LES TRAPPISTES OU L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VIII. — Influence extérieure de la réforme de la Trappe. - Réforme des Clairets. - Publication du livre de la Vie monastique (1677-1694).

 

 

Dans la période que nous venons de parcourir, l'abbé de Rancé a perfectionné sa réforme, et par une persévérance infatigable il l'a sauvée de toutes les entreprises de ses ennemis. Un si brillant résultat suffirait à la gloire d'un autre, mais le zèle de cet homme de Dieu ne se borne pas aux murs de son monastère. Nous l'avons déjà constaté souvent, la vie du réformateur de la Trappe est double, pour ainsi dire ; le bien qu'il opère dans son abbaye porte toujours au-dehors un salutaire contre-coup. Pour compléter l'histoire des vingt dernières années, il nous reste à le montrer continuant à étendre au loin son influence, et à relever, sur tous les points de l'ordre monastique, les ruines du temple de Dieu profané par le relâchement.

Nous l'avons vu changer en sainte tristesse la joie coupable de l'abbé de Tamied, terrasser par la charité ce triomphateur scandaleux, et d'un persécuteur faire un apôtre. Depuis ce moment, jusqu'à la mort de Jean Petit, il ne s'accomplit aucun bien dans l'ordre de Cîteaux qui ne fût l'ouvrage de l'abbé de la Trappe. En 1677 les Pères de la réforme, contrariés de nouveau par les premiers supérieurs dans l'exercice des droits que le bref d'Alexandre VII leur accordait, députèrent à Home l'abbé de Foucarmont pour défendre leur cause. Quoique l'abbé de la Trappe eût blâmé cette démarche, il écrivit aux cardinaux, à plusieurs prélats de la cour romaine, pour leur recommander l'envoyé et les intérêts de l'Étroite Observance. Ses lettres assurèrent une réception favorable à son protégé. Le pape Innocent XI nomma des commissaires bien disposés, et expédia à son nonce, en France, un décret avantageux pour la conservation de la réforme. En France, la régularité s'affaiblissant dans plusieurs monastères, l'abbé de la Trappe leur vint en aide, aux dépens même de sa communauté. Il envoya quelques-uns de ses religieux à Chaloché, diocèse d'Angers, à Champagne, diocèse du Mans, au Pin, diocèse de la Rochelle. Il soutint également de ses conseils les religieuses de Sainte-Catherine, près d'Angers ; il dirigea l'abbesse du Gif dans la réforme qu'elle voulait entreprendre, l'engageant à procéder par la persuasion et par l'exemple, à rendre aimables à ses filles les pratiques de perfection, à leur en développer les avantages dans les entretiens particuliers, et dans les conférences communes, afin, disait-il, qu'elles les désirent et qu'elles les demandent, et qu'il paraisse plutôt que ce soit vous qui condescendiez à leurs désirs, que non pas elles qui se soumettent à vos volontés. L'abbesse de Maubuisson était sur le point de céder aux mauvais conseils, aux suggestions de directeurs perfides ou ignorants ; l'abbé de la Trappe la confirma dans la vertu par ces belles paroles : Quand Dieu vous demandera compte des âmes qu'il a soumises à votre direction, il vous jugera sur votre règle, sur les exemples et les instructions des saints, et n'on sur les coutumes et les imaginations des ‘hommes, qui nous parlent d'ordinaire selon leurs idées et sans connaissance. Vous ne pouvez être déchargée au jugement de Jésus-Christ que lorsque vous n'aurez rien oublié de ce qui dépend de votre vigilance, de votre application, de vos soins, pour faire qu'on vive dans votre monastère dans une exacte observation de la règle que vous avez embrassée[1].

Le monastère des Clairets était depuis son origine sous la juridiction de l'abbé de la Trappe (v. ch. I), mais cette juridiction avait été suspendue par la longue durée des commendes. Depuis qu'un abbé régulier avait remplacé enfin ces étrangers sans caractère et sans pouvoir, les anciens droits recouvraient toute leur force, et les supérieurs-majeurs eux-mêmes pressaient le révérend Père de les reprendre. Les Clairets, après avoir subi la décadence générale, avaient été réparés par les soins, le zèle et l'exemple, de la révérende mère Françoise-Angélique d'Estampes de Valençay, et par la fidélité et la religion avec laquelle toute la communauté était entrée dans ses sentiments. Cette supérieure suppliait aussi l'abbé de la Trappe de ne pas négliger plus longtemps l'exercice de son autorité légitime, et de lui servir de père et de directeur. Mais il avait pour cet emploi un éloignement prodigieux. Résolu de se renfermer dans son cloître, comme dans un tombeau, il lui répugnait trop d'en sortir pour s'ingérer annuellement de la conduite d'une autre maison que la sienne. Il exprimait ses raisons avec beaucoup d'énergie aux abbés de Cîteaux et de Clairvaux, et il résistait à toutes les sollicitations des religieuses.

Les religieuses des Clairets ne se découragèrent pas. Leurs instances, unies à celles de leur supérieure, furent si vives, si touchantes que le révérend Père se sentit vaincu. Il crut reconnaître l'esprit de Dieu dans un concert et un consentement si général, et suivre sa volonté en cédant à celle de ses servantes. Dès qu'il leur eut annoncé que ses répugnances étaient domptées, elles chantèrent le Te Deum, et non contentes d'être maintenant sous sa direction, elles sollicitèrent une visite régulière. Malgré de cruelles infirmités, le révérend Père la leur accorda : il parut chez elles inopinément, le 14 février 1690. On se peindrait difficilement la joie que ce retour d'un Père si  longtemps attendu répandit dans toute la maison. Pendant qu'il célébrait la messe, le chœur chanta ce répons : Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Joannes, qui semblait avoir été choisi à dessein pour ce beau jour. Quand il arriva à la porte du chapitre, la révérende Mère, se mettant à genoux, lui présenta les clefs du monastère, en signe de dépendance et de soumission, et au milieu du chapitre, s'agenouillant de nouveau elle lui dit : Je vous promets obéissance jusqu'à la mort, à vous et à vos successeurs.

Le visiteur commença par une exhortation. Dès les premières paroles, l'homme de progrès se montra. Après avoir loué les intentions pures, les désirs ardents qu'il apercevait dans la communauté, il s'empressa de leur dire qu'elles ne tireraient aucune utilité ni aucun avantage de cette disposition, si elles en demeuraient là. Toutefois, comme sa prudence égalait son zèle, il se garda de rien précipiter, afin de ne rien compromettre. Il traça dans la carte de visite des règlements qui se rapprochent beaucoup du bref d'Alexandre VII. Il recommanda la modestie, la discrétion, dans les rapports que les sœurs pourraient avoir au parloir avec les personnes du dehors, mais il n'interdit pas ces communications. Il loua le silence, et rappelant à ce sujet la règle de saint Benoît, il exhorta les sœurs à essayer, autant qu'il leur serait possible, de le garder entre elles. Il permit les conférences ou récréations, pourvu qu'on en bannît les nouvelles du monde, les matières qui peuvent engager dans les disputes, les railleries capables de blesser ou d'altérer la charité. Puis il prescrivit expressément la pauvreté religieuse, et la conservation du travail des mains qui était déjà établi dans le monastère. Ce travail devait avoir lieu en public, et la révérende Mère devait s'y trouver pour l'édification et l'exemple. Il n'est point question, dans cette carte, de l'abstinence et des jeûnes[2].

Plusieurs des religieuses avaient spontanément témoigné le désir d'embrasser la réforme ; mais le révérend Père n'avait point accédé à ce vœu. Il voulait en éprouver la fermeté par la contradiction et le retard. Lorsqu'il revint l'année suivante (20 juin 1691), il retrouva les mêmes dispositions, la même ardeur ; les plus touchantes instances furent employées pour le circonvenir. Les unes lui demandaient par écrit la grâce d'une pénitence plus rigoureuse, les autres la sollicitaient de vive voix et à genoux. Quelques-unes, qui croyaient l'adoption de la réforme incompatible avec leur santé, s'empressèrent de déclarer qu'elles ne voulaient pas être un obstacle à la sanctification de leurs sœurs, ni les priver de leur récompense. Mais le petit nombre regardait encore comme téméraire ce projet de perfection : elles ne voulaient pas tenter une entreprise qui leur paraissait insoutenable, ni commencer par un zèle imprudent ce que la faiblesse ne permettrait pas de continuer. Cette diversité de sentiments arrêta encore le révérend Père, soit qu'il craignît que la diversité des pratiques n'affaiblît la concorde et la charité mutuelle, soit qu'il reconnût dans l'opposition de la minorité une épreuve nécessaire et profitable à la bonne volonté des autres. Il promit seulement d'examiner cette affaire importante devant Dieu, et proposa à la mère abbesse quelques moyens qu'il croyait propres à ouvrir les voies.

Sa troisième visite eut lieu au mois de mars 1692. Il trouva l'œuvre bien avancée. Celles qui avaient toujours demandé la réforme étaient parvenues à décider celles qui s'y étaient opposées, et au lieu que ce petit débat eût apporté le moindre affaiblissement à la bonne intelligence, les sœurs avaient acquis un nouveau degré de soumission, de déférence et d'estime les unes pour les autres. La religieuse qui avait résisté la dernière, ayant été guérie en deux jours, contre toute attente humaine, d'une maladie grave, venait de se rendre par reconnaissance, et d'offrir à Dieu, eu retour de la santé, l'abandon de l'Observance commune. La résolution était prise de tenter un premier essai après Pâques. Cette fois le visiteur n'hésita plus. Cette unanimité, fruit de la persuasion, cette résistance fidèle aux refus affectés du Père immédiat, lui parurent l'ouvrage de l'esprit de Dieu. Il en témoigna sa joie, avouant qu'il avait toujours désiré un si beau résultat ; mais qu'il avait renfermé ce désir dans son cœur, pour ne point gêner la liberté. Il les autorisa donc à faire ce qu'elles avaient résolu, une tentative et comme un noviciat d'une année, qui permît devoir si leurs forces répondaient à leur ferveur : car il n'abandonnait pas son système de procéder par degrés ; pont le moment, il ne prescrivit, il n'approuva rien définitivement. Ce ne fut que six mois plus tard, que, l'expérience paraissant suffisante, il sanctionna l'engagement solennel. Le 4 octobre 1692, l'abbesse et les religieuses des Clairets embrassèrent la réforme d'un commun accord, et dans une parfaite union.

Tous ces services, rendus par l'abbé de la Trappe aux autres monastères, étaient en quelque sorte individuels, isolés, malgré le grand nombre de maisons qui avaient ressenti sa bienfaisante influence. Mais il était destiné à instruire tout l'ordre monastique directement à-la-fois, à dissiper l'ignorance ou à convaincre l'iniquité des religieux relâchés du XVIIe siècle, à remontrer aux supérieurs, comme aux simples moines, combien étaient stricts les engagements, combien grande la perfection de leur état. C'est ce qu'il fit encore, malgré lui-même, en publiant son livre de la Sainteté et des Devoirs de la vie monastique.

Le nouvel abbé de Châtillon étant venu passer quelques mois à la Trappe pour se préparer aux fonctions de sa charge, fut le premier qui eut la pensée d'un ouvrage de ce genre. Il entendit avec une grande édification les discours que le révérend Père faisait au chapitre ; et, dans le désir de rendre commune à tous les monastères et à tous les siècles l'instruction et la piété dont il profitait lui-même en passant, il le pria de mettre par écrit les principales vérités qui se rapportaient aux devoirs des religieux. Il demandait un livre court, un catéchisme monastique, un résumé clair et fort de la doctrine des anciens sur la vie solitaire. Le révérend Père avait une trop grande horreur de la renommée et de la dispute, pour engager de lui-même la guerre, par une telle publication, avec tous les relâchés. Il lui suffisait d'attendre les attaques et de les repousser ; il ne voulait pas provoquer ses ennemis. Cependant, un jour que ses infirmités le privaient de prendre part au travail des mains, il dictait quelques lettres à dom Rigobert, malade lui-même. Ce religieux se hasarda à lui rappeler le conseil de l'abbé de Châtillon, lui représenta vivement le malheur dés religieux qui vivaient en sécurité dans le mal, sans connaissance de leurs devoirs, et le supplia de laisser par écrit, à ses frères au moins, les vérités qu'il leur avait enseignées, afin que se survivant à lui-même, il pût encore leur parler après sa mort. Le révérend Père se laissa toucher par cette dernière considération. Il se mit à l'œuvre : aux heures du travail régulier dont ses souffrances le tenaient alors éloigné, il prenait la plume et rédigeait les pensées que son érudition lui suggérait. Il s'aperçut bientôt que la brièveté nuirait à l'intelligence de la doctrine, qu'un simple catéchisme mettrait la vérité à l'étroit ; que le sujet était vaste et méritait plus de développements. Il fit donc un livre savant et éloquent ; mais, quelque valeur que l'ouvrage acquît par ces améliorations successives, toujours ami de la paix, et convaincu de son incapacité, il ne le destinait qu'à sa communauté ; il l'appelait son testament, aux dispositions duquel les étrangers n'avaient rien à prétendre. C'était là son dessein formel, comme on le voit par ces paroles d'une lettre : J'ai fait le livre de la sainteté et des devoirs de la vie monastique, dans la seule vue de le laisser à nos frères après ma mort, afin qu'il pût leur servir comme d'une peinture vive et fidèle de leurs obligations, et de leur mettre incessamment dans la mémoire ce que Dieu demande d'eux, aussi bien que de tous ceux qui se sont engagés à son service.

Dieu en disposa autrement. D'abord un ecclésiastique ami du révérend Père, étant venu à la Trappe, obtint de lui une communication confidentielle de son manuscrit, et, par une négligence trop commune aux séculiers, même les plus graves, il le laissa exposé dans l'appartement des hôtes, aux yeux d'un protestant qui le lut avec avidité. Le révérend Père ayant découvert par lui-même cette indiscrétion, craignit que l'amitié ou la haine n'allât divulguer, par l'éloge ou par le blâme, qu'il avait composé un livre contre la licence des religieux ; et aussitôt il prit lui-même ses cahiers et les jeta au feu, pour qu'il n'en fût plus question. Mais il se débattait en vain contre l'ordre de la Providence : il n'avait brûlé qu'une copie, le manuscrit original existait encore. Sévèrement réprimandé par un de ses anciens précepteurs pour un acte de vivacité qui avait dû réjouir l'enfer, il se résigna, toujours dans l'intérêt de sa communauté, à permettre qu'on transcrivît de nouveau son travail. Plusieurs copies eh furent faites à son insu, et il en vint une aux mains de Bossuet. Dès que l'évêque de Meaux en eut commencé la lecture, son génie sévère se reconnut dans l'œuvre du réformateur, et il s'empressa de lui adresser d'énergiques félicitations. C'était à l'issue de la trop fameuse assemblée de 1682, où il avait été chargé, entre autres soins, de l'examen de la morale. J'avoue, écrivit-il à l'abbé de Rancé, qu'en sortant des relâchements honteux et des ordures des casuistes, il me fallait consoler par ces idées célestes de la vie des solitaires et des cénobites. Je ressens, avec vous, notre siècle très éloigné, et peut-être très peu capable de ces instructions si naturelles au christianisme, si éloignées de l'esprit des chrétiens d'aujourd'hui. Qui sait si ce n'est point, dans un siècle si corrompu, jeter les perles devant les pourceaux, que de montrer, même aux religieux d'aujourd'hui, ces maximes évangéliques que vous avez recueillies pour l'instruction de vos frères ? Qui sait aussi si ce n'est point le dessein de Dieu que ce levain renouvelle la masse corrompue ?[3] Mais, lorsqu'il eut achevé la lecture, il n'hésita plus ; il jugea que de si hauts enseignements devaient appartenir à l'Église entière, et il accourut à la Trappe (1682) pour avertir l'auteur qu'il était décidé à faire imprimer son livre. A ce discours, le révérend Père s'écria : Comment ! monseigneur, vous allez susciter contre moi tous les ordres religieux ! moi qui me suis consacré à la retraite et au silence, moi qui n'ai écrit ce livre que pour le mettre sous les yeux de mes religieux après ma mort, comme mon testament, il sera dit que j'aurai eu la démangeaison de paraître auteur, et de vouloir réformer les autres ! Non, je ne consentirai jamais à cela. — Il faut, reprit Bossuet, vous laisser conduire ; vous ne serez pas le maître ; vous y penserez devant Dieu. Mais plus le révérend Père y pensait, moins il acceptait le sacrifice proposé. Dans un second entretien, il redemanda son manuscrit, dans l'intention sans doute de le détruire ; mais l'évêque lui déclara qu'il en avait un autre exemplaire, et que toute résistance était inutile. Alors il recommença ses plaintes : Mon Dieu, monseigneur, est-ce que vous ne comprenez pas le trouble, les disputes, que cette impression apportera dans ma solitude ? Suis-je fait pour cela, et pour réfuter les écrits qu'on fera de toutes parts contre moi ? Bossuet répondit tranquillement : J'entreprends votre défense, demeurez en repos. Ne sachant plus comment échapper, le révérend Père demanda au moins le temps nécessaire pour communiquer son livre à l'évêque de Grenoble, et la permission de suivre l'avis de ce prélat. Son espérance était que l'évêque de Grenoble, son vieil ami, ne voudrait pas le contrister en lui imposant une publicité dangereuse ; mais ce dernier expédient lui faillit comme les autres, et le livre, imprimé par les soins de Bossuet, parut enfin au mois de mars 1683.

Si le livre de la Sainteté et des Devoirs de la vie monastique est l'ouvrage immortel de l'abbé de Rancé, il n'est pas moins l'ouvrage de l'Église, de l'antiquité chrétienne et des Apôtres ; et, loin de diminuer par là son mérite, nous en faisons le plus magnifique éloge, Le réformateur ne parle pas de lui-même ; il a tout reçu de l'Écriture et des Pères, de l'étude assidue des lois monastiques. C'est de cette érudition universelle que son génie, comme celui de Bossuet, emprunte son éclat et sa puissance. Dans la lutte qu'il soutient contre l'ignorance et la corruption de son temps, il appelle à son aide Cassien, saint Basile, saint Grégoire, saint Jean Climaque, saint Jérôme, saint Bernard, saint Éphrem, saint Chrysostome, saint Athanase, saint Benoît, saint Denis, saint Fulgence, saint Léon pape, saint Ignace martyr, saint Thomas, saint Macaire, saint Augustin, Innocent III, saint Cyprien, sainte Thérèse, le saint abbé Moïse, saint Bonaventure, saint Odon de Cluny, en un mot, tous ceux qui de près ou de loin, expressément ou même par simple allusion, traitent de la vie monastique, ou qui ont écrit la vie des solitaires. Il rassemble, il compare, il fait accorder les constitutions de Tabène, des moines de saint Basile, de saint Nil, de saint Benoît, de Cîteaux, des Camaldules, de saint Columban, des Chartreux, de Grandmont, de saint Aurélian, de saint Fructueux, de saint Aelrede, du Val-des-Choux, des Carmes déchaussés, et jusqu'à la règle anonyme d'un auteur incertain. Toutes ces autorités, parlant de nouveau par sa bouche, forment un admirable concert où la loi commande ce qui doit se faire, et l'histoire raconte ce qui s'est fait en vertu de la loi. Et tandis que au milieu de cette multitude céleste il n'aspire qu'au mérite de disciple fidèle, s'appropriant, par la méditation et par l'éloquence, les enseignements qu'il a reçus, il prend place parmi ses maîtres, et s'égale aux docteurs les plus consommés.

Qu'est-ce qu'un véritable religieux ? Telle est la question par où commence le livre, et la réponse résume tous les enseignements qui vont suivre, en disant que : C'est un homme qui a renoncé, par un vœu solennel, au monde et à tout ce qu'il y a de périssable et de sensible, et pour lequel les conseils que Jésus-Christ donne aux hommes en général sont devenus des préceptes indispensables. Après avoir établi que c'est Notre Seigneur lui-même qui a institué la vie solitaire par les conseils évangéliques, et que cette vie est la continuation de celle que menèrent les Apôtres et les premiers chrétiens, c'est-à-dire l'adoration en esprit et en vérité, il pose la distinction naturelle entre les anachorètes et les cénobites, et tout en accordant la préférence aux premiers, il console les seconds, pour lesquels il écrit, en leur montrant que Dieu n'a pas paru moins admirable dans les monastères que dans le désert, qu'il y a fait fleurir d'aussi brillantes vertus, et que ce sont les cloîtres qui ont formé les anachorètes. Il arrive ensuite à l'essence et à la perfection de la vie cénobitique. Il définit, et il prouve que la première obligation d'un solitaire est de s'appliquer à Dieu dans le repos et dans le silence du cœur, de méditer incessamment sa loi, de se tenir dans une désoccupation parfaite de tout ce qui peut l'en distraire, et de s'élever avec un soin et une application continuelle à la perfection. En conséquence, les conseils évangéliques deviennent pour lui des préceptes, car il a promis à Dieu de travailler à se rendre parfait, et il ne peut arriver à. la perfection que par la pratique des conseils. Les trois vœux de chasteté, de pauvreté, d'obéissance doivent être pris, non pas à la lettre, mais dans toute l'étendue que les saints leur ont donnée. La chasteté n'est plus seulement la pureté des sens, ou la pureté de l'âme par rapport aux dérèglements extérieurs, mais encore une intégrité qui bannit toutes les convoitises, toutes les vues, toutes les passions, et généralement tout ce qui est capable de déplaire à Dieu. La pauvreté n'est plus seulement le renoncement aux richesses du monde, mais le renoncement à soi-même. Le religieux doit se mettre le premier au nombre des choses dont il faut qu'il se sépare : rien de créé ni de périssable ne doit tenir la moindre place dans son cœur ; ni la parenté corporelle, ni la familiarité humaine, ni la vaine gloire, ni les souffrances, ni la faim ou la soif, ni la chaleur ou le froid, ne doivent l'émouvoir désormais. Enfin, l'obéissance n'est plus une soumission vulgaire et commune qu'on réduit d'ordinaire à ne se pas élever contre les supérieurs, et à prendre quelques permissions de ceux qui gouvernent, dans les besoins et dans les rencontres : c'est une immolation absolue de la volonté propre, qui fait que le religieux accepte avec une soumission entière toutes les choses qui lui sont commandées dans l'étendue de sa profession, pour sa perfection, qui le porte non-seulement à éviter les choses mauvaises et déraisonnables, mais encore à ne pas entreprendre sans ordre celles qui sont dignes de louanges, et à tenter celles mêmes qui paraissent impossibles dès qu'elles sont ordonnées ; non-seulement à sacrifier son propre avis, mais à le condamner avec conviction, et par estime du jugement des supérieurs.

Il n'y a pas de profession à laquelle Dieu n'ait attaché les moyens nécessaires pour en accomplir les devoirs, et des grâces particulières. Les religieux s'élèveront au sommet de l'échelle mystique de leur patriarche saint Benoit : 1° quand ils seront fervents dans l'amour de Dieu ; 2° quand ils regarderont leur supérieur comme leur père, et qu'ils auront en lui une entière confiance ; 3° quand le supérieur les considérera et les aimera comme ses edams ; 4° quand ils seront exacts à rendre à leurs frères la charité qu'ils leur doivent ; 5° quand ils seront assidus à l'oraison ; 6° quand ils aimeront l'humiliation de l'esprit ; 7° quand ils conserveront la pensée de la mort, 8° la présence des jugements de Dieu, 9° cette componction de cœur si sainte et si salutaire ; 10° quand ils vivront dans la retraite, 11° dans le silence, 12° dans l'austérité de la vie et la mortification des sens, 13° dans les travaux corporels, 14° dans les veilles, 15° dans une pauvreté exacte ; 16° quand ils supporteront les maladies dans une disposition digne de la sainteté de leur état ; 17° s'ils se rendent exacts dans toutes ces pratiques, sans se dispenser d'aucun de ces points. Telle est la division de la seconde partie de l'ouvrage, et tels sont les titres des dix-sept derniers chapitres.

Nous avons déjà, dans le cours de notre récit, extrait de ces chapitres bien des pensées et des raisonnements relatifs au travail des mains, à l'observation du silence, à l'abstinence et aux jeûnes. Ici nous ne parlerons que de certains points, qui, en faisant la censure des désordres les plus chers aux relâchés, durent exciter les plus vives colères. Le chapitre de la retraite détruit toutes les allégations, toutes les excuses dont s'autorisaient les moines pour paraître dans le monde. Le réformateur compare le religieux qui sort de son monastère, pour se mêler aux conversations des hommes, à un magistrat qui monte sur le théâtre, à un soldat qui entre au barreau, à un manœuvre qui veut prendre part aux exercices littéraires d'une académie. S'il reconnaît que par ordre du supérieur, le religieux peut changer de monastère malgré son vœu de stabilité, il n'admet pas qu'il puisse sortir pour se délasser l'esprit, et chercher dans le monde quelque distraction innocente qui ne s'y trouve pas. Il n'admet pas même qu'il puisse sortir pour son soulagement, pour dissiper ses inquiétudes ou chercher des remèdes à ses maladies ; c'est dans la confiance en Dieu qu'il doit chercher le repos de l'esprit, et celui qui a peur de mourir rétracte le vœu de mort volontaire dont il a fait profession. Les procès ne sont pas un motif plus légitime ; il ne saurait appartenir à un homme qui s'est consacré à la retraite, à la régularité, au silence, de paraître devant les tribunaux et les justices séculières, où il n'y a que tumulte et confusion. S'il peut être permis à un religieux, en vertu de certains canons et avec l'agrément du supérieur, de défendre les affaires de sa communauté, cela ne doit s'entendre que dans les occasions légitimes, pour informer simplement les juges de son droit, de la justice de sa cause, et non pas pour s'engager dans la poursuite d'un procès, en faire les sollicitations, et passer des temps considérables hors de son cloître. Mieux vaudrait compromettre les biens du monastère par la négligence, que de perdre la fidélité, le recueillement, l'innocence, tous les biens spirituels, pour un morceau de terre, une portion d'héritage, un droit seigneurial, une mesure de grain.

Le chapitre IX, qui traite des obligations des supérieurs, était la condamnation directe des abbés mêmes auxquels l'auteur devait obéissance. Si le supérieur sent le poids de sa charge, s'il connaît l'étendue de ses devoirs, il sait qu'il n'est plus à lui, mais que son temps, sa personne et sa vie appartiennent à ses frères... Il faut que sa vie soit si exacte, qu'il observe sa règle avec tant de fidélité, et qu'il soit si ponctuel à s'acquitter de tout ce qu'elle lui prescrit, que ses frères puissent en apprendre tous les devoirs dans sa seule conduite... Il faut qu'il s'applique ces paroles du Saint-Esprit : Rectorem te posuerunt, noli extolli, esto in illis quasi unus ex illis ; qu'il soit parmi ses frères dans toutes les régularités communes, dans les travaux, dans les veilles, dans les jeûnes ; qu'il garde la même austérité dans la nourriture, la même simplicité dans les vêtements... Il doit se souvenir en toute occasion, à l'imitation de Jésus-Christ, qu'il est destiné pour servir ses frères, et non pour en recevoir des services. S'il est des supérieurs qui aient des équipages et des carrosses, c'est un usage tellement contraire à toute la piété monastique, et aux maximes et à la conduite des saints, qu'on peut le regarder comme l'effet d'un extrême dérèglement. Vainement les supérieurs-majeurs allégueront la nécessité des visites régulières, il sera facile de leur répondre que plusieurs abbés généraux s'acquittent de ces fonctions avec une simplicité qui ne déroge pas à leurs devoirs. S'ils allèguent leurs infirmités, on leur dira qu'ils peuvent se servir de litières, se rappelant qu'au commencement du siècle il n'y avait qu'un seul carrosse dans la capitale du royaume, et que, cependant, les visiteurs infirmes remplissaient leurs fonctions. S'ils allèguent la bienséance, leur dignité, on leur répondra qu'il n'y a pas de bienséance à violer les lois de son état, et qu'on ne soutient pas l'honneur d'une profession, qui est toute pauvreté, abjection, pénitence, par un éclat et une magnificence humaine.

Enfin, dans le dernier chapitre, traitant des mitigations, il reconnaît que l'Église peut adoucir les règles ; que comme une mère charitable, touchée du malheur et de la chute de ses enfants, elle s'abaisse pour les relever, pour les soutenir et empêcher qu'ils ne tombent encore plus bas ; mais il ajoute qu'elle ne le fait qu'en gémissant et en témoignant le désir de voir revivre la perfection première. En conséquence, il n'admet pas que le supérieur d'un monastère soit une règle vivante, et puisse changer la règle établie, quand il lui plaît ; le pouvoir de la supériorité se borne à dispenser de quelques pratiques certaines personnes, et pour un certain temps. Les relâchés, depuis plus d'un demi-siècle, prétendaient se justifier par trois raisons : par l'obéissance ; les mitigations ayant été établies de l'autorité des supérieurs, les inférieurs ne devaient pas contredire ; par la coutume, l'ancienneté des mitigations et leur adoption universelle prescrivaient contre la loi ; par la bonne foi, chacun n'est obligé qu'à tenir ce qu'il a promis, et comme on n'a devant les yeux que les pratiques présentes, celui qui les garde satisfait à ses engagements. Le réformateur réfute victorieusement ces objections. L'obéissance doit être simple et sans limites quand elle est selon la règle et raisonnable, comme dit saint Paul. La coutume qui n'est pas sainte ne peut détruire une loi sainte. La loi subsiste malgré les abus anciens et invétérés ; Jésus-Christ a dit de lui-même : Je suis la vérité, il n'a pas dit : Je suis la coutume. La bonne foi n'est pas possible ; nul n'a pu prendre, pour le service de Dieu, un genre de vie qui n'est qu'une violation manifeste de sa loi, ni croire que Dieu accepterait comme un sacrifice de bonne odeur une offrande aussi impure. Tout homme qui fait des vœux dans une observance relâchée, se proposant de vivre conformément à ce qu'il voit, se moque de Dieu dans les vœux mêmes qu'il lui fait, et n'est pas moins obligé à une observation exacte de la règle que s'il eût fait profession dans une congrégation sainte.

Ce livre parut dans le public, avec l'approbation officielle de Charles-Maurice — Letellier —, archevêque de Reims, de Jacques-Bénigne — Bossuet —, évêque de Meaux, de Henri — de Barillon —, évêque de Luçon et d'Etienne — Lecamus —, évêque de Grenoble. Ces prélats se prononçaient hautement en sa faveur ; ils le proclamaient le guide des moines, l'instruction de tous les chrétiens, et la confusion des hérétiques. Bientôt l'auteur reçut des remerciements qui étaient autant d'approbations. Des évêques lui écrivirent qu'ils allaient faire lire son ouvrage dans leurs diocèses à tous les réguliers et à toutes les communautés religieuses ; des abbesses, qu'elles en embrassaient tous les sentiments et les maximes, qu'elles eu feraient leur directeur ; des ecclésiastiques pleins de piété et d'érudition, qu'ils ne pouvaient se passer de le lire pour leur instruction, et qu'il leur convenait aussi bien qu'aux moines ; des gens du monde et d'une profession à ne pas se soucier de ces sortes de choses, qu'ils le lisaient avec tant de plaisir qu'ils ne pouvaient s'en lasser[4]. Enfin un ministre protestant de Genève lui fit dire par un chanoine de Dijon, qu'il était fort content de cet ouvrage, et qu'il y trouvait la doctrine de l'Église dans toute sa pureté[5].

La contradiction, quelque temps contenue par ces témoignages, éclata enfin, non sans fureur. La pénitence établie à la Trappe avait irrité les prévaricateurs, comment un livre qui exposait les principes de cette pénitence, n'eût-il pas mérité la même haine ? Il se trouva des hommes du monde, qui l'examinant avec un esprit de critique, n'y découvraient rien qui ne fût exagéré. Les moines dont il dénonçait les scandales accusaient l'auteur de publier des injures contre des religieux qui valaient mieux que lui, et d'usurper une autorité qui ne lui convenait pas ; d'autres lui reprochaient au moins la vivacité de ses paroles. Les plus modérés lui faisaient un tort d'exiger dans les moines une trop grande perfection, de trop étendre la vertu de chasteté, et celle d'obéissance. Tin Bénédictin, dans un commentaire de la règle de saint Benoît, prétendit réfuter ce que l'abbé de la Trappe avait avancé de la solitude, des humiliations et du travail. Chez les Chartreux, les visiteurs défendirent la lecture de ce livre et le condamnèrent au feu pour sa méchante doctrine. Dom Lemasson, prieur de la grande Chartreuse, se distingua par la violence de ses plaintes, dans des lettres qui subsistent encore. Quelques ecclésiastiques prirent également parti pour les relâchés : un curé, homme d'érudition, avait été d'abord ravi de l'ouvrage ; il s'en était hautement déclaré le défenseur ; puis apprenant que beaucoup de personnes le censuraient, il le relut avec le désir de changer d'avis, et composa un volume de critiques.

Aux plaintes se joignirent bientôt les attaques personnelles et les menaces. Il parut à Cologne (1635) un libelle anonyme divisé en deux parties, qui, étrangères en apparence l'une à l'autre, n'en étaient que mieux disposées pour se confirmer mutuellement ; il avait pour titre : les véritables motifs de la conversion de l'abbé de la Trappe, avec quelques réflexions sur sa vie et sur ses écrits. Avant d'en venir à déprécier le livre, le libelliste commençait par déprécier l'auteur. Il attaquait la vie de l'abbé pour rendre sa doctrine suspecte. Il croyait, non-seulement aux égarements réels, mais aux calomnies qui avaient couru le monde, afin de confondre dans le même ridicule la jeunesse répréhensible et la pénitence admirable, les études frivoles et mondaines avec l'érudition grave et sacrée. La tactique était infâme, mais on ne peut y méconnaître une certaine habileté. En grossissant les fautes du vieil homme, on expliquait par un besoin personnel d'expiation la doctrine du pénitent régénéré. La sévérité n'était plus de sa part qu'une exagération du repentir inquiet, dont nul autre que lui n'avait à s'occuper. On sut que ce libelle était l'œuvre d'un religieux appartenant à un ordre célèbre. En même temps, l'abbé de la Trappe reçut des écrits anonymes dans lesquels on le menaçait de la colère du pape et de la colère du roi. A Rome, son livre allait être mis à l'index ; en France, le roi, mécontent des disputes que cette publication avait soulevées, devait interdire à l'auteur de composer de nouveaux ouvrages de controverse. Si cet obstiné, disait-on, méprise les conseils qu'on lui donne, on saura bien lui parler. On prétendait le faire trembler en lui montrant une armée de trois mille moines soulevés contre lui, et prêts à lui demander raison de sa parole. En un mot, la plupart des difficultés que les ennemis de l'abbé de la Trappe lui suscitèrent dans la suite, n'eurent pas d'autre cause que ce livre, qui avait rappelé leurs obligations à tant de chrétiens coupables. Les moines, dit l'auteur lui-même, au lieu de me savoir gré de leur avoir remis devant les yeux beaucoup de choses essentielles, regardent comme une injure la charité que j'ai eue pour eux, et le bien que j'ai voulu leur faire.

Le révérend Père, assuré de la pureté de ses intentions, et satisfait du bien qu'il avait pu procurer, avait pris le parti de laisser dire les hommes, et de demeurer dans le silence. Les hommes, écrivait-il, ne sauraient changer la couleur d'un seul de mes cheveux ; je ne serai ni justifié ni condamné par leur jugement ; ma cause est dans la main de Dieu : ce sera lui qui en décidera pour le temps comme pour l'éternité. D'ailleurs, l'autorité temporelle intervenait elle-même dans le procès, et le chancelier refusa le privilège d'impression à deux libelles composés contre l'abbé de la Trappe. Néanmoins, dans cette même année, il crut nécessaire de répondre à quelques objections, et il publia un volume d'éclaircissements. Loin de céder à la tempête, il renforça, par de nouveaux arguments, ce qu'il avait avancé de la nécessité de la retraite et du silence, de l'exactitude des jeûnes et de l'abstinence, du travail des mains et du danger de l'étude dans les cloîtres. On lui faisait un crime d'avoir parlé avec trop de force des dérèglements des religieux. Il répond : Il est vrai, mes frères, que nous avons parlé des désordres des cloîtres, mais nous avons été contraint de le faire. La charité, qui nous a obligé de vous parler des vérités selon lesquelles vous devez vous conduire, ne nous a pas permis de passer sous silence les raisons dont on pouvait se servir pour vous empêcher de les mettre en pratique, et comme entre ces raisons il n'y en a point de plus spécieuses, ni qui soient plus à craindre que celles que l'on tire des exemples et des usages, et il a fallu toucher la conduite de ceux qui les gardent, et vous en faire remarquer les abus, afin que vous fussiez incapables d'y ajouter jamais aucune créance...

On lui reprochait encore de s'être expliqué d'une manière trop vive. Il s'indigne éloquemment contre ces défenseurs mous et languissons de la vérité, qui n'osent se passionnel' pour elle. Peut-on trouver étrange que, la maison étant en feu, on s'écrie et on élève la voix, afin de se faire entendre, soit pour appeler ceux qui sont capables de l'éteindre, soit pour éveiller ceux qui dorment et qui n'y pensent pas ?... Peut-on avoir du zèle pour la gloire de Jésus-Christ, et souffrir que les libertins se servent des mauvais exemples et de la mauvaise vie des moines pour blasphémer son saint nom, en lui imputant le dérèglement de leur conduite, comme s'il en était l'auteur, comme s'il les avait formés dans son Église pour y faire seulement ce qu'on les y voit faire... Endurera-t-on patiemment et dans le silence qu'on dise que les moines sont des créatures fainéantes et inutiles ; qu'ils sont à charge au public ; que les cloîtres sont des lieux de bonne chère et de licence ; que tout y est dans le mouvement et dans la dissipation ; que la religion ne consiste que dans une figure extérieure ; et qu'en la réduisant au nom et à l'habit, on prive Jésus-Christ de l'honneur qu'il a prétendu retirer d'un état si relevé et d'une profession si sainte. Je demande si, pour remédier à un inconvénient si grand et si scandaleux, il peut y avoir un moyen plus naturel et plus assuré, que de faire connaître que les moines, pour la plupart, ne sont point ce qu'ils étaient dans leur institution ; qu'ils ont dégénéré, les uns plus, les autres moins, de la gloire de leur origine ; que l'éclat s'en est terni, et que les enfants de Dieu ont perdu toute leur beauté par les commerces et les habitudes qu'ils ont eus avec les enfants des hommes[6].

Les Eclaircissements furent publiés en 1685 ; quatre ans après, l'abbé de la Trappe, sur de nouvelles instances de Bossuet[7], donna sa traduction et son explication de la règle de saint Benoît, où, dans une forme plus morale que dogmatique, il reproduit et confirme tout ce qu'il a soutenu dans l'ouvrage précédent.

De toutes les querelles que le livre de la vie monastique suscita au révérend Père, la plus célèbre est sans contredit celle qu'il eut à soutenir contre Mabillon. Ce Bénédictin, de la congrégation de Saint-Maur, se sentit attaqué, lui et les siens, par la doctrine de l'abbé de la Trappe sur les études des moines. Il publia en 1691 son Traité des études monastiques, et l'abbé de la Trappe y répondit l'année suivante. Mabillon répliqua, et son adversaire avait une seconde réponse toute prête, lorsque des considérations de paix et de charité le décidèrent à ne pas la publier. Nous n'entrerons pas dans les détails de cette discussion brûlante. Comment donner gain de cause au père Mabillon, en présence de la règle de saint Benoît, qui recommande si expressément le travail des mains, et ne laisse aucun temps à l'étude ; et, d'autre part, comment condamner absolument, surtout de nos jours, ces moines savants qui ont rendu tant de services aux lettres, et que la religion catholique peut montrer avec confiance aux amis de l'érudition et aux ennemis de sa gloire ? Nous dirons seulement que tous les confrères de Mabillon ne partageaient pas ses sentiments, et qu'au plus fort de la querelle, plusieurs Bénédictins de Saint-Maur écrivirent à l'abbé de la Trappe pour l'encourager à la lutte, déclarant qu'une bonne partie d'entre eux demandaient à échanger le portefeuille contre une hotte et une bêche ; que la fainéantise dévorait les jeunes et les vieux, depuis qu'on s'était mis à l'étude.

En dépit des injures, des critiques et des violences, le livre de la sainteté et des devoirs de la vie monastique est demeuré comme un des monuments les plus glorieux du XVIIe siècle. Il fit tous les genres de bien qu'on en pouvait attendre ; le révérend Père lui-même fut forcé de se rendre ce témoignage. Il y a peu d'ouvrages, dit un contemporain, qui aient attiré de plus grands éloges à leur auteur, non-seulement en France, mais à Rome, en Italie, et dans tous les pays catholiques. Il y en a peu aussi qui aient produit de plus grands fruits. Sa lecture non-seulement a converti un grand nombre de particuliers, mais elle a fait changer de face à des communautés entières, et l'on peut dire que ce n'est que depuis qu'il a paru que les personnes religieuses de l'un et de l'autre sexe ont bien compris toute l'étendue des obligations de leur état[8]. Il réforma les abbés de Cîteaux eux-mêmes, Nicolas Larcher et son successeur Edme Perrot s'en appliquèrent les maximes. Le premier, nous l'avons vu, ne toléra plus d'autres mitigations que celles qui avaient été permises par l'autorité pontificale ; le second se retira de la table des hôtes pour partager la vie de ses religieux, et, quoique infirme, il ne fit plus ses visites régulières en carrosse, mais en simple litière. Ce livre, composé pour un seul monastère, devint donc le livre commun de l'ordre monastique ; il eut la même destinée que cette réforme particulière qui était devenue le modèle et le guide des autres réformateurs. Dépositaire des pensées et des préceptes du maître, il conserva dans la Trappe, et il étendit au dehors et jusque dans l'avenir l'influence de cette grande œuvre dont il est le résumé et le complément.

 

 

 



[1] Gervaise, Histoire générale de la réforme  de Cîteaux ; Lenain, tom. II, ch. II.

[2] V. les exhortations faites aux Clairets et la carte de visite, imprimées à la suite des règlements de la Trappe.

[3] Bossuet, Lett. div., XCVI.

[4] Lenain, tom. II ; Rancé, Lettres.

[5] Description de la Trappe, à la suite des règlements.

[6] Eclaircissements, 2e difficulté et suite.

[7] Bossuet, Lett. div., CXLII, CXLIII.

[8] Marsolier, Vie de l'abbé de Rancé.