LES TRAPPISTES DE L'ORDRE DE CÎTEAUX AU XIXe SIÈCLE

TOME PREMIER

 

INTRODUCTION.

 

 

Ecce andivimus eam in Ephrata invenimus eam in campis sylvæ.

(PSAUME CXXXI).

 

La Trappe est réellement peu connue, quoique fort célèbre depuis deux siècles. Ni son histoire ni ses constitutions ne sont comprises de ceux qui en parlent avec le plus d'assurance. Le réformateur illustre qui la tira de l'obscurité au temps de Louis XIV, est généralement regardé comme le fondateur, et la règle qu'il fit revivre passe pour un institut nouveau, sans précédents et sans modèle. On ignore que la Trappe existait cinq cents ans avant l'abbé de Rancé ; qu'elle eut pour premier père saint Bernard ; qu'elle n'a jamais eu d'autre législateur que saint Benoît. On ignore que la pénitence et les vertus qui s'y pratiquent remontent ainsi à l'origine du Christianisme, et qu'avant elle, et à côté d'elle, des millions d'hommes ont vécu de cette vie dans tout l'univers chrétien.

La sagesse des constitutions de la Trappe n'est pas mieux appréciée. La science des hommes du monde, en cette matière, se borne à quelques traditions banales, grossier mélange de vérité et d'erreur, on la justice est toujours sacrifiée à la dérision. Je me souviens encore de la crainte que m'inspiraient, dans mon enfance, ces récits et ces jugements convenus. Les Trappistes ne parlent jamais, ou du moins ils ne rompent le silence que pour se dire : Frère, il faut mourir, et se répondre : Mourir il faut. Ils enlèvent chaque jour une pelletée de terre de leurs fosses. Ils couchent dans un cercueil ; s'ils tombent malades, on les abandonne, étendus sur la cendre, avec un verre d'eau à côté d'eux. Ils ne mangent point de viande, mais seulement des légumes cuits à l'eau. Ils renoncent, en un mot, à toutes les affections du cœur, à toutes les joies de l'esprit, comme à toutes les satisfactions des sens. N'est-ce pas là une existence lamentable, et n'est-ce pas au désespoir, à la folie, à des remords impitoyables, qu'il faut attribuer cet amour anticipé du tombeau ? Telles sont, en effet, pour le grand nombre, les idées faites, admises sur la foi du temps, et qui semblent consacrées par l'antiquité. Que la Trappe soit une grande institution, non-seulement religieuse, mais sociale ; qu'elle soit d'accord, je ne dis pas avec la foi chrétienne, mais encore avec la raison humaine ; qu'elle concilie heureusement l'obéissance et la liberté, la pénitence et la joie, la charité et la rigueur ; qu'elle répande autour d'elle d'incontestables bienfaits, et qu'elle rende à la société des services vraiment utiles, voilà des vérités aussi méconnues que certaines, et que le lecteur n'apprendra pas sans surprise, ni peut-être sans résistance.

Le désir légitime de combattre ces préventions nous conduisit à la Grande-Trappe, entre L'Aigle et Mortagne, au commencement des vacances de 1838. Habitué à croire que tout ce que la religion inspire est bon, et à vérifier cette chère croyance par l'étude des faits, nous allions chercher et examiner sur les lieux mêmes les documents qui nous manquaient pour répondre par des faits précis à des imputations que nous n'avions pu repousser jusque-là que par le raisonnement. Ce fut le 25 août que nous eûmes le bonheur de voir la Trappe pour la première fois. Qu'on nous pardonne ce souvenir personnel. Nous n'avons ni la prétention ni le droit de nous mettre en scène ; mais ici notre reconnaissance éprouve le besoin de distinguer entre les jours de notre vie, et de saluer avec attendrissement le jour qui nous a donné des amis si dévoués et si constants : nunc diem habebitis in monumentum.

Sorti de la petite ville de L'Aigle par un chemin vicinal fort difficile à distinguer entre plusieurs autres qui le croisent, hérissé de pierres et d'ornières, défoncé en plusieurs endroits par les pluies, nous traversions un pays très solitaire et d'une assez pauvre apparence, dont les landes et les cultures, quelques bois peu profonds, et les bruyères, forment les variétés ennuyeuses. Nous avions laissé derrière nous le bourg d'Aspres, qui mérite vraiment son nom, et nous cherchions la route de Soligny, la terre de feu, lorsque, du sommet d'une hauteur, nous aperçûmes un vallon presque partout entouré d'arbres, et plus solitaire encore que le reste de la contrée. Le voyageur n'y entend que le bruit de ses pas ou le souffle du vent ; mais peu-à-peu il reconnaît, au milieu de ce silence, des traces de vie et d'activité, les œuvres d'une main laborieuse qui s'applique et qui réussit à dompter une nature marâtre. C'est un désert qui vient de retrouver des cultivateurs. Du côté de l'est, s'élève un assemblage de bâtiments joints entre eux par des murs d'enclos, et dont le principal est dominé par une croix sur un clocher. A la blancheur des uns, à la couleur grise des autres, on distingue plusieurs époques de construction : on dirait une ville nouvelle bâtie sur des ruines par la colonie qui est venue reprendre l'exploitation du territoire. Après avoir cherché, perdu, retrouvé le chemin qui y conduit, l'étranger arrive à une porte où il lit, au-dessous d'une croix et d'une petite statue de la Sainte Vierge, cette inscription qui est à-la-fois le nom de la maison et le résumé fidèle de la vie de ses habitants : Domus Dei, beati qui habitant in ea. C'est, en effet, la Maison-Dieu, Notre-Dame-de-la-Grande-Trappe, berceau de l'ordre des Trappistes, et bienheureux ceux qui l'ont choisie pour demeure, et ceux qui y sont venus recevoir l'hospitalité.

Le frère qui veille à la première porte de la clôture nous ayant demandé le motif de notre visite, nous conduisit à la salle d'attente des hôtes, et fit savoir an supérieur que nous désirions passer quelques jours dans la maison. Un moment après, deux religieux se présentèrent à nous ; leurs têtes rasées, la douceur et la régularité de leurs traits, respiraient. le calme et la joie ; la longue robe blanche qui les couvrait leur donnait une simplicité majestueuse. Tout-à-coup ils tombèrent à nos pieds, et se prosternèrent de tout le corps devant leur hôte, comme Abraham devant les trois jeunes hommes, puis, se relevant, ils nous invitèrent par un signe à les suivre. C'est par l'église que les étrangers doivent entrer dans le monastère, et les deux pères nous conduisaient à l'église pour adorer avec nous le saint sacrement, et prier Dieu que notre séjour dans leur pieuse retraite fût également utile à nous-même et à la communauté. Revenus dans la salle d'attente, ils nous firent lecture d'un chapitre de l'Imitation ; après quoi ils s'agenouillèrent devant nous, en prononçant pour adieu ces aimables paroles de l'Écriture : Suscepimus, Domine, misericordiam tuant in medio templi tui. L'exercice de la charité, les devoirs de l'hospitalité, sont pour les Trappistes un si grand bonheur, que toute occasion de pratiquer ces vertus est accueillie par eux avec empressement comme un nouveau bienfait de la miséricorde divine.

Le père hôtelier vint ensuite nous offrir ses services. Nous étions tout mouillé d'une pluie de six heures, et harassé d'une longue course dans des chemins perdus. Il nous proposa du linge, alluma un grand feu, et fit augmenter d'un plat le souper des hôtes. Pendant le souper, sa vigilance, qui n'oubliait personne, s'attachait toutefois plus spécialement à nous, qui paraissions en avoir un plus grand besoin. Il craignait qu'il ne nous manquât quelque chose, ou que la cuisine peu recherchée de la Trappe ne nous rebutât. Il s'efforçait de deviner notre goût, et semblait s'excuser de n'avoir rien de plus délicat à nous offrir. Lorsque je voulus le remercier de sa charité, il me serra la main avec affection, et me répondit : Ah ! monsieur, il y a tant de bonheur à faire quelque chose pour son prochain ! J'admirais ce bon religieux, qui ne nous connaissait pas une heure auparavant, et qui nous aimait déjà. Comment à notre tour ne l'aurions-nous pas aimé ? C'est le propre de l'hospitalité d'improviser l'amitié par le bienfait inattendu, et d'en assurer la durée par la perpétuité du souvenir. A la Trappe surtout, l'hospitalité est si active ! L'hôtelier manquerait à son devoir, s'il ne se mettait aux ordres des étrangers, s'il n'était, dans toute la force du mot, leur serviteur. Prévenir leurs désirs, répondre à toutes leurs questions, leur éviter tout embarras, leur procurer tout ce qui peut rendre leur séjour agréable, se faire tout à eux, voilà sa règle. Au reste, il nous fallut peu de temps pour savoir que cette bienveillance était commune à tous les religieux. L'étranger ne trouve à la Trappe que des amis qui lui veulent du bien, et qui le prouvent à chaque instant, soit par un salut gracieux, soit par leurs actes, soit par leurs paroles, soit même par un geste, si la parole leur est interdite.

Après le souper, l'hôtelier nous conduisit à notre chambre. Là, point de recherche, ni de mollesse, mais le nécessaire toujours tenu en bon état par une prévoyance qui n'oublie rien : un lit, quelques chaises, un prie-Dieu surmonté d'un crucifix, avec quelques livres pieux, un porte-manteau, une table avec de l'encre, des plumes et du papier ; l'étranger n'a qu'à regarder autour de lui pour rencontrer toutes les choses dont il peut avoir besoin. L'ami, appelé par la politesse dans une riche maison de plaisance, y trouve moins d'attention et d'empressement que l'inconnu dans la modeste hospitalité d'une maison de pénitence. L'hôtelier nous avait établi chez nous ; il nous avertit que le lavement des pieds, qui se fait tous les samedis, allait avoir lieu, et qu'il serait suivi du Salve Regina. Il nous demanda encore si nous voulions assister à l'office nocturne, à quelle heure nous voulions entendre la messe le lendemain, promettant de venir nous chercher selon nos désirs.

Nous étions empressé d'assister au lavement des pieds, et d'entendre ce Salve Regina si renommé. Cette curiosité nous conduisit dans les cloîtres, et là une vive émotion remua notre âme. Nous n'avions pourtant sous les yeux que de pauvres moines, les uns blancs, les autres bruns, rangés sur deux files le long des murs, assis sur des bancs, et présidés par un d'eux assis lui-même dans une petite chaire de bois, et décoré d'une croix de bois sur la poitrine. Mais nous étions dans un monastère vivant : le moyen âge, les siècles de foi nous apparaissaient, non plus dans le passé, avec la tristesse et le charme du souvenir et du regret, mais dans le présent, avec la gloire de la résurrection et la joie du retour. Lorsque le chrétien visite aujourd'hui les antiques abbayes du pays de France, Jumièges, Saint-Wandrille, ou l'audacieuse retraite que des moines s'étaient bâtie au milieu des eaux, sur les rochers du mont Saint-Michel, il peut bien admirer ce qui reste de cette architecture sans pareille, ces colonnettes qui montent aux cieux comme la ferveur de la prière, ces ogives au jour mystérieux, ces statuettes où brille encore, sur des traits mutilés, la foi de nos pères ; ce qu'il ne peut pas, c'est d'y sentir la vie, ou d'y trouver un sanctuaire. A la place des anciens solitaires, il rencontre des soldats indifférents ou des malfaiteurs emprisonnés ; et au lieu du chant des cantiques, il n'entend que le bruit des armes, ou les machines criardes d'une industrie brutale et meurtrière. L'impiété qui a fait ces ruines triomphe encore, et croit avoir anéanti la vie monastique. Mais Dieu a déjà eu son tour. La Trappe avait aussi subi la dévastation révolutionnaire, et la voilà qui s'est relevée ; elle a reconstruit son sanctuaire de bois, elle a rebâti des murs qui, dans leur simplicité, n'en sont pas moins un étonnant témoignage de la foi du XIXe siècle. Elle célèbre ses offices aux heures canoniales fixées par saint Benoît, il y a treize cents ans, et sous nos yeux, tandis que la communauté chantait ces paroles de la Cène : Je vous ai donné l'exemple, afin que vous fassiez ce que j'ai fait, les deux religieux de semaine lavaient et baisaient les pieds de leurs frères, comme le Sauveur ceux des Apôtres. Cette nouvelle preuve de l'indestructibilité de l'Église nous ravissait en admiration, bien autrement que toutes les merveilles architecturales du moyen âge.

Le soir, à la lueur des lampes du cloître, ou dans l'obscurité de l'église, nous n'avions fait qu'entrevoir les Trappistes. Le lendemain, en arrivant à Prime, nous restâmes tout surpris de ce que le grand jour nous montra. Nous savions que nous étions dans une maison de pénitence ; nous avions lu sur les murs cette inscription : Il vaut mieux aller à une maison de tristesse qu'à une maison de festin ; et cette autre : Le solitaire s'asseoira et se taira, et nous nous rappelions cette loi du silence qui effraie si fort les hommes du monde. Nous nous attendions à trouver des visages profondément empreints de mortification, et des hommes, en quelque sorte, étrangers les uns aux autres, et isolés dans la vie commune. Nous vîmes, au contraire, des traits brillant de joie et de santé ; dans l'harmonie du chant, dans la régularité de l'office divin, éclatait l'affection réciproque de tous les religieux. A la messe, surtout, le moment de la communion nous prouva bien que les chrétiens n'ont pas besoin pour s'aimer de l'usage continuel de la parole. Avant de communier, les Trappistes se donnent le baiser de paix, antique et saint usage que la prudence a dû faire abolir dans les églises publiques, mais qui survit partout où la vivacité de la foi a conservé la pureté du cœur. Le baiser de paix, donné par le célébrant au diacre, passe par le sous-diacre au premier frère qui se présente, et par celui-ci à tous les autres. Les deux frères se saluent avec respect, puis rapprochant, leurs têtes vénérables, et étendant les bras, ils se serrent avec tendresse. Cette cérémonie a tant de solennité, qu'on la revoit toujours avec la même émotion ; les impies eux-mêmes, qui viennent pour se moquer de la pénitence, répriment tout-à-coup leur rire devant ce témoignage de charité. Nous commencions donc à voir de nos yeux que l'austérité de la Trappe n'était pas si cruelle qu'on la représente, et que les moines n'y menaient pas la vie sauvage, comme le prétend un homme d'esprit de nos jours.

Nous avions déjà visité tous les lieux réguliers, et nous nous disposions à prendre congé de nos ai-niables hôtes, lorsque le père hôtelier vint nous avertir que le révérend Père abbé désirait nous voir. Nous aurions craint de solliciter nous-même cette entrevue ; les prévenances dont nous étions l'objet depuis deux jours nous commandaient la discrétion ; et d'ailleurs, inconnu et sans aucune importance dans le monde et dans l'Église, nous n'avions nul droit à nous faire présenter à la première autorité du monastère, et à troubler les occupations d'un chef d'Ordre qui se doit à sa communauté et à sa congrégation avant de se prêter aux curieux. Mais l'hôtelier, qui ne voulait pas nous laisser ignorer une des plus grandes joies de la Trappe, nous avait ménagé cette surprise, dont nous lui serons éternellement reconnaissant, puisqu'elle a été le principe de nos relations intimes avec l'Ordre. Le révérend Père abbé dirigeait alors les travaux d'un canal qui devait amener de l'eau pour le service du moulin. Au milieu des travailleurs, il avait une serpe à la main, des sabots aux pieds, la robe relevée jusqu'aux genoux ; sa croix pectorale de bois était sa seule distinction. Dès qu'il nous eut aperçu conduit par l'hôtelier, il vint à notre rencontre, et nous salua avec une bienveillance encourageante et avec une dignité mêlée de respect qui confondait notre jeunesse. Nous ne dirons pas tout ce que la conversation nous fit, en quelques moments, découvrir de mérites dans ce vénérable disciple de saint Benoît. Il vit pour le bonheur de ceux qui lui sont soumis, et nos éloges affligeraient son humilité. Il a bien voulu depuis ce jour nous admettre au nombre de ses amis, et nous accorder une affection dont nous ne serons jamais digne ; il ne nous convient pas d'exposer la louange la plus juste au soupçon de partialité. Nous nous contenterons de dire qu'il mit un grand empressement à satisfaire une curiosité qu'il avait devinée, et qu'il daigna nous servir de guide pour un second examen de la maison que sa patience inépuisable rendit bien plus complet que le premier.

C'était l'heure du travail des mains. Le repos du dimanche ne nous avait pas permis de voir les moines à l'œuvre, et nous aurions perdu ainsi la meilleure réponse que les amis des ordres religieux puissent adresser de notre temps à leurs adversaires. A la suite du Père abbé, nous acquîmes bien vite la certitude que les Trappistes ne sont à charge à personne, et qu'ils se suffisent à eux-mêmes, quoi qu'en disent les hommes utiles. On peut ne pas exploiter l'asphalte ou la houille sans être un fainéant. Toute la communauté travaillait. A l'intérieur même du monastère, dans la bibliothèque, deux religieux, dits imprimeurs, réparaient les livres de chant, et remplaçaient les feuillets usés par des feuillets neufs imprimés de leurs propres mains au moyen de caractères volants. Le Père abbé nous conduisit successivement à la buanderie, où, toutes les semaines, les religieux viennent eux-mêmes laver leurs vêtements ; à la laiterie, où se fabriquent les fromages, qui sont une des portions les plus importantes des Trappistes ; aux étables, où plusieurs frères entretiennent des troupeaux de diverses espèces, et en Pace desquelles s'élèvent d'énormes tas de fumier, artistement disposés et toujours engraissés par un arrosement intelligent ; à la forge, où se fabriquent, par les mains de plusieurs religieux, excellents maréchaux, les fers à cheval, et les instruments aratoires ; à l'ancien moulin, depuis longtemps hors de service, mais dont les bâtiments étaient disposés pour recevoir un moulin anglais qui fait aujourd'hui l'étonnement des habitants du voisinage et des visiteurs ; dans les jardins nouvellement mis en rapport, et couverts de magnifiques légumes ou d'arbres fruitiers.

La plus grandie partie de la communauté travaillait, hors de la clôture, à défricher une terre jusque-là inculte. Nous les apercevions suspendus sur le versant d'un coteau ; la blancheur de leurs habits tranchait sur la terre noire, leur activité animait la solitude et domptait les résistances de la nature. Le Père abbé nous conduisit auprès d'eux. Pour y arriver, nous avions à traverser des terres neuves, qui sont un monument de l'utilité des moines, d'anciens étangs desséchés et devenus des prés abondants, une tourbe, légère et sèche naturellement, mais fécondée par les engrais, et rendue capable de porter toutes sortes :de productions. La côte où travaillaient les religieux était un marécage ; en beaucoup d'endroits on n'y pouvait appuyer le pied sans le couvrir d'eau. Il fallait, pour en tirer parti, pratiquer des rigoles à quelque distance les unes des autres, et faire descendre l'eau, par ces voies nouvelles, dans une rigole transversale qu'on creusait en même temps au bas de la pente. On doutait encore du résultat ; les paysans, les agriculteurs arriérés du pays appelaient cette entreprise du Père abbé une sottise — le mot a été dit — : Travaillons toujours, répondait le révérend Père ; ce marais sera la côte d'or ; le nom est resté à juste titre. Dès le printemps suivant, cette terre ingrate était couverte d'une récolte superbe de blé, et de colza si beau que le maire de la commune sollicita pour les cultivateurs de la Trappe la prime d'encouragement.

En rentrant au monastère, le Père abbé nous conduisit à la salle de médecine et à la pharmacie. Un religieux prêtre, docteur de la Faculté de Paris, exerce la médecine à la Trappe depuis son rétablissement, dans la dépendance des lois civiles qui régissent la matière, et avec l'empressement de la charité religieuse. Son cabinet de consultation est chaque jour le rendez-vous, non -seulement des paysans du voisinage, mais encore des habitants des villes éloignées, que sa grande réputation attire, malgré la distance, et qui préfèrent son coup-d'œil sûr, la simplicité de sa thérapeutique, la précision et la brièveté de ses réponses et de ses ordonnances, à tous les avantages qu'ils semblent trouver autour d'eux, à l'importance des docteurs les plus accrédités, et aux traditions de l'habitude et de la routine. Tel est le travail des mains du père médecin. S'il est utile à la maison par le revenu qu'il lui procure, il est encore plus utile ami grand nombre de ceux qui en profitent, puisque l'art de guérir s'exerce gratuitement à la Trappe, et que la rétribution du docteur n'est qu'une exception volontaire. La pharmacie offre les mêmes avantages : établie légalement, et dirigée par un frère que le médecin a formé, elle donne autant qu'elle vend, selon les ressources de ceux qui se présentent, ses médicaments, fort recherchés, et recommandés par les médecins des environs, pour leur bonne qualité, pour l'intelligence et la probité religieuse de celui qui les prépare.

Au sortir de la salle de médecine, dans le bâtiment qui borde à gauche la première cour, j'aperçus par les fenêtres entr'ouvertes des toiles tendues en forme d'alcôve, semblables aux rideaux des lits d'hôpital. Je demandai quel était ce dortoir. Le Père abbé me répondit que c'était, en effet, un hôpital ; il ne songeait pas de lui-même à me le montrer. Les explications, quoique très courtes, qu'il ne put se dispenser de me donner, révélaient une œuvre charitable, qui fait honneur à la maison, et dont l'humilité craint de se glorifier. Dans ce pays, éloigné des villes plus encore par la difficulté des chemins que par la distance, dans ces hameaux dont les maisons dispersées paraissent étrangères les unes aux autres, les pauvres malades ne peuvent avoir chez eux les soins qu'exige leur position, ni se faire transporter facilement à ces asiles publics de la souffrance, où l'homme de la science vient tous les jours examiner le progrès du mal, et diriger ceux de la guérison, où l'héroïque fille de la charité veille incessamment an chevet du patient, pour adoucir ses douleurs, soutenir son courage, et lui promettre le ciel en échange de la vie. La Trappe, malgré sa pauvreté, malgré les embarras d'une fondation considérable, n'a pas tardé à prélever sur son nécessaire la part des malades ; comme elle avait son hôtellerie pour les voyageurs, elle a eu son hôpital pour ses voisins pauvres : et rien n'y manque, ni la surveillance du médecin, ni la délicatesse des soins de l'infirmier, ni les consolations religieuses, non moins efficaces à la santé du corps qu'à la quiétude de l'âme, ni enfin, après la guérison, ces secours de prévision et d'attente qui suppléent, au travail interrompu, et laissent aux forces le temps de se refaire et de pourvoir aux besoins de la vie.

Telles furent les principales circonstances de notre premier voyage à la Trappe ; depuis nous y sommes retourné souvent. Cette Maison-Dieu et ses habitants ont un attrait qui devient de plus en plus doux et puissant à mesure qu'on les connaît mieux, et auquel nous n'avons jamais essayé de résister. C'est dans ces visites fréquentes et prolongées que nous avons étudié à l'aise les constitutions de la Trappe, leur action intérieure et extérieure, la vie du moine, et les rapports du monastère avec la société, les austérités et les douceurs de la pénitence, et les services de l'abnégation. Voilà comment nous sommes arrivé à cette conclusion déjà exprimée plus haut, que la vie de la Trappe n'est point funeste, ni meurtrière à ses habitants, que l'isolement des solitaires, loin d'être inutile au monde, lui apporte, au contraire, tous les jours une incontestable utilité.

Élevé dans la mollesse, entouré de besoins factices par l'exemple du grand nombre, l'homme du monde estime malheureuse toute existence qui ne ressemble pas à la sienne ; il s'est fait du superflu une nécessité, il redoute la moindre privation comme un danger pour sa vie ; surtout, s'il voit un de ses pareils abandonner la bonne chère pour l'abstinence et le jeûne, la richesse pour la pauvreté, l'oisiveté opulente pour le travail, les agréments des sociétés brillantes pour le silence, la liberté de ses actions pour l'obéissance, alors il se trouble de cet acte qu'il ne comprend pas, le plus souvent il s'en indigne et il s'écrie : C'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, à ses devoirs. Voyons donc si les rigueurs de la Trappe sont aussi terribles qu'on les représente, si elles surpassent et écrasent les forces de la nature humaine, s'il faut, pour n'y pas succomber, des corps extraordinaires. Les rigueurs de la Trappe ! Mais ce n'est pas elle qui les a inventées ; elles existent de toute part au sein de la société depuis la chute de l'homme, et il en est même plusieurs que l'expérience a proclamées utiles à notre nature. Parlerons-nous de la privation de sommeil ? Le Trappiste, il est vrai, se lève à deux heures après minuit, et quelquefois plus tôt, pour chanter l'office ; mais le commencement de la nuit est aussi le commencement de son repos, et dans l'été il prend, au milieu du jour, une heure de méridienne, selon l'usage antique. Il dort sept heures par jour dans toutes les saisons. Sept heures de sommeil pour l'homme, c'est un vieil adage de la médecine. ici la pénitence ne consiste véritablement que dans un changement d'habitudes, dans une variation de l'emploi du temps. Il couche sur une planche, entre une paillasse piquée et deux couvertures : ce lit, sans doute, n'est pas le séjour de la mollesse, mais un lit dur entretient les forces, et préserve le corps des infirmités. Qu'on se rappelle l'éducation des jeunes Spartiates et du roi Henri IV. Il porte en tout temps des vêtements de laine : mais quoi de plus utile en hiver pour se préserver du froid, sans recourir à l'usage énervant du feu ? quoi de plus utile en été, pour prévenir l'effet des sueurs, et passer librement du soleil des champs à l'ombre des cloîtres ? La médecine n'a-t-elle pas, de nos jours surtout, propagé l'usage, parmi les hommes du monde, de ces étoffes de laine qui se portent immédiatement sur la peau, et qui se recommandent du nom de la santé même ?

Le Trappiste ne mange pas de viande ; mais combien d'autres n'en mangent pas plus que lui ! Combien, dans les campagnes, dans les montagnes, ou sur le bord de la mer, vivent de pain noir, de lait et de légumes, et pour lesquels la viande est une fête solennelle qui ne vient qu'une fois par an ! Nous ne savons pas assez, au milieu de l'abondance de nos villes, tout ce qui reste de pauvreté, de privations forcées dans nos départements les plus riches. Voici un fait que j'ai vu à la Trappe même. C'était le jeudi-saint. En ce grand jour où s'accomplit le plus divin mystère de la charité et de l'humilité de l'Homme-Dieu, les Trappistes réunissent des enfants pauvres, leur lavent les pieds solennellement dans le cloître, puis leur offrent une cène en commémoration de la cène du Seigneur, et les servent à table. Ce repas, quoique maigre et composé des mets les plus simples, est une fête et un régal pour ces petits pauvres. J'en remarquai un qui mangeait beaucoup de pain et s'abstenait de toute autre chose. Je m'approchai, et lui offris successivement de chacun des plats, de la soupe, des œufs, des légumes, du riz, des fruits ; il refusa tout, répondant à chacune de mes offres : Je ne connais pas cela ; et ses voisins m'expliquèrent cette parole, en attestant que dans sa famille on ne mangeait que du pain. Enfant de Paris, je restai stupéfait, d'autant plus que les traits de ce petit mangeur de pain sec ne portaient aucune trace de souffrance, et je compris que les Trappistes, malgré leur rigueur si redoutée, n'étaient pas encore arrivés au dernier degré de l'abstinence. Leurs jeûnes mêmes qui sont bien certainement l'austérité la plus rude, et celle que la règle adoucit le plus facilement pour les individus, dès que le besoin s'en fait sentir, leurs jeûnes sont beaucoup moins pénibles que les jeûnes forcés de tant de pauvres auxquels le pain ne vient pas régulièrement et en quantité suffisante. A la Trappe, le jeûne consiste à ne faire qu'un repas par jour pendant la moitié de l'année ; mais la quantité des aliments est en proportion du temps écoulé depuis le dernier repas ; la régularité inflexible et une certaine abondance compensent le retard par l'habitude et la réparation des forces.

Daniel et ses compagnons, à Babylone, refusèrent les viandes de la table de Nabuchodonosor, et dix jours après, comme ils l'avaient prédit, la santé et la fraîcheur brillaient sur leurs visages à côté de la pâleur des autres jeunes hommes du palais. La Trappe semble porter au monde un défi pareil. Ces mangeurs de choux et de poireaux — c'est le nom qu'un possédé donnait à saint Bernard — laissent au monde, avec toutes ses jouissances, ses corps énervés, ses traits flétris, ses maladies souvent honteuses, ses morts prématurées. La Trappe, avec ses austérités volontaires, entretient mieux la vie de ses habitants. Dans ce séjour du jeûne et du calme du cœur, au milieu de cette pénitence qui a dompté les passions mauvaises, l'homme meurt moins vite que dans le monde. On n'y connaît pas l'apoplexie, les anévrysmes du cœur, l'hydropisie, la goutte, la gravelle, la pierre, le scorbut. Le Père médecin, depuis vingt-huit ans qu'il exerce la médecine sur ses frères comme sur les personnes du dehors, n'a pas rencontré chez les religieux un seul cas de ces maladies si fréquentes ailleurs. En 1832, le choléra n'a touché aucune des maisons de l'ordre. Il sévissait à Mortagne, à L'Aigle, tout autour de la Trappe : il s'est arrêté devant la clôture du monastère. Une épidémie d'angine couenneuse a souvent désolé, depuis quinze ans, la commune de Soligny où la Trappe est située, et elle n'a pas pénétré dans l'abbaye. En 1842, une épidémie de dysenterie maligne, presque aussi dangereuse que le choléra asiatique, a ravagé toute la contrée voisine ; une famille de six personnes a été frappée et emportée sous les yeux des Trappistes ; un malade en a été atteint dans l'hôpital même du couvent, et aucun des religieux n'a souffert. Le Père médecin, qui rapporte ces faits dans ses ouvrages, cite avec bonheur ces paroles du livre de Job : Huc usque venies et non procedes amplius. Ajoutons que le Père abbé de la Trappe de Melleray est mort en 1839, à l'âge de soixante-quinze ans, que l'abbé de la Trappe d'Aiguebelle, dont nous avons écrit la vie, est mort à quatre-vingt-seize ans, et il avait subi toutes les tribulations de surcroît, toutes les misères, toutes les fatigues extraordinaires que la révolution française et la colère de l'empereur Napoléon avaient ajoutées aux austérités régulières de l'Ordre. Enfin, à la Grande-Trappe, depuis six ans, il n'est mort que deux religieux sur quatre-vingt-dix, et l'un d'eux avait soixante-quatorze ans d'âge et quarante-cinq ans de profession. On y compte encore aujourd'hui plusieurs octogénaires.

Un écrivain a dit d'un petit district de la Suisse ces paroles remarquables : J'attribue la beauté de la race Gruiérienne en général à deux causes : à ce qu'on n'y boit presque pas de café, et ensuite à ce qu'on n'y mange que du laitage et des légumes pendant environ cent cinquante jours maigres : ainsi, cinq mois de l'année, ils n'usent point de ces viandes salées, qui, dans les Alpes des pays réformés, contribuent autant que l'usage excessif du café à plomber le teint, à allonger les traits, et à faire vieillir avant le temps. On peut chercher une cause analogue à la longévité des Trappistes. Le Père médecin, dans un de ses écrits, résume clairement les principales raisons de ce phénomène, car c'est un phénomène en présence de tant de préjugés.

Que  voit-on le plus souvent dans le monde ? De l'agitation, du trouble, un conflit de passions turbulentes, haineuses, ambitieuses, violentes, frénétiques, qui bouleversent toute la machine humaine, et trop souvent en détruisent la vie dans son principe. Combien ne voit-on pas dans le monde ces explosions de fureur crever — c'est à la lettre — le cœur par les anévrysmes, ou briser les cervelles humaines par de foudroyantes apoplexies.... Considérons maintenant la vie calme et paisible du pieux cénobite. Du fortuné séjour de la religion, de cet asile de paix et de bonheur, sont à jamais bannis les noirs soucis, les peines et les inquiétudes temporelles pour l'avenir, de même que les passions tristes et dépressives, les humeurs sombres et chagrines. Qu'ils se trompent donc étrangement, ceux qui s'imaginent que les religieux pénitents sont des hommes sombres, mélancoliques et farouches ; qu'ils s'enterrent tout vivants et qu'ils deviennent volontairement la proie précoce d'une longue et douloureuse mort ! Non, leur vie n'est qu'une longue et bienheureuse paix ; ou plutôt, comme dit un prophète, c'est un fleuve de paix qui les emporte délicieusement dans l'immortelle paix de Dieu.

Considérez, d'un autre côté, chez les amateurs de la bonne chère et les gastrolâtres modernes, ces immenses perturbations physiques ; portez vos regards attristés sur ces corps obèses, blasés et bouffis, dont les organes digestifs sont brûlés et corrodés par d'incessantes ingurgitations de viandes et de boissons les plus irritantes, les plus incendiaires et les plus propres à produire tous les maux les plus graves et les plus incurables... On peut, en quelque sorte, comparer ces vastes corps-machines, qui ne cessent jamais de fonctionner et de digérer, aux machines si compliquées de nos usines, que la multiplicité des rouages et la vélocité des mouvements dérangent, détraquent et brisent si souvent... Les raisons physiques de la santé et de la longévité des religieux sont leur tempérance et leur sobriété, l'abstinence des boissons alcooliques, un régime alimentaire, simple, frugal, salubre, uniforme, un travail manuel journalier au grand air, toujours prudemment proportionné aux forces et aux dispositions individuelles... Enfin, un gouvernement doux et paternel règle et équilibre tellement tous les exercices de l'esprit et du corps, qu'une constante et heureuse harmonie règne imperturbablement entre le moral et le physique de l'homme. Dans cette heureuse condition, la machine vivante et animée fonctionne tranquillement et librement, ses ressorts et ses rouages se meuvent d'une manière douce, uniforme et constante. On peut dire que le corps de l'homme tempérant reçoit peu et dépense moins, et que celui de l'intempérant reçoit beaucoup et dépense davantage... Certes, le spectacle de la vie d'un fervent religieux est un haut et grave enseignement philosophique[1].

 

Que si maintenant on prétendait qu'au moins dans les maladies la règle de la Trappe est meurtrière, qu'on refuse les soins nécessaires aux infirmes, et jusqu'à un lit pour mourir, nous n'aurions plus à discuter, mais à établir qu'une telle accusation est une pure et gratuite calomnie. Qu'il soit arrivé de temps en temps que de fervents religieux, par amour de la souffrance et du sacrifice, aient dissimulé leurs maladies, et éludé les adoucissements qui leur étaient dus, c'est un pieux excès, une exagération individuelle, mais non pas une conséquence de la règle, qui est toute charité, ni une barbarie des supérieurs, dont la prudence et la vigilance prohibe et prévient toute singularité. Que dit à ce sujet la règle de saint Benoît, qui est observée littéralement à la Trappe ? Il faut que tout cède au soin qu'on est obligé de prendre des malades, et on doit croire que c'est véritablement Jésus-Christ qu'on sert en leur personne... On doit supporter leurs faiblesses avec beaucoup de patience, parce qu'il n'y a rien par où on puisse mériter davantage. L'abbé aura donc toute l'application possible, afin qu'on ne néglige rien dans ce qui concerne l'assistance des malades. On leur destinera une chambre à part, et on établira pour les servir un des frères qui craigne Dieu, qui soit diligent et soigneux. On leur permettra de se servir de bains toutes les fois qu'on le jugera nécessaire... On permettra de manger de la chair aux malades, et à ceux qui seront dans une grande faiblesse, pour le rétablissement de leurs forces. En vertu de ces prescriptions, l'abbé est le gardien attentif de la santé de tous ses frères. Il va au-devant de leurs besoins, il devine leurs indispositions, il leur offre les soulagements, il les leur impose malgré leurs représentations. C'est quelquefois entre le père et le fils un généreux débat, qui se termine toujours par un acte d'obéissance, le premier suspendant, au nom de l'autorité, la sévérité de la règle, k second essayant de faire valoir ses droits à la pénitence, et n'acceptant que par résignation le droit et le devoir de soigner son corps. Le pain blanc, les œufs, le beurre, le bœuf, le veau, le mouton, sont accordés aux malades, on ne leur refuse que les viandes de luxe, qui flattent la sensualité sans réparer les forces. Le religieux chargé de l'infirmerie accomplit à la lettre l'ordre de saint Benoît ; il quitte l'office pour ses malades ; le service de Dieu cède au service de ceux qui souffrent. Il est vrai que le Trappiste meurt presque toujours sur la paille et la cendre ; mais il est vrai aussi que c'est lui qui le demande, et que cette faveur ne lui est accordée qu'au moment où il ne reste plus ni chance ni délai à la vie du corps. Les derniers liens vont se rompre, l'âme sent l'approche du Dieu qui vient la délivrer : elle tressaille d'impatience, elle s'élance à la rencontre de celui qu'elle cherche et qu'elle attend. Quand l'infirmier a formé la croix de cendre sur le carreau, et qu'il l'a recouverte de paille, alors le mourant se lève de sa couche d'infirme, et vient se placer lui-même sur ce trône de l'humilité, qui est le premier degré de la gloire céleste, sur ce char de l'abnégation qui enlève le pauvre au milieu des princes du peuple choisi : De stercore erigens pauperem, ut collocet eum cum principibus. Les empereurs romains doivent mourir debout, disait Vespasien. C'est le Trappiste qui est le véritable empereur, le véritable maître du monde ; car il est maître de lui-même jusqu'au dernier soupir. Son règne est sans limite, parce qu'il sert Dieu : Servire Deo regnare est. Certes, s'il est une circonstance de la vie du Trappiste qui justifie sa règle, c'est bien cette mort extraordinaire. Qu'est-ce donc que cette règle meurtrière qui donne au corps lui-même l'empire sur la mort, qui laisse à l'âme la force de conduire et de diriger l'agonie, et qui change en acte de volonté libre le sacrifice le plus redouté de la nature humaine. Est-ce ainsi qu'on meurt dans le monde, après avoir vécu dans l'abondance et la délicatesse ?

Il est difficile de convaincre les esprits prévenus. Battus sur un point, ils se rejettent sur un autre, et reproduisent leurs arguments avec la même opiniâtreté sous un nom différent. Tel homme qui voudra bien se laisser dire que les mortifications corporelles de la Trappe peuvent être supportables, puisqu'elles sont supportées, se rejettera sur les mortifications de l'esprit, et soutiendra que celles-ci, du moins, ne peuvent se justifier : l'orgueil résiste plus longtemps que la chair à la vérité. Examinons donc à leur tour les mortifications spirituelles, et recherchons si elles n'offrent que des rigueurs sans dédommagements, ou si les dédommagements ne l'emportent pas plutôt sur les rigueurs. Le silence est la plus célèbre de ces mortifications, je ne dis pas la plus connue ; n'est-elle pas aussi la plus pénible au cœur et à l'intelligence ? Ne jamais parler, ne communiquer à personne ses pensées, n'avoir ni confident ni ami intime, quelle privation, et combien elle est contraire à la loi de la Providence, qui a fait l'homme pour vivre en société ! Le résultat inévitable, c'est l'ennui, la tristesse, l'indifférence pour le bonheur d'autrui, le dépérissement des facultés intellectuelles ; c'est très souvent la folie. Nous ne voulons rien retrancher de l'objection qui nous a été faite plus d'une fois ; il est si facile de la réfuter et de la confondre. Vous croyez donc que le Trappiste ne parle jamais, que son silence, est absolu ; et moi je vous réponds que le Trappiste parle souvent, et qu'il entend souvent parler ; qu'aucune communication utile par la parole ne lui est refusée, qu'il profite de tous les avantages de la parole sans en subir les inconvénients. Il parle pour chanter l'office en deux chœurs, il parle pour se confesser, pour consulter, aussi fréquemment qu'il le vent, ses supérieurs ; il parle au Chapitre ou au conseil, quand on lui demande son avis sur les affaires de la maison ; il parle sous les cloîtres ou dans le réfectoire, quand il fait à son tour la lecture commune ; il parle pour travailler, soit qu'il commande à titre de médecin, de cellérier, d'hôtelier, de père maître des novices ou des convers, soit qu'il ait besoin d'explications pour exécuter les ordres qu'il reçoit et accomplir son œuvre. Il parle même aux animaux pour les conduire, quand il ne peut les conduire autrement. Il est vrai qu'avant d'ouvrir la bouche, il en demande la permission au supérieur ou au plus ancien de ceux qui se trouvent avec lui ; mais cette demande, par où il fait acte de pénitence, n'est jamais repoussée. Il parle même sans permission dès que la charité l'exige. Le voyageur égaré ne s'adresse pas en vain au Trappiste qu'il aperçoit dans la campagne : le solitaire quittera son travail et rompra le silence pour indiquer il l'étranger son chemin. En un mot, la règle permet aux religieux, entre eux, ou avec les étrangers, toutes les communications utiles à la piété, au travail, à la charité, à l'accomplissement des devoirs. Ce qu'elle retranche, ce sont les conversations inutiles, les discours de pur agrément, les satisfactions de l'amour-propre, et tous les dangers des discours humains. Ce qui plaît à l'homme du monde dans la conversation, c'est presque toujours le droit de dominer les autres, d'être loué en face, de médire des absents, d'irriter ceux qu'il n'aime pas. De là tant de jalousies, de haines, de rivalités dans une société qui se dit heureuse, et quelquefois, hélas ! entre les cœurs chrétiens ! Voyez, au contraire, la quiétude céleste que le silence donne au Trappiste. Il ne dit pas un mot inutile, il n'est entouré que d'amis. Il n'a pas de confident, mais il n'a pas de ces préférences qui sont l'écueil de la charité. Les amitiés particulières, même les plus pures, devenues bientôt exclusives et jalouses, rétrécissent le cœur. Notre pauvre nature est si faible, qu'elle hait souvent pour mieux aimer. Le Trappiste n'a pas d'ami particulier ; il a pour amis tous ses frères : son cœur se dilate dans un amour égal pour tous, dans la réciprocité d'une charité universelle.

On craint que le silence n'engendre l'ennui, mais le travailleur ne s'ennuie jamais, et le Trappiste est occupé tout le jour : l'ennui naquit un jour de l'uniformité, mais rien de plus varié que les exercices qui composent la journée du Trappiste. On craint que le silence n'abatte l'âme, qu'il n'imprime du moins au corps et au visage cette insensibilité extérieure qui éloigne et qui désespère. Je me rappelle à ce propos un trait de mon second voyage à la Trappe. L'hôtelier qui m'avait reçu la première fois, ayant changé de fonctions, ne pouvait plus me parler ; mais dès qu'il m'aperçut, il nie reconnut, et me salua gracieusement, en mettant la main sur son cœur. Quelles paroles, quelles protestations d'amitié eussent valu ce geste délicieux ! Sermo silens et silentium loquens. On craint enfin que le silence n'enlève à l'homme sa dignité, et jusqu'au sentiment de ses devoirs et des vertus chrétiennes. Voici un fait qui est consigné dans l'histoire de Cîteaux. Un frère convers de l'abbaye de Villers, en Brabant, travaillait dans la campagne. Un gentilhomme, accompagné de son écuyer, vint à passer à côté de lui. Il avait fait la gageure de forcer le solitaire à rompre le silence. Il commença par demander son chemin : le religieux ne fit pas difficulté de le lui indiquer aussi longuement qu'il fut nécessaire. Mais quand le gentilhomme voulut parler d'autre chose, le religieux fit signe respectueusement qu'il ne pouvait plus rien dire. Irrité de perdre un enjeu assez considérable, le noble seigneur insiste pour obtenir une réponse ; il menace, il lève la main ; il frappe enfin ; l'humble religieux tend l'autre joue, selon le conseil de l'Évangile, et ne parle pas davantage. Confondu par cette belle leçon, par ce calme imperturbable, par cette énergie de volonté, le seigneur veut remonter à cheval. Aussitôt le religieux jette sa bêche, et vient tenir l'étrier à celui qui l'a outragé. Le coupable, ému jusqu'aux larmes, demanda pardon, et quelque temps après se fit lui-même religieux. Qu'on dise encore que le silence Ôte aux solitaires la raison, la charité, ajoutons la finesse pour ceux qui ne voudraient voir dans l'admirable conduite du religieux qu'un trait d'esprit.

Il est une autre mortification spirituelle, que l'orgueil repousse, qu'un faux point d'honneur trop commun qualifie de dégradation. Nous voulons parler des proclamations au Chapitre. Chaque religieux doit s'accuser devant la communauté des fautes extérieures qu'il a pu commettre contre l'observation de la règle ; il peut, en outre, être accusé par ses frères, des fautes de même genre qui ont échappé à sa vigilance, ou qu'il a oubliées. Il doit, enfin, subir pour ces fautes, en public, la réprimande du supérieur. L'homme du monde, à qui il répugne si fort de s'avouer à lui-même ses propres torts, qui se révolte à la pensée de les reconnaître tout haut, même quand il est convaincu, l'homme du monde flétrit de sa pitié la simplicité du solitaire qui se soumet aux dénonciations, aux reproches et au jugement de ses égaux. Insensés ! ne serait-ce pas là une ruse et un détour de la faiblesse jalouse ? et ne flétrissez-vous pas la perfection par dépit de n'y pouvoir atteindre ? La correction est le chemin de la vie... Celui qui n'aime pas la réprimande périra. Ces deux pensées, écrites sur les murs du Chapitre, sont la loi du progrès véritable et de l'amélioration morale. La philosophie païenne disait sèchement à l'homme : Connais-toi toi-même. La religion lui apprend à chercher cette connaissance dans les avis sévères d'une amitié qui ne trompe pas. Elle lui apprend encore que, faute de réprimandes et d'humiliations, la piété pourra se complaire en elle-même, et que, devenue fière et paresseuse, elle attendra dans l'imperfection la récompense qui n'est due qu'au travail. Le bon sens tout seul, dans le silence des passions et de l'intérêt personnel, adopte et proclame cette vérité. Qui n'a pas quelquefois félicité le génie des critiques, même malveillantes, qui animant son ardeur, l'ont fait monter au comble de son art : sans les sifflets des Athéniens, Démosthène serait-il devenu le prince de la tribune ? Qui n'a plaint ces hommes trop haut placés pour qu'une voix sévère ose les dénoncer à eux-mêmes, et, par une censure amère et utile, leur évite des fautes qui les déshonorent à leur insu ? Le Trappiste a compris ce besoin de la nature humaine, et, plus sage dans sa simplicité que les docteurs du monde, il s'efforce de le satisfaire. Il aime une humiliation qui lui révèle sa faiblesse, qui soutient sa vigilance, qui assure ses progrès dans la vertu. Voyez-le au milieu du Chapitre, devant ses supérieurs, entouré de ses frères : il s'accuse, et il est accusé ; mais il sait, par la foi, que cette humiliation lui profitera, il s'en réjouit, il en gardera le souvenir comme d'un bienfait. Il ne discute pas la valeur des témoignages ; il ne récrimine pas, il ne parle à son pieux accusateur que pour le remercier de sa charité ; il ne laissera point passer la journée sans prier pour lui. C'est qu'il trouve un secours dans ce que vous appelez un affront, et le désir de lui être utile là où vous ne portez trop souvent que le désir de triompher du prochain.

Mais au moins l'obéissance que le Trappiste jure à son abbé, cet abandon absolu de sa liberté dans les mains d'un autre homme, voilà sans doute ce qui a pu faire dire légitimement aux adversaires de la Trappe, que le religieux renonçait à sa qualité d'homme et à sa dignité de citoyen. A le voir se mettre à genoux devant son supérieur, obéir sur un signe, recevoir les réprimandes sans se défendre, on ne reconnaît plus un homme libre, un esprit raisonnable, mais un esclave, une machine animée, qui n'a désormais d'intelligence que pour fonctionner plus utilement sous une impulsion étrangère. Eh bien ! nous affirmons qu'il n'y a pas de citoyen plus libre que le Trappiste, ni de gouvernement plus franchement libéral et constitutionnel que celui de la Trappe. Le politique rêve de belles théories sur l'accord du pouvoir et de la liberté, et il échoue dans l'application : la Trappe seule les réalise. On y trouve, et on ne trouve que dans ces cloîtres si redoutés, la souveraineté du peuple et la monarchie, le pouvoir absolu et la responsabilité du souverain, la hiérarchie et l'égalité des diverses classes. A la Trappe, le citoyen fait la loi sous laquelle il doit vivre, et choisit le souverain qui lui commandera. Dans tous les royaumes du monde, le citoyen naît sous des lois toutes faites, sous un gouvernement établi ; que les unes soient injustes, que l'autre soit une tyrannie, tant que la force reste de leur côté, il faut subir sans recours leur joug odieux et inévitable. Dans le royaume de la solitude et de la pénitence, personne n'entre qui n'ait demandé le droit de cité, qui n'ait voulu, de son propre mouvement, devenir membre de l'association, qui ne se soit obstiné à en réclamer les charges et les avantages. Loin d'imposer sa règle à personne, la Trappe ne la propose même pas : elle ne va pas au-devant des novices, elle les attend, et quand ils se présentent, elle les reçoit froidement, je pourrais dire durement, car tel est le précepte de saint Benoît. Et pourquoi ? Parce qu'il faut préserver l'homme de sa ferveur, de ses illusions, de son enthousiasme, de sa confiance en ses forces ou en sa propre importance. Il s'agit d'un engagement sérieux, qui doit durer autant que la vie : on se garde bien de surprendre la liberté. Tel postulant s'estime lui-même ; il a cru que la communauté tirerait un Brand honneur ou un grand avantage de sa vocation : un accueil empressé entretiendrait l'erreur de la vanité, un accueil froid déconcerte toute vocation qui ne vient pas directement de Dieu. Tel autre a mesuré ses forces aux petites contrariétés, aux chagrins, aux privations qu'il a supportées dans le monde. Il suffirait, pour entretenir l'illusion de son énergie, de lui dissimuler, au moins dans les commencements, quelques-unes des sévérités de la règle : on les lui montre, au contraire, dès le premier jour, toutes à-la-fois, et on les lui explique pendant une année entière ; le noviciat semble institué plutôt pour le rebuter que pour le gagner. C'est donc bien le citoyen qui fait la loi sous laquelle il vivra ; car celui-là fait la loi, qui l'accepte en pleine connaissance de cause, quand rien ne commande l'acceptation. C'est aussi le citoyen qui choisit librement son souverain : sans doute il trouve en arrivant un abbé institué et gouvernant, et il ne peut le déplacer ; mais il a devant lui une année au moins pour éprouver le commandement, tandis que, d'un autre côté, on éprouve son obéissance, et il est libre de ne pas accepter l'autorité qui ne lui plaît pas. Ensuite, quand l'abbé meurt ou abdique, c'est encore lui qui choisit le successeur par une élection parfaitement libre et dégagée de toute influence extérieure, puisqu'il est interdit aux religieux de se concerter à ce sujet ; enfin, si la majorité des suffrages l'emporte sur le sien, c'est encore lui qui a accepté la loi en vertu de laquelle la minorité cède à la majorité.

Dès qu'il a fait profession, il obéit, il n'a plus d'autre volonté que celle de son abbé. L'autorité de l'abbé est absolue. Oui, sans doute, quand elle s'exerce dans les limites de la loi ; la loi faite d'un consentement unanime a le droit d'être absolue. Mais le caprice du chef n'est pas la loi, et le religieux qui a promis l'obéissance selon la règle de saint Benoît n'en doit pas d'autre, et ne rend que celle-là. Un Romain disait : Si mon ami Tiberius Gracchus m'ordonnait de brûler le Capitole, je le brûlerais. Ce païen était esclave d'une qualité qui allait jusqu'à la passion. Saint Bernard dit aux moines de son ordre : Quand mon abbé, quand même un ange m'ordonnerait une chose contraire à ma règle, je lui refuserais une obéissance qui me rendrait transgresseur de mon propre vœu ; ce chrétien était le maitre de ses vertus, qui n'étaient que ses devoirs. Cependant celui qui gouverne peut abuser de son pouvoir en mille manières ; s'il ne réussit pas à ployer les volontés au mal, il s'en vengera par des vexations, par des injustices, par des opprobres ; et sans en venir à de si tristes suppositions, il suffit d'un excès de zèle, d'un défaut de lumières, d'une vertu ignorante, pour troubler une communauté. Quels recours, en pareil cas, reste-t-il aux religieux contre les injustices ou l'incapacité de leur supérieur ? Assurément ce ne sera pas la révolte, qui n'accomplit pas ordinairement la justice de Dieu, mais un recours régulier et calme, sérieux et infaillible auprès de l'autorité supérieure à leur abbé. Le souverain monastique n'est pas irresponsable comme les souverains temporels. Sous l'empire de la loi de Dieu, qui assure la liberté de la justice en contenant les passions, il est possible de lui demander compte de ses actes sans violence, et d'en obtenir réparation sans vengeance. L'abbé général visite tous les ans chaque maison de l'ordre : là, il interroge au scrutin secret tous les religieux sur l'état du monastère, reçoit les plaintes ou les opinions relatives à l'administration, écoute l'abbé, comme ses frères, compare les témoignages entre eux, et avec les observations qu'il a faites lui-même, et, dans la carte de visite, supprime ce qui est contraire à la règle, rétablit ce qui a pu être irrégulièrement omis ou supprimé, et ces ordres font loi pour l'avenir. A son tour, la maison-mère, dont il est le supérieur local, est visitée par quatre abbés, les premiers de l'ordre après lui, qui exercent pendant trois jours l'autorité à sa place, peuvent, s'il y a lieu, réformer son administration et l'assujettir lui-même à leurs règlements. De telles garanties paraîtraient suffisantes dans un gouvernement constitutionnel. La charte monastique va encore plus loin dans le libéralisme : elle autorise la déposition, par tous les supérieurs, réunis en chapitre général, d'un abbé opiniâtre et incorrigible.

Il est vrai que cet acte de rigueur ne se voit guère, et qu'il est même inconnu jusqu'à présent dans la congrégation de la Trappe. Les abbés sont trop fidèles à leurs devoirs pour qu'une plainte sérieuse s'élève contre leur gouvernement. Pour trouver à blâmer, il faut s'en prendre, non pas à leur négligence, mais à leur zèle incomparable. Que ceux qui veulent connaître quelles conditions le christianisme fait au pouvoir, aillent à la Trappe ; ils y apprendront que l'autorité est une charge, non un honneur, un dévouement, non un avantage, un sacrifice, et non un profit. Si quelqu'un veut être le premier entre vous, qu'il se fasse le serviteur des autres. Telle est la constitution divine, et c'est pour la promulguer et s'y conformer, que le souverain Pontife, le premier dans l'Église, prend le nom de serviteur des serviteurs de Dieu. Les pouvoirs temporels, royauté, aristocratie, ou république, ne l'entendent pas toujours ainsi, et c'est quand ils veulent être servis au lieu de servir, acquérir au lieu de donner, dominer au lieu de protéger, que l'obéissance paraît si dure au peuple et la résistance nécessaire. Les meilleurs princes eux-mêmes ne se séparent pas toujours entièrement des intérêts particuliers : quand ils n'en garderaient que l'amour paternel, ils pourraient bien, sans le vouloir, sacrifier l'utilité publique à l'utilité de leur dynastie. A la Trappe, l'abbé est sans restriction le serviteur de tous ses frères. Il les sert pendant le jour, il les sert pendant la nuit. Que de fois j'ai vu l'abbé de la Trappe veiller pendant le sommeil de la communauté. Il se faisait par toute la clôture un silence inviolable ; tous les travaux, toutes les fatigues avaient cessé avec le jour : partout l'obscurité et le repos ; mais la lumière qui brillait aux fenêtres de sa chambre m'avertissait que la seconde providence de la maison ne dormait pas, qu'un père infatigable prenait sur sa santé déjà si débile, sur ses infirmités, si dignes de soulagements, le loisir de travailler au bien de ses enfants, de régler les affaires nombreuses qui le surchargent, de satisfaire aux relations extérieures auxquelles le temps ordinaire du travail n'avait pas suffi. Il n'en devait pas moins descendre au chœur avec la communauté pour entonner l'office de la nuit. Et ce que je dis ici d'un abbé, peut s'appliquer à tous les autres. J'ai vu encore les abbés des autres maisons, à la fin du chapitre général, empressés de retourner immédiatement au milieu de leurs frères, refuser à des amis, pour lesquels on ne les accusera pas d'indifférence, et qu'ils ne rencontraient qu'une fois par an, un jour, une demi-journée qui eût été autant de pris sur leurs devoirs paternels. Comme j'exprimais à l'un d'eux la pensée que ses moines étaient bien heureux d'avoir un supérieur qui ne s'accordait rien pour leur accorder tout, il me répondit : a C'est leur droit. y Ce souverain parlait des droits de ses sujets, il ne parlait pas des siens.

Le solitaire a cherché la retraite, l'oubli des soins et des soucis temporels, il l'a trouvée. L'abbé, en acceptant sa charge, a perdu cette félicité : il est rentré dans les inquiétudes, dans l'agitation des affaires, dans les rapports difficiles avec le monde. Sentinelle attentive à l'avant-garde, il découvre les dangers, les troubles qui menacent Israël, et il les dissipe presque toujours sans en rien dire à ceux dont il protège la quiétude par son activité. Le solitaire a cherché la liberté de servir Dieu, de penser, sans dérangement, à son âme et au salut : il l'a trouvée dans la régularité de ses exercices, dans les bons exemples qui se multiplient sous ses yeux, dans les conseils mêmes de son abbé. L'abbé a dû renoncer à cette consolation ; il est souvent privé de prier avec ses frères, quand leur intérêt l'appelle ou le retient ailleurs ; il risque son salut, selon l'anathème d'un Père de l'Église contre les supérieurs, pour assurer le salut de ses frères. Il n'a pas le droit, même dans sa chambre, de faire une méditation aux pieds de son crucifix, si quelqu'un de ses frères a besoin en ce moment de le voir, de le consulter, de réclamer sa part de direction. Sa porte doit être ouverte à toute heure aux pusillanimes, aux tristes, aux inquiets, aux Malades, aux faibles : il faut qu'il les console, les exhorte, les reprenne, qu'il les porte comme le bon Pasteur. C'est pour ceux-là surtout, dit saint Bernard, qu'il est abbé ; car si vous avez dans votre monastère des religieux sains, qui vous aident plus qu'ils ne sont aidés par vous, sachez que vous n'êtes plus leur père, mais leur égalnon patrem sed parem, non plus leur abbé, mais leur compagnon.

Puisque nous avons prononcé le nom de l'égalité, disons enfin que l'égalité est le résultat immédiat de la vertu, qui sert de base aux constitutions de là Trappe, c'est-à-dire de l'humilité. L'ancienneté seule fait les rangs dans toute la maison, et le caractère de prêtre au chœur, mais au chœur seulement. Dans ce lieu d'humiliations qui effraient le mondain, il n'existe pas de distinction entre les pénitents, pas même, celle de la vertu ou du mérite. La Trappe laisse au monde ces prix de vertu, ou ces signes d'honneur qui, en distinguant les uns, donnent aux autres plus de jalousie que d'émulation ; elle a d'autres motifs de zèle, et de plus sûres garanties de progrès. Tous ses citoyens sont également admissibles et préparés à tous les emplois ; chacun passe sans difficulté, sur l'ordre du supérieur, de la dernière fonction à la première, de la Première à la dernière. Qu'importe que l'un soit né dans les grandeurs, et l'autre sous le chaume ; l'habit uniforme qu'ils ont pris à leur entrée dans la cité monastique a tout effacé pour tout égaler. Il existe sans doute deux classes de moines, les religieux de chœur et les frères convers : ceux-ci ne chantent pas l'office, et continuent de travailler des mains pendant que les premiers sont au chœur ; ils ont un habit particulier, et semblent ne tenir que le second rang. L'église a permis cette apparence d'inégalité pour donner à chaque instant, à tous les habitants du monastère un motif de s'humilier, en présentant aux religieux de chœur dans leurs inférieurs des modèles de vertus parfaites, en rappelant aux frères convers, par l'infériorité de leur position, que l'homme pécheur doit accepter comme légitime la dernière place. Mais, sauf ces petites différences, qui ont encore pour résultat de remettre sous les yeux de tous leur égalité devant Dieu, il n'y a pas de distinction entre les Pères et les Frères. lis se retrouvent dans les mêmes travaux, à la même table, aux mêmes lectures, au même dortoir, à la même infirmerie, au même cimetière, et dans le cœur de leur abbé. L'abbé se met à genoux devant les uns et les autres pour leur laver les pieds au Jeudi-Saint ; et s'il était capable de préférence, ce serait pour les frères convers.

Ce qui précède suffit peut-être pour démontrer que le solitaire, en quittant le monde, loin de renoncer au bonheur, l'a trouvé, au contraire, dans la retraite : Domus Dei, beati qui habitant in ea. Il nous reste à présenter une seconde considération. Quelle utilité la société retire-t-elle de la pénitence de la Trappe ? Quels sont les droits de la Trappe à la bienveillance, à la reconnaissance du pays ?

Si nous ne parlions qu'à des chrétiens, nous n'aurions pas de meilleure raison à faire valoir que l'utilité de la prière et de l'expiation. Les Trappistes prient et expient non-seulement leurs péchés, mais ceux des autres : Defectio tenait me pro peccatoribus derelinquentibus legem tuam. Voilà une première et incontestable utilité. Moïse s'interpose entre Dieu et son peuple, et le peuple échappe à la colère de Dieu par les mérites de son chef. Jésus-Christ, le médiateur entre Dieu et l'homme, souffre d'infinis abaissements, et le monde est racheté de la mort éternelle par ses mérites infinis. La réversibilité des mérites, c'est le christianisme tout entier, l'échelle des pécheurs, et le système de leur espérance. Infortunés, ceux qui ne croient pas à ce dogme consolant, ils ressemblent au blessé qui ne veut pas qu'une main amie l'aide à se relever de sa chute, et qui reste à terre, parmi les morts, pour ne devoir à personne l'honneur d'être compté au nombre des vivants. Insensés comme l'orgueil, ceux qui ne croient pas à l'efficacité de la prière et de l'expiation, et qui ne comprennent pas tout ce qu'il y a de grand, de magnifique, pour l'honneur de l'homme, à traiter en quelque sorte d'égal à égal avec Dieu, à donner des hommages pour recevoir des biens, à s'acquitter par des peines de quelques jours envers la justice et la majesté éternelle ! Mais enfin, puisqu'il y a des hommes que ces vérités ne touchent pas, et que les chrétiens convaincus d'avance n'ont pas besoin d'une longue démonstration, passons à d'autres preuves plus sensibles aux esprits matériels, et tâchons de prendre les hommes du monde par leurs propres paroles.

Ils disent eux-mêmes que la Trappe ne convient qu'aux imaginations exaltées, aux désespoirs sans remède, aux remords impitoyables. Dieu nous préserve d'accepter pour la Trappe une pareille destination. Nous défendrons son honneur partout et contre tous, et nous ne permettrons à personne de faire d'une Maison-Dieu un hospice des fous, ou une succursale des prisons, à l'usage des coupables que la loi humaine n'atteint pas, ou qui ont échappé à ses investigations. Dans tous les temps, la majorité des Trappistes s'est composée d'âmes saintes, que les souillures du monde n'avaient pas flétries, mais qui, redoutant pour leur innocence l'iniquité et la contradiction de la cité, se sont retirées dans le port de la solitude. Convaincues du néant des biens et des joies de la terre, elles ont tout quitté spontanément pour chercher, sur les traces de Jésus-Christ, le centuple divin promis aux pauvres volontaires. Mais il est vrai, et ce livre en fournira quelques exemples glorieux, il s'est rencontré çà et là de grands pécheurs, qui, sans la Trappe, seraient devenus le fléau de la société et l'opprobre de leurs familles. Poursuivis par leurs souvenirs, ils ne trouvaient rien dans le monde qui pût les défendre de leur propre mépris et les garantir du désespoir. Ils ont trouvé à la Trappe l'espérance et bientôt la certitude de racheter leur vie par une réparation libre et proportionnée à la gravité de leurs fautes. lis ont senti qu'en se mortifiant ils se faisaient justice, et qu'en se justifiant ils reconquéraient leur dignité. La licence, changée en obéissance volontaire, et la violence, en force calme et constante, leur ont rendu la paix dans la pratique de la vertu, et le bonheur dans le silence des passions et des regrets. Laissons donc à ces pauvres âmes l'asile de la pénitence, qu'il faudrait fonder s'il n'existait pas, bien loin de le supprimer, et reconnaissons qu'une seule âme sauvée de ses égarements, un seul scandale prévenu ou réparé, est un grand bien pour une société qui n'a pas encore perdu le sentiment moral.

Vous vous plaignez parfois du développement rapide de la population : les bras, les intelligences surabondent ; la concurrence s'étend tous les jours, sur tous les points, et la place bientôt va manquer. Dans un généreux élan d'enthousiasme, vous avez convoqué tous les hommes au grand festin de l'égalité et du bien-être ; vous avez révélé à toutes les classes des avantages, des besoins que la plupart ne connaissaient pas ; vous avez dit à tous : Venez, entrez et prenez votre part ; et vous n'avez pas tardé à comprendre qu'en augmentant les besoins de chacun, en multipliant les désirs, vous vous enleviez les moyens de les satisfaire, et que des ressources bornées ne pouvaient suffire à des prétentions infinies. Quel moyen de refouler vers, sa source, ou de contenir du moins ce torrent dont. vous avez rompu les digues ? L'antiquité païenne inventa l'esclavage ; elle dégrada une partie de l'humanité pour avoir le droit de lui refuser sa part ; elle fit descendre deux hommes dans la dépendance d'un seul, afin qu'un seul pût à son aise absorber la part de trois. Et de cette tentative de conciliation sortirent des haines inexpiables, et quelquefois des vengeances dont le récit épouvante encore l'historien après deux mille ans. Le christianisme abolit l'esclavage, il affranchit l'homme de l'homme, mais en l'affranchissant d'abord de ses convoitises. Il entre dans les desseins de Dieu qu'il y ait dans le monde des grands et des petits, des riches et des pauvres, et qu'une partie de l'humanité travaille pour l'autre, sous quelque forme que ce soit : cette opposition lait l'équilibre de la société, et sert de mobile à ces vertus qui se croisent et se correspondent de haut en bas et de bas en haut. Le christianisme ne détruisit pas ces conditions essentielles, mais il enseigna le moyen de les remplir sans violence et sans oppression, sans abus et sans murmure. Il prêcha à tous la modération dans les désirs, il exalta la pauvreté et le sacrifice, de telle sorte que le riche, loin d'acquérir encore, aimât à se dépouiller pour secourir les autres, et que celui qui avait peu, celui même qui n'avait rien, pût se réjouir de son état comme d'une grâce particulière et d'un privilège surnaturel. Dès-lors il y eut paix entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, entre les diverses classes de la société, entre les égaux mêmes. Cette œuvre du christianisme, les ordres religieux, et la Trappe en particulier, la continuent au milieu de nous. Tous ces hommes qui, touchés de la grâce, vont s'ensevelir dans la solitude, sont autant de concurrents qui se retirent de toutes les carrières, chaque vocation est un désir réprimé qui ne nuira plus à personne ; chaque privation est un renoncement volontaire en faveur de ceux qui n'ont pas la force de se contenter de leur partage. Cela est vrai à la lettre. Les économistes ont reconnu que les jeûnes, les abstinences des chrétiens et des religieux profitaient au reste de l'humanité, et que la part légitime d'aisance qu'ils se refusaient, revenait inévitablement aux autres hommes m'oins sobres, moins détachés des besoins et des exigences du corps. La Trappe, au temps de l'abbé de Rancé, justifiait par là ces austérités dont le monde avait peur, et Napoléon le proclama de nos jours, quand il favorisa les Trappistes comme des hommes qui travaillent beaucoup et mangent peu. Hommes du monde, qui aspirez aux honneurs de la politique ou du génie, aux richesses, aux commodités de la vie matérielle, gardez-vous donc de demander la suppression des Trappistes : leur retour au milieu de vous augmenterait votre nombre déjà si effrayant. Leur retraite vous a débarrassés de leurs droits, de leur rivalité, peut-être de leur supériorité. Laissez leur la liberté de se sacrifier et de travailler pour vous en silence et sans arrière-pensée d'intérêt.

Ensuite compterez-vous pour rien l'utilité des exemples que la Trappe donne à la société ? L'exemple est le plus efficace de tous les enseignements ; il porte avec lui sa démonstration. On ne peut nier le mouvement à un homme qui marche ; on ne peut nier la force quand on la voit. Or, nous avons tous des devoirs à remplir, et tous nous les trouvons pénibles et souvent durs ; mais si nous voyons à côté de nous, dans les mêmes conditions, un homme qui accepte bravement sa destinée, et qui allège son fardeau par la bonne volonté de sa patience, alors nous nous sentons nous-mêmes encouragés et soulagés, nous nous réglons sur le pas de ce compagnon, et nous marchons moins tristement dans la voie battue par un autre. Quoi, tu ne pourrais pas ce que ceux-là ont pu avant toi ! Cette pensée de saint Augustin est celle qui l'a converti. Mais combien cette influence de l'exemple est encore plus puissante, quand ceux qui nous sont proposés pour modèles sont volontairement descendus au niveau de notre condition, pour nous apprendre à la supporter ; combien plus encore quand leur vertu, outrepassant le devoir, s'est imposé volontairement le superflu pour nous soutenir dans la pratique du nécessaire auquel nous sommes condamnés. En présence du sacrifice de la croix, qui osera se plaindre de l'injustice des hommes, de l'iniquité des juges, de la lâcheté et de la trahison des amis ? En présence des mortifications volontaires de la Trappe, qui aura le droit de perdre courage dans ses épreuves ?

Vous êtes condamné au célibat par votre pauvreté, par l'infériorité ou les embarras de votre position. Pauvre fille ! pauvre jeune homme ! pleins de vertu, de mérites, mais dénués d'argent, le monde vous estime, et vous délaisse. Votre cœur était fait pour aimer, pour trouver dans la plus intime et la plus chaste tendresse un soutien contre le mal, une confidence intelligente, délicate, attentive et perpétuelle, une communauté de joies et de peines qui double le prix des unes, et rend léger et facile le joug des autres. Ce que tant d'hommes ont obtenu, selon les lois de la Providence, vous a été refusé, et vous sentez chaque jour qu'il vous manque une des conditions du bonheur. Cette privation vous est dure. Jetez les yeux sur la Trappe : Inspice, et fac secundum exemplar. Il y a là des hommes, des femmes intrépides qui se sont imposé, de leur libre choix, l'état où le monde vous retient malgré vous. Ils avaient un cœur comme vous, ils comprenaient comme vous toute la douceur, toutes les joies du mariage chrétien ; ils avaient de plus que vous la possibilité d'obtenir ce qui vous est impossible : ils ont rejeté loin d'eux ce qu'ils tenaient en leurs mains, pour vous apprendre à ne pas regretter ce que vos désirs n'ont pu atteindre. Cette jeune fille allait devenir le lien de deux familles, tout souriait à ses espérances, -toute sa ville applaudissait ou portait envie à sa félicité ; et tout-à-coup, s'élevant au-dessus des siens et d'elle-même, au-dessus des pensées vulgaires, des joies et des chagrins du monde, elle a préféré le cloître à la maison conjugale ; elle a échangé son voile de fiancée contre un voile de novice, et sa parure de noce est devenue le parement de l'autel où elle s'est sacrifiée pour votre instruction. Vous êtes né pauvre ; un rude labeur vous apporte à peine votre pain de chaque jour ; peut-être même vos sueurs fertilisent le champ d'autrui ; un autre consomme dans la mollesse le fruit de vos travaux stériles pour vous ; vous murmurez de cette inégale répartition des biens de la terre : jetez les yeux sur la Trappe, et ranimez votre courage. Voilà des hommes qui étaient riches dans le monde, et qui se sont faits pauvres sans restriction, qui jouissaient de tous les avantages d'une position heureuse et enviée, et qui les ont un jour abandonnés pour vous ressembler. Ils ont de plus que vous à supporter un changement d'habitudes, une perte, et si vous voulez, pour parler le langage du monde, une dégradation. Quoi ! vous ne pourrez pas moins que ceux-là n'ont pu pour votre instruction ? Vous êtes tombé de la richesse dans l'indigence, des hauteurs de la considération publique dans l'abaissement de l'oubli ou du dédain ; vous aviez autour de vous des serviteurs empressés, et vous êtes réduit maintenant à servir, par le travail de vos mains, ceux que vous dédaigniez ; vous baissez la tête comme un homme flétri, vous êtes honteux de l'infériorité nouvelle où vous êtes descendu. Tournez vos yeux attristés sur la Trappe, et comprenez que la véritable dignité de l'homme ne peut se perdre. Les religieux vont vous enseigner qu'il n'y a pas de condition vile, d'occupation dégradante ; il n'y a que le vice ou la lâcheté qui dégrade l'homme, mais le travail et la patience, jamais. Ce Trappiste qui rapporte sur ses épaules une charge de bois, qui le scié et le range dans le bûcher, c'est le comte de Santena. Etes-vous comme lui fils du gouverneur du Piémont, et un des premiers officiers de l'armée française ? Ou si vous avez été l'égal de son ancienne condition, osez-vous croire que le changement qu'il s'est imposé ne peut vous convenir. Cet autre, qui dompte à coups redoublés de bêche une terre ingrate, et qui cherche dans ses entrailles stériles son pain noir quotidien, c'est l'abbé de Rancé, l'héritier d'un nom illustre, d'une fortune considérable, qui s'était fait à lui-même une renommée universelle par des talents précoces et supérieurs. Il a tout à côté de lui, sous le même habit, et dans les mêmes travaux, son ancien valet-de-chambre, devenu son frère et son égal. Avez-vous été plus illustre, plus riche, plus élevé selon le monde, que l'abbé de Rancé ? Et cet autre qui prend pour lui, par une préférence marquée, par une charité héroïque, les travaux les plus rebutants, tranchons le mot, les plus dégoûtants, ces travaux qu'on ne nomme pas, auxquels on ne veut pas même penser, c'est saint Bernard, le dominateur tout-puissant du XIIe siècle, et le premier docteur de la Trappe. Ne craignez donc plus des abaissements qui, loin de les humilier, ont exalté bien plutôt le mérite de ces hommes incomparables.

Certes, s'il fut jamais un siècle qui ait eu besoin des enseignements de la Trappe, c'est bien le nôtre. De nos jours, comme au siècle de saint Paul, la cupidité est la racine de tous les maux. Tout est promis, tout est donné à l'argent, non-seulement les commodités matérielles de la vie, mais l'influence politique, les honneurs, la supériorité sociale, et jusqu'à l'estime. De là tant d'amour de l'argent, et, pour parvenir à cette possession si précieuse, tant de fraudes qui se heurtent entre elles, tant d'intrigues qui se déconcertent réciproquement, la guerre partout entre les fils de la même patrie, tantôt sourde, tantôt ouverte, chacun cherchant dans la ruine des autres sa propre élévation, chacun s'efforçant de ravir à un frère la jouissance d'un bien qui, quoi qu'on fasse, ne peut appartenir à tous à-la-fois, et qui cesserait d'être s'il devenait général. Les publicistes, les législateurs, les criminalistes, ont déjà signalé le mal, mais ils sont impuissants y remédier. Ils cherchent de quel côté viendra le secours ; s'ils veulent être de bonne foi, ils l'ont au milieu d'eux. Il est dans ces asiles où habitent les pauvres volontaires, où l'on comprend, où l'on met en pratique ces maximes de l'apôtre : Celui qui a du pain et des vêtements doit être content..... La piété avec le nécessaire est un grand profit. A la Trappe, il n'y a pas seulement une doctrine, connue dans les théories ou les discours des politiques ou des philosophes, il y a des actions, c'est-à-dire des faits, et la réplique est impossible contre des faits. Un jour, le roi Charles XII entendait murmurer ses soldats ; les vivres manquaient, ou gâtés par le temps ils rebutaient l'appétit. Il prit un morceau de pain moisi, le mangea devant les plus mécontents, et dit : Il n'est pas bon, mais on peut le manger. Les murmures cessèrent. Laissez la religion apprendre aux hommes la résignation et le désintéressement. Sa voix, appuyée. de l'exemple, sera encore plus efficace que l'exemple et la parole du héros suédois.

De nos jours, non-seulement tous veulent être riches, mais aussi tous veulent être grands. Dans tous les siècles, l'homme a toujours tendu à changer de condition ; mais dans le nôtre, l'homme tend surtout à s'élever au-dessus de la condition mi il est né. La diffusion des lumières, si incomplète qu'elle soit et précisément parce qu'elle est incomplète, a donné à tous, avec le sentiment extravagant de leur petite supériorité nouvelle, une ambition aveugle. On voit, sur tous les points du territoire, le fils rougir de la profession de son père ; les états les plus honorables sont dédaignés parce qu'ils ne sont pas assez honorés. On cherche un frein à cette levée menaçante de prétentions rivales. Je nie rappelle qu'un ancien condisciple, autrefois écolier distingué, mais impie, qui s'était jeté dans le Saint-simonisme pour avoir une religion, vint un jour m'offrir ses services, et se mettre à nia disposition pour tous les genres de travail que je voudrais lui confier : scier du bois, faire des commissions, laver la vaisselle, rien ne lui répugnait. Nous voulons, disait-il, prouver par notre exemple qu'il n'y a rien de vil, qu'aucun travail ne dégrade l'homme. Certes cette pensée était bonne, et un tel exemple aurait été efficace contre plus d'une ambition. Mais outre que cette pensée vient de l'Évangile et non du saint Simon moderne, ce n'était pas aux Saint - Simoniens qu'il appartenait de la réaliser ; la France l'a vu trop clairement pour qu'il soit nécessaire de le prouver ; l'orgueil était le père de cette secte nouvelle, et l'orgueil de l'homme ne fonde pas la sainte égalité des enfants de Dieu. La religion seule donne les grâces nécessaires pour soutenir sans relâche un dévouement si laborieux, et la Trappe est par excellence l'association où s'applique une pareille théorie. Oui, à la Trappe, l'ambitieux apprendra à modérer ses désirs, le petit orgueilleux à ne plus rougir de son travail, le laboureur à ne plus dédaigner la charrue ou la bêche, l'artisan à ne plus maudire la modestie de son métier. Ils verront les divers emplois également honorés, également recherchés on acceptés ; ils verront d'anciens officiers nettoyer les étables, de grands seigneurs servir l'homme du peuple, des savants préparer le repas ou laver les habits des ignorants, et il sera impossible que l'exemple de ces parvenus de la pauvreté, de ces grandeurs volontairement abaissées, ne les remue pas, ne les encourage pas autant que peut le faire en sens contraire la vue et l'exemple des parvenus de la richesse et de l'insolence. Législateurs, loin de poursuivre les Trappistes, conservez-leur donc le droit de cité, défendez-les de la malveillance qui voudrait leur refuser la place de tout homme au soleil, encouragez leurs efforts, sans faveur et sans regret, comme vous le faites noblement en Algérie, et vous conserverez à la France la plus grande école de désintéressement et de simplicité qui soit au monde.

Ces pensées nous amènent naturellement à parler des travaux de la Tra.ppe : nous avons réservé pour la fin l'objection la plus adroite et la plus dangereuse qui ait été mise en avant par les adversaires des ordres religieux. Que n'a-t-on pas dit, même à une époque où la religion était encore pratiquée, de la paresse, et par conséquent de l'inutilité des moines ? Depuis la calomnie qui s'attaquait à tous en général jusqu'aux reproches légitimes qu'avaient pu encourir certains individus, depuis l'injure brutale et grossière jusqu'à la plaisanterie de bon genre, cette accusation a pris toutes les formes pour pénétrer partout, pour flatter et convaincre toutes les passions. Accueillie par la cupidité, consacrée par l'esprit, cette grande puissance française, elle semble avoir reçu une sanction irrévocable de la révolution qui supprima, pour cause d'inutilité, tous les ordres religieux. Nous sommes de meilleure foi que nos adversaires ; nous avouons qu'il y a eu des moines paresseux et inutiles, nous reconnaissons même, dans la catastrophe qui les a frappés, le jugement de Dieu, et dans leurs persécuteurs les instruments involontaires de la Providence. Mais nous affirmons que ces moines-là étaient déchus de leur origine et de leur règle, et que la vie monastique est essentiellement laborieuse et utile, par le travail, à la société.

Pour louer dignement les travaux des Trappistes, il suffit en quelque sorte de rappeler les avantages de l'agriculture. Les anciens et les modernes ont exalté à l'envi par leurs actes et par leurs discours la supériorité de ce genre de travail sur tous les autres. Les Romains, pendant cinq siècles, n'ont pas connu d'occupation plus digne d'un homme libre ; le plus grand de leurs orateurs le proclamait. dans les derniers temps de la République, au milieu d'un peuple corrompu par l'introduction des arts étrangers. C'était à la charrue que se formaient les conquérants du monde : Sic fortis Etruria crevit scilicet, et rerum facta est pulcherrima Roma. Le ministre, l'ami de Henri IV, disait de l'agriculture : Le labourage et le pâturage, voilà les deux mamelles dont la France est allaitée, les vraies mines et trésors du Pérou. Et il jetait à l'industrie de luxe cette sentence dédaigneuse : Cette vie sédentaire ne peut faire de bons soldats ; la France n'est pas propre à de telles babioles. Ces grands hommes considéraient avec raison l'agriculture comme le principe de la santé et de la longévité, comme une fatigue salutaire qui, en exerçant les forces, les augmente au lieu de les diminuer. Ils la considéraient encore comme la source de la prospérité des nations et du bien-être des individus, comme la plus précieuse de toutes les ressources sociales, parce qu'elle satisfait un besoin universel et qu'elle est à la portée de toutes les classes. S'il en est ainsi, les meilleurs agriculteurs sont les citoyens les plus utiles, et l'éloge des Trappistes se trouve ainsi tout fait par des hommes qui ne les connaissaient pas. Il suffit d'avoir visité leurs monastères pour en être convaincu. Les terres les plus ingrates deviennent fertiles par leur travail, les méthodes les pins capables d'améliorer l'art de la culture n'ont pas de partisans plus prompts et plus persévérants. Presque toujours ils ont choisi pour demeure des lieux d'horreur et de vaste solitude, locus horroris et vastœ solitudinis ; le mot semble consacré dans l'histoire de Cîteaux pour chaque fondation nouvelle. Ce que les autres hommes dédaignent ou désespèrent de mettre en rapport, ils l'acceptent avec confiance, et bientôt ils font mentir les prévisions les mieux fondées en apparence et les plus sinistres. Les inventions nouvelles que la routine ne veut pas coin-prendre, ou que la jalousie condamne, ou que la discussion fait ajourner, ils s'en emparent sagement, les mettent à l'épreuve, les perfectionnent, et en tirent tous les résultats naturels. Pour expliquer cette supériorité, il ne faut que se rappeler leur genre de vie. Leurs vertus religieuses viennent sans cesse en aide à leurs travaux matériels. Ils ont fait vœu d'obéissance et d'abnégation ; ils travaillent sous une direction régulière, sans arrière-pensée personnelle ; ils mettent en commun toutes leurs forces ; les obstacles que l'individu ne vaincra jamais cèdent aux efforts d'une communauté. Ils ont fait vœu de pauvreté, d'abstinence, de jeûne ; ils vivent de peu, ils ne sont pas pressés de recueillir beaucoup et vite. Le cultivateur isolé, ou père de famille, ou assujetti aux besoins du corps, n'a pas le temps d'attendre ; il faut qu'il recueille en quelques mois le prix de son labeur, il n'entreprendra pas des travaux dont le résultat, pour être excellent, a besoin d'être retardé. Le Trappiste, libre des exigences du corps, peut attendre, et tirer des retards mêmes une plus grande fécondité. Plus d'une fois, les cultivateurs du voisinage, étonnés des entreprises des religieux, les déclaraient inutiles ou ruineuses ; ces hommes calculaient le temps, la dépense d'après leurs propres habitudes et leurs ressources, et ils avaient raison d'après ces calculs ; mais il n'y a pas de temps pour la patience, ni de dépense pour le propriétaire qui se suffit à même. C'est ainsi que les Trappistes de Bricquebec, sous les yeux de leurs voisins stupéfaits, ont défriché un monticule et un champ de roc et de cailloux, du roc brisé ils ont bâti une partie de leur monastère, et du sol amolli ils ont fait une terre qui n'a plus rien à envier à la fertilité du département de la Manche.

Nous parlions tout-à-l'heure de l'utilité de l'exemple. En agriculture, comme en tout le reste, l'exemple des Trappistes est efficace et tout-puissant. Dans ce temps, quelques protecteurs zélés de l'agriculture ont établi des fermes-modèles, où l'on trouve les enseignements, les secours nécessaires pour l'amélioration du premier et du plus noble de tous les arts ; on vante ce progrès de la civilisation et cette œuvre généreuse de la philanthropie. Mais longtemps avant l'invention de ce grand mot philosophique, la charité chrétienne des moines avait donné ces enseignements et ces secours à la société. Il faut remonter à saint Benoît pour trouver la véritable origine des fermes-modèles : les moines Bénédictins ont été les premiers maîtres des cultivateurs ; la prospérité agricole de la France, en particulier, est sortie des monastères. Ceux qui faisaient profession de ne rien posséder ont tout donné aux frères qu'ils avaient laissés dans le monde. Les Trappistes, seuls héritiers aujourd'hui de la grande famille de saint Benoît, continuent, comme toutes les autres, cette partie de l'œuvre de leur saint patriarche. Leurs monastères sont autant de fermes-modèles ouvertes à tout le monde, d'autant plus clignes de faveur que leur établissement ne coûte rien, ni à l'État ni aux particuliers, d'autant plus dignes de confiance que la cupidité en est bannie. Ils ont tenu quelquefois école d'agriculture sur l'invitation du gouvernement. Des comices agricoles les consultent, et l'an dernier l'abbé de la grande Trappe, malgré son humilité, ne put se dispenser de se rendre à Mortagne, pour prendre part aux délibérations d'une assemblée de ce genre, où on lui donna la place d'honneur comme à l'homme le plus utile du département. Enfin, un témoignage irrécusable, c'est la fondation d'un monastère de la Trappe en Algérie. Le gouvernement français cherche des colons pour cette terre nouvelle, des travailleurs constants et intrépides qui encouragent l'exploitation en démontrant ses avantages par des résultats, des maîtres qui enseignent, qui appliquent, qui perfectionnent les méthodes, et il a de lui-même appelé les Trappistes, qui ne sollicitaient rien. Il leur a fait, comme aux autres colons, aux autres citoyens, une concession de terrain dont ils acquerront et posséderont la propriété définitive aux conditions qui régissent la propriété en France et en Algérie. Il ne leur a pas accordé une faveur dont les Trappistes, qui comprennent si bien leur temps, n'auraient pas voulu ; il leur a bien plutôt demandé tin service pour le pays, et déjà il se réjouit de leur dévouement. Il suit avec un intérêt qui va toujours croissant la rapidité de leurs travaux, leurs défrichements, leurs plantations ; il leur a demandé un journal exact de leurs tentatives, de leurs succès, des difficultés vaincues, pour en faire le guide des autres cultivateurs, et il ne doute pas que l'exemple des religieux, et le résultat incontestable de leurs œuvres, ne donne enfin aux colons la confiance et la persévérance qui ont trop longtemps manqué aux habitants incertains de l'Afrique française.

Nous pourrions dire encore que les travaux des Trappistes sont utiles à la société par la supériorité des produits qu'ils mettent en circulation. On le voit bien, dans les marchés voisins des maisons de l'Ordre, à l'empressement avec lequel on recherche les graines ou les légumes de leurs jardins. Leur probité et la modicité de leurs besoins ne sont pas moins précieuses aux petits. Qu'ils vendent des produits agricoles ou industriels, qu'ils soient meuniers ou fabricants, ils fixent dans les campagnes ou dans les petites villes le prix de la marchandise ou de la mouture à un taux assez élevé pour ne pas nuire à la concurrence honnête, et assez bas pour réprimer la concurrence cupide. Cette équité leur a quelquefois attiré la haine de ces hommes d'argent, qui ne veulent que pour eux les améliorations et les progrès du travail et des arts ; mais cette haine est un éloge de plus que confirment l'estime et la confiance des petits, délivrés d'une oppression que la loi seule ne saurait réprimer. Nous ajoutons que les travaux, comme toutes les autres pénitences de la Trappe, sont une ressource assurée pour les pauvres.

Nous savons tout ce qui a été dit contre les aumônes des moines. L'aumône, la justice, selon l'expression de Moïse, c'est-à-dire la réparation de l'inégalité des fortunes, a été représentée comme l'aliment de la paresse et des vices misérables qui forment son cortège hideux. Certains de trouver à la porte d'un monastère leur subsistance de chaque jour, les pauvres préféraient au travail, qui les eût fatigués, la mendicité, qui leur assurait sans fatigue le prix du travail. La philanthropie révolutionnaire s'empara de cette idée, et supprima, avec les communautés religieuses, une charité qui dégradait l'homme. Elle fit des lois contre la mendicité, et assimila sans examen la prière du pauvre au vagabondage. Mais si elle atteignait ainsi, non sans justice, quelques fainéants obstinés, si elle condamnait au travail quelques bras capables de le supporter, elle s'aperçut bientôt que la paresse n'était pas la seule cause de l'indigence, que ce n'était pas le plus grand nombre qui se résignait à tendre la main pour l'ignoble avantage de ne rien faire ; que la majorité des pauvres se composait de vieillards, d'infirmes, doublement malheureux de leur dénuement et de leur impuissance. Il fallait pourvoir à des misères qui n'étaient pas coupables : alors on créa les dépôts de mendicité pour les deux sexes et les différents âges. La société nouvelle éloigna la pauvreté comme un reproche ou un présage sinistre : elle donna une prison sous le nom de refuge ; elle sépara le mari de la femme, les enfants de leur mère, pour leur donner un morceau de pain. Mais la rigueur même de la bienfaisance légale l'empêcha d'atteindre tous les pauvres ; il en resta et il en restera toujours un grand nombre qui se déroberont par la retraite, par l'obscurité, à d'humiliants secours, et à une cruelle séparation. La charité chrétienne est seule assez ingénieuse, assez dévouée, pour les découvrir, et satisfaire, sans se lasser, aux besoins de leurs corps et de leurs cœurs.

Grâce à leurs travaux, les Trappistes suffisent à leurs propres besoins ; grâce à leurs abstinences, ils peuvent pouvoir à ceux des autres. On leur a récemment appliqué ces paroles de saint Bernard : Affamés eux-mêmes, ils nourrissaient les pauvres de leur travail, ils nourrissaient les prisons des villes de la stérilité du désert : vivant de leur travail, ils soulageaient les infirmes et tous ceux qui se trouvaient dans quelque nécessité. Ils n'encouragent pas la paresse, comme on l'a tant reproché aux moines d'autrefois ; ils donnent du travail à côté d'eux à quiconque peut travailler ; ils admettent sous le nom de frères donnés, et comme partie intégrante du monastère, des pauvres dont l'industrie n'est pas toujours nécessaire à la communauté, mais leur évite au moins la mortification de recevoir sans gagner. Ils donnent du pain et des vêtements aux infirmes, aux vieillards, aux aveugles, qui mourraient de faim ou de froid et d'impuissance. Nous avons parlé plus haut de l'hôpital et de la pharmacie de la Grande-Trappe ; toutes les maisons de l'Ordre ont quelque établissement analogue. Ils donnent pour rien l'hospitalité, le repas du soir et du matin, le repos de la nuit à l'ouvrier qui va chercher plus loin le travail promis, et que les dépenses d'un long voyage retiendraient peut-être, sans ce secours, oisif et misérable dans son pays. Ils relèvent la cabane du paysan, ou réparent son toit de chaume dispersé par l'orage. Plus d'une fois ils ont racheté du service militaire un fils utile à sa famille, et préservé deux vieillards de la misère en leur conservant l'appui de la reconnaissance filiale. Il existe, à 3 kilomètres de la Grande-Trappe, un petit village que la charité des religieux a tiré de la barbarie. Ce sont les Trappistes qui ont civilisé ce petit peuple perdu dans les bois, les étangs et les ruisseaux débordés. Ici ils ont fait l'aumône et de leur argent et de leurs bras. Ils ont déblayé, réparé l'église enfouie à moitié dans la terre ; ils ont relevé un presbytère, fondé une école ; la sœur charitable qui est venue, à leur appel, se dévouer à l'instruction des enfants, recevait de la Trappe les choses nécessaires à la vies Voilà les véritables aumônes des Trappistes : toutes les misères habituelles, et qu'on peut prévoir, toutes les misères passagères et imprévues, trouvent leur soulagement dans les fruits de leurs travaux et dans les épargnes de leur pénitence.

Ces observations, que nous suggéra dés le commencement la vue de la Trappe, et que l'expérience de plusieurs années a confirmées, étaient d'abord, avec quelques notions historiques, tout ce que nous nous proposions de publier sur cet important sujet. Nous voulions solliciter une place pour ce modeste travail dans quelque revue catholique ; inconnu au monde littéraire, et même au monde religieux, et dans un siècle de romans, de causes célèbres, de feuilletons et de relâchement, nous n'aspirions pas à composer et à publier, sur la pénitence et les autres vertus du cloître, un ouvrage de longue haleine auquel il nous semblait que l'autorité d'un nom illustre, ou d'un caractère vénérable, pouvait seul donner des lecteurs. Cependant, à peine nous commencions à étudier l'histoire de la Trappe, que nous avons pris plus de confiance. Nous avons reconnu que cette histoire n'était point isolée, qu'elle était liée étroitement aux intérêts les plus graves de l'ordre monastique, et avait droit, du moins, à l'intérêt de ceux qui aiment encore la religion. De vieux livres, que personne ne lit plus, nous ont appris que la réforme de la Trappe, c'est-à-dire le rétablissement de la règle de saint Benoît selon les constitutions de Cîteaux, avait opéré au xvne siècle une révolution dans les ordres religieux, et que cependant les historiens de ces temps illustres n'avaient tenu, jusqu'à présent, aucun compte de ce mouvement salutaire et glorieux. Dans nos rapports fréquents avec les abbés et les maisons de l'Ordre, nous avons découvert une histoire nouvelle, et dont les annales religieuses n'avaient pas encore offert d'exemple, c'est-à-dire une lutte vraiment gigantesque, soutenue depuis cinquante ans par les Trappistes contre toutes les puissances du monde, et dont le résultat est au milieu de nous, sans être mieux apprécié peut-être que la cause qui l'a produit n'est connue. La bienveillance toute particulière dont nous sommes l'objet, sans l'avoir méritée, a mis exclusivement à notre disposition tous les matériaux qui pouvaient donner à notre ouvrage le mérite de la nouveauté et de l'exactitude : pour l'histoire de la 'Frappe avant la révolution, les livres de l'Ordre de Cîteaux et de la Trappe en particulier, les actes authentiques des princes ou des souverains Pontifes ; pour l'histoire de la Trappe depuis le commencement de la révolution, toutes les archives de l'Ordre, toutes les correspondances du supérieur général et des monastères qui relevaient de son autorité, tous les souvenirs des religieux qui ont pris part aux événements des cinquante dernières années, et qui vivent encore. Ces documents inédits nous ont fourni la matière de notre second volume.

Au risque donc de passer pour téméraire, et quelle que fut l'insuffisance de nos forces, nous nous sommes décidé à livrer au jugement, au dédain ou à l'indulgence du public, une histoire de la Trappe en deux volumes. Nous nous sommes ressouvenu de cette pensée d'un grand homme, que tout chrétien est tenu d'apporter sa pierre à la reconstruction de l'édifice catholique, que l'indigent qui cultive dans son étroit jardin le cumin, l'aneth et la menthe, peut élever avec confiance la première tige vers le ciel. Enfant obscur de l'Église, nous lui offrons, avec la simplicité d'un fils dévoué, ce travail entrepris pour sa gloire, qu'un autre eût exécuté avec plus de succès, mais non pas avec plus de bonne volonté. Nous l'offrons avant tout à l'Église romaine, mère et maîtresse des brebis et des agneaux, et protectrice souveraine de la Trappe ; à l'Église de France, dans le sein de laquelle la Trappe a fait refleurir la vie monastique, et a toujours rencontré de si généreux défenseurs. Nous l'offrons à la Trappe, fille dévouée de l'Église romaine, martyre de sa fidélité à la chaire de Pierre, fille non moins dévouée de l'Église de France, à qui elle rend en respect et en attachement ce qu'elle en reçoit de protection ; à son révérendissime et bien-aimé général, à tous ses abbés, à tous ses religieux et religieuses, comme un faible hommage de reconnaissance pour l'honneur qu'ils nous ont fait de nous traiter eu frère, de nous accepter pour historien, et de favoriser nos travaux avec tant de confiance et d'empressement. Nous l'offrons, enfin, à tous ceux qui aiment les ordres religieux, et qui s'intéressent à leur prospérité ; à ceux mêmes qui croient avoir le droit de les haïr, et qui essaient de les persécuter. Qu'un seul de ces derniers, après la lecture de ce livre, abandonne d'injustes préjugés, et estime par conviction ce qu'il a jusqu'ici méprisé par erreur, c'est là notre plus chère ambition, ce sera la plus douce récompense d'un travail de cinq années.

 

 

 



[1] Debreyne, Thérapeutique appliquée.