LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XIII. — Organisation de la Trappe à la Val-Sainte. Réforme de la Val-Sainte ou de dom Augustin.

 

 

La Trappe était toute à la Val-Sainte. Les religieux restés en France ne conservèrent pas longtemps la liberté de vivre dans leur monastère. Ils furent privés de la douceur d'y mourir. Nous ne trouvons plus sur le nécrologe qu'un seul nom, sous la date du 17 mars 1792, et, à la suite de ce nom, cette réflexion douloureuse : Dernier religieux de la Trappe, mort dans le saint asile où il s'était consacré : Utinam et nos ! Les religieux étant dispersés, l'Etat qui les avait dépouillés, mit leurs biens en vente, à l'exception des bois qui furent soumis au régime de l'administration forestière. Alors commença la dévastation. Les murs furent renversés comme matériaux utiles, une partie des bois fut coupée et changée en landes incultes, qui, aujourd'hui encore, attristent la vue du voyageur. Les terres, autrefois fécondées par les sueurs des moines, rebutèrent des cultivateurs moins patients, rendirent peu à leurs nouveaux maîtres, ou retournèrent en friche. La spoliation ne profita pas même aux spoliateurs. Des ruines dans un désert, voilà à-peu-près tout ce que la cupidité des impies retira de la suppression de la Trappe.

Dom Augustin et ses compagnons étaient entrés à la Val-Sainte le 1er juin 1791. Ils crurent devoir mettre ce jour au nombre des solennités, et l'honorer d'un culte éternel. Réunis en chapitre le dimanche suivant, ils décidèrent que tous les ans, le 1er juin, ou le dimanche le plus voisin, on ferait une procession anniversaire, qu'on y porterait la croix du curé de Cerniat, qu'on y chanterait les mêmes hymnes, les mêmes cantiques, qu'au jour de la prise de possession du monastère, et le Te Deum avec la collecte d'actions de grâces. Ils voulurent en même temps témoigner leur reconnaissance à la sainte Vierge, et lui renouveler leur engagement de fidélité : ils décidèrent donc en second lieu que l'on chanterait tous les dimanches, et à toutes les fêtes, les litanies de la sainte Vierge. avec trois versets et trois collectes. Cette pratique fut plus tard approuvée par le souverain pontife, qui voulut bien y attacher des indulgences. La Val-Sainte s'appelait déjà Notre-Dame comme la Trappe. Dom Augustin ne négligea rien pour entretenir, pour accroître la dévotion de ses frères à la mère de Dieu ; il fit même exposer dans le Chapitre, au dessous de l'image de la très sainte Vierge, les paroles les plus remarquables de l'abbé de Rancé sur cette dévotion.

Les Trappistes n'avaient reçu véritablement de leurs bienfaiteurs que le droit de bourgeoisie, et un toit contre les injures de l'air. Du reste, ils avaient tout à créer, même la terre, dont ils devaient tirer leur nourriture. La maison, qui paraissait neuve au dehors, était toute délabrée à l'intérieur. Point de lieux réguliers, excepté le Chapitre et le cloître. Point de meubles ; pendant plusieurs mois une salle haute servit de réfectoire, de mauvaises planches, posées sur des troncs d'arbres, formaient les tables. Les cellules des chartreux servirent de dortoir ; les religieux se plaçaient douze dans une cellule pour y dormir comme ils pouvaient, sans autre lit que le plancher, sans couverture, malgré le froid et même la gelée des nuits ; on laissait aux postulants et aux novices le petit nombre de couvertures qu'on avait pu apporter de la Trappe. Point de vêtements pour changer et pour avoir le temps de blanchir ceux qu'un long usage rendait moins sains et moins décents. Pas de jardin ; un sol de cailloux, à deux pieds de profondeur, ne pouvait rien produire avant un défrichement laborieux et prolongé. Pas même de vivres, si ce n'est un peu de farine et du pain noir où le son dominait ; des cosses et des tiges de grosses fèves, des feuilles de navets, de grosses raves dédaignées des bestiaux, composaient ordinairement la portion.

On ne peut comparer cette pauvreté qu'à celle des fondateurs de Cîteaux ; disons plus, les fondateurs de Cîteaux trouvèrent, dans la foi universelle de leurs contemporains, des ressources qui manquèrent aux fondateurs de la Val-Sainte, dans un siècle d'incrédulité. Mais les Trappistes ne se manquèrent pas à eux-mêmes. Un poète païen a défini la pauvreté la mère des hommes de cœurfecunda virorum paupertas. Que sera-ce de la pauvreté volontaire ? Au lieu d'abattre le chrétien qui l'embrasse par esprit de foi, elle le réjouit comme la possession d'un bien désiré ; elle lui fait aimer le travail, moins encore pour lui que pour les autres, moins pour soulager ses besoins, qu'il sait restreindre, que pour diminuer les besoins du prochain, auquel il se sacrifie. Tels furent les sentiments qui soutinrent la constance des Trappistes dans un état d'indigence que le monde qualifie de honteux : Turpis egestas. Ils acquirent, par une activité incomparable, ce qui était rigoureusement nécessaire pour soutenir leur corps, et dès qu'ils l'eurent obtenu, ils se crurent riches, ils ne voulurent plus rien pour eux-mêmes, réservant ce qu'ils appelaient du superflu, pour se mettre en mesure de recevoir un plus grand nombre de sujets, et subvenir à la misère des pauvres. Dans les commencements, ils donnèrent an travail jusqu'à dix et onze heures par jour, c'est-à-dire bien plus que ne prescrit la règle de saint Benoît, ne s'interrompant que pour réciter ou chanter l'office sur le lieu même, et pour prendre à la hâte leur repas. Chacun s'animait du désir d'être utile à ses frères, et ce dévouement mutuel avançait l'œuvre commune. Ils attaquèrent avec la bêche, la pioche ou la hache, le sol rocailleux et les forêts de leur montagne. Ils se firent des jardins où les légumes profitèrent, et bientôt ils en tirèrent un pain de pommes de terre pour la communauté ; le bon pain, c'est-à-dire celui qui se composait d'orge et de seigle fut gardé pour les faibles et les malades. Ils allèrent, à travers la neige, couper le bois nécessaire à la cuisine ou au service du réfectoire ; ils se taillèrent eux-mêmes une vaisselle de bois qui leur parut en tout temps suffisante et convenable. Ils s'inquiétèrent peu des rigueurs de l'hiver ; un poêle de fer en mauvais état fut tout leur chauffoir, et encore ils ne s'en approchaient que rarement. Des couvertures piquées de mousse sèche suppléèrent à la laine, et en diminuant le froid des nuits, assurèrent le repos et le sommeil nécessaire. Lorsque la terre, mise en rapport, commença de leur rendre le prix de leurs efforts, ils purent ne plus manger de cosses de fèves ou de feuilles de raves, mais la nourriture plus substantielle qu'ils y substituèrent était si insipide, que les pauvres n'en voulaient pas. Une portion de fromage, le dimanche et le jeudi, fut leur plus grand luxe. Et cependant ils s'estimaient déjà infidèles et impénitents. Chaque soir, après une journée si bien remplie, ils demandaient pardon à Dieu d'avoir fait si peu de chose pour l'accomplissement de leurs obligations ; plusieurs se plaignaient de n'avoir pas assez à souffrir. C'est qu'ils trouvaient une douceur infinie dans la charité si tendre qui les unissait, c'est que rien ne leur paraissait trop dur pour mériter de vivre dans la société de frères si dévoués, si prévenants, si sévères à eux-mêmes, si sensibles aux intérêts du prochain. Quelquefois cette charité éclatait au dehors dans les scènes les plus touchantes. 'Un jour, au Chapitre, après une délibération, ils se trouvèrent tous du même avis, et furent si émus de cette union des esprits et des cœurs, que, dans le premier mouvement de leur transport, ils se jetèrent au cou les uns des autres, et s'embrassèrent en répandant des larmes de tendresse et de joie. Ce souvenir ne s'effaça pas, et conserva même, pendant plusieurs mois, toute la vivacité du premier moment.

Dom Augustin, avant de quitter la Trappe, avait prévenu ses compagnons que la pauvreté les forcerait à augmenter leurs austérités. Ceux-ci, échappés à la tempête qui engloutissait toutes les autres maisons de leur ordre, sentirent le besoin de témoigner à Dieu leur reconnaissance. Comme ils ne pouvaient attribuer la ruine de leurs confrères qu'au relâchement, et leur propre conservation qu'à leur fidélité, il leur sembla que, pour payer leur dette à la divine miséricorde, ils devaient non-seulement persévérer, mais avancer dans la voie de la perfection, en s'imposant une observance plus étroite des constitutions antiques, en dépassant même la réforme de l'abbé de Rancé, qui n'était pas tout-à-fait complète. Dans ce dessein, non-seulement ils acceptèrent avec joie toutes les privations inséparables de leur nouvel établissement, mais encore ils manifestèrent le désir de se faire une loi durable de la nécessité présente, de rédiger de nouveaux règlements où seraient remises en honneur les pratiques de saint Benoît et de saint Bernard, que la difficulté des temps avait empêché le réformateur de reprendre. Telle est l'origine de la réforme de la Val-Sainte dont nous allons rendre compte. Cette entreprise a rencontré des adversaires sérieux, elle a eu ses détracteurs obstinés. On a demandé compte à dom Augustin de sa témérité : de quel droit cet homme, inférieur sans doute au génie de l'abbé de Rancé, a-t-il prétendu surpasser la vertu de son maître ? sa réforme n'est-elle pas tout à-la-fois un manque de respect et une extravagance ? Il est facile de répondre à ces accusations. Saint Benoît et l'abbé de Rancé lui-même justifient dom Augustin. Saint Benoît déclare, dans son dernier chapitre, que toute la perfection n'est pas renfermée dans sa règle ; il exhorte ses disciples à faire plus qu'il ne leur prescrit, et les Cisterciens s'autorisèrent de ces paroles pour s'imposer la pratique de ses conseils comme d'autant de préceptes. A combien plus forte raison n'est-il pas permis de faire plus que l'abbé de Rancé, dont la réforme est restée en deçà de la règle de saint Benoît ? L'abbé de Rancé, à son tour, loin de se donner pour le législateur accompli de l'ordre monastique, a gémi toute sa vie de l'insuffisance de ses efforts. Qu'on relise son histoire, qu'on médite ses ouvrages, on le trouvera aux pieds des anciens solitaires, humblement prosterné devant des vertus qu'il voudrait faire refleurir dans son monastère, enviant le zèle des siècles passés, accusant la lâcheté de son temps ; on le verra harcelé par les clameurs de ses ennemis, par la bienveillance importune de ses amis, se débattre entre la nécessité de les ménager et le désir de ressembler à ses pères, et ne borner sa réforme que malgré lui pour ne pas la compromettre auprès des puissants qui pouvaient d'un mot l'anéantir. S'il eût vécu dans des circonstances plus heureuses, libre, par droit d'exil et d'isolement, libre de l'opposition menaçante des relâchés, de la protection et de la surveillance royale, des craintes de catholiques tièdes, des convenances d'une société superbe, avec quelle ardeur et quelle joie il eût repris dans toute son étendue l'observance primitive, les longs travaux, les longs jeûnes, toutes les mortifications du jour et de la nuit. Dom Augustin le disait avec assurance : il faut faire dès à présent ce que ferait M. de Rancé s'il vivait parmi nous ; et nous, nous ne craignons pas de l'affirmer, l'abbé de Rancé à la Val-Sainte eût fait plus que dom Augustin : c'est la méditation de ses écrits qui a formé en nous cette conviction. A Dieu ne plaise que nous prétendions juger et condamner personne. De nos jours, plusieurs maisons de l'ordre ont repris les règlements de l'abbé de Rancé, et le souverain pontife les a autorisées. Ce n'est pas à nous, pauvre chrétien du inonde, esclave du relâchement moderne, plus prompt à admirer la vertu que constant à l'imiter, ce n'est pas à nous de nous faire l'accusateur de ces hommes dont les austérités, malgré quelques adoucissements, épouvantent encore notre lâcheté. Nous ne voulons que constater le droit de ceux qui ont embrassé et conservé un genre de vie plus rigoureux. L'esprit souffle où il veut : Spiritus ubi vult spirat. Il y a plusieurs degrés dans la pénitence, comme il y a plusieurs demeures dans la maison du père céleste : qui prétendra arrêter l'élan des âmes que Dieu appelle au premier degré ? Enfin une troisième autorité pouvait être invoquée par les pénitents de la Val-Sainte : c'était celle du dernier abbé de Clairvaux. Moins imposante que l'exemple de saint Benoît et de Rancé, elle empruntait cependant une gravité respectable de l'état présent des institutions monastiques. En autorisant dom Augustin et ses frères à se réfugier en Suisse, en remettant entre leurs mains l'avenir de l'ordre de Cîteaux, Louis-Marie Rocourt les avait exhortés à retracer par leur ferveur et l'austérité de leur vie toutes les vertus de leur saint fondateur. Les Trappistes recueillirent cette exhortation comme le dernier vœu d'un père mourant, et s'en imposèrent l'exécution fidèle comme une garantie des bénédictions de Dieu.

Nous reconnaissons volontiers que la réforme de la Val-Sainte excéda sur plusieurs points les bornes de la prudence ordinaire et des constitutions primitives. Plusieurs de ces nouveaux règlements ont dû être modifiés plus tard après les leçons de l'expérience. Mais qu'il est facile encore d'excuser ce pieux excès ! Plus le monde élargit ses voies, plus le chrétien resserre les siennes ; plus l'apostat outrage la majesté divine par ses blasphèmes, plus le fidèle redouble de ferveur pour consoler le cœur de Dieu ; plus le criminel provoque la justice, plus le pénitent sollicite la miséricorde par ses expiations volontaires. Seigneur, s'écriait David, voici le temps d'agir : ils ont dissipé votre loi ; c'est pourquoi j'ai chéri vos commandements par-dessus l'or et la topaze. Le triomphe des athées fut pour les Trappistes le signal d'une réparation égale à l'énormité des offenses. Ils voyaient la religion périr à côté d'eux, dans leur patrie, Dieu chassé de ses temples, la raison humaine assise sur le tabernacle de la sagesse éternelle, et le plus auguste des mystères livré aux animaux immondes. Le tremblement les prit pour les prévaricateurs, qui n'y pensaient pas. Ils se ressouvinrent que dix justes auraient sauvé une ville infâme. Aux débordements de l'iniquité, ils voulurent opposer l'abondance de leur justice, et parce que le monde se perdait par le délire de la licence, ils essayèrent de le sauver par la folie de la mortification : Tempas faciendi, Domine, dissipaverunt legem tuam ; ideo dilexi mandata tua.

Le 15 juillet 1791, veille de la fête de saint Etienne, les religieux méditaient la vie de ce généreux confesseur, les privations qu'il s'était imposées, les douleurs qu'il avait subies, pour établir dans Cîteaux l'observation exacte de la règle de saint Benoît. Cette oraison leur inspira la pensée de travailler à se rendre dignes d'un si beau modèle par l'imitation de ses œuvres ; ils la communiquèrent à leur supérieur, en le priant de concourir à l'exécution. Dom Augustin en bénit Dieu, et traça aussitôt les exercices de piété qui devaient servir de préliminaires à l'entreprise. On chanta une grand'messe du Saint-Esprit, à laquelle assistèrent les frères convers aussi bien que les religieux de chœur. On exposa au Chapitre, sur un autel, le Saint Évangile, et un peu au-dessous la Sainte Règle, afin qu'on se prosternât en entrant devant ces deux livres, dont le premier renferme la parole de Dieu, et l'autre révèle aux moines sa volonté par l'organe du saint patriarche de l'ordre. Chacun dut relire la règle en particulier pendant plusieurs jours, en méditer les chapitres, noter les points qui n'étaient pas observés ou qui ne l'étaient qu'imparfaitement, et implorer les lumières divines pour connaître ce qu'il était opportun de proposer ; après quoi la communauté assemblée capitulairement adopterait à la pluralité des voix les propositions qui paraîtraient les plus convenables aux hommes et aux choses du temps.

L'ouverture des Chapitres, pour l'établissement de la nouvelle réforme, se fit le 19 juillet. Le révérend Père régla d'abord l'ordre dans lequel on procéderait à chaque réunion. La séance devait commencer par la lecture d'un chapitre de la règle de saint Benoît ; après cette lecture, on se mettrait à genoux, pendant le temps d'un Miserere, pour invoquer l'assistance du Saint-Esprit ; enfin chacun donnerait son avis, le plus jeune commençant, afin que la communauté, décidât ce qui pourrait rendre l'observation de la règle plus littérale, ou du moins plus exacte. A la première séance, on lut le prologue de saint Benoît : aux invitations si pressantes qu'il renferme, tous répondirent qu'ils désiraient pratiquer la règle de leur saint père à la lettre, selon que les religieux de Cîteaux l'avaient observée dans les heureux temps de saint Bernard ; qu'ils reconnaissaient avec gémissement combien ils étaient éloignés de la perfection qu'exige saint Benoît de ses enfants, mais qu'ils allaient travailler tout de nouveau à mériter un si noble titre. Pour leur en donner les moyens, le révérend Père leur proposa de faire tous les ans, vers la fête de la Purification, une retraite de dix jours, destinée à les renouveler dans l'esprit de leur état, et à les mettre dans les dispositions où ils voudraient être à l'heure de la mort. Mais comme il ne suffisait pas de penser à soi, que tout en s'occupant du salut de son âme il fallait encore s'occuper du bien général, et après avoir ranimé sa propre ferveur, contribuer à rendre le prochain plus fervent, le révérend Père ajoutait qu'à la suite de la retraite il serait bon de faire une neuvaine consacrée spécialement à la conservation de la régularité dans la maison. Ce serait en quelque sorte une visite intérieure, semblable à celles que, dans les congrégations bien organisées, à une époque d'ordre et de paix, les supérieurs majeurs avaient coutume de faire dans les monastères de leur dépendance. Pendant les trois premiers jours, chaque religieux expliquerait, par écrit au supérieur, ce qu'il aurait remarqué pendant le cours de l'année ; les abus qui auraient pu se glisser dans les pratiques, les commencements de relâchement, les mesures à prendre pour supprimer désormais toute cause d'irrégularité. De son côté, le supérieur s'informerait, avec une application nouvelle, de tout ce qui pourrait être repris, corrigé et réformé dans le spirituel et le temporel ; il emploierait les jours suivants à méditer les avis des religieux, et le dernier jour, dans un Chapitre extraordinaire, il règlerait, comme par une carte de visite, le retranchement des abus et les pratiques nécessaires au maintien de l'observance. Toute la communauté applaudit à cette proposition, et le secrétaire l'écrivit comme un règlement définitif.

Le second chapitre de la règle comprend les obligations de l'abbé, et lui ordonne, entre autres choses, de ne distinguer personne dans le monastère, de ne pas aimer les uns plus que les autres, de ne pas préférer les personnes d'une naissance distinguée à celles dont la condition est plus humble, mais d'avoir pour tous ses frères une charité égale. Après cette lecture, les religieux représentèrent à leur supérieur qu'ils avaient toujours souffert avec peine qu'on mît entre eux et les frères convers des différences non-seulement inconnues à saint Benoît, mais encore contraires aux constitutions anciennes de l'ordre. Les frères convers n'étaient-ils pas appelés à une pénitence aussi méritoire ? n'avaient-ils pas, avec une générosité égale, sacrifié leur patrie à leur état ? ne partageaient-ils pas, avec un courage aussi héroïque, toutes les souffrances de la fondation nouvelle ? En conséquence, il fut décidé qu'on garderait avec eux la plus parfaite égalité ; et, sans préjudice de ce qui pourrait être établi dans la suite, on statua immédiatement qu'ils se joindraient aux religieux de chœur pour leurs lectures, tant au Chapitre que sous les cloîtres, afin que tout se fît en commun entre les enfants du même père. Dom Augustin, de son côté, voulut s'appliquer les prescriptions de saint Benoît. L'abbé, dit le législateur, doit instruire ses disciples en deux manières : leur apprendre à pratiquer les choses bonnes et saintes par ses actions encore plus que par ses paroles. Le supérieur de la Val-Sainte voulut pratiquer étroitement l'humilité et le détachement pour les mieux enseigner à ses disciples. Il déclara donc qu'il n'aurait aucune autre distinction que celles qui étaient inséparablement attachées à sa place ; point de calice, point d'ornements à son usage, aucuns meubles ni outils particuliers. Les us de l'ordre permettaient au supérieur de s'asseoir au chœur pendant que la communauté est debout ; dom Augustin supprima cette facilité. Les mêmes us lui permettaient de se faire éclairer et conduire par un frère convers, au sortir de l'office de la nuit ; dom Augustin rejeta cet honneur aristocratique, et cette marque de déférence qui pouvait être une tentation d'orgueil. Qu'elle est belle cette émulation du supérieur et des religieux, se disputant, pour ainsi dire, la dernière place ! Quel digne commencement d'une vie de sacrifice ! La réforme de la Val-Sainte se fondait sur les deux bases les plus solides, la charité fraternelle et l'humilité de tous.

Les autres chapitres de la règle furent lus successivement, examinés avec une exactitude scrupuleuse, rapprochés du rituel et des us de l'ordre de Cîteaux, des constitutions de l'abbé de Rancé, enfin de la liberté réelle que la révolution française rendait, sans le savoir ni le vouloir, aux vrais enfants de saint Benoît. Nous ne prétendons pas ici, dans un livre destiné principalement aux hommes du monde, donner même une analyse complète des règlements que dom Augustin a réunis en deux gros volumes. Certains détails intérieurs de cérémonies, d'administration, d'arrangements domestiques, pourraient fatiguer nos lecteurs par leur étendue. Nous nous arrêterons aux points principaux, aux usages les plus appareils, qui constituent pour les séculiers la vie religieuse, et ce qu'on pourrait appeler la pénitence extérieure, nous attachant surtout à relever les pratiques primitives que l'abbé de Rancé n'avait pu reprendre, et que les Trappistes de la Val-Sainte remirent en honneur, et les pratiques nouvelles qu'un zèle trop généreux leur inspira au-delà des austérités de saint Benoît.

En suivant l'ordre des chapitres de la règle, nous parlerons d'abord de la loi du silence. Certes, on l'observait bien à la Trappe depuis l'abbé de Rancé ; mais la liberté de parler au supérieur sembla devoir être restreinte pour ne pas dégénérer en abus ou en importunité. On décida que désormais nul ne parlerait au supérieur sans lui en demander la permission par un signe, l'apposition d'un doigt sur les lèvres ; que si le supérieur jugeait à propos d'accorder cette permission, il dirait Benedicite, et que l'inférieur répondrait Dominus avant d'exposer ce qu'il avait à dire. On ajouta que les supérieurs subalternes ne parleraient pas à deux religieux à-la-fois sans une extrême nécessité, et que quand un simple religieux aurait quelque chose à dire à un autre, il le lui ferait communiquer par un supérieur.

Le chapitre viii place le lever à la huitième heure pendant , c'est-à-dire à deux heures du matin ; pendant l'été, à l'heure convenable pour que l'office de laudes, qui suit les matines, puisse commencer au point du jour. Le chapitre xi le place un peu plus tôt pour les dimanches. L'abbé de Rancé avait fixé le lever des jours ordinaires à deux heures du matin, à une heure pour les dimanches et certaines fêtes, à minuit pour quelques fêtes solennelles ; et le coucher à sept heures du soir en hiver, à huit heures en été ; ce qui donne en tout temps sept heures de sommeil ; parce que, si en été on se couche plus tard qu'en hiver, la méridienne, dans cette saison, rend sur le jour le repos qui a été retranché sur la nuit. Les Trappistes de la Val-Sainte dépassèrent sur ce point l'abbé de Rancé et même saint Benoît. Ils se retranchèrent une partie du sommeil nécessaire. Ils fixèrent le lever ordinaire à une heure et demie du matin, ou même quelques minutes plus tôt, afin que l'office nocturne commençât exactement à une heure et demie ; ils multiplièrent les jours auxquels on se lèverait à une heure, ajoutant aux dimanches les fêtes de garde et les fêtes de douze leçons, qui sont nombreuses : il est vrai que dans ce dernier cas, mais dans l'été seulement, ils allongeaient un peu la méridienne. Ils fixèrent à minuit et demi le lever des fêtes de sermon mineur ; ils laissèrent à minuit celui des grandes fêtes. Il ne nous appartient pas de porter aucun blâme sur ces héros de la pénitence ; cependant l'impartialité de l'histoire nous oblige de dire, que de toutes les mortifications qu'ils s'imposèrent, la diminution du sommeil était peut-être.la plus pénible, et celle qui devait le moins résister à l'épreuve de l'application.

Le chapitre XXII traite du dortoir. Saint Benoît ordonne que tous les frères couchent dans le même lieu, s'il est possible. Le relâchement avait introduit l'usage des cellules particulières. L'abbé de Rancé ne retrancha pas cet abus, mais à la fin de sa vie il reconnut l'utilité du dortoir commun. Si on me demande, dit-il dans son explication de la règle, pourquoi je n'ai pas repris une pratique que j'approuve et que je tiens si utile, je répondrai sincèrement qu'elle ne m'a été connue que fort tard, et que, ayant déjà reçu un grand nombre de religieux, je n'ai pu me résoudre à faire des changements qui auraient troublé tout l'ordre du monastère pendant le temps qu'il aurait fallu donner pour détruire les cellules que j'avais fait construire et disposer les lieux suivant la forme ancienne ; mais je n'ai pas manqué de reprendre l'ancien usage dans le dortoir que nous avons fait bâtir pour nos frères convers. En présence d'une autorité si grave, les Trappistes de la Val-Sainte n'hésitèrent pas à reprendre les dispositions anciennes. Leur respect pour l'abbé de Rancé s'accordait trop bien avec la lettre de la règle. Ils statuèrent que les religieux coucheraient tous dans un dortoir commun, les lits n'étant cachés que par des rideaux de la toile la plus grossière, et qu'on éviterait avec soin ce qui pourrait donner à ces lits l'apparence d'alcôves.

Pour en finir sur ce sujet, nous placerons ici un détail qui n'appartient qu'au chapitre IX. Le législateur dit : Les lits auront pour toute garniture une paillasse piquée, un drap, une couverture de laine et un chevet. Les Trappistes de la Val-Sainte crurent devoir dépasser ses prescriptions. Ils le firent pour compenser certaines pénitences qu'ils ne pouvaient rétablir. Ils statuèrent que, hors le cas de maladie, on coucherait toujours sur de simples planches ; que toute la garniture du lit consisterait en un drap de serge non redoublé, et destiné à empêcher que le frottement du bois n'usât trop les habits ; en une couverture de laine et des couvertures piquées. Ces couvertures seront faites avec de la mousse, s'il y en a dans le pays, et de la grosse toile d'étoupes qui n'ait point été blanchie, ou quelque autre chose d'aussi vil et aussi commun. C'est la pauvreté, ajoutent-ils, qui nous a fait prendre cet usage ; l'expérience nous a fait voir que cela est très suffisant, et l'esprit de pauvreté nous dit à présent que, puisque cela suffit, nous ne devons rien chercher de plus.

Les chapitres XXXIX, XL, et XLI traitent de la nourriture et des jeûnes. Nous l'avons déjà expliqué au début de cet ouvrage, Saint Benoît permet aux moines deux repas par jour, depuis Pâques jusqu'aux ides de septembre, le premier à la sixième heure — heure de midi —, le second le soir ; un seul repas, à partir des ides de septembre jusqu'au carême, à la neuvième heure — de deux à trois heures de l'après-midi — ; dans le carême, cet unique repas est reculé jusqu'au soir, après vêpres, pourvu qu'il ait lieu avant la nuit. L'abbé de Rancé essaya de rétablir ces jeûnes dans toute leur rigueur ; mais les difficultés que nous avons rapportées ailleurs (v. t. I, ch. VI) l'effrayèrent ; il plaça le dîner entre dix et onze heures du matin pour les jours de deux repas, à midi pour les jours de jeûne d'ordre, à midi et demi pour les jours de jeûne d'Eglise ; et dans les jours de jeûne, il accorda une collation qui différait du souper par la nature des mets. Les religieux de la Val-Sainte reprirent les heures de saint Benoît, rétablirent tous les jeûnes prescrits par lui, et supprimèrent la collation. Il leur suffit de savoir que le législateur avait trouvé cette pratique possible, et que le réformateur avait regretté que la lâcheté de son temps s'opposât au rétablissement complet de la règle.

Saint Benoît accorde par jour une livre de pain qui se partage entre les deux repas, aux jours de deux repas ; et il ajoute, dans cette prévoyance admirable à laquelle rien n'échappe : S'il se trouvait que les frères eussent été appliqués à de grands travaux, il sera au pouvoir du supérieur d'y ajouter quelque chose s'il le juge nécessaire. Il accorde enfin deux portions cuites au dîner, et comme surcroît quelques fruits ou légumes nouveaux. Plus tard, les us de l'ordre de Cîteaux réglèrent que si la livre de pain ne suffisait pas à quelques religieux, on y ajouterait une portion de pain plus grossier. En présence de ces lois anciennes, les Trappistes de la Val-Sainte statuèrent qu'en considération de l'air vif et du climat froid de leur nouveau pays, on pourrait en tout temps ajouter à la livre de pain, selon les divers besoins, une portion de pain d'indulgence, mais que ce pain serait composé de la plus mauvaise farine, ou au moins de la seconde, à laquelle seraient mêlées, dans la proportion de trois mesures sur douze, des pommes de terre ou du son. Ils statuèrent encore que, lorsque le travail aurait été plus long ou plus pénible que de coutume, le supérieur, s'il le jugeait à propos, pourrait faire augmenter le repas de quelque chose. Du reste, cette augmentation ne consisterait qu'à donner plus de pain, ou des portions plus grosses, mais jamais une portion nouvelle. La manière dont ce statut fut fait est trop remarquable pour n'être pas expliquée. Dans les commencements de la Val-Sainte, les travaux étaient considérables ; ils durèrent quelquefois quatorze heures. Un jour, le révérend Père, par esprit de discrétion voulut ajouter au repas ordinaire un peu de fromage, mais le zèle de tous les religieux pour la régularité et la mortification s'alarma de cette petite condescendance, et quoiqu'ils fussent très touchés de l'indulgence et de la compassion que leur supérieur leur témoignait en cela, ils se réunirent pour le prier de ne jamais en user ainsi, mais de se contenter de faire donner des portions plus fortes quand cela lui paraîtrait nécessaire. Le R. Père acquiesça à leur désir, et, sans excuser son action, se rendit à leur avis, reconnaissant que ce qu'il avait fait pourrait effectivement devenir une cause de relâchement. Puisse-t-on être toujours dans de pareilles dispositions dans tous les monastères de notre réforme.

Il va sans dire que la viande, le poisson, les œufs, le beurre, continuèrent d'être interdits à tous ceux qui étaient en bonne santé ; qu'on proscrivit de nouveau tous les assaisonnements et tous les mets recherchés. On ne fera usage d'aucune sorte de nourriture qu'on soit obligé de faire venir de loin, ou que le pays ne produise pas. Il faut excepter celles qui, quoiqu'elles ne soient pas des productions du pays, y sont cependant à plus bas prix que les productions elles-mêmes, et telles que les pauvres peuvent s'en procurer.

Saint Benoît accorde pour boisson une hémine de vin par jour ; mais il dit expressément qu'il ne l'accorde que par tolérance. Aussi l'abbé de Rancé avait substitué au vin le cidre ou la bière. Les Trappistes de la Val-Sainte poussèrent la réforme plus loin. Ils considérèrent que saint Benoît, en invitant ses disciples à s'abstenir de vin, ne désignait à la place aucune autre liqueur. Ils se rappelèrent que les anciens solitaires avaient établi, et par leurs actes et par leurs paroles, que l'eau convient aux moines. Ils statuèrent en conséquence qu'ils n'auraient pour boisson que de l'eau. Ils laissèrent aux infirmes une boisson plus fortifiante, mais incapable d'enivrer, extraite de fruits sauvages ou secs, du genièvre ou de l'orge.

Le chapitre XLVIIIe traite du travail des mains. On sait que saint Benoît donne au travail sept heures par jour dans l'été et dans le carême, et six pendant l'hiver : c'est le calcul de l'abbé de Rancé lui-même, Nous avons tâché de faire comprendre pourquoi le réformateur réduisit à trois heures par jour le travail ordinaire des religieux de chœur. Les Trappistes de la Val-Sainte ne prétendaient pas continuer en tout temps les travaux extraordinaires que la pauvreté leur avait imposés au début de leur fondation ; aucune force humaine n'aurait pu y suffire. Mais ils voulaient, tout en se modérant beaucoup, se rapprocher de la lettre de la loi, et sans nuire aux autres exercices, rendre au travail une part digne de cette noble pénitence. Depuis saint Benoît, plusieurs offices avaient été ajoutés, avec l'approbation de l'Eglise, à l'office canonial, tels que celui de la sainte Vierge et des Morts et la grand'messe quotidienne, et retranchaient une partie des heures destinées, dans le principe, à d'autres occupations. Que fallait-il sacrifier, des offices ou du travail ? On jugea qu'il valait mieux tout concilier par des concessions mutuelles, laisser aux offices quelques-uns des moments réservés au travail, et rendre au travail quelques moments sur les longues lectures, parce que le travail est une oraison, parce que saint Benoît n'a pas dit : Ils seront véritablement moines quand ils feront de longues lectures ; mais il a dit : Ils seront véritablement moines quand ils vivront du travail de leurs mains, comme nos pères et les apôtres. Cependant les Trappistes de la Val-Sainte ne vinrent pas à bout de rétablir l'usage primitif. Le travail dans leurs règlements ne tient pas autant de place que dans la règle de saint Benoît. Il devait occuper ordinairement un peu moins de six heures en été, quatre heures et demie en hiver, quatre heures pendant le carême. En été, il commençait le matin à cinq heures et demie, et durait jusqu'à huit heures et demie ; dans l'après-midi, il recommençait après none, c'est-à-dire quelques minutes avant deux heures, et durait jusqu'à quatre heures et demie. En hiver, il commençait après tierce, à neuf heures, et durait jusqu'à onze heures et demie ; interrompu par le chant de sexte, il reprenait à midi jusqu'à deux heures ; dans le carême il ne commençait guère qu'à neuf heures et demie. C'est à-peu-près ce qui existe encore aujourd'hui dans les maisons de l'ordre qui ont conservé les traditions de la Val-Sainte.

Le chapitre LVe traite des vêtements. Ici encore on s'efforça d'en revenir à la simplicité du législateur. En conservant tous les autres habits de l'ordre de Cîteaux, on modifia la coule, le vêtement extérieur, l'habit de chœur et de cérémonie. La coule, telle que la portait saint Benoît, est une longue robe flottante, à manches larges, qui tient beaucoup de la toge romaine, et qui a toute la majesté du costume de nos magistrats. Elle n'a qu'une ouverture pour laisser passer la tête, et à cette ouverture est attaché, par derrière, un capuce qui sert à couvrir la tête, ou retombe entre les épaules. Les premiers Cisterciens en changèrent la couleur : elle était noire autrefois ; ils la portèrent blanche en l'honneur de la sainte Vierge ; plus tard, la vanité introduisit un ornement plus glorieux que commode, plus dispendieux qu'élégant, un chaperon qui se portait par-dessus la coule, qui avait par-devant la forme d'un camail, et s'allongeait par derrière en pointe de châle. Si cette recherche était contraire à la simplicité monastique, elle n'était pas moins désagréable aux yeux. Les Trappistes de la Val-Sainte, tout en gardant la couleur blanche, dont saint Etienne et saint Bernard avaient consacré l'usage, supprimèrent le chaperon que ces fondateurs de l'ordre n'avaient pas connu ; et en rejetant une vaine parure pour en donner l'argent aux pauvres, ils rendirent à leur habit sa dignité première.

Les détails que nous venons d'exposer doivent faire comprendre dans quel sentiment fut opérée la réforme de la Val-Sainte. L'esprit de pauvreté y domine : pauvreté dans les habits, dans le dortoir, dans la nourriture, dans l'attachement au travail ; pauvreté surtout dans la crainte de rien posséder en propre : ainsi ils réglèrent que même leurs livres et leurs objets de piété n'appartiendraient à personne en particulier ; que ces livres, que ces objets, aussi bien que les emplois, seraient changés de main tous les ans, à la volonté du supérieur, afin que personne ne pût s'y attacher. Cet esprit les porta encore à rejeter tout ce qui pouvait avoir une apparence de luxe ou de recherche, même dans les cérémonies religieuses et dans l'exercice du culte, où bien souvent le prétexte d'honorer Dieu sert à couvrir la vanité des adorateurs. Chaque frère devait avoir un chapelet et un crucifix : On ne permettra jamais que le laiton qui attache les grains soit argenté, ni que l'on y porte des médailles d'or ou d'argent, ou même aucune qui soit dorée ou argentée... La croix sera faite de bois commun et le Christ de cuivre. A l'église, on imita à la lettre la pauvreté des commencements de Cîteaux. Sur ce point, les règlements de la Val-Sainte peuvent être considérés comme la traduction littérale de l'exorde, du nomasticon, ou des chapitres généraux du premier siècle de l'ordre. Les chasubles ne seront point d'une étoffe de plusieurs couleurs, mais de simple camelot ou de quelque autre étoffe, soit de fil ou de laine, mais non de soie, et encore moins de broderie... On ne se servira pas de chappe pour quelque cérémonie que ce soit, le révérend Père non plus que les autres... Les diacres ne se serviront jamais de tuniques, ni les sous-diacres de dalmatiques, toutes ces choses n'ayant pas été de l'usage de nos pères, et ne s'étant introduites que dans la suite et la décadence des temps. Autant on aura soin d'éviter le luxe et la superfluité dans les ornements, autant en aura-t-on que la netteté et la pauvreté s'y rencontrent, l'une et l'autre étant expressément recommandées par saint Bernard : Paupertas semper, sordes nunquam[1]. Nous lisons plus bas : On n'aura que des encensoirs de cuivre ou dé fer. Les croix seront de bois qu'on pourra peindre. On ne fera aucune dorure dans l'église. Quant aux dorures que nous avons trouvées en arrivant ici, et qu'on ne peut enlever sans dommage, on les conservera, mais on ne les réparera pas, on ne les entretiendra pas, et on n'en fera jamais d'autres. Si le supérieur de cette maison est abbé, sa crosse ne sera jamais ni d'or ni d'argent, mais de bois seulement, sur lequel on pourra mettre un simple vernis pour le conserver ; et encore ce vernis doit-il laisser paraître la couleur naturelle du bois.

C'est la pauvreté qui fait le moine ; c'est elle qui le distingue de tous les autres serviteurs de Dieu ; mais, selon l'interprétation profonde de l'abbé de Rancé, la pauvreté monastique n'est pas seulement le renoncement à la matière, à la propriété temporelle, c'est encore, et surtout, le renoncement au sens propre, à la volonté personnelle, à l'estime de soi, en un mot, l'humilité. Il faut que le moine puisse dire comme David offrant à Dieu les matériaux du temple : Seigneur, mon Dieu, dans la simplicité de mon cœur, je vous ai tout offert avec joie : In simplicitate cordis mei lœtus obtuli universa. Les réformateurs de la Val-Sainte s'imposèrent à un degré éminent cette simplicité de cœur et ce détachement d'eux-mêmes. Toutes les fois que le nom ou la pensée de l'humilité se présenta, dans le cours de leurs délibérations capitulaires, ils s'empressèrent de l'accueillir et de solliciter quelque règlement capable de rendre plus fréquente, plus complète, la pratique de cette vertu. Dès la lecture du second chapitre de saint Benoît, ils se plaignirent de n'être pas assez exercés, ni assez repris de leurs défauts, d'être conduits, au contraire, avec trop de douceur. Ils prièrent instamment le révérend Père de les avertir sans ménagement de leurs moindres fautes, de les humilier et de leur imposer des pénitences de toute espèce, de ne les épargner en aucune manière, persuadés que rien n'était plus capable de maintenir la régularité de la maison, et de les faire avancer dans la vertu. Au chapitre Ve de Obedientia, ils reconnurent qu'ils n'avaient jamais été de vrais obéissants ; plusieurs se prosternèrent pour s'en accuser plus ouvertement. Ils prièrent encore ici le révérend Père de les exercer à l'obéissance par toutes sortes d'épreuves, et s'engagèrent spontanément à obéir au moindre signe, afin d'alléger un peu le poids de la supériorité, déjà si grand par lui-même, et que la résistance des inférieurs rend insupportable. Au chapitre VIIe de Humilitate, ils prièrent le supérieur de varier les pénitences, dans la crainte que l'habitude ne ravît à la mortification de l'orgueil une partie de sa rigueur, de son efficacité et de son mérite. Aux chapitres XXIIIe et suivants, qui traitent de l'Excommunication, ils sollicitèrent, pour les moindres négligences, une réprimande énergique, comme un préservatif contre les fautes graves. Enfin, ils adoptèrent les chapitres XLV et XLVI, pour les observer littéralement. Le premier ordonne à tout religieux qui se trompe dans le chant du chœur d'en faire sur-le-champ une satisfaction publique. Le second prescrit à quiconque a fait une farte, ou perdu quelque chose, dans le travail ou dans tout autre office, de venir immédiatement s'en accuser devant l'abbé et devant la communauté, à moins que ce ne soit une faute secrète et cachée.

On ne peut méconnaître non plus l'esprit de charité ardente qui dirigea les nouveaux réformateurs. Sans revenir ici sur des détails rapportés plus haut, et relatifs à la charité mutuelle des religieux, nous dirons quelques mots de la charité extérieure que les Trappistes témoignaient aux pauvres et aux étrangers ; on y verra que nous avons pu avancer sans exagération qu'ils se sacrifièrent pour l'avantage du prochain, qu'ils se refusèrent le nécessaire pour le donner. Dans l'examen du chap. IVe, à ces mots : pauperes recreare, on statua qu'on procurerait, autant qu'il serait possible, le soulagement des pauvres, qu'on pourvoirait à tous leurs besoins, à leur nourriture, à leur vêtement, à leur sépulture, selon les facultés de la maison ; que pour être en état de le faire avec plus d'abondance, on s'étudierait à pratiquer en tout point la pauvreté volontaire la plus rigoureuse, et qu'on distribuerait en aumônes ce que chacun aurait pu se retrancher à soi-même. Les règlements qui établissent les devoirs du portier et de l'hôtelier semblent n'avoir d'autre objet que l'exercice de la charité ; citons textuellement : Lorsque c'est un pauvre qui se présente, le portier se prosterne aussitôt sur les articles, et quoiqu'il doive adorer Jésus-Christ dans la personne de tous ceux qu'il reçoit, néanmoins, comme Jésus-Christ se trouve d'une manière plus spéciale et plus sensible dans la personne des pauvres, aussi les recevra-t-il avec des témoignages de respect et de joie plus marqués. Pour les aumônes, il se conformera avec la plus grande exactitude aux ordres du supérieur ; et si un pauvre témoignait du mécontentement, parce que l'aumône ne serait pas aussi considérable qu'il désirerait, le portier s'excuserait avec toute sorte d'humilité, sur les ordres qu'il ne lui est pas permis d'enfreindre ; il pourrait même dire un mot sur la pauvreté de la maison, qui ne permet pas de donner davantage ; mais il se gardera bien de faire une espèce de réprimande, ou de rien dire qui puisse contrister son frère. Saint Benoît ordonne que, lorsqu'un hôte se présente, on le reçoive avec une humilité et une politesse égales, qu'on se prosterne devant lui, qu'on lui lave les pieds et qu'on l'embrasse. Le changement des mœurs publiques ne permettait point d'observer à la lettre ces prescriptions. Embrasser un inconnu, lui laver les pieds, ce sont des coutumes patriarcales et primitives, qu'une civilisation hautaine a supprimées, aussi bien que l'hospitalité antique ; les hôtes eux-mêmes auraient trouvé une gêne dans cette déférence. Les Trappistes renoncèrent donc à reprendre ces usages de leur législateur, se réservant toutefois le droit de laver les pieds aux religieux déchaussés ou aux pauvres qui se présenteraient les jambes nues. Ils y substituèrent d'autres prévenances ; toutes les attentions, toute la délicatesse, qu'une charité vigilante et ingénieuse peut inventer. Non-seulement ils assignèrent aux hôtes une nourriture copieuse, bien préparée, quoique maigre, du vin, ou, si la maison ne pouvait en fournir, la boisson des infirmes, plus agréable et plus fortifiante que celle de la communauté, du pain semblable, autant qu'il serait possible, à celui dont les étrangers avaient l'habitude ; mais encore ils ne négligèrent rien pour leur rendre leur séjour agréable, pour leur éviter tout embarras, pour satisfaire leurs désirs autant que l'accomplissement pouvait en être compatible avec la régularité du monastère. L'hôtelier, qui les prenait à leur arrivée, ne les quittait pour ainsi dire qu'à leur départ. Il lui était permis de faire avec eux une conversation modeste, par condescendance, même sur des choses indifférentes, pourvu qu'on en bannît la médisance et les badinages. S'il lui était défendu de rien dire qui pût donner une idée avantageuse de la maison, il pouvait répondre aux questions qui lui étaient adressées sur les pratiques religieuses du monastère. Il mettait à leur disposition tous les meubles utiles, les livres de piété qu'ils demandaient, et jusqu'aux objets nécessaires pour écrire une lettre. Il les accompagnait dans la visite de la maison, les conduisait aux offices, de peur qu'ils ne fussent exposés, faute de guide, à quelque erreur. Au moment de leur départ, il veillait à ce qu'ils n'oubliassent rien, et prévenait même leurs oublis par ses questions. Après quoi il les reconduisait jusqu'à la porte, et leur disait adieu en se prosternant. Une pancarte, appendue aux murs de l'hôtellerie, contenait entre autres avis, cette pieuse déclaration, qui est un mélange de noblesse d'âme et d'humilité charitable : On prévient messieurs les hôtes qu'on ne reçoit rien pour l'hospitalité. Celle qu'on se fait un devoir d'exercer à leur égard nous paraît trop précieuse pour que nous consentions à en vendre le mérite et la récompense. On les prie de croire que c'est avec peine qu'on leur offre une nourriture si simple, mais nos constitutions mettent à cet égard des bornes étroites... Nous avons supposé d'ailleurs que ceux qui viendraient visiter notre maison n'y seraient conduits que par l'esprit de piété, et qu'il fallait faire en sorte que l'on pût dire de nous ce que le vénérable Bède dit du monastère de Lindisfarne : Les moines de ce temps-là étaient fort amateurs de la pauvreté ; s'ils recevaient des riches quelque somme d'argent, ils la distribuaient incontinent aux pauvres, n'en ayant pas besoin pour traiter les grands du siècle, ni pour leur préparer des appartements magnifiques. Si ceux-ci venaient quelquefois au monastère, c'était pour y faire leur prière, ou pour y entendre la parole de Dieu. Le roi même y venait quelquefois, accompagné de cinq ou six personnes seulement, et après y avoir fait sa prière, il se retirait. Si quelquefois il y mangeait, il se contentait des mets que l'on servait à la communauté.

Enfin, pour résumer en un mot toutes les pensées qui animèrent les réformateurs de la Val-Sainte, nous dirons, qu'ils ne se proposèrent pas d'autre objet que l'accomplissement de la volonté de Dieu. Entièrement morts à eux-mêmes, dégagés de toute volonté propre, ils se mirent en état de tout recevoir, avec une même docilité, de la main du maître auquel ils avaient sacrifié leur patrie, leur repos, leurs affections les plus légitimes. Ils cherchèrent dans l'abnégation absolue le secret de la joie inaltérable, le gage de la résignation dans les souffrances, de la modération dans la prospérité ; ils s'en firent même une devise particulière, signe distinctif de leur réforme, généreux mot de ralliement auquel tous les Trappistes devaient se reconnaître d'un hémisphère à l'autre : la sainte volonté de Dieu.

 

 

 



[1] Fratres una cum abbate Stephano.... confirmaverunt ne retinerent casulas nisi de fustaneo vel lino, sine pallio, auroque et argento. (Ex. Cist.)

Cappas ex toto dimiserunt.... Tunicas ex toto dimiserunt (Ibid.)

Cappas, tunicas vel dalmaticas in domibus nostris minime induant monachi (Nomast.).