LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XI. — La Trappe pendant le XVIIIe siècle, jusqu'à la suppression des ordres religieux par la Résolution française.

 

 

Un nouvel âge s'ouvrait à la mort de Louis XIV, qui devait offrir aux véritables serviteurs de Dieu une occasion solennelle de témoigner leur fidélité. Ce sont les obstacles qui font la gloire, et s'il est plus pénible de demeurer pur au milieu d'une société corrompue, il est aussi plus méritoire de résister à l'entraînement général. Telle fut l'illustration de la Trappe pendant le xvin5 siècle. Dans ce déclin de la société et de l'Église de France, où les grandes vertus, autrefois communes, ne furent plus que l'exception, les disciples de Rancé conservèrent avec une inviolable persévérance le dépôt que le réformateur leur avait transmis. L'influence d'une cour pervertie, d'un clergé négligent, de moines endurcis dans l'oubli des devoirs religieux, ne pénétra pas dans leur désert et n'altéra pas leur régularité. Toujours pénitents en face des fautes de leurs frères et des insultes des philosophes, ils continuèrent à offrir un refuge aux âmes pures qui voulaient fuir l'iniquité et la contradiction du monde, et un exemple efficace à ces cœurs généreux qui, tout en restant dans le monde, travaillaient à se préserver du mal. Dieu, qui n'a jamais abandonné le juste, devait les en récompenser dignement au jour de sa justice, les soustraire au châtiment général, et les tenir en réserve pour rétablir par leurs travaux l'ordre monastique.

La succession des abbés réguliers ne fut pas interrompue sous la régence ni sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI. L'autorité temporelle ne refusa pas à la Trappe cette garantie de stabilité. Jacques de Lacour ayant donné sa démission, le grand roi nomma à sa place Maximilien d'Ennetières, appelé en religion dom Isidore. Diverses circonstances retardèrent la prise de possession de ce nouvel abbé, qui ne fut béni qu'en 1716.

ISIDORE avait d'abord été chanoine régulier de Sainte-Geneviève ; il avait fait profession à la Trappe en 1698. Il gouverna la communauté jusqu'en 1727. Il rétablit l'ordre dans le temporel, il répara les mauvaises suites de l'entreprise des forges.

FRANÇOIS-AUGUSTIN GOUCHE fut nommé abbé en 1727. Pendant la vacance du siège de Séez, il fut béni par l'évêque d'Evreux, auquel le chapitre donna territoire pour cette cérémonie. Il mourut en 1734 après dix-sept ans de profession.

ZOZIME II HUREL prit possession au mois de mars 1735. Il mourut en 1747, après quarante ans de profession.

MALACHIE BRUN devint de prieur abbé. Autrefois grand-vicaire d'Avignon, missionnaire distingué, il s'effraya de la gloire dont l'éclat de sa parole le menaçait ; il courut s'en fermer à la Trappe. Son mérite cependant n'y resta pas caché ; car l'abbé de Cîteaux lui donna, du consentement des quatre premiers pères, une commission de vicaire-général. Il mourut en 1766, après trente ans de profession.

THÉODORE CHAMBON, d'abord cellérier, fut nommé abbé en 1766. Il composa plusieurs ouvrages qui n'ont pas été imprimés : un mémoire pour justifier l'abbé de Rancé, un autre pour établir que saint Bernard avait reçu de Dieu la mission de prêcher la croisade ; enfin, un traité contre la cohabitation des ecclésiastiques avec les femmes. Il voulait aussi publier la vie de l'abbé de Rancé par Gervaise, mais il y renonça sur la demande de l'abbé de Cîteaux. Il mourut en 1788, après quarante-huit ans de profession.

PIERRE OLIVIER, dernier abbé de la Trappe avant la révolution française, mourut le 7 février 1790, six jours avant le décret de l'Assemblée constituante qui interdisait les vœux monastiques[1].

Dans cet intervalle (1714-1790), on compte trois cents professions nouvelles, y compris les frères convers, d'ailleurs beaucoup moins nombreux que les religieux de chœur. Quoique nous n'ayons plus, comme au temps de l'abbé de Rancé, des relations qui nous fassent connaître l'origine, la première condition et les vertus de ces pénitents, nous voyons cependant, par l'indication seule des noms de famille, que si la classe moyenne forme la majorité, la noblesse et l'armée ont aussi une part honorable dans ce nombre. Nous retrouvons également des pensionnaires successeurs des Nossey et des saint Louis, qui, sans prendre l'habit, s'estimèrent heureux de vivre à côté et sous l'exemple de la communauté, et dont le registre mortuaire a consacré le souvenir par quelque éloge court et significatif : ainsi, sous l'année 1734, le baron de Weillen, ancien capitaine de cavalerie, retiré à la Trappe depuis huit ou neuf ans, est décédé plus chargé de mérites que d'années ; ainsi encore, sous l'année 1753, Alexandre de Ponnat, chevalier de Malte, natif de Grenoble, pensionnaire en cette maison depuis 1705, y est décédé plein de mérites et de bonnes œuvres, âgé de soixante-quatorze ans, extrêmement regretté des 'pauvres, pour lesquels il avait des entrailles de père, et il a été inhumé dans notre cimetière. Un historien nous apprend qu'Alexandre de Ponnat s'était chargé de la pharmacie des pauvres, et qu'il fut le premier distributeur de ces bienfaits que la Trappe n'a jamais cessé de répandre sur les malades de son voisinage.

D'autres manifestèrent le désir de vivre et de mourir dans cette solitude, et cette intention, quoiqu'elle ne se soit pas soutenue, ou qu'elle ait été contrariée par des volontés supérieures, prouve au moins quelle était la réputation de la Trappe. Le vénérable Benoît-Joseph Labre, encore fort jeune, obtint de ses parents la permission de prendre l'habit de Trappiste. Ce ne fut pas lui, mais l'abbé, qui mit obstacle à sa persévérance, en lui représentant sa grande jeunesse, et sa complexion trop délicate pour supporter de grandes austérités. Le jésuite Berthier, connu par ses démêlés avec Voltaire, après la dissolution de son ordre, crut qu'il ne pouvait avoir un asile plus sûr que la Trappe, où depuis un siècle se réfugiaient pour leur sanctification tant de religieux de divers instituts. L'abbé lui représenta que ses talents pouvaient être utiles à l'Église ; qu'au lieu de les enfouir dans le désert, il devait les montrer au grand jour pour la défense de la religion, et le renvoya ainsi aux études qui l'avaient occupé toute sa vie. L'abbé Alary, à son retour de la Chine, se fixa à la Trappe (1772) ; il voulait y finir ses jours ; mais l'Église universelle avait besoin de sa capacité : Clément XIV le tira du cloître pour le charger de la direction des missionnaires qui allaient porter la foi aux nations infidèles.

D'autres, enfin, vinrent visiter la Trappe pour s'y former à la pratique du bien, pour s'affermir dans le service de Dieu. Entre les hôtes de la Trappe, au XVIIIe siècle, le plus célèbre et le plus digne de l'être, c'est sans contredit le dite de Penthièvre, fils d'un bâtard légitimé de Louis XIV, mais auquel de nobles vertus chrétiennes ont acquis plus de gloire durable que cette admission forcée dans la maison royale. Penthièvre, toujours pur au milieu d'une cour qui avait abjuré la décence, chrétien fervent dans un siècle impie, fit aimer la religion par sa bonté, et désarma par sa charité la haine des ennemis de sa famille. Un poète, vengeur de la morale[2], l'a représenté comme le modèle de la pudeur, et la rage révolutionnaire est venue expirer aux pieds de ce prince riche et bienfaisant. Il aimait la Trappe, il y venait souvent ; on voit encore aujourd'hui dans les anciens bâtiments les restes de la maison qu'il habitait. C'était là que son âme se reposait, dans la société des religieux, de l'agitation mondaine et coupable où il était trop souvent mêlé sans y prendre part. C'était là qu'il se trouvait dignement entouré, et qu'il renouvelait ses forces pour les combats de la persévérance contre l'exemple corrupteur. Il y amenait quelquefois son petit-fils, le duc de Chartres, aujourd'hui roi des Français, qui se souvient encore de ces voyages, et citait, il y a peu d'années, les noms des religieux qu'il y avait connus. A-peu-près à la même époque un autre prince français, dont la jeunesse peu régulière a été depuis réparée par une vieillesse sincèrement pieuse et des malheurs noblement supportés, voulut éprouver par lui-même ce qu'on racontait de ces illustres solitaires, vainqueurs de leurs passions et de leurs volontés : c'était le comte d'Artois, frère de Louis XVI, qui a été le roi Charles X. Il fit à la Trappe une visite de plusieurs jours, suivit tous les exercices, dîna au réfectoire avec les religieux, et comme eux, à côté du Père abbé.

Si la Trappe eut des amis pendant le XVIIIe siècle, si les chrétiens fidèles apprécièrent le bon sens et le bonheur de ses habitans, il était impossible que, dans une génération incrédule, cette maison célèbre n'eût pas des ennemis nombreux, qu'elle ne fût pas dépréciée, calomniée, tournée en dérision par les ignorants, par les esprits légers ou impies. Déjà, dans le siècle précédent, où la religion régnait encore, elle avait été si mal comprise : pouvait-elle l'être mieux sous le règne des philosophes ? Ses adversaires les plus dangereux peut-être, contre leur propre dessein, furent ceux qui, la jugeant sur les caprices de leur imagination, en firent le sujet de romans, de nouvelles, d'héroïdes, d'ouvrages frivoles, où des merveilles bizarres dénaturaient la vérité. Étourdis de ce genre de vie extraordinaire, ils crurent sans peine qu'il y fallait chercher des causes extraordinaires ; que l'exaltation de l'esprit, de violentes passions contrariées, l'ambition déçue, le dépit amoureux, le remords inévitable de grands crimes, pouvaient seuls décider l'homme à s'enterrer ainsi tout vivant. Telles sont les idées qui dominent dans le Comte de Comminge par la comtesse de Tencin, dans le Novice de la Trappe par Florian, dans l'Épître de l'abbé de Rancé à un ami, composition poétique de Barthe, où le réformateur est représenté comme un amant au désespoir, ne voulant plus posséder que Dieu après avoir perdu l'objet d'un amour criminel. Les philosophes, plus franchement ennemis, attaquèrent directement la mémoire de Rancé, et qualifièrent d'attentat contre l'honneur de l'humanité les règlements qu'il avait légués à ses successeurs. La Harpe, dans une réponse en vers à l'héroïde de Barthe, accuse Rancé d'avoir imposé à ses religieux le prix de ses iniquités, et introduit un solitaire de la Trappe réclamant contre ce joug qu'il n'a pas mérité. Voltaire fit la préface de cette diatribe philosophique. Au commencement de la révolution, l'auteur des Lettres écrites de la Trappe par un novice, mit pour épigraphe à son livre des paroles qui résument toute la haine orgueilleuse des philosophes : C'est, renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, à ses devoirs. De là tant de préjugés, d'opinions fausses, répandus dans le public de ce temps qui les a transmis à notre âge. Plus d'un visiteur vint à la Trappe pour voir de ses yeux, et s'animer à détester le pieux fanatisme avilissant l'humanité, pour y reconnaître, dans le Père abbé, la pâle Tisiphone, couronnée de fouets vengeurs, épuisant ses fureurs contre le crime, et s'en alla bien détrompé après n'avoir vu que des solitaires heureux, priant et travaillant, qu'un supérieur aimable et bon, tempérant par la douceur ses reproches paternels, et réglant son zèle sur la charité.

Cependant approchait le fléau de Dieu prédit par l'abbé de Rancé à Louis XIV. La révolution française, comme autrefois l'invasion des barbares, allait venger le ciel des dérèglements de la terre. Dieu trop  longtemps offensé par son peuple de prédilection, lâchait enfin la bride aux enfants d'Assur contre Israël. Nous n'avons pas à raconter ici les causes de la révolution, encore moins à en excuser les horreurs dont tout cœur catholique et français doit frémir et pleurer ; mais on nous permettra de dire franchement, ce dont nous sommes convaincu, qu'elle fut moins une épreuve pour les saints, qu'un châtiment pour les coupables. L'Église de France, séculiers et moines, avait-elle bien gardé au Seigneur la fidélité qu'elle lui devait ? Tant d'excès commis dans les lieux qui devaient être consacrés à la prière n'avaient-ils pas diminué le respect des peuples et encouragé l'incrédulité ? La royauté, la noblesse, n'étaient-elles pas, depuis plus de deux siècles, les auteurs ou les complices de cette décadence, soit par l'usurpation de l'autorité spirituelle, soit par l'envahissement des biens de l'Église ? Si les saints ont pu attribuer aux dérèglements des ecclésiastiques de leur temps l'inondation des peuples du nord et le sac de Rome, pourquoi ne dirions-nous pas, avec la même douleur, et dans le même sens, que Dieu, à la fin du dernier siècle, châtia ceux qui avaient fait blasphémer son nom, par la main même des blasphémateurs. Les justes sans doute furent frappés comme les coupables ; mais c'est qu'il faut à la vengeance divine, outre le châtiment des pécheurs, le sacrifice gratuit des justes ; toutes les souffrances de l'humanité déchue en Adam n'auraient pas suffi à la racheter sans le sacrifice de la croix. Tandis qu'il aveugle, qu'il condamne à l'impénitence finale les endurcis indignes de miséricorde, ce grand Dieu offre à ceux qui veulent se repentir la pénitence de sang qui les purifie, et il immole l'innocent, comme une victime d'agréable odeur, sur l'autel du pacte nouveau qu'il consent à faire avec l'homme.

Déjà l'Assemblée constituante, sur la motion de l'apostat Talleyrand-Périgord, évêque d'Autun, avait mis à la disposition du gouvernement toutes les propriétés et tous les revenus ecclésiastiques (2 novembre 1789). La révolution commençait par confisquer à son profit des biens que la nomination royale avait trop souvent détournés de leur destination primitive, au profit des serviteurs de la cour. Trois mois après (13 février 1790), il fut décrété que la loi constitutionnelle du royaume ne reconnaissait plus les vœux monastiques de personnes de l'un ou de l'autre sexe, et que les ordres ou congrégations régulières dans lesquelles on faisait de pareils vœux étaient et demeuraient supprimées en France. L'impiété, continuant son œuvre, abolissait légalement ce que le relâchement avait aboli de fait dans un grand nombre de monastères. Enfin, le 22 juillet 1790, l'Assemblée décréta la constitution civile du clergé, prétendant former une nouvelle circonscription des diocèses, réduire le nombre des évêchés, enlever au roi la nomination des évêques, et au pape la confirmation que le roi lui avait au moins laissée. Le pouvoir populaire, dès son début, s'arrogeait en l'augmentant la part que la royauté s'était faite dans le gouvernement de l'Église, et comme les justices royales avaient jugé les affaires religieuses du consentement du clergé, il se donnait à son tour charge d'âmes et juridiction sur l'Eglise gallicane. Ces rapprochements sont terribles mais ils sont vrais : ils prouvent que nul ne se joue impunément de Dieu, et que la sagesse du Père est justifiée par les erreurs mêmes et les impiétés de ses fils.

La Trappe frappée, comme les autres communautés religieuses, par les décrets de l'Assemblée, remporta de la persécution le plus éclatant témoignage d'estime et de regrets publics. Les habitans du voisinage, qui voyaient tous les jours la vertu des Trappistes, qui en ressentaient les bienfaits, protestèrent contre l'abolition d'une communauté édifiante et utile. Le peuple, qui, en tant d'autres lieux, demandait la suppression des moines, et avait chargé ses mandataires de l'opérer promptement, réclamait ici la conservation des moines pieux, travailleurs, pauvres et charitables. Les municipalités de Mortagne, de l'Aigle, de Verneuil, de Soligny, s'accordèrent à solliciter une exception dont elles connaissaient mieux que personne l'équité ; les districts de l'Aigle et de Mortagne adhérèrent à cette requête des conseils communaux. Encouragés par cette démonstration significative, les Trappistes à leur tour espérèrent obtenir grâce : ils s'adressèrent au roi et à l'Assemblée nationale ; ils rédigèrent un mémoire où ils demandaient la liberté de se perpétuer par des vœux simples, et le droit d'administrer leurs biens. L'Assemblée constituante, étonnée d'être contredite par l'accord du vœu populaire et de la fidélité religieuse, jugea l'affaire digne de considération : elle ne voulut pas prendre sur elle de se démentir ou de refuser justice ; elle préféra en laisser le mérite ou l'odieux au conseil-général du département de l'Orne, dont elle demanda l'avis.

Le quatrième bureau de ce conseil-général examina la requête des Trappistes et toutes les pièces à l'appui. Un des membres, M. Barbotte, produisit pour la conservation de la Trappe, non pas toutes les raisons qui militaient en faveur de la vie religieuse, mais au moins celles qui étaient les plus capables de faire impression sur des esprits préoccupés des intérêts temporels. Parmi la variété des caractères qui établissent des différences entre les hommes, il y en a que la nature n'a pas faits pour la société. Ames tristes et recueillies, concentrées en elles-mêmes, privées de cette sensibilité expansive qui anime les autres, elles ne goûtent aucun charme dans le monde qui leur est étranger. On rencontre des êtres à qui la piété, exaltée au suprême degré, fait un besoin de fuir leurs semblables. N'est-il pas d'ailleurs des circonstances véritablement affreuses et terribles, où la société devient insupportable, on le monde est odieux, soit que les passions agitent n'une avec violence, sous les traits d'un désespoir invincible, soit que les remords pénètrent au fond du cœur, pour le déchirer d'atroces syndérèses. Dans cette crise, c'est un asile sombre et solitaire qu'il faut à l'infortuné pour qu'il puisse s'y réfugier contre lui-même. Deux établissements pour de tels malades, la Trappe et Septfonts, ne seraient pas inutiles dans un grand empire : c'est un égard qu'il faut avoir, une indulgence qu'il faut accorder, une bonté qu'il faut témoigner à la faiblesse humaine. Certes, il restait bien d'autres considérations à présenter à l'appui de la requête des Trappistes : mais auraient-elles été comprises dans une réunion d'incrédules ? C'est l'habileté de l'avocat, de choisir ses preuves selon les circonstances où il parle, et de supprimer, devant l'envie ou la haine, les éloges mérités qui compromettraient son client.

En effet, le quatrième bureau ne se montra pas favorable aux Trappistes. Le rapport qu'il soumit au conseil-général, le 20 novembre 1790, fit bien voir que les représentants du département de l'Orne, rumine il n'arrive que trop souvent, n'en représentaient pas les opinions ni les intérêts. Obligé de reconnaître, dans l'assentiment des municipalités voisines de la Trappe, l'éloge le plus complet de cette maison, le rapporteur s'empressa d'ajouter nue ce témoignage imposant n'était qu'une apparence trompeuse. Des convenances purement locales, disait-il, des intérêts particuliers, ont seuls déterminé le vœu des administrations. Elles ont vu les Trappistes verser leurs aumônes dans le sein des pauvres. Dès-lors, et sans un examen plus étendu, elles se sont, par un mouvement de sensibilité, intéressées à la conservation du monastère. Tout porte à penser qu'elles n'ont pas étendu leurs vues au-delà de leurs territoires ; elles n'ont pas envisagé la Trappe dans ses rapports avec l'esprit de notre constitution ; elles n'ont pas considéré que les lois, tout en supprimant cette maison secourable à l'indigence, ne laisseront pas au dépourvu les enfants du besoin, et qu'il est possible de remplacer cet établissement, que l'expérience a prouvé ne servir qu'à alimenter la pauvreté et la fainéantise, par d'autres institutions moins dispendieuses et mieux dirigées, qui préviendraient le mal sans favoriser l'oisiveté et le vagabondage.

Après ces injures de la philanthropie naissante contre la charité éprouvée des bons moines, le rapporteur les accusait d'enlever les citoyens à l'Etat : Cet établissement n'est fondé que sur un renoncement antisocial à la patrie et aux plus doux sentiments de l'humanité. La loi qui veille sur ses enfants ne peut leur permettre de s'engager dans une association isolée du grand ensemble. Quel danger n'y aurait-il pas dans cette tolérance ? L'expérience ne prouve-t-elle pas que ceux qui ont eu la faiblesse d'entrer dans ce tombeau des vivants n'en peuvent plus sortir : c'est l'avare Achéron qui ne lâche pas sa proie.

On avait rendu justice aux travaux des Trappistes, on avait reconnu dans les solitaires, non-seulement l'homme de foi, l'homme de Dieu, mais encore l'homme utile dans le sens moderne de ce mot. Le rapporteur, ne pouvant contester cette utilité, en accusait au moins l'insuffisance. Les religieux, toute la contrée en rendait témoignage, avaient pu seuls, par l'union de leurs efforts, par la patience de la pauvreté volontaire, dompter et féconder le sol ingrat, marécageux qui les entourait. Le rapporteur prétendit que le sol de la Trappe serait mieux cultivé par d'autres et produirait davantage, que des bras affaiblis par les jeûnes, les austérités et les veilles ne sauraient triompher d'un sol rebelle, qui ne cède qu'aux travaux continuels et opiniâtres d'un robuste agriculteur. Enfin tel était l'empressement de ces hommes à déprécier le mérite dont on ne pouvait nier la réalité, qu'ils représentèrent que la pharmacie établie à la Trappe, le chirurgien et ses deux élèves, étaient entretenus par le produit d'un legs spécial, et non aux frais de la maison ; et qu'il en était de même des vêtements distribués chaque année aux pauvres. Mais si l'exécution de ces legs tenait à l'existence de la Trappe, le bienfait, dont les religieux étaient l'instrument, périrait avec eux. L'Etat, devenu propriétaire, remplirait-il les intentions des testateurs, ou par qui ferait-il servir la rente d'un capital confisqué ? c'est à quoi ne s'arrêtaient pas le rapporteur et ses adhérents.

Le conseil-général n'osa pas cependant prononcer aussi vite que son quatrième bureau. Il lui sembla qu'il n'était pas suffisamment informé, et qu'il fallait attendre des arguments plus décisifs. Pour se les procurer, il décida que deux commissaires choisis dans son sein iraient visiter la Trappe, qu'ils interrogeraient séparément chaque religieux, afin de savoir si tous désiraient véritablement être conservés, si les signatures, apposées au bas de la requête rédigée en Chapitre et adressée à l'Assemblée Constituante n'avaient pas été extorquées par l'ascendant des supérieurs. C'était le préjugé commun en ce temps, que les religieux, engagés contre leur inclination dans la vie du cloître, soupiraient après la liberté, et que la loi qui abolissait leurs vœux devait être accueillie comme une délivrance par ces captifs de la force ou de la séduction. Les deux commissaires désignés furent MM. Barbotte et le vicomte Alexis Le Veneur de Carrouges : ils arrivèrent inopinément le 21 novembre, à huit heures du matin, et deux heures après ils commencèrent leur visite de la maison et l'interrogatoire des individus. Cette brusque surprise, en ôtant aux religieux toute liberté de s'entendre, devait aussi donner à leurs déclarations une irrécusable autorité.

Les commissaires firent comparaître chaque religieux à son tour, et examinèrent toutes les parties de la maison : ils dînèrent au réfectoire ; à l'infirmerie, ils trouvèrent des malades qui étaient l'objet des soins les plus touchants. Leur visite dura trois jours, et il faut leur rendre cette justice, qu'ils ne négligèrent rien pour connaître les usages, lés caractères, les sentiments véritables dent ils devaient compte au conseil-général. Leur relation fit encore l'éloge de la Trappe. Ils virent que ces hommes, voués au silence, n'avaient rien perdu des facultés dont le monde prétend être le seul conservateur ; qu'ils connaissaient parfaitement les décrets de l'Assemblée Constituante, qu'ils avaient même examiné avec un grand soin, sous toutes les faces, la question de leur sortie du cloître, soit par rapport à leurs obligations religieuses, soit relativement aux convenances ou même aux calculs de l'intérêt. Ils virent que ces pénitents, dont le monde affectait de plaindre l'infortune, aimaient par raison leur état, qu'au lieu de trouver la règle trop dure, ils aspiraient à une vie encore plus austère, et qu'un grand nombre suivaient les avis d'un religieux qui prêchait une réformé nouvelle. Sur cinquante-trois religieux de chœur, quarante-deux déclarèrent qu'ils voulaient vivre et mourir dans la maison, sous le régime de l'Etroite Observance. Des onze autres, deux étaient trop malades pour donner leur avis, deux désirèrent quitter la Trappe pour une maison moins rigoureuse, deux se réservèrent cette faculté pour l'avenir, quatre manifestèrent l'intention de se retirer dans le cas où la règle actuel le éprouverait quelques changements notables. Le onzième exprima le désir de se rendre dans sa famille pour y rétablir sa santé. Il n'y eut donc, en dernier résultat, qu'un religieux sur cinquante-trois qui demanda de quitter la vie monastique, et quatre qui, sans vouloir rentrer dans le monde, étaient prêts à accepter quelques adoucissements. Les commissaires consignèrent tous ces détails dans leur procès-verbal, et les résumèrent en ces termes remarquables : A l'exception de cinq ou six moines qui nous ont paru d'un sens très borné, les religieux de chœur ont en général un caractère énergique et prononcé, que les jeûnes et les austérités n'ont point affaibli. La religion remplit leur âme tout entière. Chez quelques-uns, et ils sont faciles à reconnaître par les expressions de leurs déclarations, la piété est portée au suprême degré de l'enthousiasme. Les autres, en très grand nombre, sont pénétrés d'un sentiment de piété plus calme et plus touchant. Ceux-là nous ont paru aimer leur état du fond du cœur, et y trouver une tranquillité, une sorte de quiétude qui, en effet, doit avoir ses charmes.

En présence de pareils faits, quel parti allait prendre le conseil-général ? Il renvoya l'examen à son quatrième bureau, et ces juges prévenus, loin 'de chercher, dans la déclaration des commissaires, des lumières nouvelles et une sincère conviction, s'attachèrent à n'y trouver que la confirmation de leur premier dire. Le 4 décembre 1790, ils présentèrent un second rapport où résonnaient les grands mots de superstition et de régénération, de despotisme claustral et de liberté naturelle, de fanatisme et de lois éternelles de la vérité, terminologie solennelle et plaisante dont le charlatanisme politique n'a pas, même de nos jours, abandonné l'emploi lucratif. Les commissaires avaient constaté que la très grande majorité des religieux était vivement attachée à la maison ; le rapporteur en chercha la cause dans l'austérité de la règle, dans leur isolement complet du monde, et conclut qu'une institution qui séparait ainsi l'homme de ses semblables excédait les véritables bornes de la religion, et choquait la nature sensible. Les commissaires avaient constaté que deux religieux étaient morts pendant leur visite, l'un à soixante-cinq ans, l'autre à soixante-dix, que le plus vieux de ceux qui restaient avait soixante-quinze ans. Le rapporteur, ne pouvant accuser la règle de donner la mort prématurément, affirmait de lui-même que si le régime de la Trappe n'était pas funeste à la santé pendant que l'homme est dans la vigueur de l'âge, il précipitait sa décadence lorsqu'il est parvenu à son déclin. Mais il triomphait surtout d'une circonstance qui devait justifier les libérateurs de l'humanité cloîtrée. Les commissaires avaient trouvé un religieux qui, ayant mérité une réprimande sévère et subi les pénitences dues à ses fautes, semblait avoir perdu la raison : Quel sort plus triste, s'écriait le rapporteur, que celui de l'infortuné Bertrand, né avec un cœur sensible et fait pour la société, qui, engagé témérairement dans un vœu funeste, n'a pu étouffer la voix de la nature, et, dans le choc de ses passions contre sa conscience, a vu sa faible raison faire naufrage. Ne suffit-il pas que cet établissement puisse faire des malheureux pour devoir le proscrire ? Cette objection tombait, il est vrai, devant la proposition faite par les Trappistes, de substituer les vœux simples aux vœux solennels : par les vœux simples, la conscience demeurait libre, le despotisme claustral était détruit. Le rapporteur s'empressa de répondre que les maximes outrées et fanatiques qui dominaient dans le monastère ne permettraient à personne de se retirer après un commencement de pratique, et de renoncer à la couronne céleste pour un monde corrompu ; que l'engagement religieux, n'ayant plus d'autre sanction que la conscience, serait plus sacré et plus inviolable que lorsqu'il était sanctionné par la loi civile. Déjà les religieux les plus attachés au maintien du monastère prêchent une réforme, et comptent autant de prosélytes qu'il y a de zélateurs dans la maison. Ceci est peut-être un trait de lumière pour vous éclairer sur les dangers de la perpétuité de cet établissement, dans lequel on ose dire qu'il est impossible de faire pénétrer des maximes modérées et humaines sans le détruire.

Le quatrième bureau voulant donc concilier les intérêts éternels de l'humanité et les intérêts des religieux qui désiraient vivre dans la vie commune, et dans la jouissance d'un état qu'ils avaient embrassé sous la garantie de la foi publique, proposa les résolutions suivantes :

1° Qu'il n'y a pas lieu de faire exception à la loi constitutionnelle qui prohibe les vœux monastiques, en faveur du monastère de la Trappe, en lui accordant la faculté de se perpétuer par des vœux simples ; qu'en conséquence il doit être fait défense aux supérieurs de cette maison d'y recevoir des novices, et même d'admettre à aucun vœu les novices qui y sont actuellement ;

2° Qu'on doit conserver cette maison pour les religieux qui désireront y vivre et mourir dans l'observance de leur règle, à laquelle il doit être défendu, pour le maintien de la paix, de faire aucun changement ;

3° Que, pour procurer aux religieux qui désirent vivre dans la vie commune la faculté de se livrer au travail manuel, nécessaire à leur santé et au maintien de la règle, on doit leur laisser l'administration de leurs jardins et enclos, qu'ils exploitent actuellement par eux-mêmes, quelle qu'en soit l'étendue, aux conditions de compenser avec les pensions qui leur seront dues la valeur de l'excédant de cette étendue sur celle fixée par la loi.

 

Ces résolutions étaient conformes à la loi de l'Assemblée Constituante. En confisquant les biens monastiques, en retirant au vœu religieux la sanction de la loi constitutionnelle, elle avait donné la liberté légale de sortir du cloître aux religieux que leur conscience n'y retiendrait plus, et elle avait indiqué des maisons où seraient tenus de se retirer les religieux qui ne voudraient pas profiter du bénéfice du présent affranchissement. Le conseil-général, après discussion, refusa encore de se prononcer lui-même. Il en référa à l'assemblée en lui transmettant toutes les pièces. La Constituante adopta les principes des deux rapports que nous venons d'analyser, et la Trappe ne fut pas exceptée des mesures qui frappaient toutes les autres communautés.

La Trappe, condamnée à la stérilité, allait donc s'éteindre en peu de temps. Qu'importait le droit d'y vivre et d'y mourir laissé aux religieux fidèles, si on leur interdisait le droit d'avoir une postérité ? Désormais, chaque mort descendrait tout entier dans la tombe, et dans quelques années il ne resterait rien de ces chants du jour et de la nuit, de ces travaux charitables, de cette mortification des corps, de cette quiétude des âmes, en un mot, de cette réforme de Rancé qui avait ranimé la vie de l'ordre monastique. Mais Dieu en avait décidé autrement. Réformateur souverain des jugements des hommes, il avait excepté la Trappe de la sentence générale prononcée contre l'Église de France. Tandis que tout périt autour d'elle, rois, noblesse, clergé, moines, Dieu la prenant sur ses ailes, l'enlève du milieu des iniquités, et par-dessus les orages populaires et le tourbillon de l'impiété triomphante, il la porte paisiblement au sein des montagnes hospitalières, il l'y dépose comme un trésor de grand prix, et lui dit, comme au premier homme : Croissez et multipliez. Alors commencent des temps nouveaux. Après avoir été en France le modèle des ordres religieux, elle en devient, dans l'exil, le refuge et le centre. Perdue jusque-là dans les rangs d'un grand ordre, elle devient à son tour un ordre fécond et glorieux. Elle montre à toute l'Europe, et même à l'Amérique, ces vertus douces et invincibles que la France a méconnues. Trahie bientôt par l'éclat de sa renommée, livrée encore une fois à la persécution, mais marquée au front du signe de l'immortalité, elle trouve dans sa patience des forces contre toutes les épreuves, elle voit passer les puissances et les empires, elle survit à ses persécuteurs, jusqu'à ce que Dieu, content de ses incomparables services, lui rende la liberté et le repos dans sa patrie.

 

FIN DU TOME PREMIER

 

 

 



[1] Pour la date de la mort de chaque abbé, nous avons suivi le registre mortuaire de la Trappe qui est une autorité incontestable dans les faits de ce genre. Ainsi nous relevons une erreur, souvent reproduite, que le dernier abbé de la Trappe mourut en Suisse. Il était mort avant la suppression des communautés religieuses en France.

[2] Gilbert, apologie :

Sous ce modeste habit déguisant sa naissance,

Penthièvre quelquefois visite l'indigence,

Et de trésors pieux dépouillant son palais,

Porte à la veuve en pleurs de pudiques bienfaits.