venir de la Val-Sainte pour composer la communauté régulière, lorsque tout-à-coup les Français envahirent le Piémont. Cette attaque correspond à l'entrée de Pichegru et de Jourdan en Belgique, qui troubla la Trappe du Brabant. Déjà ils pillaient les villages situés au pied du petit Saint-Bernard, tandis qu'un autre corps occupait le Mont-Cenis. L'évêque d'Aoste quittait sa ville, beaucoup d'émigrés refluaient vers Turin ; effrayé d'une telle affluence, et voulant surtout réserver les secours aux Piémontais fugitifs, le gouvernement sarde donna l'ordre aux émigrés français de sortir du royaume. Quel moment pour adresser à ce même pouvoir une nouvelle demande en faveur de religieux étrangers ! On assurait que les Français allaient diriger leurs efforts sur la plaine de Mondovi, dans la direction même de Mont-Brac ; il devenait dangereux d'accepter même cet asile. Un des protecteurs du père François de Sales, lui disait : Quand vous serez là, contentez-vous de ce qu'il vous faudra pour vivre ; ne faites aucune dépense considérable, car quelque détachement français pourrait bien aller vous inquiéter et vous piller, comme il est arrivé en tant d'autres endroits. Il fallait donc ajourner l'établissement. Dom François de Sales prit ce parti et en informa son supérieur, mais il ne renonça pas à son projet. Il resta, attendant, au milieu de la guerre, l'occasion d'obtenir pour ses frères un lieu de paix et de repos, déterminé à ne retourner à la Val-Sainte qu'à la dernière extrémité, et témoignant le désir de trouver, en pareil cas, le martyre sur sa route.

Le danger fut moins grand qu'il ne paraissait, et même, tant qu'il dura, la bonne volonté des Piémontais pour les Trappistes n'en fut pas affaiblie. En même temps qu'on se préparait à résister aux Français, les princes, les ecclésiastiques, les simples particuliers, contribuaient, par leurs dons, à fonder la Trappe de Mont-Brac. Les oratoriens fournissaient des livres, la princesse de Piémont des orne-mens, un grand-vicaire de l'archevêque les dépouilles de deux monastères bénédictins, détruits depuis quelques années ; dix ou douze postulants soutenaient par leur ardeur le courage de dom François de Sales ; enfin, le roi faisait l'acquisition de Mont-Brac, et y joignait une métairie de 3.000 livres de revenu. Ce monarque voulut voir les Trappistes ; il les serra affectueusement dans ses bras, s'entretint avec eux de pensées édifiantes, de la mort, du pardon des offenses, de la fréquentation des sacrements, des avantages du silence : Vous êtes bien heureux, leur dit-il, vous n'aurez pas à rendre compte de paroles oiseuses, tandis que nous, au contraire, nous sommes mille fois exposés à en dire non-seulement d'inutiles, mais encore d'équivoques et de mauvaises. Il se recommanda à leurs prières, et surtout sa belle-fille, la princesse de Piémont. Ainsi, dans le désastre universel, les Trappistes étaient seuls protégés, seuls à l'abri des coups de la colère divine ; ce qui faisait dire à un émigré français : Tout le monde est dans la misère et dans la disette, et vous tout-à-l'heure vous allez être de riches seigneurs : il faut que votre Augustin ait été éclairé du ciel. En effet, tandis que la guerre, avançant toujours pour assurer l'occupation du sol, forçait les Trappistes de Westmal à quitter la Belgique, les Français, se retirant du Piémont, laissaient à d'autres Trappistes la liberté d'occuper Mont-Brac.

L'archevêque de Turin, par un acte du 30 juillet 1794, érigea Mont-Brac en monastère de l'ordre de saint Benoît, de la congrégation de Cîteaux, et le déclara ouvert aux Trappistes avec la liberté d'y vivre selon leurs règlements. Le roi Victor-Amédée, douze jours après (12 août), donna, de son côté, son consentement royal pour l'établissement de ce monastère dans ses états. Dans l'acte de cession des biens de l'ancienne Chartreuse, il prenait vis-à-vis des religieux un engagement qui honore sa générosité. Il voulait que l'économe général pourvût, sur les fonds de la caisse de l'économat, à l'achat des meubles nécessaires, et à la subsistance des moines jusqu'à ce que la communauté pût recueillir les fruits des biens qui lui étaient cédés. Il se réservait en outre de faire sentir au monastère les effets ultérieurs de sa souveraine protection et bienfaisance, à mesure de l'augmentation des sujets. Rien ne s'opposant plus à l'installation, dom François de Sales, et ses frères s'empressèrent de se rendre aux pieds de leur colline qu'ils appelaient déjà Notre-Daine du Bon Plaisir de Dieumons in quo bene placitum Deo. Arrivés à Turin le jour de saint Benoît, il leur plut singulièrement de prendre possession le jour de saint Bernard. Ce rapprochement leur paraissait une disposition de la Providence, un heureux présage pour l'avenir, un gage de bénédictions. Une pauvre croix semblable à celle de la Val-Sainte, bénie par le curé de Barge, conduisit leur petite procession à laquelle s'étaient joints quelques prêtres et pieux laïques. On leur désigna un habitant de Barge, comme délégué de l'économe-général, qui devait recevoir toutes leurs demandes et y satisfaire, de telle sorte qu'il ne leur manquait que la pauvreté. Dès le lendemain, les ouvriers arrivèrent pour mettre le monastère en état d'en attendre un autre, et les passeports furent expédiés à la Val-Sainte pour les religieux qu'aucune raison de prudence ne pouvait plus retenir. Les postulants affluèrent bientôt, et, à la fin de novembre, la communauté de Mont-Brac se composait de vingt-quatre personnes. Ils se trouvèrent très heureux, trop heureux même dans leur nouvelle solitude. Ils se reprochaient la fertilité de la terre qu'ils habitaient, la qualité des aliments qu'ils en retiraient, la libéralité de leurs protecteurs : Nous sommes mieux ici, disaient-ils, au sel et à l'eau, que ne sont les malades de la Val-Sainte au lait, au beurre et à l'huile. Ils ne cessaient de se représenter la pénurie de leur maison-mère, et dans cette inquiétude filiale ils s'efforçaient de hâter le moment où ils pourraient la secourir.

Cependant qu'étaient devenus les religieux destinés pour le Canada ? Dom Jean-Baptiste, s'il eût pu avoir une volonté, aurait préféré demeurer en Brabant. Mais dès qu'il connut la volonté de dom Augustin, qui lui substituait dom Arsène dans le gouvernement de Westmal, et qu'il eut reçu l'ordre de continuer sa route vers l'Angleterre, il n'hésita pas un moment. S'il crut devoir représenter les grandes oppositions qu'il prévoyait, il se hâta de protester que ce n'était pas de sa part un détour adroit pour se faire décharger d'un fardeau qu'il n'avait pas choisi. Anathème à moi, écrivait-il, si j'avais une pareille intention... Je ne serai heureux et content que là où vous me voudrez... Je suis parfaitement content d'aller m'exposer à bien des dangers, à bien des travaux, à bien des croix pour vous obéir.... J'espère avec la grâce de Dieu que l'on pourra dire du frère Jean-Baptiste qu'il a été obéissant jusqu'à la mort et peut-être une mort bien dure, car on peut tout attendre en ce moment-ci, mais peu importe. Il s'embarqua, au mois de juillet 1794, avec ses compagnons, et après avoir essuyé une tempête il arriva à Londres. Il croyait n'y séjourner que peu de temps, mais Dieu avait d'autres desseins sur cette petite colonie de la Val-Sainte. La providence les avait amenés en Angleterre par l'espérance de convertir les sauvages de l'Amérique, elle les y retint en leur présentant, au milieu des propagateurs les plus obstinés du protestantisme, une mission plus difficile et plus glorieuse qu'un établissement au Canada.

De toutes les nations hérétiques, la plus intolérante, sans contredit, c'est l'Angleterre ; l'intolérance pour l'Angleterre, c'est le sentiment de la défense personnelle. Constitution, domination au dehors, commerce, industrie, tout ce qui fait la vie de ce peuple, est fondé sur l'Eglise établie par la loi, tout vient de là, tout y retourne. On sait avec quelle résistance et quel long gémissement elle a, de nos jours, accordé aux dissidents l'émancipation et l'existence politique. Mais de toutes les institutions catholiques abjurées par l'apostasie anglicane, nulle n'était plus odieuse à ces protestans que les moines dont ils s'étaient partagé les biens, dont ils craignaient le retour comme une restitution. L'habit religieux était en horreur ; les catholiques anglais eux-mêmes s'étaient laissé prendre aux calomnies de leurs oppresseurs, et croyaient à l'inutilité, à la paresse, à l'esclavage, à l'abrutissement des solitaires retirés du monde et gouvernés par un abbé. Quelle apparence de rétablir la vie monastique chez une telle nation qui n'offrait que persécution d'un côté et indifférence de l'autre ? A toute autre époque, ce résultat eût été impossible ; par une disposition d'en haut, la révolution française l'avait déjà préparé et en facilita l'accomplissement. En présence de cette grande catastrophe, les cœurs des Anglais s'étaient amollis. La haine de la France cédait au désir d'accueillir, de consoler les Français fugitifs. A ce titre, les Trappistes furent bien reçus. Dès que leur arrivée à Londres fut connue, on les comprit au nombre des hôtes dont la nation se chargeait, et le comité anglais résolut de prendre à son compte toutes les dépenses qu'ils pourraient faire pour leur logement et leur nourriture pendant leur séjour dans la capitale.

Cette première marque de bienveillance fut bientôt suivie d'une autre tout-à-fait inattendue. Dom Jean-Baptiste n'était occupé qu'à se procurer au plus vite les moyens de passer dans le Nouveau-Monde, lorsqu'un négociant anglais vint lui demander quel parti il pourrait prendre si quelque riche milord voulait lui donner en Angleterre ce qu'il allait chercher si loin au Canada (août 1794). Une proposition de ce genre lui parut si extraordinaire qu'il n'osa ni l'accepter ni la rejeter ; il remit sa réponse à quelques jours, pour se réserver le temps de consulter Dieu. Sollicité de nouveau, et craignant de prononcer lui-même, il déclara qu'il s'en remettrait aux conseils de l'évêque de Saint-Pol de Léon, et il alla rendre visite à ce prélat. L'évêque repoussa le projet d'un établissement en Angleterre par toutes les difficultés qu'il pouvait offrir. Il était facile de reconnaître dans ses paroles plutôt les pensées de l'homme que les pensées de la foi, et plus de pusillanimité terrestre que de confiance en la protection divine. Dom Jean-Baptiste combattit lui-même ces raisons, mais il ne crut pas avoir le droit de n'en pas tenir compte. D'ailleurs c'était le moment où la Trappe de Westmal dispersée errait à travers l'Allemagne ; il craignait un sort pareil pour ceux qui resteraient en Angleterre. Il refusa donc l'offre qui lui avait été faite, et loin d'y revenir, même en pensée, il lie s'occupa plus que du Canada. Un vaisseau devait partir dans quatre jours pour l'Amérique septentrionale, il fit avec l'armateur les arrangements convenables, et obtint par l'entremise de l'évêque de Saint-Pol de Léon toutes les permissions nécessaires. Rien ne pouvait plus arrêter un embarquement si prochain. Plusieurs personnes représentaient vivement, mais sans succès, qu'il y avait plus de gloire à procurer à Dieu en Angleterre qu'en Amérique. Le troisième jour, on fit savoir à dom Jean-Baptiste que ceux qui lui conseillaient le départ cédaient sans le savoir aux instances perfides de gens mal intentionnés qui, sous un dehors de bienveillance, cachaient la haine de l'état religieux. Cet avis lui parut digne d'attention, mais ne ralentit pas ses préparatifs. Le jour fatal était enfin arrivé, et la colonie priait Dieu de lui faire connaître sa volonté dans ce moment décisif, lorsqu'un embarras imprévu les retint chez eux au-delà de l'heure fixée : le vaisseau partit sans les attendre.

Eclairé par cette surprise, dom Jean-Baptiste se ressouvint que dom Augustin, en le quittant, lui avait recommandé de faire tous ses efforts pour obtenir un établissement en Angleterre ; le Canada n'était qu'un parti extrême, pour suppléer au mauvais succès de toutes les autres tentatives. Il relut toutes les lettres que son supérieur lui avait écrites depuis leur séparation, il y trouva abondamment de quoi justifier son nouveau projet ; ses répugnances cessèrent, il se détermina à rester au milieu des Anglais, et le fit savoir à ses protecteurs. Cette nouvelle fut reçue avec joie. Tous ceux qui aimaient véritablement la religion catholique se mirent à la disposition des Trappistes. Arrêtons-nous un instant à considérer l'ascendant irrésistible de la vertu. Quels étaient ces hommes qui mettaient en mouvement tant d'esprits et de cœurs généreux ? Quatre pauvres étrangers, revêtus d'un habit proscrit par les lois, habitant un modeste asile, un grenier comme ils se plaisaient à l'appeler, pratiquant là toutes les rigueurs de leur règle, le travail des mains, les offices du jour et de la nuit, les lectures, le chapitre des coulpes et surtout le silence. A quoi pouvaient servir dans un pays comme l'Angleterre ces indigents qui, pour vivre du travail de leurs mains, attendaient qu'on leur donnât tout, jusqu'aux instruments de culture ? Quelle gloire reviendrait au protecteur de la réception de ces solitaires qui ne demandaient qu'à vivre dans l'isolement et dans l'oubli ? Cependant de hauts personnages se disputaient l'honneur de les accueillir, de participer au mérite de la fondation qu'ils voulaient entreprendre, de contribuer par leur libéralité à rétablir dans leur patrie l'état monastique si redouté. Quatre lords étaient en instance auprès de dom Jean-Baptiste, renchérissant l'un sur l'autre de prévenances, à qui aurait pour obligés ces inconnus. L'humble solliciteur de la Val-Sainte ne savait quel bienfaiteur choisir parmi ces grands noms, et l'évêque de Saint-Pol de Léon redoublait son incertitude en lui conseillant de ne rien accepter irrévocablement, parce qu'une personne, des plus considérées de l'Angleterre, voulait absolument avoir la consolation de faire bâtir un monastère.

Celui qui l'emporta fut Thomas Weld, riche propriétaire dont la fortune ne s'élevait pas à moins de 24 millions, mais dont le cœur, conformément au précepte de l'Ecriture, ne s'était pas laissé prendre aux richesses qui affluaient dans sa maison ; plus de la moitié de ses revenus étaient distribués chaque année pour le soulagement des pauvres. Il s'était préservé également de l'amour des vanités mondaines ; le roi lui offrant le titre de lord, il éluda cet honneur par un mot heureux : Sire, j'aime mieux être le plus riche des esquires que le plus pauvre des lords. Il était catholique, comme tous ses ancêtres, et plusieurs de ses edams se sont donnés à Dieu dans le sacerdoce ou dans le cloître. Sa religion ne lui retirait rien de la confiance d'un monarque anglican ; Georges III venait souvent le visiter en ami, et s'asseoir à sa table. Dans une de ces occasions, le chef de l'Eglise établie fit au courageux dissident, au catholique charitable, un aveu qui dut piquer au vif plusieurs des assistants : Vous le savez, dit Georges III à Thomas Weld, je suis le chef de l'Eglise dans mon royaume ; j'ai le meilleur clergé du inonde, mais donnez-lui la toison des brebis, et il laissera volontiers le troupeau aller au diable. Il ne sortait pas de ses terres, mais sa réputation était répandue par toute l'Angleterre et lui assurait l'affection des catholiques et le respect des protestons. Thomas Weld décida les Trappistes à prendre domicile dans ses terres de Lulworth ; il les y établit dans le courant d'octobre 1794. Lulworth est située dans le Dorsetshire, sur le bord de la mer ; malgré ce voisinage, la température est douce, l'air très sain ; l'hiver y dure quinze jours ; le printemps est perpétuel. On n'y connaît même point les maladies ; les drogues et médicaments y sont absolument étrangers. C'est en ces termes que dom Jean-Baptiste rendait compte à dom Augustin de son succès. L'emplacement destiné à la nouvelle Trappe était un vallon très profond, entouré de petites collines qui l'isolent du reste du monde ; là devait s'élever bientôt, aux frais du bienfaiteur, un monastère régulier, un Clairvaux non pas tel que celui dont la révolution française venait de s'emparer, mais semblable au petit Clairvaux qui suffit à saint Bernard, un couvent modeste mais complet, qui pût servir à tous les exercices réguliers et à la réception des hôtes. Comme cette construction demandait quelque temps, les religieux furent provisoirement installés dans une petite maison, entre le parc de Lulworth et la mer, où ils se trouvaient trop au large ; et en attendant que les terres pussent fournir aux besoins des nouveaux possesseurs, Thomas Weld leur donna pour le vêtement et la nourriture tout ce qui était permis par la règle. Ce qui les réjouissait surtout dans cet établissement, c'est que leurs terres avaient appartenu autrefois à une abbaye de Liteaux fondée par saint Bernard, et détruite par Henri VIII. La Trappe de Lulworth était donc une première réparation des violences de la réforme, et, à la lettre, la résurrection de l'ordre de Cîteaux en Angleterre. C'est pourquoi dom Jean-Baptiste ne cessait de répéter : A Domino factum est istud. J'espère que Dieu achèvera pour sa gloire l'œuvre que lui seul a pu commencer ; oui, lui seul. Car qui aurait jamais pu faire un pareil miracle dans un pays où naguère le nom et plus encore l'habit et tout l'extérieur d'un moine était odieux et monstrueux ?... Pour moi, je n'en puis presque croire mes yeux : A Domino factum est istud, et est mirabile in oculis nostris.

L'ardeur infatigable de dom Augustin s'animait par le succès comme par la résistance. La ruine subite de Westmal ne l'avait pas détourné d'une tentative sur l'Angleterre. La fondation si prompte de la Trappe anglaise l'encouragea encore à. un projet non moins hardi. Il porta ses vues sur la Hongrie et sur la Russie. Il ne crut pas impossible de faire pénétrer sa réforme dans l'héritage du philosophe Joseph II, et dans l'empire schismatique des czars. Peut-être pensait-il en même temps à se ménager un asile dans ces contrées lointaines, en cas d'invasion de la Suisse par les révolutionnaires français. L'avenir nous prouvera la sagesse d'une telle prévoyance, et l'opportunité d'une entreprise qui pouvait bien paraître téméraire avant le danger. Il obtint une recommandation du prince de Condé pour l'impératrice de Russie Catherine II (6 octobre 1794). Cette pièce renfermait l'éloge des vertus de la Trappe, et les raisons les plus capables de rassurer les souverains sur les intentions des solliciteurs. Déjà le père Urbain, un des religieux venus de France, était parti avec plusieurs compagnons. Les troubles du temps, le refus du passage put seul l'arrêter et le força de rentrer à la Val-Sainte. Mais cet échec fut largement compensé par les faveurs que le Saint-Siège accorda, à ce moment même, aux services, à la constance, à l'intrépidité des Trappistes.

Depuis trois ans, les Trappistes échappés aux embûches de la révolution avaient fondé la Val-Sainte en dépit de la haine des hommes, des rigueurs de la nature, et de leur propre dénuement. De là, se répandant sur les autres contrées, tandis que leurs compatriotes abolissaient jusqu'au nom de la religion, ils remettaient en honneur la pratique des conseils évangéliques, ils prêchaient la pénitence aux peuples menacés de la guerre par les athées, ils régénéraient l'ordre monastique jusque dans le foyer de l'hérésie. Une si glorieuse mission leur assurait une place brillante dans l'histoire de l'Église ; et cependant aucun acte solennel n'avait encore approuvé, sanctionné leurs efforts ; il leur manquait une existence ecclésiastique. A qui appartenaient-ils ? Dans le désastre général de l'ordre de Cîteaux, de quelle autorité relevait la Trappe nouvelle ? quels étaient ses droits dans l'Église catholique ? Cette incertitude présentait de graves inconvénients. L'archevêque de Turin, en ouvrant Mont-Brac aux enfants de la Val-Sainte, avait déclaré qu'ils ne faisaient partie d'aucune congrégation, et avait prétendu les soumettre à sa visite et à sa suprématie. Le pape Pie VI, voyant les développements rapides que le ciel donnait aux sauveurs de Cîteaux, jugea qu'il était temps de régulariser leur condition. Déjà il avait manifesté la volonté d'ériger la Val-Sainte en abbaye ; mais les petites susceptibilités du sénat de Fribourg avaient suspendu l'effet de ses intentions paternelles. Tous les obstacles étant enfin aplanis par un bref du 30 septembre 1794, il chargea son nonce de Lucerne de constituer les Trappistes en congrégation, de leur donner un chef unique qui fût le lien de tous les membres, et d'en former pour ainsi dire un nouvel ordre. Le nonce délégua l'évêque de Lausanne (18 novembre), qui délégua à son tour son vicaire-général, pour faire la visite du monastère de la Val-Sainte, et présider à l'élection de l'abbé. L'élection eut lieu le 27 novembre ; tous les suffrages se portèrent sur dom Augustin. Le nonce, ayant reçu les pièces, rendit, le 8 décembre le décret qui érigeait la Val-Sainte en abbaye et en chef-lieu de congrégation.

Le décret commence par exalter la merveilleuse protection qui a tiré les Trappistes de tant de dangers pour les amener en un lieu de paix et de repos.

Ce n'est pas sans une conduite particulière de la Providence divine, que dans un temps où la nation française, jadis si florissante, jetée hors de ses voies par les principes et l'impiété des philosophes, déclarait une guerre furieuse au sacerdoce et à l'empire, un monastère de Cîteaux, la congrégation de la Trappe, ait gardé son intégrité, se soit préservé du contact des méchons, et méprisant tous les attraits de la séduction, triomphant de pièges et de périls sans nombre, ait heureusement atteint les frontières de France, et le canton de Fribourg dans les montagnes de la Suisse. Une telle faveur ne semble lui avoir été accordée du ciel qu'en récompense de ses mérites particuliers envers l'Eglise. Ce qu'on nous a raconté du long et difficile voyage de ces moines, des peines et des tribulations qu'ils ont supportées, de leur arrivée et de leur réception au milieu des habitants de Fribourg, tout cela tient certainement du prodige. Ces choses ne pouvaient échapper à la vigilance du souverain Pontife, notre Saint-Père le pape Pie VI. Sa pastorale sollicitude, sa munificence pour les Français exilés, pour les confesseurs intrépides de la foi catholique, les exemples glorieux de ses prédécesseurs, Pascal, Calixte II, Eugène III, Innocent III, etc., l'ont pressé d'honorer par ses éloges, et d'enrichir de ses faveurs et de ses grâces, cette race choisie, cette digne postérité de saint Bernard.

 

En conséquence pour répondre à la confiance de Sa Sainteté, le nonce érige :

la Val-Sainte en abbaye de l'ordre et de la congrégation de la Trappe, avec tous et chacun des a droits, privilèges, honneurs, grâces et induits dont usent, jouissent et profitent les autres abbayes de l'ordre... Il déclare valable, confirme et approuve, comme légitime et canonique, l'élection du T.-R. -P. de Lestranges faite d'une voix unanime, et donne à cet abbé tous les pouvoirs et toute l'autorité qui lui reviennent par la nature même de sa charge, conformément aux constitutions très saintes dudit ordre.

Mais il ne suffisait pas d'assurer l'existence de la Val-Sainte ; il fallait encore pourvoir au gouvernement de ses colonies, rattacher les filles à la mère par le lien catholique de l'unité. Le nonce ajoute :

Nous voulons que l'autorité du nouvel abbé s'exerce non-seulement sur l'abbaye de la Val-Sainte, mais encore sur toute colonie sortie de ce monastère et établie dans quelque partie de l'Univers que ce soit ; de telle sorte que l'abbé de la Val-Sainte soit regardé comme le Père immédiat de ces colonies ou de ces religieux, et qu'il ait toute la puissance nécessaire pour les gouverner saintement, et toute celle que les constitutions de l'ordre accordent aux Pères immédiats.

 

L'approbation apostolique eût été incomplète, si elle eût réglé seulement le gouvernement extérieur, si elle eût gardé le silence sur la réforme rigoureuse que les moines de la Val-Sainte s'étaient imposée. Le nonce conclut par ces paroles remarquables :

Enfin, nous ordonnons, en vertu de la sainte obéissance à tous et chacun des religieux du nouveau monastère abbatial et à leurs successeurs, qui doivent entrer dans la même voie, de conserver constamment la ferveur primitive d'un si saint ordre, de resserrer de plus en plus les liens de cette charité qui les unit si étroitement aujourd'hui, et de travailler à transmettre à leurs descendants, par leurs bons exemples, cette excellente manière de vivre. Pour vous, nos très chers fils, à qui il a été donné par la miséricorde divine d'être les premiers religieux de cette abbaye, nous vous exhortons paternellement en Notre-Seigneur à suivre les avis très salutaires de votre Père, de votre abbé, qui vous aime si tendrement, afin de marcher dignement dans la vocation à laquelle vous avez été appelés. Efforcez-vous d'assurer votre salut par une observance exacte de vos constitutions ; prenez garde de vous laisser séduire par les sectateurs insensés d'un siècle pervers, qui accusent votre institut d'une sévérité excessive, regardent votre manière de vivre comme une folie, et croient que votre fin sera sans honneur ; persévérez après avoir si bien commencé, jusqu'à ce que, après les fatigues légères et passagères de cette vie, vous obteniez le poids éternel de gloire, et méritiez d'être comptés au nombre des enfants de Dieu.

 

Le nonce avait reçu des pleins pouvoirs du souverain Pontife, et son décret tirait de là toute la valeur d'une bulle apostolique. Cependant le Saint-Père voulut y ajouter une approbation qui en rendît les dispositions plus authentiques. Après avoir pris connaissance des pièces relatives à la visite de la Val-Sainte, à l'élection du nouvel abbé, et du décret dressé par son ordre, il fit écrire au nonce de Lucerne par le cardinal F.-X. de Zelada, pour le féliciter de son exactitude, et de l'usage convenable qu'il rivait fait du bref papal. Il voulut en même temps exprimer le grand plaisir que lui avait causé l'unanimité des suffrages avec laquelle le père Augustin de Lestranges avait été élu abbé. C'est un sujet bien digne, disait en son nom le cardinal, d'être à la tête d'une communauté religieuse dont l'institut est si exemplaire.

L'autorité apostolique venait de louer l'institut de la Val-Sainte, et de constituer en congrégation tous ceux qui appartenaient à cette réforme. Les religieux, de leur côté, consolidèrent l'ordre qu'ils avaient fondé, en protestant de leur fidélité à la règle, de leur attachement à leur abbé. Des bruits malveillants avaient couru en divers pays sur la. réforme de la Val-Sainte ; on la représentait comme trop austère : une commisération perfide invitait les pénitents à se relâcher d'une vertu qui confondait les lâches et les tièdes. Dom Augustin, surtout, était l'objet de la malignité publique ; on ne lui épargnait pas les imputations de sévérité intolérable, d'imprévoyance et d'hérésie. Un prêtre apostat répandit plusieurs pamphlets contre lui dans le canton de Fribourg. Ces accusations prenaient même assez de consistance pour attirer l'attention de l'autorité ecclésiastique, et le nonce de Lucerne avait cru devoir demander aux religieux de la Val-Sainte des explications. Les religieux n'hésitèrent pas à démentir par des protestations individuelles les assertions de l'ignorance ou de la haine. Le jour même de l'élection de dom Augustin, ils déposèrent leurs déclarations entre les mains du vicaire-général de Lausanne. Dès que cette démarche fut connue, tous les Trappistes des autres contrées l'imitèrent ; les déclarations d'Espagne, de Piémont, d'Angleterre, de Westphalie, répondirent à celles de la Val-Sainte. Un si touchant accord, une si parfaite unanimité d'hommes qui n'avaient pu se concerter, mérite tout l'intérêt de l'historien et du lecteur.

La première déclaration est celle de dom Augustin. Il y fait l'éloge de son état par l'éloge de ses frères : c'est un acte de charité et d'humilité. Je préfère mon état, dit-il, à celui du plus puissant et du plus heureux monarque... Bien loin que les austérités me le rendent pénible, je n'ai éprouvé de peines que lorsque j'ai voulu les diminuer, et il me semble que si je servais le Seigneur avec la fidélité que je devrais, je serais le plus heureux des mortels. Oui certainement, il ne manquerait rien à mon bonheur ; car j'ai l'avantage de vivre avec des frères qui ont tant de charité, qui me donnent quelquefois tant de consolation, que je suis forcé de m'estimer indigne de vivre avec eux, et que je crains que ce bonheur ne soit toute ma récompense, et que le Seigneur, dans sa redoutable justice, ne me fasse faire mon paradis ici-bas.

Plusieurs religieux, à leur tour, font l'éloge de leur état par l'éloge de leur abbé. Depuis que je suis religieux, dit le frère Colomban, je suis le plus content et le plus heureux des hommes, et loin de désirer qu'on apportât le moindre adoucissement à notre genre de vie, je souhaiterais, au contraire, qu'on en augmentât les austérités et la rigueur. J'ajouterai que ce qui met le comble à ma félicité, c'est le bonheur inappréciable d'avoir, en notre digne et respectable supérieur, le meilleur et le plus tendre de tous les pères, de trouver toujours en lui une ressource et un asile assuré ; c'est lui, après Dieu, qui fait le bonheur de ma vie, ma joie et ma consolation.

Presque tous déclarent que rien n'est impossible à la charité, et que c'est la charité fraternelle qui rend douces et précieuses toutes les austérités de la pénitence nouvelle. En voici quelques exemples : Qu'il est doux d'habiter ensemble en s'aimant tendrement comme des frères : Ecce quant bonum et quant jucundum habitare fratres in unum. Je le sens, je l'éprouve, voilà pourquoi je ne changerais pas mou sort contre celui de qui que ce soit... Si on s'étonnait encore comment ce petit établissement a pu se former si aisément, et se conserver toujours dans la même intégrité, en voici l'explication : c'est que la charité y a présidé comme une reine, qu'elle le maintient avec une sainte jalousie, et sait le perfectionner par des soins inconnus à tout autre, et on peut ajouter qu'elle seule le saura rendre inébranlable ; car, il n'en faut pas douter, c'est cette vertu toute céleste qui adoucit toutes les peines de notre état, et les fait porter avec joie et avec allégresse... Obligé, par l'obéissance, d'entreprendre un long voyage pour une fondation, j'ai été reçu dans une abbaye qui m'a bien mis dans la nécessité de mener une vie plus douce que dans mon monastère : Eh bien, c'est alors que je sentis s'évanouir presque aussitôt cette douce paix, ce solide contentement dont j'avais commencé à jouir ici. Je priai bien sincèrement le Seigneur d'éloigner de moi ce calice d'amertume. Ce Dieu de bonté exauça mes vœux. Je me vois rendu au milieu de mes chers frères, mille fois plus content de partager leur pauvreté et de souffrir avec eux, que de prendre la plus petite part aux délices du monde.

Quelques-uns prennent le soin de faire remarquer avec raison que la pénitence de la Val-Sainte n'est point de leur invention, mais qu'elle ne prescrit que les pratiques des saints, et l'observation exacte de la règle de saint Benoît. Enfin, tous protestent, en termes analogues, qu'ils ne changeront pas leur état, disent anathème à quiconque voudrait introduire le relâchement parmi eux, et demandent à mourir de la mort des justes. Le sentiment commun peut se résumer par ces paroles du frère Michel : Je me regarde comme l'homme le plus heureux qu'il y ait dans ce vaste univers. Il n'y a pas de roi qui soit si heureux sur son trône que je le suis dans ma pauvreté ; point de sensuel plus heureux dans les festins que je le suis dans mes jeûnes, point de paresseux plus heureux dans son oisiveté que je le suis dans les travaux les plus pénibles. Je suis si attaché à mon état que je ne le changerais pas contre la plus grande couronne de l'univers. Je dis plus : quand toute la terre serait couverte de diamants, et les mers remplies d'or, je ne changerais pas ma chère solitude contre tout cela pour un jour. Je suis, par la grande miséricorde du Seigneur, résolu de répandre jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour sa conservation.

Si maintenant quelqu'un prétendait infirmer ces témoignages, s'il osait avancer que les religieux n'étaient pas libres, que, fascinés par la présence, par l'exemple, par l'enthousiasme de dom Augustin, ils crurent éprouver intérieurement ce qu'ils déclaraient tout haut, et se trompèrent eux-mêmes par une obéissance aveugle, nous le renverrions aux témoignages absolument pareils des religieux sortis de la Val-Sainte depuis un an, affranchis par là de l'influence dominante de leur supérieur, et que le passage au milieu du monde et des tentations avait dû instruire et éclairer sur la nature de leurs forces. Les déclarations des religieux de Suisse avaient été faites le 27 novembre 1794 ; elles furent expédiées immédiatement aux autres maisons, et celles -ci répondirent dans le mois de janvier 1795. Le supérieur de l'établissement d'Espagne, dom Gerasime s'explique avec une netteté qui prévient et détruit toutes les objections :

Ayant appris qu'il y avait dans le monde des personnes plus charitables qu'éclairées, qui, touchées d'une fausse commisération, nous plaignaient, et désiraient qu'une autorité supérieure allégeât le poids de nos austérités, je me suis empressé de manifester au public, et surtout aux princes de l'Eglise, s'ils daignent m'entendre, mes véritables sentiments sur cet objet. Et mon témoignage doit avoir d'autant plus de poids, qu'ayant passé d'un monastère doux et mitigé à celui de la Trappe, de celui de la Trappe à celui de la Val-Sainte, de la Val-Sainte à ce royaume d'Espagne, j'ai pu connaître par une longue expérience si une vie mitigée est préférable à l'exacte observance de notre sainte règle. Et je puis assurer devant Dieu, en présence de qui je suis, que la joie de mon cœur a toujours augmenté à mesure que je me suis rapproché de l'observance de notre sainte règle, et que je bénis tous les jours le Seigneur de ce qu'il nous a inspiré de reprendre à la Val-Sainte l'exacte observance de cette règle, selon l'esprit et la pratique primitive de l'ordre de Cîteaux pendant ces heureux temps où il a donné tant de saints à l'Eglise, et qu'il a édifié toute la chrétienté par sa régularité. J'atteste donc que, bien loin de trouver ce genre de vie trop rude et trop pénible, et de désirer qu'on en diminuât quelque chose, je serais prêt à présent, avec le secours de Dieu, d'entreprendre les plus pénibles travaux, de courir les plus grands dangers, de répandre une partie de mon sang pour me le conserver dans toute son intégrité... L'Espagne tout entière est témoin de la vérité de ces sentiments. Combien, en effet, n'avons-nous pas eu à combattre contre tant de personnes qui, voyant nos austérités, et ne voyant pas l'onction de la grâce qui les adoucit, nous offraient mille moyens de mitiger une vie qui leur paraissait trop dure et trop pénible à la nature. Mais nous rejetâmes tous ces faux prétextes, et rien ne fut capable de nous faire oublier les consolations que nous avions éprouvées à la Val-Sainte...

 

Les Trappistes de Mont-Brac, dès le 12 décembre 1794, c'est-à-dire quelques jours après leur installation définitive, avaient adressé une lettre commune à leur très révérend Père, et à leurs très chers frères de la Val-Sainte pour resserrer les liens de l'unité :

La charité qui nous anime, disaient-ils, ne peut se concentrer dans nos cœurs ; elle a besoin de se manifester au dehors. Nous venons donc vous dire et vous promettre que nous ne ferons jamais avec vous, nous et nos successeurs, qu'un même esprit et un seul corps, par l'observation de la même règle et des mêmes pratiques. Nous vous déclarons à vous, en particulier, mon révérend Père, que nous vous regardons comme notre vrai et légitime supérieur, ainsi que tous vos légitimes successeurs, pourvu qu'ils marchent constamment dans les sentiers de la régularité ; que s'ils s'en écartaient, nous ne croyons pas que notre protestation d'obéissance nous obligeât. à nous soumettre aux mêmes relâchements. Mais, excepté un pareil cas, que la miséricorde du Seigneur voudra bien éloigner pour toujours, nous voulons être éternellement unis et soumis au monastère qui nous a portés dans ses flancs, unis à tous ceux qui sont sortis et sortiront de sa fécondité. Nous ne voulons faire qu'une seule famille avec toutes les branches de cette racine-mère, et surtout nous voulons toujours puiser le suc de la régularité dans les entrailles même de cette tendre mère ; nous regarderons comme nos ennemis ceux qui prétendraient jamais la puiser ailleurs, ou qui croiraient pouvoir la tirer de leur propre fonds.

 

Quand il fut question de faire connaître à 1'Eglise et au inonde ce qu'ils pensaient de leur réforme et de son premier auteur, les Trappistes de Mont-Brac n'hésitèrent pas plus que leurs frères de la Val-Sainte et de l'Espagne. Ce qu'ils affirment de leur contentement, de leur désir de persévérance, ressemble, par la forme, par les expressions même, à ce que nous avons déjà rapporté. Ils veulent, eux aussi, mourir tous de la mort des justes, et s'appliquent la parole de l'Ecriture : Ils ont semé dans les larmes, ils recueilleront dans la joie. Ce qu'ils affirment de dom Augustin répond catégoriquement aux attaques dont il était assailli. Dom François de Sales disait : Si l'on a calomnié notre supérieur, qui est à la tête de cette sainte réforme, je confesse et je déclare que la calomnie ne peut venir que de la bouche des méchants et des ignorants. Je proteste que mon plus grand regret est de ne plus vivre auprès de lui, et que, dans cette cruelle séparation, je me rapprocherai de lui le plus que je pourrai en me rapprochant de sa manière de gouvernement. La déclaration de dom Dorothée était plus explicite ; et quoique dom Augustin n'en ait publié qu'une partie, afin de supprimer son propre éloge, nous voyons, dans ce qui nous en reste, qu'elle réfutait des assertions vagues par des faits positifs. Le frère Dorothée attestait qu'aucune observance n'avait été introduite dans la réforme de la Val-Sainte que d'après les sollicitations et le consentement libre et unanime de tous les frères. Il représentait dom Augustin laissant les religieux essayer leurs forces, et retranchant ensuite de lui-même certaines pratiques pénibles, quoiqu'elles eussent pour elles l'autorité de saint Benoît.

Les déclarations des Trappistes d'Angleterre offrent la même unanimité ; mais comme elles ne contiennent rien qu'on ne trouve dans les précédentes, nous croyons moins utile de nous y arrêter que sur celles qui vinrent des fondateurs de Westmal, réfugiés à Marienfeld. Certes, personne n'avait mieux éprouvé que ces fugitifs toutes les austérités de la règle ; personne donc ne pouvait rendre un témoignage plus généreux et plus digne de foi. A la pénitence régulière étaient venues se joindre pour eux les douleurs de la persécution ; aux privations monastiques, les fatigues d'une fuite précipitée et les embarras de la misère ; aux résistances ordinaires de la nature, la difficulté extérieure de remplir leurs obligations au milieu des villes ou des communautés moins sévères. Ils pouvaient croire leurs forces épuisées après tant de travaux, et s'ils eussent alors douté de leur persévérance, et demandé quelque soulagement, qui de nous, chrétiens du monde, aurait le courage de les en blâmer ? Cependant pas un seul ne faillit, pas même les novices, entre lesquels le frère Etienne — l'abbé Malmy — se distingua par un ardent désir de soutenir la cause de Dieu, et s'attacha à démontrer qu'il fallait un genre de vie pareil pour combattre l'impiété et la réduire au silence ; que rien n'était plus propre à faire cesser les sarcasmes dont la religion et l'état monastique étaient le but depuis bien des années. Mais la déclaration la plus précise, la plus éloquente, fut rédigée par ce frère Eugène dont nous avons déjà relevé la charité héroïque ; la voici : Tout religieux doit jouir d'une solide paix intérieure, et rien ne peut contribuer davantage à la lui faire acquérir, que la consolation de voir qu'il est évidemment dans l'ordre de Dieu, qu'il marche dans la véritable voie que lui ont tracée les saints, ses pères et ses instituteurs, et que la congrégation dont il est membre lui fournit tous les moyens possibles de pratiquer en esprit et en vérité la règle qu'il a jurée d'observer aux pieds des autels, et sur laquelle, après l'Evangile, il doit être examiné au jour du jugement. Pour moi, qui ai professé la règle de saint Benoît, ce qui me console et me tranquillise au milieu de mes misères de toute espèce, c'est que je suis assuré que dans aucune autre congrégation que ce soit, je n'aurais jamais l'avantage de pouvoir remplir mon vœu avec plus d'exactitude que dans celle où j'ai le bonheur d'être. Quoique je ne réponde pas comme je devrais à l'excellence de ma profession, je promets, avec le secours de la grâce, de travailler à m'en rendre plus digne à l'avenir, par ma fidélité à observer jusqu'à mon dernier soupir, en leur intégrité, les règlements et constitutions de notre réforme, qui ne contiennent rien que des pratiques instituées par nos pères, ou conformes à leur esprit ; et tant qu'il me restera une goutte de sang dans les veines, je m'opposerai comme un mur d'airain à ce que qui que ce soit y introduise le moindre relâchement, n'en déplaise à ceux qui prétendent que notre genre de vie est insupportable, et que nous gémissons sous le poids du joug. Qu'ils sachent donc, les insensés, qui estiment notre vie une sottise, qu'ils sachent ce que je déclare ici (et je le ferais à la face du monde entier, non pas que je me soucie de son jugement, que je dois mépriser, mais pour la gloire de Dieu, l'honneur de notre saint état, et pour rendre hommage à la vérité) ; qu'ils sachent que je goûte tant de douceur et de consolation à porter ce joug, que le bonheur dont je jouis dès maintenant est tel que je ne crois pas qu'il y eût aucune condition humaine comparable en véritable félicité à la mienne, si Dieu me faisait la grâce d'y être aussi fidèle que je le désirerais. Je répondrai hardiment à ces ennemis de la croix de Jésus-Christ, qui osent arrêter les pénitents dans leur course, et par là priver le ciel de la joie qu'y cause la pénitence du pécheur, celui-ci du fruit et de la consolation qu'elle lui procure, et l'Église, de l'édification qu'elle en peut retirer ; je leur répondrai que les mouvements qu'ils se donnent pour nous faire diminuer nos austérités, toutes modérées qu'elles sont, que leur fausse compassion ne sert qu'à porter la douleur et la tristesse dans le séjour de la consolation et de la joie, et qu'en vain ils attribueront à ces austérités des excès, des extrémités qu'elles n'ont pas ; qu'au reste, quoi que nous puissions faire, nous ne faisons jamais que des images fort imparfaites de tant de saints pénitents et de solitaires, qui sont nos pères, auxquels nous avons succédé, et que nous devrions imiter. Heu ! quid est vita nostra, si sanctis fuerit comparata !

L'autorité apostolique de Pie VI avait fondé la congrégation de la Val-Sainte ; l'uniformité de sentiments de tous les religieux en rattachait étroitement les branches dispersées à la tige commune. Pour en assurer la durée par l'uniformité des pratiques, dom Augustin publia les règlements auxquels chacun venait de jurer une fidélité nouvelle, et qui, continuellement revus et retouchés depuis plus de trois ans, portaient avec eux l'autorité d'une loi librement consentie et le sceau de l'expérience. C'était la constitution universelle du nouvel ordre, qui obligeait dans le présent et dans l'avenir, et ceux qui l'avaient faite, et leurs successeurs. Il y joignit des prescriptions particulières qui avaient pour but de maintenir l'union entre tous les membres de la réforme, l'union entre tous les supérieurs : c'est la carte de charité du nouveau Cîteaux : C'est la charité qui nous a rassemblés, dit-il, c'est elle aussi qui nous a séparés, puisque ce n'est que le désir ardent de contribuer au salut des âmes qui nous a fait consentir au départ de nos frères pour de nouveaux établissements. Les montagnes qui nous entourent sont des témoins qui peuvent encore attester avec combien de larmes et de gémissements nous leur avons dit adieu. Mais comme cette charité n'est point changée, comme notre unique dessein est qu'elle ne change jamais, c'est cette même charité qui nous a inspiré les règlements présents à l'exemple de nos pères, afin que tout le corps ne soit qu'union et charité.

En conséquence, le sacré cœur de Jésus étant le principe de la plus pure charité, l'association du sacré cœur, établie à la Val-Sainte, sera commune à tous les monastères, c'est-à-dire qu'il n'y aura qu'une association pour tous...

Une fois par an, chaque maison écrira à la Val-Sainte pour lui faire part de l'état où elle se trouve, des grâces qu'elle aura pu recevoir, et généralement de tout ce qui aura pu l'édifier. L'abbé de la Val-Sainte répondra par une communication pareille, et, de plus, transmettra à chaque maison un abrégé de ce qu'il aura appris de toutes les autres. Ainsi tout sera en commun d'une extrémité de la congrégation à l'autre, les exemples de vertu, les peines et les joies. Ces inconnus, qui ne doivent se voir qu'au ciel, ne seront pas isolés sur la terre : ils s'instruiront, ils s'encourageront de loin ils ressentiront les mêmes biens et les mêmes maux, ils se porteront mutuellement secours. L'Espagne se réjouira des succès de l'Angleterre, le Piémont profitera des leçons de la Westphalie. La Val-Sainte donnera tout à tous, comme une mère vigilante, et tous rendront à la Val-Sainte ce qu'ils en auront reçu, comme des fils reconnaissants et empressés : Congregavit nos in unum Christi amor.

L'union entre les supérieurs est réglée par dom Augustin de la même manière que par saint Étienne, et dans les mêmes termes. Il commence par dire aux abbés ou supérieurs présents et futurs de sa réforme, qu'il ne veut que leur âme. Il désirerait pouvoir servir tous les enfants de l'Église ; il est donc bien éloigné de vouloir être à charge à ses propres enfants[1]. Il se réserve seulement, pour l'amour qu'il leur porte, le soin de leurs âmes, afin que s'ils venaient à oublier ce qu'ils ont promis à Dieu, et s'écarter de l'observance de la sainte règle, il pût, par sa sollicitude, les faire rentrer dans la voie de la régularité[2]. Il leur ordonne d'observer en tout la règle comme elle est observée dans le nouveau monastère de la Val-Sainte[3]. Il leur défend de chercher des interprétations pour donner à la sainte règle un autre sens, et leur enjoint de l'entendre et de la pratiquer comme l'ont entendue et pratiquée les premiers pères fondateurs de Cîteaux, comme l'ont interprétée, dans les derniers temps, les premiers religieux du nouveau monastère de la Val-Sainte, comme il l'entend et veut de tout son cœur la pratiquer[4].

La carte de charité de Cîteaux charge le père immédiat de faire la visite de ses filiations. Ce droit, cette obligation, revenaient à l'abbé de la Val-Sainte. Mais plusieurs causes, l'éloignement, la dépense, la difficulté des communications, ne permettaient pas des visites annuelles. Pour y suppléer, dom Augustin établit qu'il se ferait chaque année, dans toute la réforme, une visite par lettres. Au temps de Pâques, chaque religieux de chaque maison écrirait au père immédiat pour lui faire connaître les besoins de son âme, les besoins de ses frères, l'état de la communauté, les abus introduits, les moyens d'y remédier le supérieur de chaque maison écrira de son côté avec la même franchise et le même abandon ; et le père immédiat, après avoir pris le temps de lire, de comparer, de consulter, adressera à chaque communauté une réponse qui réglera les points en question, et qui aura toute la force d'une carte de visite. On choisissait le temps de Pâques de préférence à tout autre, parce que c'est par excellence le temps de la ferveur. Après les exercices d'une neuvaine pour la régularité, d'une retraite, du carême, chacun devait avoir plus de vigilance, plus de zèle pour le bien commun et pour son propre salut ; plus d'empressement à chercher les moyens de persévérance, à recevoir les conseils et même les réprimandes. C'était aussi le temps le plus favorable aux voyages ; et s'il arrivait que l'état d'un monastère exigeât la présence du père immédiat, il lui serait plus facile de se déplacer au commencement de l'été que dans toute autre saison.

Saint Basile, dans ses Ascétiques, recommande aux supérieurs des différents monastères de s'assembler à certaines époques, pour régler entre eux ce qui regarde le bien commun, pour exposer les rencontres difficiles où ils ont pu se trouver et la conduite qu'ils y ont tenue ; par là les fautes sont corrigées et prévenues pour l'avenir, et l'œuvre de Dieu s'appuie sur de plus solides fondements. La lecture de ces paroles avait autrefois inspiré à saint Étienne la première pensée du chapitre général de Cîteaux. Ce souvenir ne fut pas perdu pour dom Augustin, cet intrépide imitateur des coutumes antiques ; mais les mêmes raisons qui s'opposaient aux visites annuelles, s'opposaient à la convocation (l'un chapitre. On y substitua une correspondance annuelle, dont l'utilité ne saurait être contestée : Les supérieurs particuliers s'écriront mutuellement une fois chaque année, après qu'ils auront fini la neuvaine pour la régularité. Ils se feront part les uns aux autres de leurs succès et de leurs traverses, de leurs consolations et de leurs peines, de ce que l'expérience aura pu leur apprendre dans la conduite de leurs religieux et de leurs monastères, et d'autres choses semblables. Ainsi se maintiendra, par l'uniformité de gouvernement l'union fondée par l'uniformité des pratiques, et le même esprit dirigera pat toute la terre les disciples de la même règle et les enfants de la même famille.

 

 

 



[1] Nibil quod eos gravet, nibil quod eorum substantiam minuat erga eos agere disposuimus.

[2] Curam tamen animarum illorum, gratia caritatis, retinere  volumus, ut si quando a proposito et observantia sancta regulæ, quod absit, declinare tentaverint, per nostram sollicitudinem ad rectitudinem viæ redire possint.

[3] Nunc ergo volumus illisque præcipimus, ut regulam beati Benedicti per omnia observent sicut in novo monasterio observatur.

[4] Non alium inducant sensum in lectionem sanctæ regulæ ; sed sicut antecessores nostri Sancti Patres, monachi videlicet novi monasterii, intellexerunt et tenuerunt, et nos hodie intelligimus et tenemus, ita et isti intelligant et tencant.

(Carte de charité de saint Etienne, préface et chap. Ier.)