De l'Espagne et du Portugal depuis la mort de Sanche le Brave (1295) jusqu'à l'avènement de Henri IV de Castille (1454).I Dans l'année où Boniface VIII fut élevé sur la chaire de saint Pierre (1295), Sanche le Brave régnait en Castille, Jacques II en Aragon, Denys en Portugal et Jeanne de Champagne, femme de Philippe le Bel, était reine de Navarre. La magnanime dépense de Tariffa éloignait les Mérinides et contenait Grenade ; et l'audace de l'Aragonais Frédéric, qui s'emparait de la Sicile malgré le traité d'Anagni, fondait la domination espagnole sur le midi de l'Italie. Le repos eût été permis à l'Espagne chrétienne, après tant de batailles et de gloire, sans des factions féodales, des querelles de famille, et des rivalités de royaumes : ce mal domestique, quelquefois mêlé à la guerre des Maures, et plus souvent dissimulé par cette guerre, allait maintenant se produire au grand jour, comme pour venger les vaincus. La mort de Sanche le Brave arma toute l'Espagne chrétienne contre elle-même (1295). Son fils Ferdinand IV, et sa veuve, Marie de Molina, dont le mariage était contesté, ne pouvaient maintenir en Castille la tranquillité publique. Les grands, partagés en factions, s'attribuèrent une autorité égale à leurs forces ; la multitude sans chefs, empressée et peureuse, avide de choses nouvelles, par un défaut naturel à l'homme, espérait un avenir meilleur que le présent. Dans les villes, dans les campagnes, des crimes, des vols, des meurtres, commis par la vengeance, ou par l'avarice devenue cruelle ; les maisons forcées, les biens ravis, les troupeaux enlevés, partout le deuil et un spectacle lamentable[1]. Jean de Lara se déclara ennemi de la régente pour recouvrer les châteaux qu'il avait perdus. L'infant Don Henri, frère d'Alphonse X, convoitant l'administration du royaume, se fit déférer la régence par les états de Valladolid. Don Juan, frère de Sanche le Brave, mettait en avant l'exemple des Lacerda dépouillés, et voulait dépouiller à son tour Ferdinand IV : il entraina à dans son parti Denys, roi de Portugal. Alphonse de Lacerda s'unissait au roi d'Aragon Jacques II, pour reprendre le trône ; Diego de Haro, appuyé des Lara, envahissait la Biscaïe ; enfin le roi de Grenade épiait le moment de s'agrandir par les troubles de ses ennemis. La reine-mère se débarrassa du roi de Portugal en demandant sa fille pour son fils Ferdinand, du roi de Grenade par une victoire du grand-maître de Calatrava, près de Jaen, du régent Don Henri, par le refus de ratifier une paix honteuse que ce prince avait signée avec les Maures, et qui lui enleva toute considération publique. Une seconde ligue, formée l'année suivante, ne fut pas moins menaçante ni plus heureuse. Don Juan et la faction des Lara, les Lacerda et le roi d'Aragon, devaient partager la monarchie castillane : à Don Juan ; le Léon, la Galice, et Séville ; à Alphonse de Lacerda, la Castille ; à l'Aragonais, la Murcie. Les rois de France et de Portugal, et le roi de Grenade, étaient appelés au secours. Le siège trop prolongé de Mayorgo (royaume de Léon) coûta la vie à l'infant d'Aragon et détruisit son armée. Ferdinand IV et sa mère ne pouvant être vaincus à force ouverte, Don Henri et Don Juan feignirent de se soumettre : ils vinrent aux états de Valladolid prêter serment au jeune roi et rappelèrent secrètement le roi d'Aragon (1301). La régente, habile et hardie, dirigea la guerre contre l'Aragonais et le chassa. On essaya ensuite de séparer le fils de la mère (1303), mais on ne put empêcher les Cortès de les réconcilier, et en 1305, le traité de Campillo renvoya chaque roi aux intérêts particuliers de son royaume. Denys de Portugal était invité comme surarbitre. Le roi d'Aragon obtint, dans la Murcie, la partie située au nord de la Segura, et dans le royaume de Valence, Alicante, Orihuela, Elche et Elda. Alphonse de Lacerda reçut un apanage dans l'Estramadure, et dans les royaumes de Léon et de Séville, et son frère Ferdinand, la rente ordinaire d'un infant de Castille[2]. Les Lacerda s'éteignirent en un demi-siècle, des deux fils d'Alphonse, le second, Charles, fut connétable de France, et mourut assassiné par le roi de Navarre ; l'aîné, Louis, fut roi des Canaries, et laissa un fils nommé Jean, qui mourut sans postérité. La maison de Medina Celi resta seule héritière, des biens et des prétentions des Lacerda. II Castille. — Ferdinand IV apaisa une autre querelle en laissant à Diego de Haro la Biscaïe pour sa vie. Quand les templiers furent abolis, il réunit à sa couronne une partie de leurs biens, et donna l'autre aux chevaliers de Calatrava. Il reprit (1310) la guerre contre Muhamad III, roi de Grenade, lui enleva Gibraltar, et se fit céder les villes de Bedmar et de Quesada pour lever le siège d'Algésiras. Il mourut subitement en 1312. Toutes les rivalités, toutes les ambitions, se renouvelèrent pendant la minorité de son fils Alphonse XI. Marie de Molina, vraiment capable d'une régence difficile, son fils Don Pèdre, la veuve de Ferdinand, Constance de Portugal, l'intraitable Don Juan, se disputaient l'administration. Les villes et les vassaux partagés entre les prétendants donnaient le spectacle de plusieurs royaumes à la place d'un seul, et livraient à la dérision la majesté du trône. A peine Marie de Molina eut réussi à garder l'éducation de son petit-fils, en faisant donner la régence aux deux infants Don Pèdre et Don Juan, qu'une guerre malheureuse contre Grenade emporta les deux régents. Aussitôt leur succession fut disputée par les princes de Lacerda, par Philippe, duc de Cabrera, frère de Ferdinand IV, par Jean le Contrefait, fils de Don Juan, par Emmanuel, seigneur de Villena, petit-fils de Ferdinand III (1332). La Bétique choisit Philippe ; l'Estramadure, le seigneur de Villena ; la plus grande partie de la Castille ultérieure, Jean le Contrefait. A l'intérieur des villes, la rivalité des factions permettait tous les crimes et tous les vols : les petits étaient opprimés par les plus puissants ; les revenus royaux détournés par les magistrats et les princes ; il n'est aucun genre de mal que le royaume n'eût à souffrir. La reine Marie de Molina mourut au milieu de tous ces dangers (1322), qui augmentèrent. Une seule espérance restait à tous, la fermeté d'un roi qui régnât seul ; et dès que Alphonse eut atteint sa quatorzième année, on le vit avec joie s'emparer des affaires. Alphonse commença par se former une garde. A ses deux favoris, Alvaro Osorio et Garcilasso de la Vega adjoignit un juif, homme riche, qui, connaissant les finances et leurs ressources, pouvait être bon dans l'état d'épuisement du trésor. Telle est l'origine de la faveur des juifs espagnols opposés aux grands par le roi[3]. Les cortès rassemblées à Valladolid, Emmanuel et Jean le Contrefait n'obtinrent rien du roi, et se retirèrent mécontents. Ils formèrent une alliance dont la coutume se conserva longtemps parmi les grands. Les deux contractants s'engageaient, au nom de Dieu et de sa Mère, à se garder fidélité sans ruse ni fraude, et à ne pas attaquer l'ennemi l'un sans l'autre ; ce serment finissait par ces mots : Si je viole le premier ma promesse, de mon libre consentement puissances du ciel, frappez mon corps en ce monde, et torturez mon âme dans les siècles futurs ; que les forces et les paroles me manquent ; faites que dans le combat, au moment du danger le plus pressant, mon cheval, mes armes, mes éperons, mes vassaux, m'abandonnent. Quelquefois les deux contractants communiaient avec la même hostie partagée en deux ; ils ajoutaient des imprécations contre l'infidèle : c'était le gage le plus sacré de leur union. Alphonse sépara cependant Emmanuel de son allié en lui demandant sa fille. Une perfidie ne lui coûta rien pour se défaire de Jean le Contrefait : sous prétexte de la guerre des Maures, il le manda à Toro, et lui inspirant une grande sécurité par les apprêts d'une fête splendide, il le fit tuer dans un festin. Il devenait dangereux de résister au roi. Emmanuel, sur la frontière des Maures dont il avait la garde, agissait avec langueur ; apprenant que le roi mécontent ne voulait plus de sa fille, et demandait Marie de Portugal, il retira sa foi selon la coutume. Fier de l'alliance des rois d'Aragon et de Grenade, et des fortifications de Chinchilla, il attaqua les frontières royales au grand détriment des campagnes. Une guerre furieuse s'engagea. Le roi châtia Cordoue pour laisser un monument de la sévérité royale : de son côté, la noblesse tua dans Soria Garcilasso de la Vega, qu'elle soupçonnait de vouloir l'anéantir. Toro, Valladolid, furent soulevées par Ferdinand Balboa, prieur des hospitaliers, qui comptait sur ses richesses et sur sa famille, puissante dans le pays. Tous accusaient Alvaro et le juif Joseph. Le roi ne put rentrer dans Valladolid qu'en disgraciant Alvaro. Le favori ne voulut pas comprendre la cause de sa disgrâce, ni se sacrifier à l'intérêt royal : il prit parti pour Emmanuel. Alphonse n'hésita pas à le faire assassiner, et à s'emparer de ses biens. Un traité et deux mariages détachèrent ensuite l'Aragonais des rebelles, et prépara une guerre contre les Maures (1339). Emmanuel, cherchant d'autres alliances, épousa la fille de Ferdinand de Lacerda, et maria à Jean de Lara la fille de Jean le Contrefait, en les animant à réclamer la Biscaïe. Il l'emporta par la crainte des Maures, qui faisaient des progrès dangereux sous leur jeune roi Muhamad IV. Alphonse fut obligé de lui rendre sa fille, de destituer le juif Joseph, de déclarer tout partisan d'une religion étrangère incapable d'exercer de hautes fonctions, de changer le titre arabe d'Almoxarife en celui de préfet du trésor[4]. La révolte un moment apaisée, puis renouvelée, empêcha deux fois la conquête de Gibraltar, et permit au Grenadin de faire alliance avec le roi Mérinide Abul-Haçan. Joussef-Abul-Hegiag, successeur de Muhamad, pendant une trêve de quelques années, sembla insulter à la puissance castillane. Il rendait son nom illustre par une affectation remarquée de justice, rétablissant les lois anciennes, publiant des formules d'actes publics et des commentaires pour tout expliquer, récompensant noblement la bonne administration et l'habileté militaire. Il faisait composer, pour les progrès des arts, des traités spéciaux sur Les professions mécaniques. Il relevait de son mieux la dignité de l'islam. La grande mosquée de Grenade, reconstruite, fut dotée de revenus considérables ; les imans, les alfaquis, reçurent de nouveaux statuts ; un superbe palais s'éleva pour le souverain aux environs de Malaga[5]. Enfin, lorsque Alphonse de Haro eut été envoyé au supplice, lorsque Jean de Lara et Emmanuel, deux fois vaincus, eurent donné des garanties irrécusables de soumission, la guerre contre les Maures devint sérieuse, pour se terminer à l'avantage des chrétiens (1340). Le roi de Grenade et le Mérinide Abul-Haçan, ayant détruit la flotte castillane, assiégèrent Tariffa. Unie bonne garnison et leur opiniâtreté naturelle permirent aux assiégés d'attendre les secours de l'Aragon et du Portugal, réunis aux ronces rassemblées de toute la Castille. Lorsque les Maures aperçurent tette armée redoutable qui descendait de la Roche du cerf vers la rivière du Salado, ils se portèrent à sa rencontre. Une nuit passée sous les armes doubla, par le retard, le désir d'une bataille. Au point du jour, les troupes légères de l'armée chrétienne s'approchèrent du Salado pour le traverser. La cavalerie africaine voulant disputer le passage, le combat devint général : il se maintint jusqu'au du jour, par l'égal acharnement des deux peuples ; les cuirassiers castillans décidèrent alors la victoire par la dispersion des tribus arabes ; les autres Africains ne tinrent plus. En même temps, les portes ouvertes de Tariffa laissèrent sortir la garnison, qui força le camp du Mérinide, brûla ou pilla ses bagages. Les Africains, voulant le défendre, furent exterminés par les Castillans. Abul-Haçan se sauva en Afrique ; le roi de Grenade aima mieux reculer que de faire tuer les siens jusqu'au dernier. Deux cent mille musulmans couvraient le champ de bataille, ou les chemins, sur une distance de trois lieues ; le butin fit baisser d'un sixième le prix de l'or, Les rois vainqueurs vinrent triompher à Séville ; on les appelait augustes, libérateurs de la patrie, vengeurs de l'impiété. Toute l'Espagne rendit à Dieu de solennelles actions de grâces[6]. Le roi de Portugal eut assez de quelques harnais et de quelques glaives des Maures ; la gloire d'avoir aidé la chrétienté lui semblait plus précieuse que toutes les dépouilles. Alphonse avait hâte de profiter de sa victoire pour achever la ruine des musulmans. Le besoin d'argent lui permit d'établir l'impôt de l'alcavala, ou le vingtième de la vente des marchandises. Burgos, en le votant la première, entraîna presque toutes les autres villes. Avec ce secours, le siège d'Algesiras fut commencé. Le camp espagnol, entouré de retranchements et de fossés profonds, et hérissé de tours pour dominer les remparts, signifiait que la résistance n'empêcherait pas les Castillans de persévérer jusqu'au bout. Le bitume enflammé lancé sur les tours n'en diminua pas le nombre. L'arrivée de Joussef, et son essai d'une surprise pendant la nuit, ne servit qu'à lui faire connaître, par la défaite des biens, la force des retranchements chrétiens. Il ne pouvait obtenir les secours du Mérinide ; au contraire, le camp d'Alphonse fut pendant vingt mois le rendez-vous des chevaliers de toutes les nations qui voulaient participer à la gloire d'une croisade. Le roi de Grenade, abandonné par les siens, proposa des arrangements ; Alphonse demandait comme préliminaire la remise d'Algesiras ; il l'obtint par sa ténacité et par le conseil des musulmans, qui ne voulaient plus combattre. La garnison eut la liberté de la retraite ; les habitants bien traités, contre leur attente, s'attachèrent à leur nouveau maitre, et une trêve de dix ans permit le repos à Alphonse. Le musulman s'efforçait de relever son petit royaume par ses réformes infatigables ; il n'est rien, qu'il n'inventât pour faire descendre sur Grenade la protection du Dieu de Mahomet. La parole de Dieu sera prêchée à certains jours ; on récitera les versets du Koran où est écrite la morale et la règle de la vie ; on priera publiquement pour l'État, pour le prince, pour les citoyens. Pendant cette prière, nul ne pourra vendre, nul acheter, nul se livrer à de profanes occupations. On bâtira une mosquée pour douze maisons plutôt que de laisser une seule maison sans prière ; les vêtements seront propres et bien disposés, comme emblèmes de la pureté du cœur. On célébrera la Pâque du Rhamadan et la Fête des victimes, d'une manière conforme a la Sunna. Dans les temps de sécheresse, on priera dans les champs le Seigneur Ala de tourner ses regards vers la terre. désolée, qui est son ouvrage ; enfin on enveloppera les morts d'un linceul de toile blanche et non d'étoffes de soie tissues d'or et d'argent, et le faki, au moment de déposer le corps en terre, implorera pour son frère mort la miséricorde du Seigneur. Joussef ajouta à ses règlements des précautions plus sûres : il perfectionna les lois de police ; il condamna à mort tout cavalier convaincu d'avoir fui devant l'ennemi ; il défendit aux fils de famille de s'engager pour une expédition lointaine sans le consentement de leur père ; il régla que, dans toutes les places conquises, les vaincus garderaient leurs propriétés s'ils embrassaient l'islamisme. Cependant, pour mieux dissimuler son affaiblissement et ses craintes, il embellissait de nouveaux ornements les mosquées de Grenade et le palais de l'Alhambra. Par ses encouragements, les Grenadins bâtissaient de belles maisons avec des tours en bois de cèdre, des peintures et des sculptures, ou des palais de pierre couronnes de dômes de métal, parés de mosaïques, et doublés de riches lambris[7]. Le rival de Joussef, Alphonse XI, voulait faire servir les préparatifs de la guerre à organiser l'administration du royaume, en confisquant au profit de la couronne les libertés nationales. L'alcavala, accordé pour le siège d'Algesiras, était une violation des immunités des marchands. Il appela donc aux cortès d'Alcala (1349) plusieurs villes de l'Andalousie et de la province de Tolède qui ne venaient pas ordinairement aux assemblées, et qui étaient exemptes d'impôts, pour les pertes qu'elles éprouvaient par les fréquents ravages des infidèles leurs voisins. Elles consentirent à payer comme les autres, malgré les abus qu'elles prévoyaient bien dans l'avenir, et par l'entraînement général qu'inspirait la haine des Maures[8]. Après avoir publié le code des Siete partidas, et reçu l'argent de tous, le roi vint mettre le siège devant Gibraltar ; il l'eut pris, sans une peste à laquelle il succomba, et qui força l'armée castillane à la retraite (1350). Son fils Pierre lui succéda. On vit alors dans la Castille des événements divers, d'atroces combats, des fraudes, des trahisons, des exils, des meurtres, beaucoup de princes tués par le fer, beaucoup de guerres civiles ; nul souci des choses sacrées et extérieures. Est-ce la faute du roi, ou la faute des grands ? On ne peut le décider ; la renommée a désigné le roi, et de là son surnom de cruel ; mais que les grands à l'ambition effrénée, en confondant le juste et l'injuste, aient provoqué une grande partie de ces maux, et Fait au roi une nécessité de venger ses injures, c'est ce qu'attestent des auteurs compétents. Le premier acte de Pierre le Cruel fut d'arrêter Éléonore de Guzman, qui, secrètement unie au roi Alphonse, lui avait donné dix enfants ; il pouvait redouter l'influence de cette femme. Aussitôt, Henri de Transtamare, fils aîné d'Éléonore, trouva un allié dans le fils d'Emmanuel, qui lui donna sa sœur en mariage. Bientôt la faveur du seigneur d'Albuquerque déplut aux grands ; leur jalousie ne pouvait supporter auprès du roi un favori. Le roi étant tombé malade, une conspiration se forma pour mettre à sa place Jean de Lara ou Ferdinand-Emmanuel. La première vengeance de Pierre annonça la férocité de son caractère : il ordonna le supplice d'Éléonore ; il tua dans Burgos Garcilasso, l'ami sincère des Lara, et réunit à sa couronne la Biscaïe, le domaine des Lara, malgré l'existence de plusieurs héritiers (1351). Cependant il supportait encore la résistance ; certaines villes de Castille, désignées du nom de behetrias, avaient l'antique privilège de choisir à leur gré et de révoquer leur seigneur. Albuquerque, pour éviter des troubles qui demeuraient souvent impunis, demandait que le roi nommât lui-même à ces villes des seigneurs irrévocables ; l'opposition des behetrias fit échouer sa demande. Pierre montra aussi quelque modération envers une nouvelle révolte, où Henri de Transtamare et son frère Tello se joignirent aux seigneurs de l'Andalousie ; un seul coupable paya pour vous : c'était le seigneur d'Aquilaria qui se laissa tuer dans une église, et dont les biens furent confisqués (1352). Cette patience ne fut pas longue. Pierre avait épousé Blanche de Bourbon, et la dédaignait effrontément pour Marie de Padilla : comme ses prédécesseurs, il était l'ami des juifs, et cherchait dans l'habileté financière de ces hommes une ressource contre les grands. Des plaintes hardies s'élevèrent ; on répandit le bruit que le roi était victime des artifices et de la magie d'un juif ; on réclama contre les affronts de Blanche. Albuquerque lui-même s'indigna qu'un prince ravilît ainsi la sainteté du mariage et la religion du serment ; il dopa le conseil de déposer le roi. Quelque soupçon que puisse inspirer l'ambition des nobles castillans, quel que fût leur empressement à entreprendre sur l'autorité royale, on doit convenir qu'un noble prétexte leur mettait les armes à la main, et que les violences royales ne leur laissèrent bientôt plus d'autre moyen de sauver leur vie. Albuquerque mis en fuite par le roi, tous ses partisans disgraciés, tous les honneurs de la cour livrés aux parents de la favorite, le grands maitre de Calatrava assassiné pour faire place à Diego de Padilla ; le mariage de Blanche déclaré nul, et cette princesse emprisonnée ; Jeanne de Castro, épousée par le roi, puis dédaignée à son tour, semblaient autant de défis jetés à la noblesse et aux villes elles-mêmes. Les nobles et plusieurs villes n'hésitèrent pas à les accepter. Albuquerque, qui était revenu se mêler à la révolte, était mort empoisonné par son médecin, vendu au roi. Les grands embaument son corps, et jurent de ne pas l'enterrer qu'ils n'aient obtenu satisfaction. Ils viennent en armes trouver le roi près de Toro, lui ordonnent de reprendre sa femme, de renvoyer ses conseillers, de leur livrer les honneurs et ils le retiennent captif ; ils destituent son juif Ismaël, préfet du trésor ; et après avoir pris pour elle toutes les charges, ils enterrent le corps d'Albuquerque ; malheureusement ils avaient laissé au roi la liberté de la chasse : il leur échappa ainsi, et rassemblant des cortès à Burgos (1355), il réclama, au nom de toute la Castille outragée en sa personne, la punition de ses ennemis. L'impôt de la guerre fut exigé des villes c'était le moment où Charles le Mauvais, roi de Navarre, faisait assassiner en France le connétable Charles de Lacerda. Pierre le Cruel commença contre les grands une guerre d'extermination sans distinction de personnes, ou plutôt raffinant sa cruauté à l'égard de ses pareils. Henri de Transtamare et Frédéric son frère venaient de massacrer les juifs de Tolède ; l'arrivée rapide du roi ne leur laissa de salut que la fuite ; un fils qui demandait la grà.ee de son père octogénaire n'obtint que la permission de mourir à sa place. Toro ne fut protégée ni par la mère du roi ni par un légat d'Innocent VI ; les principaux citoyens fusent massacrés. Cependant un tremblement de terre, secouant les palais et les églises couvrait le royaume de ruines ; tandis que le peuple priait Dieu de s'apaiser, Pierre le Cruel régnait à sa manière : Henri de Transtamare avait fui vers l'Aragon[9]. La guerre contre le roi d'Aragon, Pierre rie le Cérémonieux, multiplia les crimes de petites causes avaient commencé cette guerre ; les haines civiles la soutinrent bien plus que la rivalité nationale. Henri de Transtamare commandait les forces aragonaises ; deux princes aragonais, Don Juan et Don. Ferdinand, combattaient pour le roi de Castille. A peine un effort avait été tenté pour soulever les nobles castillans contre le roi, que Pierre le Cruel prononça une sentence de mort contre son frère Frédéric : il le fit tuer sous ses yeux, et dîna sur le lieu même du meurtre. Don Juan d'Aragon réclamait la possession de la Biscaïe ; Pierre le tua à son tour à Bilbao, sous prétexte de conjuration, et, le jetant d'une Fenêtre sur la place publique : Voilà, dit-il, votre seigneur, celui qui avait l'ambition de vous gouverner. Le cadavre, rapporté à Burgos, n'eut d'autre sépulture que le cours du fleuve : six têtes de nobles coupées arrivèrent au même moment dans cette ville pour récréer les yeux du roi. Pierre mit à mort Éléonore, ancienne reine d'Aragon, retirée en Castille. Sa flotte, repoussée de Barcelone, et vaincue par la petite ville d'Yviça, lui inspira tant de rage, qu'il tua ses deux plus jeunes frères, Jean, âgé de dix-huit ans, et Pierre, âgé de quatorze. Toutes les lois de l'humanité et de la religion violées dans un pareil forfait, détachèrent du roi le peuple de Castille ; les nobles se tournèrent vers l'Aragonais. Henri, et Tello, son autre frère (1360), ravageant les environs de Haro et de Najara, y massacrèrent les juifs de préférence. Pierre tua par représailles l'archidiacre de Burgos, qui avait reçu des lettres de Henri, il tua Pierre de Guzman à Séville, Pierre Osorio à la table du grand-maître de Calatrava. L'archevêque de Tolède, condamné à l'exil, n'eut pas le loisir de changer de vêtements, ni de rien emporter. Le royal assassin tourna sa fureur même contre ses amis : il dépouilla son juif Samuel, le préfet du trésor, il le tortura ; il confisqua ses 400.000 pièces d'or, ses meubles, ses habits précieux. Enfin (1361), les sollicitations du légat prévalurent : une paix conclue avec l'Aragon ordonna la restitution de toutes les places enlevées des deux côtés ; mais la paix ne semblait pas sûre à Pierre le Cruel tant qu'on pouvait lui disputer une victime. Sa femme Blanche, prisonnière depuis huit ans, attirait sur ses longs malheurs la commisération générale ; une guerre se préparait pour elle : le roi ordonna sa mort et la mort d'Isabelle, fille de Jean de Lara[10]. Le meurtre étant devenu comme une passion pour le Castillan, malheur à qui pouvait exciter un désir ou une colère dans cette âme féroce. Abu-Saïd, usurpateur du trône de Grenade, forcé par le roi légitime Muhamad V à chercher des alliés, vint solliciter Pierre le Cruel. Il fut bien accueilli au premier aspect : dès qu'il eut laissé voir ses trésors, sa mort fut décidée ; ses dix-sept compagnons furent d'abord égorgés dans le champ de la Tablada, lui-même, conduit près de leurs cadavres, reçut le coup mortel du roi, qui lui disait : Reçois la peine de ton alliance avec l'Aragonais. Tout à coup l'alliance de Henri de Transtamare avec les rois de Navarre et d'Aragon commença enfin la vengeance de la Castille. Les grandes compagnies, amenées de France par Bertrand Duguesclin (1366), jetèrent un trouble mortel dans l'âme de Pierre. Il demandait des conseils, et n'en écoutait aucun ; il voyait plusieurs villes lui rester fidèles par crainte, et il n'osait se fier à leur fidélité. On lui conseillait d'attirer à lui par une solde supérieure les mercenaires qui servaient le comte de Transtamare, il refusa ; il apprenait que l'évêque de Calahorra avait livré sa ville ; que Henri, proclamé roi, avait déjà distribué à ses amis les honneurs du royaume ; que Duguesclin avait pris Navarette, et marchait sur Burgos. Il aurait pu cependant conserver des forces respectables ; le souvenir de ses ancêtres, dont il était le seul héritier légitime, retenait à son obéissance des villes nombreuses. A la nouvelle que Henri avait été couronné dans Burgos, il se décida à la fuite ; il délia du serment de fidélité ceux qui tenaient encore son parti, et il s'enfuit par le Portugal en Galice, où il mit à mort l'archevêque de Compostelle et le doyen de Tolède. De là il s'embarqua pour Bayonne avec ses deux filles, et son fils Jean. Henri de Transtamare, reconnu par tout le royaume, donnait à Duguesclin le comté de Transtamare et le titre de connétable, son frère 'Tello la Biscaïe, à son frère Sanche Albuquerque, à l'Aragonais Alphonse le marquisat de Villena. Des cortès assemblées à Burgos, dans la crainte que Pierre le Cruel n'obtint les secours du prince de Galles, votaient l'impôt du dixième des ventes, sans fixer de terme à ce tribut. La précaution n'était pas en vain. Pierre le Cruel reparut escorté par le prince de Galles, et favorisé par la neutralité de Charles le Mauvais, Henri, avec la noblesse de Castille, les secours de la France et de l'Aragon, commença à ne plus écouter Duguesclin. Le Breton, instruit par la prudence de Charles V, conseillait d'éviter le combat, et de laisser faire au sol de l'Espagne, qui épuiserait vite l'ennemi. Les chevaliers castillans auraient craint d'être taxés de lâcheté ; ils engagèrent la bataille de Navarette (1367), et la perdirent. Henri essaya deux fois de rétablir le combat, et fut réduit à fuir en Aragon. Duguesclin combattit le dernier. Pierre le Cruel l'apercevant : Point de quartier à Duguesclin, criait-il ; le Breton s'élance sur lui, le renverse étourdi d'un coup pesant, et vient se rendre au prince de Galles avec ces paroles : J'ai du moins la consolation de ne remettre mon épée qu'au plus vaillant prince de la terre. Le prince de Galles ne put empêcher Pierre le Cruel de massacrer quelques prisonniers ; il ne sauva la vie qu'à Duguesclin. Pour ramasser l'argent promis à ses alliés, le Castillan visita Cordoue et Tolède ; il mit à mort seize citoyens les plus notables de Cordoue, et punit de mort le grand-maître de Saint-Bernard[11], pour avoir assisté à la bataille de Navarette, et confisqua ses behetrias. Le pape Urbain V voulut punir le meurtrier, mais le légat chargé d'apporter l'excommunication n'osait se présenter devant le roi, il se mit sur un bateau au moment où Pierre le Cruel sortait de Séville, et, s'approchant du bord, il lut la bulle du pape, puis s'éloigna à force de rames. Le roi, furieux, poussa son cheval dans le fleuve, et poursuivit la barque sans pouvoir l'atteindre. Le légat, hors de danger, voyait de loin les yeux enflammés du roi, ses gestes de rage ; il entendait ses cris : Je secouerai le joug du pontife, je soulèverai contre lui les rois d'Aragon et de Navarre. Urbain V crut prudent de céder il abandonna au roi les behetrias ; il accorda, comme subside de la guerre des Maures, les dames que payaient au Saint-Siège les églises de Castille, et renonça au droit de conférer, sans le consentement du roi, les évêchés, les grandes maîtrises des ordres militaires, et le titre de prieur des hospitaliers. Cette tyrannie nouvelle ne pouvait consolider le pouvoir de Pierre le Cruel : le prince de Galles indigné retourna en Aquitaine. Henri de Transtamare reparut (1368). Burgos et Léon se soumirent les premières ; Tolède n'osa point elle avait de précieux otages aux mains de Pierre le Cruel ; dans la crainte d'ure retour de fortune, elle préféra se laisser assiéger. Cordoue se décida plus franchement pour Henri ; mais le roi de Grenade, allié de Pierre, ravageait les petites villes de l'Andalousie, et emmenait comme des troupeaux des milliers de captifs chrétiens. Enfin Duguesclin, remis en liberté (1369), arriva avec six cents hommes de cavalerie, et engagea pour Henri la bataille de Montiel, qui ne fut pas longue. Pierre vaincu s'enferma dans Montiel : d'impitoyables travaux exécutés autour de la ville ne laissèrent à personne l'espérance de la fuite. Pierre, qui se voyait sans ressources, fit offrir de l'or à Duguesclin, s'il voulait lui assurer une retraite ; il reçut une promesse trompeuse, et fut amené captif dans la tente du Breton, Henri de Transtamare y entrait en même temps : Voilà votre ennemi, lui dit Duguesclin. — Oui, reprit le captif, je suis Pierre. Henri, pour toute réponse, le frappe au visage, et la lutte commence ; on dit que Pierre tenait son frère renversé sous lui lorsque Duguesclin, venant au secours, remit Henri par dessus, et lui rendit l'avantage. Pierre le Cruel expira sous de nombreuses blessures[12]. L'avènement de Henri de Transtamare change pour quelque temps l'histoire de la Castille ; la lutte du roi et des grands assoupie fait place à la rivalité de la nouvelle famille et des princes étrangers ses compétiteurs. Plusieurs princes, contestant les droits de Henri, faisaient valoir leur descendance des anciens rois : Pierre IV d'Aragon, Ferdinand de Portugal, et deux fils du roi d'Angleterre, le duc de Lancastre et le duc d'York, qui avaient épousé les deux filles de Pierre le Cruel. Henri II punit d'abord le roi de Grenade, qui avait ruiné Algesiras, et le contraignit au repos ; il paya les troupes étrangères, et, après la mort de son frère Tello, réunit pour toujours la Biscaïe au domaine royal, comme une barrière contre les rois de Navarre, et les Anglais maîtres de la Gascogne. Il entra dans les intérêts du roi de France Charles V, et battit la flotte anglaise devant La Rochelle. Deux fois il combattit le roi de Portugal Ferdinand, et lui imposa la paix. Par le traité de 1373, le Portugais s'engageait à fournir chaque année cinq vaisseaux à la flotte castillane, et mariait sa sœur au frère de Henri. Pierre IV d'Aragon abandonna à son tour ses prétentions pour une somme d'argent, et maria sa fille Éléonore à l'héritier de la Castille Don Juan. Use expédition contre la Guyenne anglaise, concertée avec le duc d'Anjou, devait prévenir l'invasion du duc de Lancastre (1374). Le roi de Navarre essaya, à son propre détriment, de surprendre la ville de Logrono. Obligé à la paix, il céda vingt châteaux pour garantie (1379). Henri de Transtamare mourut dans cette même année, emportant le surnom de Magnifique. Son fils, Jean Ier, lui succéda. Il combattit le Portugal, et fut vaincu avec sa noblesse à la journée d'Aljubarotta (1386) ; mais il mit fin aux droits prétendus de la maison de Lancastre. La fille de Pierre le Cruel se contenta de 40.000 livres de rente, et son mari, d'une somme de 600.000 livres. Catherine, leur fille, fut promise à Henri, fils de Jean. Cet arrangement fut confirmé par les cortès de Briviesca (1388), qui donnèrent à l'infant Don Henri, et après lui, à tout héritier du trône de Castille, le nom de prince des Asturies. Ainsi fut solennellement reconnue et affermie la maison de Transtamare. Jean Ier mourut en 1390. Le nom de Magnifique, donnés à Henri II, explique la tranquillité de son règne, et l'accord de la Couille sous son administration. Il se concilia la bienveillance du peuple : par ses bienfaits. Comme il était juste d'enrichir les compagnons de ses périls, il multiplia les principautés dans son royaume. Aux cortès de 1371, la proposition fut renouvelée d'assujettir les behetrias à des seigneurs inamovibles : elle fut vigoureusement combattue, et le roi n'insista pas. Il consentit dans la même assemblée à ce que les juifs et les Maures, mêlés en grand nombre aux chrétiens, fussent assujettis à porter une marque qui les fit reconnaître. Aussi, quand il fut question de combattre le duc de Lancastre, les grands affluèrent à Burgos, poussés par le danger, et animés par leur amour du roi. Ceux même qui, au commencement, s'étaient montrés mal disposés, voulaient prouver leur fidélité par leur promptitude, leur activité, leur ardeur[13]. Henri II disait en mourant à son fils : Il y a dans le royaume trois espèces d'hommes : ceux qui se sont attachés à moi, ceux qui ont soutenu Pierre le Cruel, ceux qui n'ont pris aucun parti. Aux premiers il faut conserver les récompenses déjà données ; aux seconds, on peut confier les affaires publiques, leur constance étant une garantie de loyauté ; les troisièmes ont besoin d'être surveillés et contenus par les lois. Jean Ier eut peu d'ennemis intérieurs, à cause de sa docilité aux volontés des grands. Les rois de Castille, qui avaient besoin de l'habileté financière des juifs, leur avaient laissé le droit de se faire justice entre eux ; les juifs perdirent ce privilégie pour avoir mis à mort leur plus riche coreligionnaire, Joseph Picho, intendant des finances. Après la bataille d'Aljubarotta, dans le double danger de l'invasion des Portugais et des réclamations anglaises, un impôt commun fut voté, sans exemption pour le clergé ni pour les nobles : il paraissait bien juste que tous fussent appelés à repousser le danger de tous. Les nobles se plaignirent de leurs privilèges diminués, et quelque temps après, l'impôt, réduit aux anciens contribuables, conserva leurs immunités aux nobles, aux vierges, aux matrones, au clergé. Les cortès de Guadalaxara (1390) sont célèbres par la grandeur, la multitude et la variété des choses qui s'y firent. Les grands empêchèrent le roi d'abdiquer ; ils firent accorder la grâce aux factieux ; ils réduisirent l'armée à quatre mille hommes pesamment armés, à quinze cents de troupes légères, à mille archers ; on leur vota une solde, on les enferma dans les places les plus importantes, on mit ainsi fin aux désordres qu'ils avaient l'habitude de commettre, lorsque, après la guerre, ils se répandaient dans les campagnes pour les ravager. Les bénéfices ecclésiastiques de l'Espagne étaient quelquefois livrés à des étrangers qui ne résidaient pas. On convint d'en référer à l'antipape d'Avignon, que la Castille avait reconnu. Les grands, dans la Castille inférieure, avaient usurpé les droits ecclésiastiques : ils instituaient les évêques ; ils détournaient à leur profit la plus brande partie des dîmes : le roi était disposé à écouter les plaintes des évêques ; mais les grands réclamèrent. Déjà ils étaient fort mécontents qu'on eût permis l'appel de leurs jugements aux juges royaux ; afin de ne pas les irriter davantage, le roi sacrifia la liberté ecclésiastique : il accepta pour lui-même la décision des états qui réglait la dépense de sa maison[14]. Les désordres recommencent en Castille après Jean Ier : son fils Henri III n'avait que onze ans (1390). Les cortès cassent le testament du feu roi, et laissent massacrer les juifs à Séville et à Cordoue. Les comtes de Benavente et de Transtamare s'étant présentés aux états armés de fer, et avec une garde nombreuse, l'archevêque de Tolède s'indigne de cette violation de l'usage ; il rassemble quinze cents cavaliers et trois mille cinq cents fantassins ; il fait changer le conseil de régence, prend pour lui-même la principale autorité, et la moitié des revenus royaux pour ses troupes qu'il a réunies dans l'intérêt public. A son tour le duc de Benavente, frère de Jean Ier, s'indigne du rang inférieur où il est retenu ; il recherche contre la haine publique l'alliance du Portugal, et s'empare de la citadelle de Mayorgo. Cependant l'archevêque effraie les autres grands par sa fierté et par l'élévation de ses favoris ; il est lui-même arrêté par l'ordre du roi ; mais une bulle d'excommunication lancée contre Henri III lui rend la liberté ; l'archevêque de Compostelle amène le duc de Benavente à la soumission. Tout à coup le jeune roi déclara qu'il ne voulait plus de tuteurs ni de régent, et que son nom paraitrait seul sur les lettres et les diplômes (1393). Un acte audacieux de fermeté annonça aux grands leur maitre, et à la nation un vengeur. Comme il rentrait un jour de la chasse aux oiseaux, il s'étonna de ne pas trouver son diner prêt : Il n'y a plus d'argent dans le trésor royal, lui dit son maître-d'hôtel, on ne veut plus même nous faire crédit ; je n'ai rien à donner en gage pour acheter des vivres à votre maison. Le roi donne aussitôt son manteau pour racheter de la chair de bélier, et se rend au festin des grands. L'archevêque de Tolède, le duc de Benavente, le comte de Transtamare, Henri de Villena, le comte de Medina-Celi, Jean Velasquez, Alphonse de Guzman, et beaucoup d'autres, disputaient alors de luxe et de splendeur dans le service de leurs tables, et se traitaient mutuellement chacun à son tour. C'était le jour de l'archevêque de Tolède. Le roi les considère ; après le festin, il entend leur conversation, chacun compte ses richesses, combien il possède par lui-même, combien il reçoit du trésor-royal. Le lendemain matin le roi les mande tous, sous prétexte qu'il est malade ; et qu'il veut leur faire connaître ses dernières volontés. Il défend qu'on laisse entrer leur suite, et après les avoir fait longtemps attendre, il vient armé de fer, l'épée à la main. Les grands se lèvent, lui-même il s'asseoit, et les regardant d'un œil terrible : Combien, dit-il à chacun, avez-vous connu de rois ? Les uns répondent trois, les autres quatre, quelques-uns cinq. Comment voulez-vous que je vous croie, reprend Henri, lorsqu'aujourd'hui je vois vingt rois dans la Castille. Les grands, stupéfaits, attendaient la suite : Oui vous êtes tous des rois, au grand malheur de l'État et à la honte de mon nom ; mais vous ne régnerez pas plus longtemps, vous ne ferez plus des rois votre jouet ; vos têtes abattues vont m'en répondre ; et élevant la voix, il appelle les bourreaux et six cents soldats qu'il tenait cachés. Il fait tout préparer pour l'exécution. A cette vue, les grands tombent à genoux, prodiguant les prières, les larmes, les promesses. Le roi leur fait grâce, mais il convoque les cortès à Madrid. Je veux, leur dit-il, rétablir l'autorité des lois. Le trésor public est épuisé ; il n'y a que deux moyens de le remplir : imposer de nouveaux tributs ou reprendre les donations qui ont été faites par les tuteurs. Ce discours plut a l'assemblée, quoiqu'on l'attribuât à trois seigneurs ennemis des grands, qui se disputaient la faveur du jeune roi. L'avidité des grands hautement blâmée, on n'accorda que le vingtième des ventes, on réduisit la solde militaire à l'ancien taux, on retira les donations. L'activité du roi accomplit la décision ; le duc de Benavente voulait se mettre à la tête de la résistance des grands. La tante de Henri, Éléonore, femme du roi de Navarre, que son mari réclamait sans pouvoir la faire sortir de la Castille, le comte de Gijon, dans les Asturies, prétendaient ne rien restituer au trésor. Henri attire à sa cour le duc de Benavente et le met aux fers ; il effraie Éléonore, et la renvoie à son mari ; il soumet le comte de Gijon, et ruine son château. Une seule ville lui résista ; il avait voulu imposer son favori, Jean de Mendoza, pour seigneur à la ville d'Agrada ; les habitants, libres jusqu'alors, refusaient un seigneur qui commencerait sans doute par la modération, et finirait par la tyrannie. Lorsque Henri III se présenta pour calmer les volontés émues, ils faillirent lui fermer leurs portes ; ils le forcèrent au moins à ne pas leur imposer d'autre seigneur que lui-même. Henri trouva plus d'obéissance à Séville : au milieu des acclamations publiques qui saluaient son arrivée. Il fit enchaîner l'auteur du massacre des juifs, afin d'apprendre aux autres qu'il n'est point permis de soulever le peuple sous prétexte de religion. Quelque temps après, le comte de Niebla et Pierre Ponce troublant Séville de leurs discordes, le châtiment fut sans pitié : plus de mille coupables périrent par l'ordre du roi. L'archevêque de Compostelle réclamait la liberté du duc de Benavente ; il fut obligé de s'enfuir en Portugal, et son protégé, promené de prison en prison, fut ainsi dérobé aux investigations de ses amis. En 1401, aux états de Tordesillas, Henri III abolit l'impôt de la Moneda, qui ruinait et forçait à la fuite les habitants des campagnes ; il réprima, par de nouveaux règlements, l'avarice des juges et des receveurs royaux[15]. Au dehors, Henri troubla dans sa possession le roi de Portugal Jean Ier (voyez plus bas) ; il contint les Maures. Le roi de Grenade, Joussef II, vainqueur (1395) du grand maitre d'Alcantara, n'osa pas continuer la guerre, malgré l'espérance audacieuse de ses sujets. Les princes maures commençaient a comprendre qu'ils ne vivaient en Espagne que par ordre. Muhamad VI, à peine établi sur le trône de son père au détriment de son frère ainé, s'empressa de venir à Séville avec une escorte de vingt-cinq cavaliers, pour conserver une tranquillité nécessaire à son affermissement. Cette activité, cette énergie dans un corps valétudinaire, étonnaient l'Espagne et les nations étrangères. Tamerlan, visité par deux ambassadeurs castillans, les renvoya, après la défaite de Bajazet, avec un Mongol chargé de demander l'alliance de leur roi. Seulement, dans les derniers jours de la vie de Henri III, on vit reparaitre la résistance qui devait triompher sous son fils. Une agression des Castillans avait irrité Muhamad ; le Grenadin s'empara d'Ayamonte, et ne fut pas vaincu à la bataille incertaine de Quesada. Henri III convoqua les cortès à Tolède ; mais sa maladie l'empêchant d'y venir, il s'y fit représenter par son frère l'infant Ferdinand. Une guerre contre les Maures n'était plus une terreur pour la chrétienté, ni même pour l'Espagne : l'infant demandait l'argent nécessaire à rassembler quatorze mille cavaliers, cinquante mille fantassins, trente vaisseaux de guerre, cinquante de transport, six bombardes, et cent carrons ou autres instruments de guerre. Les députés des villes (procuradores) déclarèrent que la somme était trop élevée, et la refusèrent ; les évêques refusaient aussi toute contribution. On vota une somme médiocre, avec la permission de l'augmenter, s'il était nécessaire, sans le concours des états. Henri III mourut au bout de quelques jours (1406). Les grands voulaient encore casser le testament de Henri III ; ils croyaient réussir en offrant la couronne à l'infant Don Ferdinand. Celui-ci leur signifia que leur véritable roi était son neveu Jean II, âgé d'un an, et que, selon le testament de son frère, il en serait le tuteur et le régent avec la reine-mère Catherine de Lancastre. Jean II fut déclaré roi, et l'actif tuteur tourna contre Grenade les préparatifs de Henri III, emportant, pour combattre les Maures, le glaive de saint Ferdinand. Zahara capitula ; Priego Ayamonte, Ortexicar, furent reprises, Muhamad VI obligé de lever le siège de Jaen. Dans une seconde campagne (1408), Muhamad, avec sept mille chevaux et douze mille fantassins, ne put prendre Alcaudète ; il demanda une trêve, et surpris par une maladie, il ordonna de mettre à mort son frère Joussef, qu'il avait supplanté. Le condamné reçut cette nouvelle avec indifférence, et demanda la permission d'achever sa partie d'échecs. Il n'avait pas fini, que deux cavaliers de Grenade, arrivant au galop, lui annoncèrent la mort de Muhamad, et lui baisèrent la main comme à leur roi. Joussef III, proclamé par les acclamations des Grenadins, fit prolonger de deux ans la trêve avec la Castille ; il envoya ensuite son frère à Séville pour obtenir une prolongation indéfinie ; les conditions étaient trop dures : il fallait se reconnaître vassal de la Castille, et rendre l'hommage en payant certaines redevances. Joussef reprit la guerre (1410) ; il détruisit la ville de Zahara, mais il ne put rien contre la citadelle, bien fortifiée par les Castillans. Antequera, assiégée par Ferdinand, opposa des fréquentes sorties, et fut longtemps secondée par les deux frères de Joussef ; elle se rendit enfin à condition que les habitants auraient la liberté d'emporter leurs biens ; la reddition du château d'Isnajar procura une nouvelle trêve de dix-sept mois. Le régent rendit un autre service à son neveu. Il poursuivit activement le duc de Benavente, qui, ayant été son geôlier, s'était enfui de sa prison pour soulever de nouveaux troubles. Il lui ferma la route de Portugal ; et se le fit livrer par le roi de Navarre. Le turbulent fut rendu à sa prison, où il mourut. Malheureusement pour la Castille, Ferdinand fut appelé au trône d'Aragon (1412), et la régente demeura seule auprès d'un roi de sept ans. L'Anglaise aimait le vin avec passion ; elle renonça à la guerre contre Joussef, qui venait d'enlever Gibraltar au roi de Fez ; elle entretint avec lui un échange continuel de lettres et de présents ; elle permit aux Grenadins de réparer leurs pertes, de s'enivrer de fêtes, et de célébrer des tournois où paraissaient les chevaliers castillans ou aragonais. Comme elle avait vu dans son fils un esprit doux et maniable à l'influence des courtisans, elle le séquestra comme un oiseau de proie, né pour la sueur et la poussière, qu'on enferme dans une petite cage ; elle le contint pendant six ans à Valladolid, lui refusant la liberté de sortir, ou de recevoir d'autre visite que celle de ses serviteurs ; elle l'amollit dans les plaisirs, elle lui ôta par un exil, Alvaro de Luna, qu'il aimait plus que les autres, elle l'empêcha de connaître jusqu'au nom des grands. Elle mourut subitement en 1418, laissant à la Castille un roi incapable de connaître les hommes, de s'y fier et de s'en défier à coup sûr. L'archevêque de Tolède s'empara aussitôt de ce faible esprit ; il lui fit épouser sa cousine, Marie d'Aragon, fille de Ferdinand, et régna seul, sous le nom d'un autre, à la grande douleur des nobles, qui voyaient avec envie un seul prêtre plus puissant que tout le reste de la noblesse. On donna donc au jeune roi le conseil de secouer le joug, et, selon l'exemple de ses prédécesseurs, de prendre, à quatorze ans, la conduite des affaires. Jean II voulut se montrer roi aux cortès de Madrid ; mais en conservant dans son conseil l'archevêque de Tolède, il y appela plusieurs personnages que l'archevêque n'aimait pas, et commença les mécontentements par la faveur nouvelle d'Alvaro de Luna. Cet homme, issu de la même famille que l'antipape Benoît XIII, avait une grande énergie d'ambition ; il se rendit redoutable aux grands, et parut redoutable au roi lui-même : il en fut enfin la victime. Deux princes aragonais, fils de Ferdinand, frère de la jeune reine de Castille, étaient venus s'établir dans le royaume de Jean II : c'étaient Jean, duc de Pénafiel et Henri, grand maitre de Saint-Jacques. Ils entrèrent dans les passions de l'archevêque, puis se divisant, formèrent chacun un parti qui aspira au gouvernement. Henri fut appuyé par le connétable Lopez d'Avalos, Jean par le comte de Transtamare et par l'archevêque. Henri surprit le roi et tous ses courtisans à Tordesillas, les tint captifs (1420), et brava les autres nobles, parmi lesquels était son frère Jean. Il convoqua des cortès, et sous la terreur de ses soldats, se fit absoudre par l'assemblée de toute accusation pour ce qu'il avait fait. Il épousa Catherine, sœur du roi, presque malgré elle, reçut en dot la seigneurie de Villena et le nom de duc, et avec le consentement du roi, il obtint du pape Martin V que la grande maîtrise de Saint-Jacques, comme tout ce qu'il possédait en Espagne, fût héréditaire dans sa famille. Son triomphe ne dura pas longtemps. Le roi captif avait la liberté de la chasse ; il s'échappa ainsi de- Talavera par le conseil d'Alvaro, et s'enferma dans la forte place de Montalban. Henri !l'hésita pas à mettre le siège devant cet asile ; puis il se retira à l'approche de son frère de l'archevêque et des nobles, comme pour leur faire croire qu'il respectait encore l'autorité royale. Il ne put ralentir l'activité de ses ennemis. Le roi se porta dans la Castille Ultérieure, dont la volonté était plus sincèrement prononcée en sa faveur ; la principauté de Villena refusait de recevoir un nouveau seigneur, et d'être livrée aux Aragonais. Le roi, par le conseil d'Alvaro, enleva au prince rebelle l'hérédité de la grande maîtrise de Saint-Jacques. Henri, transporté de rage, s'avança contre lui avec des troupes nombreuses ; mais sa mère, redoutant le danger où il courait, et l'évêque de Compostelle, le supplièrent de poser les armes : il hésita à se rendre aux cortes de Madrid, où il était mandé, fit valoir la haine de ses adversaires, et finit par se rendre à une nouvelle sommation. Il fut bien reçu à son arrivée, et le lendemain mis aux fers et envoyé dans la citadelle de Mora. Quatorze lettres produites attestèrent ses liaisons avec les Maures : on confisqua tous ses biens et ceux de ses amis. Le connétable Lopez d'Avalos, poursuivi de retraite en retraite, fut dégradé ; et de toutes les fortunes qui s'élevèrent sur les ruines de ces proscrits, nulle n'égala la fortune d'Alvaro de Luna. Le roi l'avait déjà admis à tenir avec lui, sur les fonts de baptême, un fils du roi de Navarre ; il fut créé connétable après la captivité de don Henri. Le roi, se sentant fort, abusa du succès. Il y avait à Tolède un collège de six magistrats élus pour deux ans, trois dans la noblesse, et trois dans la bourgeoisie, qui administraient les affaires publiques ; Jean II, imitant ce que son ancêtre Alfonse XI avait fait à Burgos, créa un conseil de seize magistrats, choisis huit dans la noblesse, huit dans le peuple, qui devaient régler les affaires à la majorité des voix, et garder leurs fonctions toute leur vie ; la nomination appartenait au roi seul. Peu à peu ces charges devinrent vénales[16]. L'intervention du roi d'Aragon, Alfonse le Magnanime, empêcha la vengeance de Jean II d'être complète. Alfonse, au nom des lois de son royaume, refusa de rendre la femme de Henri et Lopez d'Avalos, qui lui avaient demandé asile. Il réclama la liberté de son frère Henri, et l'obtint par un commencement de guerre et par la médiation de Jean de Pénafiel. Les deux frères, Henri et Jean, réconciliés, réunirent aussitôt leurs efforts contre Alvaro. La noblesse se déclara pour eux. Cet
homme nouveau, disaient-ils, entouré de
quelques hommes nouveaux, attachés à lui par ses bienfaits, domine avec
orgueil et avarice à la cour. Ce n'est par aucune gloire militaire ni par
aucune vertu ; c'est par l'habileté de son esprit
et par ses adroits services, qu'il en est venu à ce point de faveur et de
puissance assuré de l'avenir, il méprise tous les autres, et compte trop
hardiment sur son pouvoir. L'opposition se manifesta d'abord aux cortès
de Toro. On parla de restreindre les dépenses de la cour ; on réduisit à
cent les mille hommes de la garde du roi ; mais Alvaro, placé à la tête de
cette troupe, augmenta l'envie. Les mécontents, après s'être liés par un
serment, se réunissent à Valladolid, et pressant le roi incertain, ils exposent
les vices de la cour et les crimes d'Alvaro ; ils le font juger et condamner
à un exil de dix-huit mois (1426), et
se disputent avec acharnement sa succession. Le premier qui essaya de
succéder au favori succomba en quelques jours sous la haine commune des
grands et du roi. Henri d'Aragon semblait devoir l'emporter ; mais son propre
frère, Jean de Pénafiel qui venait d'hériter de la Navarre, lui chercha des
ennemis, et n'en trouva pas de plus capable qu'Alvaro lui-même, l'objet de
tous les regrets du roi. Jean II rappela donc Alvaro ; il dissipa la
confédération des nobles, en promettant l'oubli du passé ; il donna quelques
terres sans importance à Henri, en échange du marquisat de Villena ; il
réhabilita Avalos sans lui rendre ses honneurs, et vit enfin arriver Alvaro,
entouré d'une suite nombreuse, qui triompha superbement de ses adversaires,
et reprit plus d'autorité à lui seul que toute la noblesse ensemble. Le
premier conseil du réintégré fut d'éloigner de la cour tous les grands, et de
forcer le roi de Navarre à retourner dans son royaume. Il sortit de lis une
guerre de trois arts. Les rois de Navarre et d'Aragon soutenaient les grands
; le roi de Castille et Alvaro n'y montrèrent
pas plus de modération que leurs ennemis : des villes brûlées ou détruites,
les campagnes rasées, les troupeaux enlevés, signalèrent également le passage
des deux partis. A la première conférence où il fut question de la paix, les
envoyés d'Aragon et de Castille faillirent en venir aux mains. On conclut
avec peine une trêve de cinq ans, devenue nécessaire au roi d'Aragon pour
continuer la guerre de Naples., au roi de Castille, pour se mêler aux
troubles de Grenade (1431). Muhamad VII, successeur de Joussef III, avait déplu aux Grenadins par son orgueil tyrannique, et plus encore pour leur avoir retranché les tournois, les joutes, les courses à cheval, les jeux de bague. Son adjeb, Joussef ben Zeragh[17], ne contint pas longtemps les factions par son habileté : un parent du roi, Muhamad el Zaquir, le força de fuir il Tunis (1427) ; et pour se concilier le peuple, il rétablit les jeux e déployant lui-même son adresse dans les quadrilles, invitant les vainqueurs à sa table et donnant par toute la ville à tout le peuple des fêtes et des banquets. La popularité qu'il cherchait lui manqua, lorsque Le roi exilé revint par la protection des rois de Fez et de Castille ; le peuple de Grenade lui-même livra l'usurpateur au supplice. Muhamad VII ne sut pas conserver l'alliance de Jean II ; il espéra, à la faveur des troubles de la Castille, éluder impunément ses promesses : il demanda la continuation de la trêve ; en refusant de tenir ses engagements, il attira sur Grenade une guerre formidable. Tandis qu'il formait dans sa capitale un corps de vingt mille hommes les plus dévoués à ses intérêts, qu'il chargeait de la défense des murs et du maintien de l'ordre, un ambitieux, Joussef ben Alhamar, s'entendait avec Jean II pour s'emparer du trône musulman. Joussef, avec ses huit mille partisans, rejoignit l'armée castillane au pied de la montagne d'Elvire, et de là il montrait à son allié les tours de l'Alhambra, de l'Albaycin et des principales mosquées (1431). Tous les habitants de Grenade, se serrant alors autour de Muhamad, sans plus se ressouvenir de leurs rivalités intérieures, préludèrent, par deux jours d'escarmouches, à une bataille générale qui se livra le troisième jour, près d'un figuier, d'où elle a reçu le nom de journée aux figues. Jamais pareil désastre n'avait accablé les Maures d'Espagne : ils laissèrent sur la place plus de trente mille hommes. Un tremblement de terre, succédant à la victoire des chrétiens, troubla les âmes comme un présage de ruine. Muhamad voulant périr au moins en combattant, les Grenadins, animés par son exemple, se préparaient à ce dernier acte de désespoir, lorsque l'armée castillane se retira tout à coup. Jean II se contenta de proclamer Joussef roi de Grenade, et d'attirer à cet allié plusieurs villes, en lui promettant solennellement sa protection. Les uns ont attribué cette retraite à l'influence d'Alvaro, gagné par l'or de Muhamad ; d'autres, à la jalousie des seigneurs castillans, qui entrevoyaient dans de nouveaux succès un accroissement de la gloire d'Alvaro. Cette rivalité inquiète des grands et du roi multipliait les accusations contre le favori et les vengeances royales. Le comte de Castro, condamné pour crime de lèse-majesté, les biens du grand maitre d'Alcantara confisqués, les évêques de Balencia et de Tolède mis en prison, vengèrent d'abord Alvaro, et le rendirent plus odieux ; il parut affermi par les succès de Joussef ben Alhamar, qui tua Abenzeragh, et chassant Muhamad de Grenade, y entra lui-même, puis se reconnut vassal de la Castille (1432). Le retour de Muhamad, protégé par le roi de Fez déconcerta l'assurance de Jean II : les nobles prisonniers furent remis en liberté. Aux cortès de Madrid (1433), les grands luttèrent entre eux de magnificence, et célébrèrent avec pompe les jeux militaires, moins empressés de terminer la guerre des Maures que d'étaler à l'admiration du peuple un luxe qui leur semblait la splendeur du royaume. Un Aragonais, Frédéric, fils du roi Martin le Jeune, trouva sans peine des complices pour troubler la Castille. Ses dépenses l'avaient ruiné ; il tente de s'emparer de Séville et de la fortune des citoyens : il fut découvert et jeté en prison ; ses complices périrent dans les tourments. On put reprendre la guerre contre Grenade ; elle se continua avec des succès divers jusqu'en 1439. La bataille de Guadix, gagnée par les Castillans, la victoire de Cazorla, chèrement achetée par les Maures, amenèrent sans convention une longue suspension d'armes. Les nobles de la Castille pourvoyaient à la tranquillité des Maures par la guerre la plus formidable qu'ils eussent encore tentée contre le roi et contre Alvaro. Faisant valoir leurs ancêtres et leur noblesse, les lois du royaume et la dignité du roi, ils déclarèrent, dans une lettre insolente, que le roi était captif de la volonté d'autrui, que l'État était gouverné par les caprices d'un certain particulier, et qu'ils avaient pris les armes par nécessité, pour effacer leurs injures. Ils occupèrent plusieurs villes importantes. Jean d'Aragon, roi de Navarre, et son frère Henri, accoururent pour reprendre leurs anciennes possessions. Valladolid occupée par les rebelles, le roi traita et consentit à éloigner le connétable pour six mois, sans garder même le droit de recevoir ses lettres (1439). Enhardi par ce succès, les rebelles, au lieu de rendre les villes dont ils s'étaient emparés, se plaignirent d'un nouveau favori, l'amiral Frédéric, et poursuivirent le roi de ville en ville protestant de leur fidélité, et traînant avec eux des troupes nombreuses pour vaincre par la force toute résistance. Ils étaient maîtres de Léon, de Ségovie, de Zamora, de Salamanque, de Valladolid, de Burgos, de Placentia, de Guadalaxara. Tolède fut encore livrée à Henri d'Aragon. Un événement imprévu déjoua un moment leurs victoires. Ils avaient demandé une assemblée de cortès à Valladolid : la volonté du roi opiniâtrement prononcée, entraîna les trois ordres, qui rappelèrent Alvaro ; les villes occupées se soumirent d'elles-mêmes, et Tolède la première ; mais le fils du roi, Henri, prince des Asturies, leur donna un nouveau secours. Ce jeune prince avait aussi un favori, Jean de Pacheco, l'ennemi du connétable par rivalité d'influence. Henri s'enfuit de la cour de son père, et y fut en vain renvoyé par le roi de Navarre, dont il épousa la fille. Il entra dans le complot des grands éclata par une nouvelle occupation de Tolède. Le roi, repoussé de cette ville, apprit encore que sa femme conspirait contre lui avec son fils, et que la rage des grands augmentait à mesure qu'Alvaro pressait les préparatifs de la résistance. L'incendie de la guerre baigna tout le royaume. Alvaro tua dans une rencontre Laurent d'Avalos, le petit-fils de son prédécesseur ; le roi de Navarre joignit ses ravages aux efforts des conjurés ; les villes, les campagnes, les hommes, les femmes, furent en proie à ses violences : le roi fut assiégé dans Medina del Campo (1441) et la ville ayant été livrée, Alvaro, l'archevêque de Tolède, le grand maitre d'Alcantara, pour éviter une mort certaine, s'enfuirent par le conseil du roi sous un déguisement. Le roi fut pris : d'insolentes marques de respect couvrirent mal la honte de sa défaite et le triomphe de ses sujets ; les grands se mirent à genoux, lui baisèrent la main, et donnèrent aux soldats des deux partis le signal de s'embrasser ; ils changèrent ensuite tous les officiers de la cour, et par un jugement d'arbitres, ils bannirent Alvaro pour six ans : défense lui fut enjointe de communiquer avec le roi, de contracter des alliances, d'entretenir des troupes. Son fils et neuf châteaux donnés en otage devaient garantir sa docilité. Les vainqueurs s'unirent ensuite par des mariages ; et leur accord, fondé sur la ruine d'Alvaro, semble le commencement de la tranquillité[18]. Le roi de Castille resta captif du roi de Navarre. Cet Aragonais, qui dépouillait. son propre fils (voyez plus bas Navarre), avait encore moins de scrupules à tenir dans sa dépendance un parent éloigné ; il régnait sans titre dans un royaume étranger ; il enlevait au roi de Castille la liberté de la conversation ; il avait placé près de lui deux espions nobles pour surveiller les paroles et interroger le visage de tous ceux qui approchaient. Il poussa l'audace et la confiance si loin, que le prince des Asturies et Jean de Pacheco regrettèrent le connétable, et préparèrent, avec la délivrance du roi, l'expulsion de tous les Aragonais. Le roi échappa à ses gardes (1444). Ses partisans vainquirent le roi de Navarre, poursuivirent Henri d'Aragon, et reprirent Alvaro, qu'ils firent grand maître de Saint-Jacques. Deux disgrâces n'avaient point instruit le favori : il imposa au roi Isabelle de Portugal pour femme, lorsque le roi recherchait et demandait la fille du roi de France Charles VII ; et il commença de déplaire au prince, qui jusqu'alors l'avait préféré à tous les grands et à sa propre tranquillité. Il régna pourtant plusieurs années encore : les grands, mandés à Medina del Campo, furent arrêtés pour la plupart, et dépouillés de leurs biens. Quelques-uns, qui parvinrent à fuir, laissèrent leurs châteaux sans défense aux troupes royales (1448), et une guerre fut préparée contre l'Aragon, d'où il venait toujours des secours aux rebelles. La ville de Tolède réclama contre le favori avec plus d'énergie que la noblesse : elle refusa les sommes auxquelles on l'avait taxée pour la guerre, et, au son du tocsin, elle entreprit une épouvantable révolte. Deux chanoines commencèrent le mouvement ; un fabricant d'outres prit le commandement de la multitude, et un incendie consuma la maison du collecteur des impôts. Le feu gagna le quartier de Sainte-Madeleine, avec toutes les marchandises. Tous les citoyens issus d'une origine juive, tous les hommes nouveaux, furent massacrés : le gouverneur animait la sédition. Les portes ensuite fermées et fortifiées attendirent la vengeance d'Alvaro ; le roi s'étant présenté on lui tira un coup de canon avec ces paroles : Voilà les fruits qu'il faut attendre de nous. Puis les rebelles se soupçonnant entre eux, quelques-uns furent appliquée à la torture, comme coupables d'intelligence avec le roi ; d'autres tués pour être demeurés en repos. Une ambassade envoyée au roi lui signifia que s'il ne disgraciait Alvaro, et ne leur conservait leurs privilèges, ils renonceraient à son obéissance. Ils appelèrent le prince des Asturies, qui en était revenu au mécontentement contre son père ; et quand il fut dans leurs mains, ils ne voulurent lui donner ni les clefs de la ville de la citadelle. Ils firent ensuite une ordonnance qui excluait des honneurs publies tous les juifs, conformément à la loi d'Alphonse X. Le roi de Navarre ne se lassait pas, de son côté, d'exciter les grands à la révolte : il parlait de marier son fils, Charles de Viane, avec la fille du comte de Haro. Le roi d'Aragon envoyait d'Italie, à ses sujets, l'ordre d'envahir la Castille. Les grands demandaient encore une fois l'éloignement d'Alvaro, justifiant, par sa présence auprès du roi, leurs alliances et leurs efforts. Alvaro semblait invincible. Les Aragonais se rejetèrent sur l'épuisement de leur trésor pour ne pas faire la guerre ; le prince des Asturies, réconcilié avec son père, dissipa les troupes rebelles ; il réduisit Tolède à l'obéissance et aux acclamations du peuple, il confisqua les biens du gouverneur, et l'exila lui-même[19]. La fortune d'Alvaro avait été plus forte que toutes les conspirations des rois étrangers et des nobles castillans. Il était réservé au roi lui-même de venger les vaincus, et, par une imprudente faiblesse, de désarmer le pouvoir royal, dont la faveur d'Alvaro était le rempart. La nouvelle reine n'aimait pas le favori elle représenta au roi tous les dangers dont la puissance d'Alvaro menaçait le trône, l'attachement de la nation pour lui, ses châteaux fortifies, ses trésors qui paraissaient formés aulx dépens du trésor public épuisé. Le roi se laissa dire et se laissa conduire à Burgos : le peuple ameuté, entoura la maison d'Alvaro en demandant sa tête. Le roi affecta de céder à l'opinion publique ; il promit à son ancien serviteur, eu se rendait prisonnier, de ne rien faire contre le droit et la justice ; et quand il le tint, il le livra à ses ennemis. Il ne comprenait pas qu'il donnait gain de cause aux grands. Il ne le comprit pas davantage, lorsqu'Alvaro, fut conduit au supplice, monté sur une mule, et accompagné d'un héraut qui criait : Que ce cruel tyran aille au supplice par l'ordre du roi ! Dans sa témérité audacieuse et insensée, il a épuisé la majesté royale, qui remplace sur la terre la majesté divine ; il a réduit la cour à son obéissance ; il a soumis toutes les choses publiques à son caprice ; il s'est élevé par son orgueil au-dessus de sa condition et de la fortune d'un particulier. Il a troublé l'ordre de la justice ; il a dilapidé l'argent de l'État. Voila pourquoi il est livré à la hache, afin que la vengeance divine et la royale, sanctionnées par le supplice d'un seul homme, apprennent aux autres à se garder dorénavant d'une pareille audace. Périsse celui qui a commis ces crimes ! L'échafaud était dressé au milieu de la place : une croix s'y élevait entre deux flambeaux sur un tapis. Alvaro y monta d'un pied ferme, s'incline devant la croix, et faisant quelques pas : Quel est, dit-il au bourreau, ce pieu ferré que je vois là ? — C'est, dit le bourreau, pour y enfoncer votre tête coupée. Alvaro reprit : Après ma mort, fais de mon corps ce que tu voudras : la mort ne peut être honteuse à un homme brave ; elle n'est point prématurée à celui qui a porté tant d'honneurs ; et apercevant l'intendant des écuries du roi : Va, dis au prince qu'il n'imite pas l'exemple du roi, quand il voudra récompenser ceux qui l'auront servi. Il détacha lui-même ses vêtements, et tendit intrépidement la tête. Ses ennemis même laissèrent tomber des larmes, en comparant sa mort et son ancienne fortune. Le corps resta trois jours sur l'échafaud où un bassin reçut les offrandes de ceux qui voulaient bien contribuer à sa sépulture. On le porta ensuite dans l'église de Saint-André, avec les autres suppliciés (1453). Jean II ne tarda pas à regretter la perte de son favori ; il mourut de chagrin l'année suivante (1454). Son successeur, Henri IV, dans un règne de seize ans, porta toutes les conséquences de l'imprudence paternelle ; et l'Espagne, pour se reposer enfin de ses dissensions sous la garde du pouvoir royal, eut besoin de passer par les mains de Ferdinand le Catholique et d'Isabelle, et par la vertueuse inflexibilité du cardinal Ximenez. III Aragon et Navarre. — Le XIVe et le XVe siècle sont l'époque de la plus grande puissance de l'Aragon. Jacques II (1291-1327) avait fait décréter la réunion perpétuelle des royaumes d'Aragon, de Valence et de Catalogne. Il enleva en 1326, aux Pisans, l'île de Sardaigne. Après l'insignifiant Alphonse IV (1326-1336), Pierre IV le Cérémonieux dépouilla Jacques II, roi de Majorque, et réunit à ses États les trois îles Baléares et le Roussillon (1343). Jean Ier, son fils (1387), suivit le goût de sa femme Iolande de Bar pour la poésie provençale, et établit à Barcelone une académie de la gaie science, à l'imitation des jeux floraux de Toulouse. Il fut remplacé (1396) par son frère Martin, duc de Montblanc. Martin hérita, en 1409, du royaume de Sicile, dont son fils Martin le Jeune, avait été roi. La maison de Barcelone s'éteignit en lui (1410). Ferdinand de Castille, frère de Henri III, ce régent désintéressé, qui assura la Castille à son neveu Jean II, fut alors appelé au trône d'Aragon et de Sicile ; ce dernier royaume, ennemi mortel des princes d'Anjou, était à jamais réservé aux Aragonais. Ferdinand ne régna que quatre ans ; il eut pour héritier, dans ces deux royaumes (1416), son fils, Alphonse V le Magnanime. Celui-ci, adopté par Jeanne II de Naples, et mis aux prises, par une adoption contraire, avec René d'Anjou, prit quelquefois part aux troubles de la Castille, mais passa la plus grande partie de son règne à conquérir le royaume de Naples (voyez chap. XXV). Ultérieur, la puissance royale, malgré la résistance aragonaise fit de remarquables progrès. En 1307, sous Jacques II, il fut décrété que les cortès ne seraient convoquées que tous les deux ans ; en 1436, sous Alphonse V, on exclut de ces assemblées plusieurs grands officiers de la cour, les religieux, les nobles qui avaient accepté des charges municipales à Saragosse, Barbastro Huesca et Daroca, tous les marchands qui tenaient boutiques, et tous ceux qui vivaient du travail de leurs mains, y compris les chirurgiens et les apothicaires. Le privilège de l'union, accordé en 1287 par Alphonse III (voyez le ch. XXII), donnait aux sujets le droit de révolte armée. Pierre IV, le contemporain de Pierre le Cruel, n'en éprouva pas impunément les effets : il défit l'une après l'autre l'union d'Aragon et celle de Valence ; il fit abolir par les cortès le privilège de l'union ; et comme il voulait déchirer avec son poignard un acte que les rebelles de Murviedro lui avaient arraché par surprise, il se blessa à la main ; son sang coulait sur le papier : Que ce privilège, dit-il, qui a été si injurieux à la monarchie, et si fatal au royaume, soit effacé avec le sang d'un roi (1348). Vingt-six ans plus tard, il proposa de changer le service militaire féodal en une contribution d'argent. On comprit de quelle importance il était pour la nation de ne pas payer au roi des troupes mercenaires qui n'auraient de dévouement qu'envers sa personne. On résista à la volonté impérieuse de Pierre IV : sa proposition ne fut acceptée qu'en 1383 ; mais elle devint un usage. Le pouvoir de justiza échappa seul aux entreprises royales. Chef suprême de la justice, et interprète souverain des lois, le justiza recevait les appels de tous les jugements ; on évoquait à son tribunal les causes pendantes devant les autres juges. Il examinait les ordonnances du roi avant leur publication, et les rendait nulles par son veto. Les cortès, en 1398, avaient placé au-dosas de lui quatre membres des états choisis par le roi, pour être inquisiteurs de sa conduite, et le déférer à l'assemblée générale ; mais en 1436, son inviolabilité fut étendue jusqu'à sa vie privée, pour laquelle if n'était justiciable que du roi et des états ; et en 1442, sa puissance, jusque-là, révocable à la volonté du roi, fut déclarée inamovible. La petite Navarre, inaperçue entre ses montagnes, et sans importance sur le sort de l'Espagne ou des Maures, demeura dans la maison royale de France depuis le mariage de sa reine. Jeanne avec Philippe le Bel, jusqu'à ta mort de Charles le Bel, en 1328. Jeanne, fille de Louis le Hutin, et son mari, Philippe d'Évreux, obtinrent de Philippe de Valois la restitution de la Navarre. Quelques conditions, jurées par les nouveaux souverains devant les cortès, assurèrent le pouvoir de la maison d'Évreux. Jeanne et son mari jurèrent de ne faire battre une monnaie nouvelle qu'une seule fois pendant leur règne, de ne confier qu'aux indigènes les forteresses à garder, et d'abandonner le pouvoir à leur fils aîné quand il aurait vingt ans. Ce fils, qui devint roi en 1349, fut Charles le Mauvais, dont les vices et la scélératesse appartiennent à l'histoire de France, et qui ne se mêla aux événements de l'Espagne que pour donner passage au prince de Galles contre Henri de Transtamare. Charles III, surnommé le Noble, dans un règne de quarante ans (1386-1425), parait avoir rendu la Navarre heureuse, puisque son règne n'a pas d'histoire. Il ne laissa qu'une fille, Blanche, mariée à ce Jean d'Aragon, duc de Pénafiel, l'infatigable perturbateur de la Castille. Jean fut roi de Navarre par sa femme. Quand elle mourut (1441), il aurait dû descendre du trône, et céder la place à son fils don Carlos, prince de Viane. Il retint l'héritage de ce fils, et se remaria, comme pour rendre son usurpation plus patente et plus hardie. Le prince de Viane réclama ; il ne craignit pas de prendre les armes contre son père, fut vaincu et fait prisonnier (1452). Une seconde tentative plus heureuse lui acquit la plus grande partie du royaume. Jean II s'en irrita : la conduite de son fils, pour être répréhensible, n'effaçait pas sa propre usurpation, et ne lui donnait aucun droit de disposer de la Navarre ;il osa cependant déshériter don Carlos, et même sa fille Blanche, née de la mérisme mère en faveur de son autre fille Éléonore, née de sa seconde femme, et mariée au comte de Foix, Gaston IV. Le prince de Viane, vaincu à Estella (1456), se retira en Italie. Jean II, à la mort de son frère Alphonse le Magnanime, hérita de l'Aragon et de la Sicile. Ce prince est le père de Ferdinand le Catholique, qui devait réunir l'Aragon à la Castille par son mariage avec Isabelle, et la Navarre, par une conquête qui n'a jamais été punie. IV Portugal. — Quelques guerres contre les Maures d'Espagne, une lutte d'indépendance nationale contre la Castille, et le commencement des découvertes maritimes, entremêlés de troubles civils et de querelles dans la maison royale, forment l'histoire du Portugal aux XIVe et XVe siècles. Denys, surnommé le Père de la patrie ; qui prit part aux troubles de la Castille après la mort de Sanche IV (voir § I), fut inquiété lui-même par son fils Alphonse, qui lui reprochait 8a prédilection pour un autre fils il fut obligé par les armes de céder. Ce roi avait remplacé l'ordre des templiers, avec l'autorisation du pape Jean XXII, par l'ordre du Christ. Tous les templiers du Portugal, admis dans cette nouvelle milice, furent soumis aux statuts de l'ordre de Calatrava. Castro Marino dans les Algarves, et ensuite Tomar, leur fut assigné pour résidence. L'ordre du Christ, dans le XVe siècle, obtint la juridiction ecclésiastique dans toutes les possessions portugaises au delà des mers. Alphonse IV, roi en 1325, fut l'allié du roi de Castille Alphonse XI contre les Maures. Il combattit au Salado, et mérita par sa valeur le surnom de Hardi (Osado). Benoît XII, en k félicitant, l'autorisa à percevoir pendant deux ans les décimes des revenus ecclésiastiques, et à faire prêcher les croisades contre les infidèles : les agitations intérieures le détournèrent de la guerre sainte. Son fils Pierre, après avoir perdu sa femme Constance de Castille, avait épousé secrètement, avec dispense du pape, Inez de Castro, sa cousine, dont les malheurs et la renommée seraient sans tache, si ses relations avec l'infant n'avaient pas commencé du vivant de Constance. Trois misérables courtisans, redoutant, pour leur influence, l'union de Pierre et d'Inez, attirèrent à leur haine le roi Alphonse. L'infant, interrogé d'un air menaçant par son père, n'osa pas déclarer qu'il était marié, et refusa de prendre une autre femme. Le roi donna ordre de faire mourir Inez. L'infortunée, surprise à Coïmbre pendant l'absence de son mari, était parvenue à obtenir grâce par ses larmes et par ses enfants. De plus pressantes sollicitations vainquirent la faiblesse d'Alphonse et à peine un nouvel ordre de mort était accordé, que les trois misérables tuèrent Inez à coups de poignard, dans le couvent de Sainte-Claire (1355). L'infant ne dissimula plus ; il prit Les armes contre son père, qui put alors se rappeler sa révolte contre le sien. Il triompha, et fit semblant de pardonner aux meurtriers ; mais devenu roi (1357), il les réclama du roi de Castille ; Pierre le Cruel, à qui il céda des transfuges en échange ; il leur fit arracher le cœur en sa présence, et leurs cadavres palpitaient encore, que, devant les cortès, il produisit les preuves de son mariage. Le corps d'Inez, exhumé, fut revêtu des ornements royaux, et enseveli dans la sépulture royale d'Alcobaça. Cette justice, flétrie par quelques-uns du nom de cruauté se soutint pendant tout le règne de Pierre ; il mérita le nom de Justicier pour la sévérité inexorable dont il réprima la turbulence de la noblesse. Jamais il ne frappa un innocent ; jamais il ne troubla l'ordre régulier des procédures. Il se fit aimer par sa bienfaisance, et diminua les charges publiques. Ferdinand Ier, fils ainé de Pierre (1367), commença la guerre contre la Castille. Après la mort de Pierre le Cruel, Ferdinand de Portugal avait, par sa mère, plus de droits au trône de Castille que Rémi de Tran4riamare ; il accueillit quelques seigneurs castillans, leur distribua des provinces entières : à l'un, quinze villes, à un autre, neuf ; dix-neuf à Alphonse de Zamora. Il envahit ensuite la Galice, et s'empara de la Corogne par trahison. Les forces supérieures de Henri de Transtamare le repoussèrent dans son royaume, où il ne put défendre Braga. Sa floue, battue en 1370, le fit consentir à la paix et à raban-don de ses prétentions (1371). La guerre recommença, parce que le traité ne fut pas exécuté. Ferdinand, au lieu de la fille de Henri, épousa Eléonore Tellez, femme d'un seigneur portugais, dont il fit casser le mariage ; et il reconnut le duc de Lancastre pour roi de Castille. Henri II, marchant droit à Lisbonne (1373), brûla une partie de la ville et la flotte du Tage. La paix, qui fut ensuite jurée près de Santarem, par-devant le nonce du pape, laissa le Portugal à ses querelles domestiques. Éléonore avait pour ennemis les trois frères de son mari, les ducs de Viseu et de Cisuentos, d'Inez, et Jean, grand maître d'Avis ; dont la mère relavait jamais été reconnue pour la femme légitime de Pierre Ier. Elle força le duc de Viseu à fuir ; elle fit enfermer le grand maître d'Avis ; et, par un manque de parole, entraina son mari dans un nouveau démêlé avec la Castille, où régnait alors Jean Ier, fils de Henri II. Jean Ier força Ferdinand à une troisième paix, et épousa Béatrix, fille de Ferdinand et d'Éléonore. Il fut convenu que Béatrix, reconnue par les états pour héritière de Portugal, transmettrait ses droits sur ce royaume au fils ou à la fille qu'elle donnerait à Jean, et que, jusqu'à la majorité de cet enfant, Léonore serait régente, Cet accommodement transportait aux princes de Castille des prétentions pareilles à celles que les Portugais avaient fait Valoir à la succession de Pierre le Cruel. La mort du roi Ferdinand (1383) mit la régence aux mains d'Éléonore ; les deux fils d'Inez, étroitement surveillés en Castille, ne pouvaient réclamer ; le grand maitre d'Avis était seul en Portugal : il conçut la pensée de monter sur le trône. Avec quarante hommes dévoués il pénétra dans le palais, et poignarda le favori de la régente, que le peuple détestait, et dont le cadavre, jeté par une fenêtre, fut maillé jusqu'au bord de la mer, et abandonné aux chiens. En publiant que sa vie était en danger, il souleva le peuple de Lisbonne en sa faveur, et fut proclamé protecteur ou régent jusqu'à la naissance d'un fils de Béatrix. L'arrivée du roi de Castille montrai que le grand maître d'Avis n'avait encore pour lui que Coïmbre et Lisbonne ; mais Éléonore, jalouse du' roi castillan, voulut le faire poignarder, et fut arrêtée elle-même. Le grand maitre était délivré de sa plus redoutable ennemie : ses partisans augmentèrent. Il empêcha le Castillan de prendre Lisbonne, affecta de reconnaître encore les droits de Béatrix ; et, tout à coup, aux cortès dé Coïmbre (1386), il se fit proclamer roi, malgré sa naissance, sous le nom de Jean Ier. Le roi de Castille eut beau amener vingt mille Espagnols et dix mille Français ; le nouveau roi, secondé du connétable. Pereira accepta la bataille, quoiqu'il n'eût que douze mille hommes, près d'Aljubarotta. Les Anglais, qui combattaient pour lui, accablèrent de leurs flèches les Français du Castillan ; les Portugais décidèrent le succès. Le roi de Castille, après une perte de sept mille hommes, se sauva à Santarem, et regagna sur une barque sa flotte, qui le rapporta à Séville. Les vaincus répétèrent pendant longtemps qu'if n'avaient cédé qu'à leur propre lassitude, et non au courage de leurs ennemis. Les Portugais, dans leur joie, établirent un anniversaire solennel qui se célébrait à Lisbonne par des bacchanales, dit Mariana, plutôt que par une joie chrétienne. Un orateur montait à la tribune, et, insultant à la lâcheté de la Castille, élevait jusqu'au ciel le courage des Portugais et leurs brillants exploits. Les paroles grossières étaient comme un accompagnement nécessaire de son discours, et le peuple les accueillait avec de grands éclats de rire et des applaudissements. Il faut bien, dit encore Mariana, pardonner quelque chose à la joie que leur inspirait la délivrance de leur patrie[20]. Les rois de Castille, dans les petites hostilités qui suivirent, avaient bien moins pour but de conquérir le Portugal, que de sauver leur honneur en retardant le moment d'abandonner leurs prétentions. La maison d'Avis s'appuya sur l'alliance de l'Angleterre par le mariage de Jean Pr avec une fille du chic de Lancastre ; elle conclut d'abord (1393) une trêve de quinze ans, qui fut renouvelée, en 1403, pour dix ans, et une paix définitive, en 1410. Jean Ier tourna vers l'Afrique l'ardeur de ses fils, et l'habileté de son connétable Pereira, Ceuta servait de repaire aux pirates africains, éternels ennemis de la péninsule espagnole. Jean Ier s'embarqua (1415) avec ses trois fils aînés, Édouard, Pierre et Henri. En six jours il emporta Ceuta, et dans la principale mosquée, changée en église, il arma les trois princes chevaliers cette conquête ouvrait la voie aux expéditions maritimes. Dès l'an 1402, un gentilhomme normand, Jean de Béthencourt, avait formé un établissement dans les îles Canaries ; il y avait pris le titre de roi. L'infant don Henri, fils de Jean Ier, fort habile dans les sciences mathématiques, avait un véritable enthousiasme pour la navigation. Il renonça au mariage, et vint s'établit a la pointe méridionale du royaume. Il y bâtit Tema Nabal, surnommée ville de l'infant, près du cap Saint-Vincent. De là, il observait la mer, et cherchait, au milieu d'hommes instruits, par quel moyen les connaissances géographiques pourraient s'étendre. Il possédait des revenus considérables comme grand maitre de l'ordre du Christ ; il en fit la récompense des navigateurs qui exploreraient les côtes de l'Afrique. Jean Gonzalez Zarco et Tristan Vaz Texeira commencèrent en 1418. Une tempête les jeta sur une lie qu'ils appelèrent Puerto Santo. L'infant s'empressa d'y fonder une colonie, et d'y transporter des plantes européennes, qui réussirent parfaitement sur ce nouveau sol. Deux ans après, Barthelemy Perestrello, réuni aux deux autres, découvrit une lie couverte de bois, qu'il appela, pour cette circonstance, Madeira ou Madère, On mit ]e feu à une partie des bois, pour taire place aux plantations ; mais l'incendie, une fois allumé, ne put s'éteindre qu'au bout de sept ans, lorsque la forêt eut été consumée tout entière. On y planta des vignes de Cypre et des cannes à sucres de la Sicile ; le commerce portugais ne tarda pas à s'enrichir de ces nouvelles productions. C'est ainsi que l'infant don Henri accomplissait sa devise : désir de bien faire. Toutefois ce hardi précurseur du génie de Christophe Colomb devait éprouver le premier les contradictions de l'ignorance et de l'envie. On commençait à exagérer les périls, et, par-dessus tout, ceux de la zone torride. Pourquoi l'infant arrachait-il les Portugais au sol de la patrie ? Pourquoi les envoyer mourir sur des mers inhospitalières ou sur des déserts de sable ? Don Henri ne put remettre ses hommes en mer avant 1432. Gilianez, qui les commandait, doubla le cap Bojador : les Açores ne tardèrent pas à être découvertes. Le roi Jean Ier étant mort en 1433, son fils Édouard lui succéda. Les heureuses conséquences de la prise de Ceuta l'encourageant, il annonça une guerre nouvelle contre les Maures ; il obtint du pape Eugène Ides indulgences pour tous les chrétiens qui le suivraient ; et il eût obtenu la souveraineté des tics Canaries, sans l'opposition du roi de Castille. La guerre ne fut pas heureuse (1437) ; il fut attaqué au siège de Tanger par le roi de Fez, Sala Ben Sala. Cerné de toutes parts, il promit d'évacuer l'Afrique, et de rendre Ceuta, et laissa en otage son frère Ferdinand. Les cortès mirent opposition a l'abandon de Ceuta, et l'infant resta captif. Cette défaite fut suivie d'une peste dont mourut le roi Edouard (1438). La minorité d'Alphonse V fils d'Édouard, souleva une querelle entre ses oncles, Pierre, le régent, Alphonse, duc de Bragance et Jean, connétable du royaume. Pierre fut la victime d'une odieuse intrigue, et périt sur un champ de bataille en se défendant contre le roi, son élève et son gendre. Un pareil état de choses ne permettait guère la conquête lointaine. Le régent n'avait pu exécuter une croisade prêchée en 1442 contre les Maures qui ne relâchaient pas Ferdinand. Le seul don Henri, étranger aux affaires du Portugal, entretenait de ses revenus l'audace des découvertes. Ses hommes, dans une descente sur les côtes d'Afrique, avaient fait quelques prisonniers (1442) ; les indigènes donnèrent en échange des nègres, dont ils faisaient le commerce. Le même vaisseau qui ramenait à Lisbonne cette race nouvelle était chargé de poussière d'or. Dès ce moment, l'avidité approuva ; et s'empressa d'imiter les efforts de l'infant de petites flottes commencèrent à explorer l'Afrique. En 1445, Diaz Fernandez, passa devant l'embouchure du Sénégal, et l'infant apprit avant de mourir, que des vaisseaux portugais avaient vu la Guinée En 1452 ; Alphonse V annonça une croisade en Afrique, et obtint du pape Nicolas V la souveraineté absolue des terres qu'il pourrait conquérir. Le règne d'Alphonse, qui se finit qu'en 1481, prépara les grandes expéditions de Jean II, et la brillante fortune d'Emmanuel. |
[1] Mariana, 15-1.
[2] Mariana, 15-1, 7.
[3] Mariana, 15-1, 18.
[4] Mariana, 15-1, 19, 20, 21.
[5] De Marles, Histoire de la domination des Arabes en Espagne, t. III.
[6] Reliqua Hispania decretæ habitæque supplicationes. Divis immortalibus actæ gratiæ (Mariana, 16-8).
[7] De Marles, Histoire de la domination des Arabes en Espagne, t. III.
[8] Mariana, 16-15.
[9] Mariana, 16-18, 20, 21.
[10] Mariana, 17-1, 2, 3, 4.
[11] Mariana, 17-11.
[12] Mariana, 17-12, 13.
[13] Mariana, 17-14, 16, 18.
[14] Mariana, 18-3, 12, 13.
[15] Mariana, 19, de 1 à 14.
[16] Mariana, 20, de 1 à 12.
[17] C'est apparemment de cet homme que les romanciers espagnols ont fait sortir leur fameuse tribu des Abencerages (De Marles, t. III). On trouve, en effet, dans Mariana : Jusephus ex Aben sarraxia familia inter Mauros noblissimus (20-15).
[18] Mariana, 21-14, 15, 16.
[19] Mariana, 22-8, 9, 10.
[20] Mariana, 18-9.