LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME SECOND

 

CHAPITRE XII. — Dom Augustin de Lestrange. Translation de la Trappe en Suisse.

 

 

En 1780, un jeune prêtre, âgé de vingt-six ans, se présenta comme postulant à la Trappe. Il se nommait Louis-Henri de Lestrange. Il appartenait à une famille noble du Vivarais, plus distinguée encore par ses services et par sa piété que par la naissance. Son père, officier de la maison du roi sous Louis XV, avait quitté la cour et l'état militaire au moment le plus favorable à son avancement, et il en donnait pour raison que la vie de Versailles et la poursuite des honneurs ne lui paraissaient pas conformes à l'Evangile. Sa mère était fille d'un gentilhomme irlandais exilé pour la foi catholique, et venu en France à la suite de Jacques II ; une heureuse réunion d'avantages extérieurs et de vertus solides, charmant le cœur et l'esprit de son époux, était, après la religion, le gage le plus sacré de leur fidèle tendresse. Louis-Henri fut le quatorzième enfant de ce mariage béni. Consacré, dès le berceau, à la sainte Vierge, il grandit dans la pratique d'une piété douce et ferme, charitable et sans faiblesse, dont il ne rencontrait que des exemples autour de lui. La nécessité de pourvoir à son avenir se fit sentir de bonne heure dans une famille si nombreuse, et l'éloigna de la maison paternelle, mais n'altéra pas la pureté de ses sentiments religieux. Il avait sept ans, lorsqu'un de ses parées, capitaine de vaisseau, témoin des premiers développements de son intelligence, se chargea de son éducation, et promit de le placer avantageusement dans la marine. L'enfant ne discuta pas la proposition que son père avait acceptée ; il ne songea qu'à se rendre digne, par son travail, de la carrière honorable qui lui était promise. Il étudia successivement à Clamecy, auprès de son protecteur, et au collège de Tournon, où il fit ses humanités. L'ardeur de son zèle hâta ses progrès ; il sortit de rhétorique à quinze ans.. Toutefois l'application même lui ayant rendu l'étude agréable et chère, il témoigna le désir de n'en être pas si vite séparé, et il obtint la permission de suivre le cours de philosophie au séminaire de Saint-Irénée à Lyon.

Cette communauté, dirigée par les Sulpiciens, était le rendez-vous d'un grand nombre de jeunes gens distingués. Les maîtres qui la dirigeaient, sincèrement dévoués à leurs fonctions, tout en donnant à leurs élèves le complément de l'instruction classique, leur inspiraient surtout le goût de la piété et l'amour des vertus chrétiennes si rares, dans le monde, à cette époque. Louis-Henri suivit le cours de philosophie avec une exactitude qui lui mérita les témoignages les plus flatteurs, et dont il recueillit le fruit dans le succès avec lequel il soutint sa thèse. Mais en même temps il commença de réfléchir librement sur l'état que sa famille lui destinait. Il demanda une vocation à Dieu même ; il écouta la voix de son cœur, et il crut reconnaître qu'il était appelé à servir sa patrie et l'humanité dans une autre condition que celle des armes ; qu'au lieu du commandement militaire, il devait embrasser l'obéissance évangélique ; au lieu de l'art de détruire les hommes, apprendre celui de soulager leurs misères ; au lieu de la gloire qui enfle, rechercher les joies innocentes du dévouement obscur et du sacrifice méconnu. Il renonça donc à la marine pour le sacerdoce. Ses pieux pareils, contrariés dans leur premier projet, se gardèrent bien cependant de mettre obstacle à sa détermination ; ils savaient qu'il ne leur appartenait pas de lui imposer un état pour eux-mêmes, pour leur satisfaction personnelle, et ils ne craignaient pas que le fils fût perdu pour le père et la mère, parce qu'il se donnerait à Dieu. Certes, s'il pouvait être question de gloire dans un si grave sujet, nous dirions que la famille de Lestrange en a plus retiré de la vocation modeste de cet enfant que de tous les autres genres de mérite qui avaient jusque-là honoré son nom.

Après avoir reçu la tonsure des mains de Monseigneur de Pompignan, archevêque de Vienne, Louis-Henri vint étudier la théologie au séminaire de Saint-Sulpice à Paris (1771). Il y mérita, par ses vertus aimables, le surnom de petit saint. La vivacité de son zèle, qui a été pendant toute sa vie le signe sensible de la vivacité de sa foi, se fit bientôt connaître au petit catéchisme dont il fut chargé conjointement avec l'abbé de la Myre, depuis évêque du Mans. Ses ennemis, car il en a encore parmi ceux qui ne l'ont pas connu, aiment à répéter qu'il eut, dans ce ministère préparatoire, plus de bonne volonté que de succès. Pour déprécier les grandes œuvres dont il fut plus tard l'instrument,- ils affectent de dire qu'il parlait mal à vingt ans, que ses instructions étaient faibles, et que malgré tous ses efforts il ne put jamais acquérir le talent de la parole. Laissant aux esprits jaloux cette petite consolation, nous réservons pour une autre époque de sa vie le témoignage contraire de ceux qu'il a aimés, qu'il a formés à la vertu, et pour lesquels il s'est dévoué jusqu'à la prison et au danger de mort. Admis successivement à tous les ordres, il fut prêtre à vingt-quatre ans (1778), et aussitôt il prit place parmi les ecclésiastiques qui desservaient la vaste paroisse de Saint-Sulpice. Nous ne savons s'il y brilla dans la chaire, mais son activité tout apostolique et ses bonnes œuvres retentirent au dehors et au loin. De grands honneurs ne tardèrent pas à en être le prix. Comme il avait été obligé de revenir dans sa famille, l'archevêque de Vienne le vit, et reconnut que sa réputation n'était pas exagérée ; pour acquérir à son diocèse un sujet aussi précieux, il le nomma son grand-vicaire. L'humble prêtre voulut en vain décliner une distinction si dangereuse, l'obéissance ne lui permit pas de résister à un ordre formel de son supérieur légitime. Déjà il se résignait à ses nouvelles fonctions et se préparait à les remplir dignement, lorsque l'archevêque le demanda et l'obtint pour coadjuteur.

L'abbé de Lestrange, dès son entrée dans l'état ecclésiastique, avait conçu le projet de finir ses jours à la Trappe, mais seulement après avoir servi l'Eglise dans les fonctions pastorales. Il plaisait à cette âme généreuse de consacrer au salut du prochain sa jeunesse, ses forces, toutes les ressources de l'activité et de la ferveur, et de ne se reposer que dans la mortification. Ce plan fut dérangé par la bienveillance même de l'archevêque de Vienne. Loin de prendre pour une marque de l'approbation divine les honneurs prématurés qui s'offraient d'eux-mêmes à lui, le jeune abbé n'y reconnut qu'un avertissement des dangers que lui réservait, au milieu du siècle, l'exercice du ministère. L'épiscopat lui apparut avec cette responsabilité terrible qui faisait couler les larmes des Ambroise et des Innocent III. Il se crut trop faible pour la charge de tant d'âmes dont il devait être le père, le pasteur et le modèle. Il prit la résolution de fuir. Il ne savait pas qu'une responsabilité plus laborieuse l'attendait dans la solitude. Mais c'était ici le dessein de Dieu de ne pas enchaîner à un seul diocèse l'homme qui devait sauver et réparer l'ordre monastique par toute l'Eglise. Comme il n'y a pas d'autorité qui puisse empêcher le chrétien de passer à un état plus parfait, l'abbé de Lestrange ne désobéissait à personne en échangeant le titre de coadjuteur pour le froc de la Trappe. Il part à l'improviste (1780). Ni les regrets de son archevêque, ni les instances des directeurs du séminaire de Lyon, ni la sensibilité de son affection filiale ne peuvent ralentir sa course. Il a hâte de s'engager irrévocablement dans la profession de l'humilité, de la pauvreté et du silence. Il franchit cette porte qui va se refermer sur lui comme une barrière contre les honneurs, les richesses et les orages du monde. Il entre dans l'habitation qu'il a choisie, et où il croit demeurer jusqu'aux siècles des siècles : il demande et il reçoit l'habit du novice, et il court plutôt qu'il ne marche dans la voie de la perfection : on dirait qu'il veut précipiter, par la rapidité de ses progrès dans la vie intérieure, le cours trop lent de l'année qui le sépare de ses vœux solennels. Enfin le moment désiré est venu. Avec une joie sans mélange, avec le sentiment intime du bonheur parfait, il renonce à jamais aux pensées et aux affections terrestres ; et Louis-Henri de Lestrange, coadjuteur de Vienne, n'est plus que Dom Augustin ; nom d'heureux augure qu'il portera désormais exclusivement et qu'il a tant honoré par des œuvres dont la mémoire, victorieuse de l'envie, doit être éternelle.

Dom Augustin était père-maître des novices à la Trappe, lorsque l'Assemblée nationale confisqua les biens ecclésiastiques et retira aux vœux des moines la sanction de la loi civile. Nous avons raconté plus haut comment la crainte, que cette nouvelle avait d'abord répandue à la Trappe, se changea en espérance par l'accord des populations voisines à réclamer le maintien de cette maison régulière. Les religieux aimèrent à. croire qu'un privilège spécial les excepterait de la ruine commune. L'accueil fait à leur pétition par l'assemblée, les délibérations du conseil général de l'Orne, les embarras même de leurs ennemis qui se renvoyaient les uns aux autres l'odieux de la suppression, les entretinrent longtemps dans cette illusion douce et funeste. Dom Augustin, que son emploi mettait de temps en temps en rapport avec les hommes du monde, connaissait mieux l'état des esprits en France. Il avait compris que la révolution convoitait encore moins les biens des religieux qu'elle ne détestait la religion, et que la vertu de la Trappe, loin de lui obtenir grâce, attirerait sur elle la vengeance impitoyable de la haine. Sa famille d'adoption allait être dispersée, ses frères arrachés à leurs devoirs et livrés en proie à la liberté nouvelle ; ses novices surtout, ses novices dont il était le père, plantes jeunes et tendres que son ardeur faisait croître vers le ciel, et qu'un souffle malin pouvait flétrir, allaient être rendus aux influences d'une société sans Dieu, aux entraînements de l'inconstance, de la crainte ou des passions renaissantes, et, à peine nés à la grâce, mourir aux portes de la vie. A cette vue, son cœur s'enflamma d'un saint désir ; un rayon de la lumière divine passa devant ses yeux et lui révéla ce qu'il fallait entreprendre pour conserver à ses fières leur état, et à l'Eglise l'ordre de Cîteaux. Convaincu qu'il n'y avait pas de salut en France pour la Trappe, il conçut le projet de la transporter sur la terre étrangère, et de chercher courageusement dans l'exil la liberté refusée par la patrie. Contredit, niais reconnaissant dans la contradiction même le signe de la volonté divine, repoussé par les hommes, mais soutenu par Dieu, il ne se lassa pas de prier, d'agir, d'attendre, et sa patience calme et persévérante triompha de l'agitation éphémère et de la résistance de ses ennemis.

Ses premiers contradicteurs furent ses supérieurs, ses frères même qu'il voulait sauver. Dieu permet quelquefois que les hommes de bien s'opposent au bien, afin que les hommes ne puissent rien réclamer dans le succès des entreprises qui viennent de lui, et que sa main y paraisse seule. Dom Augustin, loin d'imposer son avis à la communauté, proposa modestement son projet à l'examen du prieur, puisque l'abbaye était vacante depuis quelques jours, et des religieux. Mais ou lui répondit qu'il fallait adorer la main de Dieu, s'humilier et s'anéantir sous le châtiment, au lieu de préparer de nouvelles fondations. On lui répondit encore que la Trappe serait conservée, et que, loin de songer à fuir, elle ne devait songer qu'à justifier sur la terre de France l'exception qu'elle allait obtenir. Cette sécurité funeste doit être regardée comme la cause principale des difficultés qui suivirent. Toujours convaincu de la vanité de ces espérances, le maitre des novices pensa que la difficulté de l'exécution était peut-être le motif réel, quoique non avoué, du refus de ses adversaires. Il crut qu'il renverserait bien des obstacles s'il pouvait leur présenter quelque moyen et quelque assurance de succès. Il s'adressa en conséquence à plusieurs personnes dont la protection pouvait lui obtenir un établissement hors de France. Mais derrière lui ses adversaires écrivirent à ces mêmes personnes pour les prier de répondre défavorablement. Un seigneur de Brabant avait de lui-même sollicité dom Augustin de choisir son pays pour retraite ; quand dom Augustin le pria de procurer l'asile qu'il avait promis, ce seigneur prévenu répondit que l'occasion était manquée et qu'il n'y fallait plus penser. L'empereur d'Allemagne aurait pu ouvrir aux fugitifs sa forêt des Ardennes, par l'intercession de la reine de France, sa sœur. Une dame de la cour, sur la demande de dom Augustin, promit de s'employer auprès de la reine, et d'abord elle montra un grand zèle, puis, prévenue à son tour, elle répondit que le moment n'était pas bien choisi, et qu'il faudrait longtemps attendre. Cependant la Providence ne cessait d'encourager les desseins de dom Augustin par des marques irrécusables. Ses novices, et dix-neuf religieux dont il dirigeait la conscience, ne mettant d'espoir qu'en lui, étaient déterminés à ne se séparer jamais, et à ne pas rentrer dans le monde. De nouveaux postulants arrivaient au monastère, malgré la défense de l'Assemblée constituante, demandant qu'on les retirât d'un siècle pervers, qu'on leur ouvrît les portes du salut. Il s'en présenta trois en un seul jour, dont un, habitant des côtes d'Afrique, écrivait d'Alger pour solliciter son admission. Était-il possible de ne pas comprendre que Dieu conservait à la Trappe une bénédiction particulière ? Était-il permis de laisser périr par la négligence une institution si évidemment agréable à Dieu ! Dom Augustin s'empressa donc d'écrire au souverain pontife Pie VI pour lui communiquer ces détails, lui exposer son projet de transporter la Trappe dans une autre contrée, demander l'approbation apostolique et' les privilèges nécessaires à l'administration spirituelle de la colonie. Il adressa sa lettre à l'archevêque de Damas, coadjuteur d'Alby, neveu du cardinal de Bernis qui était ministre du roi de France à Rome ; mais derrière lui on écrivit à cet archevêque pour le prier de retenir cette pièce, et de ne pas la transmettre au Saint-Siège. Que d'oppositions bizarres ! Un autre se serait découragé, pour lui il n'était encore qu'au début de quarante années de combats.

Une de ses lettres avait échappé à la surveillance. Comme elle était adressée à un visiteur de Carmélites fort embarrassé lui-même des pauvres religieuses qu'il avait à conduire et à sauver, on ne soupçonna pas qu'elle contînt quelque chose du projet de translation ; on ne redoutait pas la protection d'un persécuté. Cette lettre pourtant devait avoir un grand résultat. Le visiteur invoqué écrivit à l'archevêque de Besançon, celui-ci à l'évêque de Lausanne ; l'évêque consulta le gouvernement du canton de Fribourg, et répondit qu'il ne serait pas impossible aux Trappistes d'être accueillis en Suisse, mais qu'il fallait qu'un d'entre eux vint en faire la demande au suprême sénat. Dom Augustin avait déjà reçu cette nouvelle consolante et commençait à respirer en levant les yeux vers les montagnes, lorsque sur un ordre de l'abbé de Clairvaux, supérieur majeur, il fut déposé de sa charge de père-maître. Cette disgrâce, sollicitée par ses adversaires, devait lui ôter toute occasion d'écrire dans le monde, et le droit de parler aux religieux. Plusieurs de ceux qui lui étaient dévoués, comprenant la portée de ce changement en parurent sensiblement affectés. Il s'en aperçut, et pour les rassurer il leur dit en plein chapitre : Soyez tranquilles, mes frères, si ce dessein est de Dieu, il saura bien le faire réussir, et s'il n'est pas de lui, vous ne devez pas avoir le moindre désir qu'il s'accomplisse ; vous devez au contraire prier Dieu qu'il demeure sans succès. Et il était vrai que cette disgrâce, au lieu de nuire selon l'apparence humaine, devait servir au salut de la Trappe. Dom Augustin, après la réponse de l'évêque de Lausanne, avait hésité à quitter ses novices ; il avait songé à envoyer à sa place, auprès du sénat de Fribourg, quelque ami qui eût certainement échoué dans cette démarche. En lui retirant par autorité la conduite de ceux qu'il ne voulait pas remettre de lui-même en d'autres mains, l'abbé de Clairvaux déchargeait sa conscience et lui rendait sa liberté.

Il ne tarda pas d'en faire usage. Les espérances, sur lesquelles s'étaient reposés les adversaires de dom Augustin, s'évanouirent en un instant. Après un an d'indécision, l'Assemblée constituante décida, par un décret spécial, qu'il n'y avait pas lieu de faire exception en faveur de la Trappe. Les prévisions du maître des novices destitué, trop bien justifiées par ce lamentable résultat, rendirent quelque considération à ses projets. Averti par le prieur de la décision suprême des nouveaux maîtres de la France, dom Augustin saisit le moment pour lui représenter qu'il n'y avait plus de ressource qu'en pays étranger, qu'il serait possible de former en Suisse un nouvel établissement ou se réfugieraient les religieux fidèles à leur état, qu'il suffirait pour cela d'une requête signée de quelques uns d'entre eux et présentée aux souverains du pays, que cette requête préparée depuis quelque temps n'attendait que les signatures. Il demandait en même temps la permission de faire lui-même le voyage. Le prieur, accablé du coup qui frappait la communauté, contraint de reconnaître l'utilité d'une proposition qu'il avait dédaignée jusqu'alors, donna son consentement et toutes les permissions nécessaires. Dom Augustin ne perdit pas de temps. Dans la crainte que le prieur ne change d'avis par quelque réflexion malheureuse, il va trouver un supérieur subalterne, et le prie de faire venir quelques religieux auxquels il puisse parler devant lui. Il en vient six immédiatement. Dom Augustin leur expose brièvement l'état des affaires, l'horreur de la ruine qui les menace, l'espérance de la prévenir par la fuite, la bienveillance du canton de Fribourg, et leur présentant sa requête il demande leur signature. Tous la donnent à l'instant. On vit par là, selon le rapprochement de dom Augustin lui-même, se renouveler ce qui s'était passé à la fondation de Cîteaux. Ils étaient sept, les moines de Molesme qui sollicitèrent de l'archevêque de Lyon le droit de se retirer dans un désert pour y pratiquer à la lettre la règle de saint Benoît. Ils furent sept aussi, les moines de la Trappe qui, pour sauver et régénérer l'ordre de Cîteaux, obtinrent en ce jour le droit de quitter leur patrie. La requête signée, il fallait encore à dom Augustin une obédience du prieur pour sortir de la maison, et déjà on lui faisait de nouvelles difficultés ; mais il s'était procuré secrètement une lettre favorable de, l'abbé de Cîteaux, il la montra et le prieur ne put résister à la volonté de son général.

Ce n'était là qu'un premier pas. Le voyageur apostolique devait trouver bien d'autres contradictions sur son chemin. Si l'évêque de Séez lui donna une recommandation pour le sénat de Fribourg, ce ne fut qu'après avoir hésité, après avoir écouté et presque admis l'avis contraire. Ses supérieurs n'avaient pu empêcher son départ, mais à peine il était parti qu'ils l'attaquèrent de nouveau par un aveuglement incompréhensible dans de bons religieux. A la Trappe, ils ne craignaient pas de l'accuser de folie, pour s'être mis en route avec sa coule, comme si la conservation de la régularité n'était pas convenable à celui qui prétendait conserver la vie monastique ; ils troublèrent par des imputations de ce genre les profès et les novices qui jusque-là avaient tout espéré de ses efforts. Ils le poursuivirent jusqu'à Paris ou plutôt ils le devancèrent par leurs lettres ; quand dom Augustin arriva dans cette ville, il trouva tout changés les amis dont les conseils l'avaient jusque-là soutenu ; la correspondance active de ses adversaires avait prévalu dans ces esprits sur leurs bonnes dispositions. Réduit à combattre d'anciens partisans, à leur opposer les raisons qu'ils avaient eux-mêmes défendues, il ne parvint pas à leur rendre leur confiance première. On le blâma d'avoir quitté la Trappe ; toutefois on reconnut que, puisque le premier pas était fait, il pouvait poursuivre s'il obtenait l'assentiment de l'abbé de Clairvaux. Mais cet expédient n'était qu'un nouvel embarras ; on lui indiquait pour unique ressource l'obstacle qu'il redoutait le plus. C'était l'abbé de Clairvaux qui l'avait destitué comme un esprit inquiet, turbulent, digne d'être à jamais condamné au silence ; et maintenant on voulait qu'il sollicitât de lui l'approbation d'un projet pour lequel ce supérieur l'avait puni. Néanmoins il se résigna, et ce fut cette confiance en Dieu qui, contre toute prévision, sauva ses affaires.

A peine il était sorti de Paris que ses adversaires les plus ardens y accoururent pour lui signifier l'ordre de retourner à la Trappe. Ne le trouvant plus dans la capitale, ils eurent un moment la pensée de le suivre à Clairvaux, puis, se fiant aux intentions du premier père, ils revinrent sur leurs pas, mais ils conseillèrent à la communauté d'écrire aux membres du sénat de Fribourg, pour désavouer celui qui allait se présenter devant eux au nom de ses frères. Dom Augustin ignorait ces nouvelles menées ; mais rappelé ou désavoué par son supérieur local, il perdait la seule autorisation qu'il pût faire valoir, et courait, à son insu, le risque d'être considéré comme un moine désobéissant, comme un aventurier sans mission. Le premier accueil qu'il reçut à Clairvaux ne lui annonça pas la fin de ses peines ; il ne trouva pas l'abbé : Quel malheur, s'écrie-t-il lui-même dans la relation de ce voyage ; un secrétaire, mal disposé, le reçut rudement et daigna à peine se charger des lettres de recommandation qu'il apportait : un religieux, qui avait la confiance de l'abbé, et qu'il eût voulu intéresser à sa cause, refusa de le voir. Retiré dans une hôtellerie voisine de l'abbaye, il attendit dans l'humiliation et dans la prière la décision de Dieu.

Enfin Dieu couronna la persévérance de son serviteur. L'abbé de Clairvaux revenu, prit connaissance des lettres que dom Augustin avait laissées au secrétaire. Il y en avait de l'archevêque de Damas, des évêques de Clermont et de Langres, de plusieurs autres personnes distinguées par leur piété et leurs talents. Tous s'accordaient à recommander le projet de translation comme glorieux à la religion et à l'ordre monastique. L'abbé fut frappé de ce concert ; il reconnut que l'ancien maître des novices n'avait pas mérité sa malveillance. Il l'appela, le reçut à bras ouverts, le fit dîner à sa table, le compara à saint Bernard, lui remit des reliques considérables de saint Bernard et de saint Malachie, et lui donna une autorisation régulière pour se rendre dans le canton de Fribourg. Il déclarait dans cette pièce qu'il voulait favoriser les pieux desseins de dom de Lestrange, protestait de sa reconnaissance personnelle pour l'évêque de Lausanne, et joignait ses prières à celles de son inférieur auprès des souverains du pays. Cette conversion transporta de joie dom Augustin. Il admira, il adora, dans le ravissement de l'amour, les voies et les conduites de Dieu. Il est bon de lire, à cet endroit de sa relation, comment il célèbre le triomphe de la cause divine sur les vains projets des hommes, comment il s'abaisse lui-même pour laisser à son maître toute la gloire. Cette âme ardente ne peut contenir l'enthousiasme dont elle est agitée ; les actes de foi et d'humilité, les oraisons jaculatoires, les pieuses insultes à l'esprit de ténèbres, se pressent, se heurtent dans son cœur et sur ses lèvres, et débordent sur son récit brûlant.

Dès ce moment, le voyage de dom Augustin fut heureux. Il voulut visiter à Cîteaux son général. Il en reçut un accueil bienveillant, et une lettre pour l'évêque de Lausanne. De là, il prit la route de la Suisse, et gagna en peu de temps Fribourg. L'évêque qui résidait dans cette ville, le fit conduire par son secrétaire chez les avoyers et les principaux conseillers d'Etat, afin qu'il pût leur mettre d'avance, sous les yeux, la requête qu'il devait présenter au sénat suprême, leur expliquer nettement l'affaire sur laquelle ils auraient à délibérer, et s'assurer leur protection pour réussir. Cette requête est trop importante dans l'histoire de la seconde fondation de la Trappe, pour que nous ne la reproduisions pas ici :

Souverains seigneurs,

Dans les tristes et malheureuses circonstances out nous nous trouvons, puisque après avoir vu détruire notre. saint état, nous sommes menacés de perdre même notre sainte religion, nous avons cru ne pouvoir mieux faire que d'avoir recours à ceux qui ont montré autrefois, dans leurs ancêtres, et qui font paraître encore à présent, par eux-mêmes, tant de désir, tant de zèle, tant de constance, pour demeurer fermes dans la vraie foi, quoique environnés de personnes qui ne le sont pas, et qui s'égarent malheureusement de la véritable et unique voie du salut. Oh ! souverains seigneurs, quels services n'ont pas rendus à vos pères et à vous-mêmes ceux qui leur ont tendu la main, lorsque l'hérésie voulait infecter votre canton, et les ont aidés à vous transmettre, pur et sans tache, le précieux trésor de votre sainte religion. Quelle reconnaissance n'en devez-vous pas témoigner à Dieu, qui vous a distingués des autres dans une chose si essentielle ! Eh bien ! ce que vous avez reçu autrefois, sinon des hommes, au moins de Dieu, c'est cela même que nous demandons aujourd'hui, avec les plus vives instances, à votre bonté, que nous sollicitons de toutes nos forces auprès de votre piété, que nous espérons avec une grande confiance de votre générosité. Et quoi de plus propre à témoigner au Seigneur votre reconnaissance pour la grâce que vous en avez reçue alors, et dont vous jouissez encore, que l'humanité que vous exercerez à-peu-près dans les mêmes circonstances à notre égard.

Au reste, souverains seigneurs, notre demande peut nous être d'autant plus facilement accordée, que l'objet en est moins précieux en lui-même : ce n'est qu'un emplacement dans quelque bois, quelque creux de montagne, en un mot, quelque terrain inculte et stérile que nous fertiliserons par nos sueurs et plus encore par les bénédictions du ciel que nous nous efforcerons d'y attirer, et où, après y avoir construit quelques cellules de paille et de boue, nous continuerons les pratiques de notre saint état, pour lequel nous avons abandonné tout ce que nous pouvions posséder, et pour lequel nous sacrifierions encore tous les trésors de la terre si nous les possédions, tant il fait notre bonheur et notre félicité.

Il ne faut pas craindre que nous soyons jamais à charge à personne. Notre résolution est de vivre, comme nous y exhorte notre sainte règle, du travail de nos mains, et de suppléer par là aux biens que nous avons abandonnés. Nous espérons même secourir, selon nos moyens, les peuples qui nous environnent, l'aumône étant regardée parmi nous comme un de nos principaux devoirs, et faisant certainement la plus douce consolation de nos cœurs. Et quant aux moyens d'exercer cette bonne volonté à l'égard des pauvres, Dieu certainement, si vous ne nous rebutez point, ne nous abandonnera pas non plus. Déjà des personnes de distinction se présentent pour être admises parmi nous, en nous offrant même leurs châteaux, en sorte que bien loin d'avoir à craindre que nous ne devenions à charge à personne, vous procurerez peut-être, sans le savoir, une ressource assurée à ceux au milieu desquels vous nous placerez.

D'ailleurs il faut bien faire attention que ce qui ne serait pas possible à d'autres religieux, en fait d'économie pour vivre, nous est très aisé à cause de l'austérité et de la pauvreté dont nous faisons profession, n'étant vêtus que d'étoffes viles et grossières, jeûnant les deux tiers de l'année, et n'usant d'autre nourriture que de quelques légumes ou racines, sans autre apprêt que du sel et de l'eau, ou tout au plus, en certains temps, un peu de lait ; et cet usage est si constant parmi nous, qu'il n'y a que les seuls malades qui en soient dispensés, et que nous ne changerions pas de façon de vivre quand nous aurions cent mille écus de revenu. Il n'est pas étonnant, après cela, qu'avec une petite somme nous puissions entretenir une communauté très nombreuse, et que, pour peu que nous ayons de bien, nous soyons dans le cas de faire de grandes aumônes.

Nous vous supplions donc très humblement, souverains seigneurs, et nous conjurons votre humanité et votre piété connues de tout le monde, de vouloir bien nous donner un asile dans votre territoire. Nous nous contenterons de la moindre chose, parce que ce ne sont pas les biens que nous cherchons, mais seulement la liberté d'être fidèles aux promesses que nous avons faites à Dieu, et de conserver notre réforme à l'Église. Si nous obtenons cette faveur, qui mettra le comble à nos vœux, nous ne serons plus occupés qu'à vous en témoigner notre reconnaissance en levant à chaque heure de la journée nos mains vers le ciel pour en faire descendre les plus abondantes bénédictions du Seigneur, et sur vos illustres personnes, et sur vos familles particulières, et sur vos travaux pour le gouvernement de votre patrie, et sur tous vos concitoyens.

 

Le sénat écouta avec une grande attention la lecture de la requête. On ne peut nier que ces magistrats ne fussent dévoués à la religion que Dieu avait conservée à leurs pères dans un siècle d'apostasie. Ces catholiques ne pouvaient être indifférents aux supplications de ces frères fidèles, qui préféraient Dieu à leur patrie, l'accomplissement de leurs vœux à la liberté des passions. Ils étaient aussi dévoués au bien public, et ils devaient comprendre qu'une concession de terre à de tels étrangers, loin de rien enlever à l'État, lui donnerait beaucoup au contraire par l'assiduité et le bon exemple du travail, par l'exercice d'une charité sensible à toutes les misères. Après avoir renvoyé l'examen de la requête des Trappistes à une commission, après avoir considéré toutes les faces de cette affaire, leurs souveraines Excellences déclarèrent qu'elles prenaient les religieux de la Trappe sous leur haute protection, et leur permettaient de venir s'établir dans leur Etat. Toutefois, le sénat limitait son bienfait ; craignant sans doute de se surcharger par une générosité complète, de tout accorder avant de savoir quel avantage le pays en retirerait, il fixa le nombre des religieux qu'il daignait accueillir à vingt-quatre, tant religieux de chœur que frères convers, et statua que ce nombre ne pourrait être augmenté qu'en vertu d'une permission souveraine. Dom Augustin voulut les rassurer. Afin de ne laisser aucun doute sur la pureté de ses intentions et la sincérité de ses promesses, il fit insérer dans le contrat de concession cette clause comminatoire : pour y vivre selon leur règle et la suivre ponctuellement ; ce sera, disait-il, pour ceux qui viendront après nous, un motif nouveau de ne se relâcher jamais. En liant ainsi étroitement la conservation du bienfait au maintien de la régularité, il accordait la prospérité de la réforme avec les intérêts légitimes des bienfaiteurs.

Il existe, dans le territoire de Fribourg, un vallon perdu dans les forêts et les roches, qui depuis six cents ans porte le nom de Val-Sainte. Des Chartreux, qui s'y établirent au milieu du XIIe siècle, par un don du seigneur de Charmey, avaient changé les landes, les marécages et les halliers inabordables en champs fertiles, en prairies verdoyantes, en retraite hospitalière. La Chartreuse de la Val-Sainte étendit ses bonnes œuvres sur tous les environs, et la constance de ses services lui mérita la reconnaissance inébranlable de ses voisins. Cependant le gouvernement de Fribourg, dans un accès d'esprit philosophique, la supprima en 1776 ; les Chartreux se retirèrent dans un autre couvent de leur ordre. Un témoin oculaire, Bernard de Lenzbourg, a raconté que le jour de leur départ fut un jour de deuil pour la population. Les femmes se lamentaient de la manière la plus pitoyable ; les rochers et les forêts retentirent de gémissements. On voyait partout couler des pleurs, et les paysans chargeaient de malédictions les spoliateurs de la Val-Sainte, les appelant ravisseurs du bien d'autrui, usurpateurs sacrilèges du bien des pauvres. De toute la piété qui avait fleuri dans ce saint asile, il ne resta que la coutume d'y célébrer la messe tous les dimanches pour les pâtres des montagnes ; un chapelain y fut logé et entretenu pour cet office l'exploitation des terres sécularisées fut affermée au nom du gouvernement. Ce nouvel état de choses durait depuis treize ans, lorsque les Trappistes, sollicitant un abri dans quelque bois, ou dans le creux d'une montagne, le suprême sénat songea à rendre la Val-Sainte à son ancienne destination. Il accorda aux religieux de France la jouissance des bâtiments du ci-devant monastère de la Val-Sainte, ainsi que les jardins et prés dudit enclos, à l'exception du logement du chapelain, et de celui du fermier. Dom Augustin accepta avec empressement l'espoir de repeupler un sanctuaire abandonné. Mais ici encore leurs Excellences suisses ne donnèrent pas sans réserve ; puisque les Trappistes ne demandaient que la moindre chose, elles se contentèrent de prêter à intérêt. Voici quelques-unes des conditions : 1° Les religieux dédommageront convenablement, soit le chapelain, soit le fermier, pour la jouissance du terrain dont ils seront privés. Ils entreront dans les arrangements qui pourraient, par la suite, leur être proposés pour remplir ou faire remplir, les fonctions dudit chapelain ; 2° ils entretiendront tous les bâtiments, église, cellules et autres édifices à eux abandonnés, répareront et construiront à leurs frais tous les changements qu'ils jugeront à. propos d'y faire ; 3° ils paieront annuellement au château de Corbières, pour la jouissance des objets ci-dessus, dont leurs Excellences se réservent la propriété, trois florins ; 4° si les gens du pays demandent à être admis dans leur ordre, ils les recevront sans exiger autre chose que le vestiaire dont le prix ne pourra pas excéder 200 écus petits. On le voit déjà, l'hospitalité n'était pas gratuite, et imposait des devoirs très honorables sans doute à des religieux travailleurs, mais onéreux, surtout au commencement d'une fondation. Les conditions suivantes n'étaient pas plus favorables à l'indépendance des moines : 5° Ils rendront chaque année, ainsi que les autres communautés, aux seigneurs du conseil privé, un compte exact, tant de leur avoir que de leurs reçus et déboursés ; 6° ils ne pourront jamais acheter de fonds que par la permission de leurs souveraines Excellences ; 7° Ils devront, dans tous les temps, se soumettre aux règlements souverains, faits et à faire, concernant les ordres religieux. On reconnaît la défiance jalouse du pouvoir temporel qui, depuis plusieurs siècles, même dans les États catholiques, contestait à l'Église sa liberté, et cette rivalité d'influence qui, au nom de la seconde majesté, disputait le passage aux serviteurs de la première. Néanmoins, dans les circonstances présentes, le sénat de Fribourg rendit à la Trappe, à l'ordre monastique, à l'Eglise tout entière, un éminent service dont le souvenir ne périra qu'avec le dernier moine. Les petites prétentions des Excellences cantonales, si fières de leur titre, disparaissaient devant l'énorme tyrannie de l'Assemblée constituante ; la France détruisait les ordres religieux, la Suisse leur offrait un refuge. Dom Augustin ne vit que ce résultat désiré ; il accepta et fit bien.

En quelques semaines il avait rempli sa mission. Parti de Clairvaux après le 12 mars 1791, il reçut la décision du sénat de Fribourg le 12 avril. Il reprit immédiatement la route de la Trappe. Il fit une station nécessaire à Clairvaux, pour rendre compte à son supérieur majeur du succès de son voyage. L'abbé, plus assuré que jamais que cette entreprise venait de Dieu, lui donna une lettre, dans laquelle il recommandait au prieur de la Trappe de n'apporter aucune opposition au départ des religieux qui devaient former le nouvel établissement ; il lui remit en même temps des obédiences particulières pour chacun d'eux, avec les signatures en règle, lui laissant le soin d'écrire les noms. Quand il reparut enfin au milieu de ses frères, il ne trouva plus de résistance. Son projet, tant blâmé autrefois, semblait maintenant simple et raisonnable ; les plus incrédules étaient convertis. Non-seulement ceux qui avaient signé avec lui la requête, non-seulement ceux qui en avaient souhaité le succès, mais encore ceux qui s'étaient opposés au projet de translation, se présentaient pour faire partie de la colonie ; les supérieurs y demandaient place comme simples religieux, les anciens ne craignaient pas de descendre sous la conduite des plus jeunes. Malheureusement la restriction du sénat de Fribourg, bornant les profès à vingt-quatre, ne permettait pas d'admettre tout le monde. Les sept qui avaient signé la requête, et auxquels la concession était faite, avaient naturellement le droit de choisir leurs compagnons, et ce droit embarrassait et contristait leur charité. A quel titre préférer les uns et abandonner les autres ? La joie des premiers devenait la douleur des seconds ; mais la nécessité impérieuse imposait à la raison cette préférence si pénible à leurs cœurs. Une autre difficulté n'était pas moins sérieuse ; la colonie était loin de posséder les avances nécessaires, même à vingt-quatre personnes. En accordant un domicile et des terres à exploiter ou à défricher, le sénat de Fribourg ne donnait pas d'argent pour les premiers frais, et ne pourvoyait pas même aux besoins de la première année : la révolution avait d'autre part confisqué les biens de la Trappe, et ne laissait aux moines que de modiques pensions, auxquelles d'ailleurs des émigrés n'avaient plus à prétendre ; n'était-il pas raisonnable et juste de n'admettre que ceux qu'on pouvait nourrir ? Mais ici les sept comprirent que la charité multiplie les ressources ; les persécutions de la haine, ou la parcimonie de la bienfaisance, ne limitent pas le sacrifice fraternel. Ils déclarèrent donc qu'ils étaient prêts à s'imposer de nouvelles austérités, à se retrancher du pain et de toutes les choses nécessaires plutôt que de laisser en France un seul de ceux qu'ils avaient la permission d'emmener.

Dom Augustin ne s'était pas dissimulé les peines, les privations extraordinaires même pour les Trappistes, les fatigues rebutantes qui attendaient ses compagnons. Loin de vouloir surprendre personne, il leur exposa ces difficultés, les soumit à leur méditation pendant plusieurs jours, et en fit l'épreuve décisive de leur vocation. Il a été si souvent accusé de témérité et d'imprévoyance, que nous devons saisir, dès le commencement, cette occasion de le justifier. Dans une entreprise aussi hardie, il fallait se défier également de deux défauts contraires, l'enthousiasme et l'excès de prudence humaine. Il résolut d'aller au-devant de ces deux dangers. Il mit aux mains des religieux, qui aspiraient à faire partie de l'expédition, un écrit qui contenait leurs nouveaux devoirs dans toute leur rigueur, avec la réponse aux objections qu'on y pouvait faire, et eu même temps les raisons capables d'éloigner ceux qui n'étaient pas bien appelés. Il faut, disait-il, pour se joindre à nous, avoir le même dessein que nous, c'est-à-dire d'empêcher que la réforme de la Trappe ne périsse, et même de la renouveler et rajeunir, en vivant avec la même ferveur, le même esprit, le même zèle qu'on vivait du temps de M. de Rancé, ou plutôt — car les circonstances sont bien différentes — en faisant à présent ce que ferait M. l'abbé de Rancé s'il se trouvait parmi nous. Il faut en second lieu désirer le succès de ce dessein avec la même ardeur, le désirer jusqu'à consentir à toute sorte d'extrémités plutôt que d'y renoncer. Il faut enfin se proposer d'en procurer l'exécution par deux moyens qui suffisent, tant ils sont excellents : d'un côté, obéissance en tout et pour tout ; de l'autre, grande pauvreté soit dans l'habillement, soit dans le logement, soit dans la nourriture, ne désirant absolument que les richesses du ciel. Si l'ennemi éternel de tout bien vous suggère, sur le premier point, que ce projet sans doute est beau, mais impraticable, répondez-lui qu'il vous suffit d'y reconnaître l'esprit de Dieu pour vous y livrer avec ardeur. S'il vous dit, sur le second point, qu'une telle résignation est un excès, une ferveur outrée, répondez qu'il ne peut y avoir d'excès dans le désir d'aimer Dieu, répondez surtout que vous devez être prêts à donner votre vie pour la cause de Dieu, que beaucoup de personnes sont dans ces dispositions, précisément à cause des outrages qu'on fait à la religion présentement. S'il vous dit, sur le troisième point, qu'il va vous être imposé une régularité beaucoup plus austère qu'auparavant, répondez que vous avez confiance en Dieu, que vous attendez de lui des guides prudents et discrets, et que nul n'a le droit de vous blâmer de faire par vertu ce que vous seriez contraints de faire par nécessité si vous restiez en France. Voilà par quelles considérations la piété doit s'affermir dans notre pieux dessein ; mais en même temps, si l'on persévère, il faut peser sérieusement les motifs de la détermination. Qu'on se garde bien de prendre un tel parti par amour de la nouveauté, car cette nouveauté contera cher à la nature ; par crainte de la mort et de l'audace des impies qui vont dominer la France, car il faudra mourir tous les jours à soi-même dans les travaux de la pénitence ; par affection ou inclination pour celui qu'on espère voir à la tête de l'établissement, car celui qui peut-être commencera l'entreprise a de fortes raisons pour qu'elle soit confiée à un autre le plus tôt possible.

Pensez et repensez voyez et déterminez-vous enfin comme vous voudriez avoir fait à l'heure de la mort : tout pour la plus grande gloire de Dieu et le salut de votre âme : Omnia ad majorem Dei gloriam et salutem animarum.

O quam angusta est via quæ ducit ad vitam : Ô qu'étroite est la voie qui conduit à la vie ! Que celui qui peut entrer, entre : Qui potest capere capiat. Tous puissent-ils avoir ce bonheur ! c'est l'unique désir de celui qui a écrit ceci : Utinam saperent et intelligerent, et qui vous conjure de prier pour lui : Fratres orate pro nobis, et en particulier pour que Dieu bénisse son dessein, qu'il l'adopte comme étant fondé véritablement sur sa propre parole, et qu'il le fasse connaître et goûter de tous : De cœtero orate ut sermo Dei currat et clarificetur. Et, pour finir par où nous avons commencé, ayons bien soin surtout de nous aimer toujours tendrement les uns les autres, et qu'un dessein, qui ne tend qu'à nous unir ensemble et à nous faire aimer Dieu plus parfaitement, ne nous divise pas : Diligamus nos invicem.

 

Les sept firent leur choix selon toutes les règles de la charité et de la prudence ; ils s'adjoignirent onze religieux de chœur et huit frères convers. Le nombre des vingt-quatre étant ainsi complété, tous se rassemblèrent le 26 avril 1791 ; comme il était urgent de hâter le départ, ils s'empressèrent de prendre les mesures nécessaires pour se mettre au plus vite en possession du privilège glorieux que la Providence leur accordait. Avant tout, ils déclarèrent, par un acte formel, qu'ils acceptaient les conditions du sénat de Fribourg. Cet acte, qui fait connaître la sainteté de leurs vues et l'étendue de leur abnégation, mérite d'être rapporté ici. On y verra sur quelles vertus a été fondé l'établissement de la Val-Sainte.

Nous, soussignés religieux de la Trappe, résolus d'aller, avec la permission de nos supérieurs majeurs, former le nouvel établissement que nous avons demandé aux seigneurs souverains du canton de Fribourg, en Suisse, et que Dieu, par sa grande miséricorde, nous a fait la grâce d'obtenir de leur vive et profonde religion ; pénétrés de reconnaissance pour la faveur inappréciable qu'ils nous ont accordée, et très empressés de profiter de cette occasion d'en donner des marques publiques, nous prenons la résolution de nous appliquer désormais à prier d'une manière spéciale pour tous ceux de qui nous tenons cette faveur, ou qui ont contribué à nous la faire obtenir. Nous déclarons que nous recevons les conditions sous lesquelles ils ont cru devoir nous accorder cette grâce ; nous ratifions bien volontiers, et cela bien sincèrement et de tout notre n cœur, ce qu'a avancé notre père dom Augustin, en notre nom, lorsqu'il est allé solliciter cet établissement ; savoir, que nous consentions à être renvoyés du pays si nous venions jamais à nous relâcher ; et nous reconnais. sons comme lui, en bénissant Dieu de lui avoir inspiré de proposer lui-même cette clause, qu'il ne serait rien de plus juste, souverains seigneurs, que de chasser du milieu de vous, qui êtes si pieux et si chrétiens, ceux qui auraient bien osé chasser du milieu d'eux l'esprit de Dieu, l'esprit de leur état, et qu'il vaudrait mieux que notre communauté n'existât plus que d'exister pour ne renfermer que des prévaricateurs. Puissent ceux qui viendront après nous éviter ce malheur ! Et pour les y engager et ne pas leur laisser oublier quelles ont été les dispositions de ceux qui les ont précédés, ainsi que pour entretenir toujours leur reconnaissance envers leurs magnifiques et illustres bienfaiteurs, les souverains seigneurs de Fribourg, nous voulons et ordonnons au secrétaire de notre assemblée, que le présent acte soit couché tout au long à la tête des registres de nos délibérations, qu'il soit signé même de nos chers frères convers, quoique ce ne soit pas l'usage ordinaire de notre ordre, et qu'il en soit exposé un tableau dans le chapitre de notre monastère de la maison-Dieu la Val-Sainte de Notre-Dame de la Trappe. Fait à la Trappe, ce 26 avril 1791.

 

Suivent les signatures. Nous les avons sous les yeux, au bas de l'acte même qui fut dressé en ce jour ; ce sont bien celles qui y furent apposées par chacun des vingt-quatre élus. Nous les considérons avec respect comme une relique de ces grands serviteurs de Dieu, et nous les transcrivons d'autant plus volontiers que plusieurs de ces noms doivent reparaître avec gloire dans la suite de ce récit : Frère Jean-François, prêtre ; frère Michel, prêtre ; frère Jérôme, prêtre ; frère Hilarion, frère Augustin, prêtre ; frère Prosper, prêtre ; frère Arsène, frère Gérasime, frère Stanislas, frère Bonaventure, frère Sébastien, frère Gabriel, frère Zénon ; frère Jacques, prêtre ; frère Dorothée, prêtre ; frère Urbain. — Frères convers, frère Jean-Baptiste, frère Alexis, frère François, frère Jacques, frère Augustin, frère Placide, frère Cyprien, frère Hippolyte.

Il s'agissait ensuite d'assurer le gouvernement de la colonie par la nomination d'un supérieur. La Trappe n'ayant plus d'abbé, c'était à l'abbé de Clairvaux qu'ils devaient recourir, mais la bienveillance connue de ce père immédiat leur fit croire qu'il ne voudrait pas leur donner un chef de lui-même et sans avoir leur avis. Pour éviter tout retard, ils prirent le parti de désigner celui qui leur semblait le plus digne, et de joindre par avance leurs suffrages à la lettre dans laquelle ils demandaient une nomination. Si l'on eût prétendu faire une élection réelle, il eût fallu attendre que le supérieur majeur envoyât un commissaire pour y présider. Mais ce n'était qu'une simple désignation : on ne s'arrêta donc pas aux formalités ordinaires ; le scrutin secret parut une garantie suffisante de la liberté de chacun, et l'unanimité prouva admirablement que ni l'esprit d'indépendance ni les petites passions personnelles n'avaient inspiré cette démarche. Toutes les voix se réunirent sur dom Augustin. On voulait le récompenser de ses premiers travaux, on lui laissa tout l'honneur et toute la responsabilité de l'exécution. L'abbé de Clairvaux, Louis-Marie Rocourt, ratifia, avec un empressement qui l'honore, les propositions de ses inférieurs. Suffisamment instruit, par l'unanimité des suffrages, de la probité, de la piété, de la doctrine, du zèle régulier, de l'expérience et des autres vertus de dom Augustin de Lestrange, il l'institua, par un acte du 3 mai 1791, supérieur de l'établissement de Fribourg, lui donnant des pouvoirs presque égaux à ceux des abbés, le pouvoir d'administrer au spirituel et au temporel le nouveau monastère, celui d'absoudre, ou de faire absoudre, dans le for de la confession, de tous les cas réservés aux supérieurs majeurs, et celui de bénir les novices et de les admettre à la profession. Par un second acte, en date du 5 mai, il approuva l'acceptation que les religieux avaient faite de l'établissement de la Val-Sainte et des conditions imposées par le sénat, et il leur permit de s'y rendre promptement pour y vivre — ce sont ses propres termes — dans la pratique de leurs devoirs et conformément aux règles et usages établis dans notre abbaye de la Trappe, les exhortant à ne jamais perdre de vue les engagements qu'ils ont contractés, et à retracer par leur ferveur et l'austérité de leur vie toutes les vertus de notre saint fondateur. Le lecteur est frappé sans doute, comme nous, de l'accent de ces dernières paroles, de la tristesse et des regrets qui en ressortent. N'est-cc pas là le testament de l'ordre de Cîteaux, l'aveu de sa chute et de son impuissance, l'espérance de renaître dans quelques-uns de ses enfants restés fidèles ? Ne semble-t-il pas que l'abbé de Clairvaux dise aux Trappistes : Voilà que nous sommes tombés, et vous êtes encore debout ; nous avons usé nos forces dans le relâchement, dans l'oubli des constitutions de nos pères, et Dieu nous a laissés sans défense devant la persécution ; vous, vous avez conservé toute la vigueur de la jeunesse, parce que vous vous êtes retrempés dans les eaux de la pénitence, et la grâce vous a fortifiés pour les combats du Seigneur. Encore quelques jours et l'impiété, triomphant de nos fautes et de notre faiblesse, effacera nos dernières traces et jusqu'à notre nom. Allez donc, serviteurs plus généreux et plus heureux, allez retrouver sur une autre terre la joie de notre Maître d'où nous sommes exclus, et relevez, par l'énergie de votre fidélité, l'ordre que nous avons laissé périr par la lâcheté de notre négligence.

Tout était prêt pour le départ. L'abbé de Clairvaux, impatient de voir accomplir une œuvre qu'il avait encouragée, et qui devait honorer les derniers jours de son gouvernement, pressait les religieux de ne pas différer, dans la crainte que l'ennemi de tout bien ne leur suscitât quelque nouvel obstacle. Les vingt-quatre se rassemblèrent donc avec plusieurs novices que leur qualité permettait d'adjoindre aux profès admis par le sénat de Fribourg. Ils montèrent dans une charrette couverte, qui n'offrait pour sièges que de planches. Un sac de nuit, quelques vêtements religieux, quelques livres, furent tout le bagage de chacun. De l'argent, ils n'en avaient pas ce qui était nécessaire pour leur route. Le département de l'Orne leur avait refusé, comme à des transfuges, la part échue de leurs pensions. Ils n'en partirent pas moins sans hésitation, sans crainte de l'avenir, confins en Dieu et invincibles comme la pauvreté volontaire.

Alors commencèrent ces pérégrinations apostoliques qui devaient durer plus de vingt-cinq ans, cette vie errante que saint Paul a décrite dans les paroles qui servent de texte à ce volume : Ils ont erré, couverts de peaux de brebis et de chèvres, dans les angoisses, dans la misère, dans l'affliction, ces hommes dont le monde n'était pas digne. Alors ces généreux confesseurs purent répéter avec l'Apôtre : Montrons en nous les serviteurs de Dieu par la patience, dans les tribulations, dans les prisons, dans les veilles, dans les jeûnes, dans les travaux et dans la charité véritable. Et ils ont noblement soutenu le défi qu'ils jetaient aux persécuteurs. Ni la faim, ni les longs exils, ni le dénuement, ni les cachots, ni le glaive des rois ou des empereurs, ni les glaces de la Russie, ni les tempêtes de l'Océan, n'ont pu séparer ces disciples de la charité de leur Maître.

Au commencement du siècle, la colonie conduite de la Trappe en Toscane avait traversé un pays ami. Le peuple, les grands, les princes de l'Église, les gouverneurs des villes, les souverains même venaient à la rencontre de dom Malachie et de ses frères. Leur plus grande épreuve avait été cet empressement même et l'embarras de conserver la régularité au milieu de tant de bienveillance. Le voyage de dom Augustin et de ses compagnons fut bien différent ; mais avec plus de dangers, il leur offrit aussi plus de gloire et plus de signes de la protection divine. La vertu commençait à devenir un crime et la fidélité à Dieu une trahison envers l'État. La régularité religieuse, traversant le monde sans altération, au lieu d'édifier, irritait la haine d'un peuple perverti. Les Trappistes bravèrent de front tous les obstacles. Jamais ils ne dissimulèrent leur profession, ni leur dessein d'émigrer. Ils ne quittèrent point leur habit déjà odieux à la multitude. De leurs pratiques ils n'abandonnèrent que celles qu'il était matériellement impossible de conserver, dans une voiture. Silence, office, lecture, chapitre des coulpes, tous ces exercices avaient lieu exactement aux heures marquées ; même le travail des mains ne fut pas omis ; ne pouvant cultiver la terre, ils faisaient au moins de la charpie pour panser les plaies des pauvres quand ils seraient arrivés dans leur nouvelle habitation. La nourriture ne fut point augmentée ni rendue plus délicate ; à dîner, une soupe maigre, quelques légumes pour portion, quelques raves pour dessert ; à souper une salade et du fromage, ensuite un peu de paille pour dormir. Et cependant ils payaient, dans les auberges, comme s'ils eussent fait un bon repas, parce que, disaient-ils, ces bonnes gens avaient préparé un bon souper pour les voyageurs qu'ils attendaient, et il ne faut pas, même par notre pénitence, leur donner occasion de se plaindre. Enfin ils remplirent même le précepte de l'aumône, tout gênés qu'ils étaient ; ils assistaient, selon leurs ressources, et ceux qui le demandaient, et ceux même qui ne le demandaient pas, mais dont ils savaient reconnaître le besoin.

La haine des impies en leur apprenant tout ce qu'ils avaient à craindre leur fit comprendre en même temps toute l'étendue de la protection du ciel. A Saint-Cyr, près de Versailles, les religieux de la maison royale de Saint-Louis et les Lazaristes qui desservaient ce monastère, les reçurent avec empressement, mais la municipalité du lieu s'agita, et fit grand bruit de leur arrivée et de leurs complots. Elle les qualifia de traîtres qui abandonnaient leur patrie, elle les accusa de soustraire à la France des sommes considérables pour les porter à l'étranger. Elle les pressa enfin de sortir du village. A Paris, les Chartreux les accueillirent avec beaucoup de charité. Plusieurs séculiers voulurent les voir, assister à leurs repas, à leurs travaux, ou du moins pleurer avec eux sur les malheurs de la religion ; quelques-uns, et entre autres un Anglais, sollicitèrent la faveur de contribuer à leur établissement de Suisse, et leur donnèrent de l'argent. Mais l'administration prétendit mettre un terme à des rapports qu'elle regardait comme un acte d'opposition aux lois nouvelles, comme une protestation contre la tyrannie. La section du Luxembourg signifia qu'il ne serait plus permis à personne de communiquer avec les Trappistes, et les soumit à une surveillance impitoyable. Dieu trompa encore la vigilance de ses ennemis et enseigna aux bienfaiteurs de ses pauvres de pieux stratagèmes : un petit enfant passa au milieu des agents de l'autorité, parut tout-à-coup chez les religieux fugitifs, et leur remit un assignat en disant : De la part de maman, et il se sauva, aussi vite qu'il était venu, sans être remarqué. L'Assemblée nationale de son côté s'émut de l'émigration des Trappistes ; elle examina s'il ne fallait pas les arrêter. Quelques-uns représentèrent que, puisqu'ils n'emportaient rien, on ne pouvait retenir leurs personnes. D'autres soutenaient que le fait seul du départ était un crime, un acte d'accusation contre la France auprès des peuples voisins, et véritablement ils avaient raison ; l'exil volontaire de ces citoyens paisibles et bienfaisants allait révéler au monde ce que signifiait la liberté promise par les réformateurs.

Tandis que leurs ennemis délibéraient sans adopter aucun parti, les Trappistes montèrent dans la diligence de Besançon, afin de hâter leur marche et de prévenir une sentence défavorable. Quelques insultes dans les auberges ne les déconcertèrent pas. Ils se vengèrent en priant pour ceux qui les outrageaient. C'était leur coutume depuis qu'ils étaient sortis de la Trappe ; ils récitaient ordinairement trois chapelets par jour, le premier pour la France qu'ils étaient condamnés à quitter, le second pour la Suisse qui leur donnait asile, le troisième pour leurs propres besoins et ceux de leurs frères. Arrivés à Besançon, ils remontèrent dans une pauvre charrette où ils n'eurent pour sièges qu'un peu de paille, et se dirigèrent vers la Suisse. lis touchaient au terme de leur anxiété, mais le dernier pas était le plus dangereux. Des gardes veillaient aux frontières sur l'argent et sur les voyageurs. Les Trappistes n'emportaient rien, mais aucune autorité n'ayant approuvé leur départ, ils n'avaient point de passeports ; trop nombreux pour fuir sans être vus, ils pouvaient être arrêtés comme vagabonds ou complices de l'étranger. Dieu adoucit en leur faveur les sentiments farouches dont ils avaient tout à craindre. A la vue de leur modeste équipage, de cette pauvreté étroite qu'ils préféraient à tous les avantages de la vie séculière, de cette piété calme qui ne respirait que l'amour de Dieu et du prochain, les soupçons firent place à la compassion, la haine à la bienveillance. En France, une noble infortune a toujours trouvé de justes appréciateurs, même dans les plus mauvais temps. Les gardes des frontières se sentirent attendris : c'est cependant bien triste, dirent-ils, et sans demander aux religieux ni leurs passeports ni le but de leur voyage, sans fouiller même leur voiture, ils les laissèrent passer.

Enfin ils sont libres, ils peuvent, sans crainte d'être poursuivis, s'arrêter un moment pour donner cours aux sentiments qui se pressent dans leurs cœurs. Retirés dans un bois, ils s'embrassent tous étroitement pour resserrer les liens de la charité qui les a rassemblés, puis tombant à genoux, et la face contre terre, ils adorent le Dieu de charité qui gouverne l'univers et qui n'a pas dédaigné ses petits serviteurs ; puis, d'un enthousiasme unanime, ils entonnent, comme cantique de délivrance, le Psaume 123 :

Si le Seigneur n'eût pas été au milieu de nous, oui, qu'Israël le dise maintenant, si le Seigneur n'eût pas été avec nous,

Lorsque les hommes s'élevaient contre nous, ils nous auraient peut-être dévorés tout vivants.

Lorsque leur fureur éclatait contre nous, les flots peut-être nous auraient engloutis.

Notre vie a traversé le torrent, mais peut-être elle eût été emportée par un torrent irrésistible.

Béni soit le Seigneur qui ne nous a pas livrés en proie à leurs dents.

Notre vie a été arrachée, comme le passereau, au filet des chasseurs.

Le filet a été brisé, et nous, nous avons été délivrés. Notre secours est dans le nom du Seigneur qui a fait le ciel et la terre.

Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit.

Au Dieu qui était au commencement, comme il est aujourd'hui, comme il sera toujours dans tous les siècles des siècles. Amen.

 

Ce premier devoir accompli, leur pensée se reporta sur la France, sur la patrie qu'ils pleuraient en la quittant, sur leurs ennemis qu'ils aimaient et dont ils ne demandaient pas la mort, mais la conversion et la vie. Levant les yeux et les mains vers le ciel, ils répétèrent trois fois le pardon de saint Etienne, le pardon du Sauveur : Seigneur ne leur imputez pas ce péché. Ils n'oublièrent pas non plus le roi de France, ce Louis XVI, dont la vertu moins heureuse était aux prises avec les fureurs populaires ; ils dirent trois fois pour lui le Domine salvum fac regem, et ils eussent été exaucés en ce jour si bien choisi pour prier, si Dieu, dans ses desseins adorables, ne se fût réservé ce prince pur et honnête comme victime expiatoire des fautes de la royauté. Ils prièrent aussi pour l'Eglise de France que tant d'épreuves attendaient, et pour tous les besoins de l'Eglise universelle.

Ils se remirent en marche, deux à deux, se tenant par la main comme des frères tendrement unis, tout occupés du bienfait qu'après Dieu ils devaient à la Suisse, et pour en témoigner leur reconnaissance, ils récitaient le psaume 40 : Bienheureux celui qui comprend l'indigent et le pauvre, le Seigneur le délivrera lui-même dans les jours mauvais. En rappelant à Dieu, avec le Prophète, les injures qu'ils avaient subies, les menaces qu'ils avaient entendues, les cris de mort qui s'étaient élevés contre leur saint état, ils réclamaient ses bénédictions pour le peuple hospitalier qui les avait soustraits à la ruine ou aux dangers de l'apostasie. Que le Seigneur, disaient-ils, le conserve, et lui donne des forces, qu'il le rende heureux sur la terre, et qu'il ne le livre pas à la passion de ses ennemis. En remerciant le Seigneur d'avoir recueilli la Trappe, de l'avoir confirmée dans la vertu, ils le priaient de visiter leurs hôtes au jour de la douleur, de les soigner dans leurs maladies, de retourner lui-même le lit de leur infirmité. Tout cela se passait dans un si bel ordre ; il y avait tant de ferveur et de recueillement dans cette procession d'exilés, que leurs voituriers les considéraient avec stupeur et attendrissement ; un d'eux a même déclaré qu'il n'oublierait jamais ce voyage et les merveilles qu'il avait été donné à ses yeux de contempler. Ce fut partout la même surprise et le même respect : les hérétiques ne cherchèrent pas à s'en défendre. A Payerne, petite ville protestante du canton de Vaud, les moines catholiques furent accueillis par cette belle parole : Messieurs, soyez les bienvenus. Ils se reposèrent pendant huit jours au monastère de Hauterive, qui est de l'ordre de saint Benoît, et dont l'évêque de Lausanne, Bernard de Lenzbourg, était abbé mitré. Ils y pratiquèrent leur règle comme dans leur propre cloître, travaillant des mains et gardant le silence. Les convenances voulaient qu'avant de prendre possession de la Val-Sainte, ils allassent visiter à Fribourg l'évêque, dont ils devenaient les diocésains, et les avoyers du canton qui devenait leur patrie : la protection de l'un, l'autorité des autres, leur avaient assuré leur établissement. Quand ils parurent dans cette ville pour remplir le devoir de la reconnaissance, ils édifièrent tous ceux qui les virent. Plusieurs pleurèrent sur leur passage ; les avoyers se félicitèrent d'avoir acquis de tels hommes pour compatriotes ; l'évêque voulut célébrer pour eux la messe du Saint-Esprit, à la fin de laquelle il leur donna sa bénédiction.

Ils avaient déjà transporté à la Val-Sainte le nom de Maison-Dieu, qui est celui de la Trappe ; ils étaient impatiens d'entrer dans ce lieu de leur repos. Ils prirent congé des Bénédictins de Hauterive, et se dirigèrent vers la demeure du bailli dont le district renfermait leur monastère. Celui-ci vint à leur rencontre, les logea dans son château, et le lendemain voulut les accompagner jusqu'à leur destination. Arrivés clans la paroisse de Cerniat, sur laquelle est située la Val-Sainte, ils prièrent le curé de leur bénir une croix. Cette croix fut faite en moins d'une demi-heure, de bois commun, à peine polie, et telle qu'on en trouve dans les grands chemins ou au sommet des montagnes. Ils l'acceptèrent avec joie, comme parfaitement conforme à la pauvreté dont ils aimaient à faire profession, et depuis ils l'ont toujours conservée avec honneur ; elle leur a servi dans toutes leurs cérémonies. Dès qu'elle fut bénite, ils se rangèrent en procession à la suite de l'étendard de leur roi, et s'avancèrent en chantant des litanies, des hymnes, et surtout les cantiques réunis dans le bréviaire de Cîteaux pour l'office de la Dédicace. Nous ne pouvons résister au désir de reproduire ici quelques-unes des paroles prophétiques de Tobie annonçant à Jérusalem le retour de sa gloire. Les Trappistes, en les chantant, célébraient par avance l'illustration que leurs vertus et leur bonne renommée devaient donner à la Val-Sainte par tout le monde chrétien :

Jérusalem, cité de Dieu, le Seigneur t'a châtiée... rends-lui grâce pour les biens que tu reçois, et bénis le Dieu des siècles, afin qu'il rétablisse en toi son tabernacle, qu'il ramène à toi les captifs, et que ta joie soit éternelle.

La Val-Sainte, sécularisée depuis treize ans, n'était plus le tabernacle de Dieu avec les hommes. L'arrivée des Trappistes lui rendait enfin les captifs dont elle pleurait l'absence.

Les nations viendront à toi des contrées lointaines, elles t'apporteront des présents, elles adoreront en toi le Seigneur, elles regarderont ta terre comme une terre sainte. Car elles invoqueront dans tes murs un grand nom.

Cette promesse s'est réalisée à la lettre ; les postulants, les hôtes de toute nation ont afflué à la Val-Sainte, et ils l'ont choisie pour demeure, où n'en sont sortis que pour exalter le nom du Dieu, qui seul est grand.

Tu te réjouiras dans tes fils, parce que tous seront bénis et se rassembleront auprès du Seigneur.

La ferveur, le zèle infatigable des Trappistes de la Val-Sainte, a été, à une époque d'apostasie, la joie de l'Eglise et le salut de l'ordre monastique.

Dans ces derniers temps, la maison de Dieu sera établie sur le sommet des montagnes... et les nations y afflueront.

C'est, en effet, dans la Maison-Dieu de la Trappe, transportée sur les montagnes de la Val-Sainte, que sont venus se réfugier les débris des ordres religieux chassés par la guerre et le triomphe des impies.

Ecoutez la parole du Seigneur, enfants de Juda qui passez par ces portes pour adorer le Seigneur. Que toutes vos voies soient bonnes, que vos désirs soient saints, et j'habiterai avec vous dans ce lieu.

Les religieux arrivèrent en chantant aux portes du monastère. Dès qu'ils furent entrés, ils se prosternèrent, et dans cette posture ils récitèrent le Miserere, pour demander pardon à Dieu des paroles inutiles et des autres fautes qui avaient pu leur échapper pendant le voyage. La grand'messe commença ensuite ; et dès cet instant, dit dom Augustin lui-même, cette église, sanctifiée autrefois par les prières de tant de saints chartreux, et qui était restée depuis plus de dix ans dans le silence, commença à retentir de nouveau des louanges du Seigneur. Puissent-elles y être toujours chantées à l'avenir avec la double ferveur que saint Bruno et saint Bernard surent si bien, chacun de son côté, inspirer à leurs disciples.