HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

QUATRIÈME PÉRIODE, 1294-1453

 

CHAPITRE VINGT-SIXIÈME.

 

 

Histoire intérieure de l'Empire germanique depuis la mort de Rodolphe de Habsbourg jusqu'au couronnement de Frédéric III. — Formation définitive de la Confédération germanique. — Rivalité des trois familles de Wittelsbach, de Luxembourg et d'Autriche.

 

I

L'Allemagne avait entrepris de renouveler la puissance et la suprématie de l'ancienne Rome. Elle avait commandé aux Slaves de la Bohême, de l'Elbe et de la Sala, et quelquefois de la Pologne ; elle avait réuni la Lorraine sous Henri l'Oiseleur, l'Italie carlovingienne sous Otton, l'ancienne Bourgogne ou royaume d'Arles sous Conrad II ; enfin, Naples et la Sicile sous les Hohenstaufen. Tel était l'empire romain germanique ou le saint empire romain, créé par la guerre, maintenu par la force, et qui semblait sanctifié par la religion. Aussi rien n'égala, dans le monde du moyen âge, la fierté et les prétentions des nouveaux Césars. Héritiers de Charlemagne ; ils dominèrent de leur titre d'empereurs la dignité des autres rois, qu'ils appelaient provinciaux ; ils prononcèrent des sentences sur les rois et sur leurs royaumes. Ils attentèrent plus d'une fois à la liberté de l'Église, qui les consacrait, et prirent le droit d'élire les papes ou d'assembler les conciles. Ils continrent leurs vassaux, tandis qu'ailleurs la féodalité multipliait les pouvoirs pour humilier celui du roi ; et faisant parler les jurisconsultes romains, ils subordonnèrent un moment les lois à leur volonté, reconnue pour la loi unique. Leurs joyaux c'étaient la croix d'or, la couronne, le sceptre et le cimeterre, ravis au tombeau de Charlemagne par Otton III, la lance de saint Maurice, la couronne de fer des Lombards, et cette autre lance où était fondu un clou de la croix du Sauveur. Les officiers de leurs palais, c'étaient des princes puissants, des rois qui portaient la couronne pour mettre les plats sur la tableau ou tenir la bride du palefroi impérial. Enfin ils faisaient intervenir le ciel lui-même au milieu de leurs fêtes, et ils représentaient le Sauveur descendant une seconde fois sur la terre pour chasser de devant les empereurs les rois qui osaient prétendre à les égaler.

Cependant l'orgueil impérial n'avait pas manqué de contradicteurs. D'abord l'Église s'était affranchie par Grégoire VII ; les rois du dehors n'avaient pas toujours baissé la tête devant l'empereur : Sachez, disait saint Louis à Frédéric II, que le royaume de France n'est mie si foible, ne si débile qu'il se laisse mener et fouler aux éperons de vos chevaliers. Le ton hautain des diètes de Roncaglia n'avait pas préservé Barberousse d'une fuite honteuse, et l'Italie avait conquis du moins l'indépendance nationale par l'éclatante destruction de la maison de Souabe ; mais la décadence était bien plus sensible en Allemagne. Ce n'était pas au profit de la suzeraineté impériale que l'ancienne unité germanique s'était dissoute, et qu'à la place des cinq duchés autrefois réunis par Otton dans sa famille, il s'était élevé tant de principautés immédiates. Il serait trop long d'énumérer les États formés de la dépouille de Henri le Lion dans la Saxe et dans la Bavière, tous ceux qui se formèrent de la dépouille des Hohenstaufen ; tels que les cinquante comités ou les cent cinquante baronnies qui se partagèrent la seule Helvétie ; ou bien les États qui naquirent du partage des fiefs entre les frères, comme il était arrivé dans le nouveau duché de Saxe, dans le Brandebourg, et même dans la maison de Wittelsbach ; ou bien encore ces francs-alleux changés eu fiefs par le libre hommage de leur propriétaire à l'empereur, comme les alleux de Brunswick et de Lunebourg, érigés en duchés. Toutes ces immédiatetés n'avaient fait qu'étendre à un grand nombre de princes les droits de souveraineté absolue auxquels les grands vassaux avaient aspiré. Chacun s'était affranchi de la justice impériale, et avait saisi les domaines impériaux qu'il trouvait à côté de lui[1]. Les villes impériales elles-mêmes, qui se défendaient contre l'ambition des princes voisins par leur' nem et par cette apparence de soumission directe à l'Empire, étaient vraiment indépendantes, et souvent s'appelaient encore villes libres. La noblesse immédiate se séparait ouvertement du corps germanique : on désignait ainsi les nobles de la Souabe et de la Franconie qui avaient relevé des Hohenstaufen ; ils conservaient comme propriété libre les terres reçues à titre de fiefs des anciens ducs, et sans plus faire hommage à personne, exclus de la diète et des actes du gouvernement, privés du nom et des droits de princes ; ils étaient aussi exempts de toute taxe et de tout devoir politique envers le souverain.

Rodolphe de Habsbourg, choisi pour mettre fin au grand interrègne avait établi quelque repos ; mais on ne l'avait pas élu pour relever, l'empereur aux dépens des princes. Au dehors, il négligea l'Italie : l'Italie, disait-il, c'est la caverne du lion ; je vois fort bien comme l'on entre, et ne vois pas comme on en sort. Il mit fin aux prétentions des empereurs sur l'Église par son traité de 1279. A l'intérieur, il restreignit le pouvoir que Frédéric II s'était réservé de conférer les fiefs saga l'avis des états ; et il rendit indispensables les lettres d'aveu des électeurs pour la concession des fiefs nouveaux, des expectatives et d'autres grâces importantes. Il ne réussit que dans l'agrandissement de sa famille, qui, enrichie par ses soins de la dépouille d'Ottocar, régnait aux deux points opposés de l'Allemagne, en Helvétie et en Autriche.

Telle est encore après lui l'histoire allemande. L'empire germanique perd sa suprématie sur les villes de la haute et de la moyenne Italie, et sur les fiefs démembrés de l'ancien royaume d'Arles. Au dedans, les vassaux constituent leurs droits, et réduisent l'empereur au rang de chef d'une confédération hiérarchique ; l'empereur, qui n'a plus que son titre, sans domaines impériaux ni juridiction respectée, s'efforce d'enrichir sa famille, et de lui livrer les grands fiefs, pour se maintenir lui-même ou transmettre l'empire aux siens ; trois maisons principales., celles d'Autriche, de Luxembourg, et de Wittelsbach, deviennent ainsi rivales, et se disputent la dignité impériale jusqu'au triomphe définitif de la maison d'Autriche, en 1438.

Adolphe de Nassau fut élu (1291) en considération de sa médiocre fortune ; son règne fort court démontre clairement la décadence de la suzeraineté impériale. Couronné à Francfort, comme il manquait d'argent pour rembourser aux habitants les frais de cette cérémonie, il voulut mettre un impôt sur les juifs de la ville ; mais ceux-ci refusèrent, parce qu'ils avaient cessé d'être les serfs de la chambre impériale. Obligé d'admettre à la diète les villes impériales (1292), repoussé par Albert d'Autriche, à la fille duquel il voulait marier son fils, il entra dans une négociation honteuse pour agrandir sa maison. Le margrave de Misnie, Albert le Dénaturé, avait réduit sa femme à la fuite, et il avait essayé de déposséder ses enfants légitimes ; obligé de leur céder une partie de ses États, il voulait au moins les déshériter de la part qu'il s'était gardée. Adolphe de Nassau acheta de lui cette part ; mais les armes de Frédéric le Mordu, fils du margrave, l'en repoussèrent. En 1294, il somma le roi de France, Philippe le Bel, de restituer les domaines usurpés à l'Empire. Il fit alliance avec le roi d'Angleterre, Édouard Ier, qui lui promit son secours et le partage des conquêtes ; il pria le duc de Lorraine son vassal, en ce moment allié du roi de France, de changer de parti, au nom de la foi qu'il devait à l'empire[2] ; mais le pape Boniface VIII maintint la paix entre la France et l'Angleterre ; et l'empereur employa sa solde de 100.000 marcs d'argent, payée par l'Anglais, a conquérir une partie de la Thuringe et de la Misnie sur Frédéric le Mordu. Enfin, en 1296, le roi de Bohême, Wenceslas IV, fils d'Ottocar, les électeurs de Saxe et de Brandebourg, concertèrent avec le duc d'Autriche et l'archevêque de Mayence, la déposition du roi Adolphe Ils s'assemblèrent à Cologne avec l'électeur de cette ville ; ils citent Adolphe à leur tribunal ; ils l'accusent d'avoir admis à sa faveur de trop jeunes conseillers, d'avoir livré la Misnie à la licence de ses troupes, de s'être humilié devant un inférieur en recevant l'argent d'un roi anglais, d'avoir dégradé l'Empire, et perdu tous ses droits au titre d'auguste ; ils le déposent, et lui substituent Albert d'Autriche. En vain l'électeur Palatin, l'archevêque de Trèves et les autres princes persistent dans leur fidélité ; Albert d'Autriche atteint son ennemi à Gœlheim (1298), le frappe lui-même de mort, et disperse la cavalerie impériale par les coups d'épées pointues à deux tranchants, dont il avait armé les siens.

Les électeurs qu'Albert venait de vaincre se ravisèrent ; au lieu de continuer à le combattre, ils se rappelèrent que le duc d'Autriche, pour devenir empereur, avait donné 16.000 marcs d'argent à l'électeur de Mayence, et promis à Wenceslas de l'affranchir de ses devoirs vassalitiques, et de l'obligation d'assister à la diète, en lui confirmant toutes les prérogatives de sa couronne. Ils l'élurent donc d'un suffrage unanime, lorsque Albert, incertain de la valeur de sa première élection se fut soumis à un nouveau choix ; chacun fut bien payé, l'archevêque de Mayence reçut la surintendance des juifs, et les contributions que les juifs payaient autrefois à l'empereur ; la fierté de cet électeur s'en accrut ; il prétendit régenter l'empereur, et il osa dire : J'ai plusieurs rois des Romains dans mon cor de chasse, et il me suffit d'y souffler pour les en faire sortir.

C'est qu'en effet Albert d'Autriche n'avait point renoncé à cet orgueil impérieux qui l'avait fait écarter par les électeurs après la mort de son père. Il manifestait l'intention de ne pas tenir ses promesses, et de régner pour lui-même ; il refusait au roi de Bohême le margraviat de Misnie ; il le forçait à remplir ses fonctions de grand échanson, la couronne sur la tête. Le pape Boniface VIII refusant de le reconnaître, Albert faisait alliance avec Philippe le Bel (v. ch. XXIV), et parlait de rétablir le royaume d'Arles en faveur de son fils Rodolphe. Ce dernier projet alarma d'abord l'électeur de Trèves ; obligé de renoncer à cette grande acquisition, l'empereur réclama, contre un collatéral, la succession du comte de Hollande et de Seelande comme dévolue au suzerain ; les quatre électeurs du Rhin s'y opposèrent, et soutinrent son compétiteur. Obligé de renoncer encore à ces deux comtés, et d'investir un rival, Albert fit valoir un article de la paix publique qui ordonnait la suppression de tous les péages extraordinaires ; il enlevait par là au Palatin et aux trois archevêques les péages nouveaux dont ils avaient grevé la navigation du Rhin. Les quatre électeurs comprirent le danger, et n'hésitèrent pas à entreprendre contre Albert, pour eux-mêmes, ce qu'ils avaient osé contre Adolphe de Nassau pour Albert ; ils firent entendre des menaces de déposition ; ils écrivirent au pape, qui cita l'empereur devant lui, et ils commencèrent les procédures. Mais Albert, plus prompt à agir, tandis que ses ennemis délibéraient, s'allia aux villes impériales des bords du Rhin, et s'élançant à l'improviste sur les électeurs, qui n'étaient pas encore réunis, il les déconcerta, les força de traiter, de renoncer aux péages, de se contenter de leurs anciens droits. Boniface VIII, qui était alors aux prises avec la France, fit la paix avec l'empereur.

Cette vigueur et ce succès universel rappelaient l'activité de Rodolphe de Habsbourg ; mais Albert savait bien qu'il y avait une plus sûre garantie de sa puissance. Ce que les électeurs et les autres princes redoutaient par-dessus tout, c'était un empereur qui, possédant par lui-même, ou par sa famille, de vastes terres, pût en tirer des forces capables de les écraser ; par la même raison, Albert voulait acquérir. Il convoita la Bohême en 1304, et la ravagea avec le secours des Hongrois pour se venger de Wenceslas IV, qui lui avait refusé la moitié des mines de Kuttenberg. Il laissa régner (1305) son neveu, le jeune Wenceslas ; mais lorsque, après la mort de ce prince, il ne resta que ses deux sœurs, Anne, mariée au duc Henri de Carinthie, et Élisabeth, il déclara la Bohême dévolue à l'empire. En vertu de la paix d'Yglau, et des traités qui réglaient la succession, il nomma son fils Rodolphe roi de Bohême et lui fit épouser une sœur de Wenceslas IV. Malheureusement Rodolphe ne vécut que peu de jours ; les États de Bohême se soumirent Henri de Carinthie ; Albert attaqua vainement la Carinthie et la Bohême ; les Bohémiens, le duc de la Basse-Bavière, le comte de Wurtemberg, affermirent par leur résistance, l'ennemi de l'empereur (1306). Albert convoita aussitôt la Missile et la Thuringe ; les terres et les châteaux occupés par Adolphe avaient encore des garnisons impériales, et étaient réputés provinces du domaine ; Albert, qui voulait tout le pays, attaqua subitement avec une armée considérable. Mais Frédéric le Mordu et son frère le vainquirent complètement à Lucka, reprirent les places perdues, et conquirent quelques villes impériales (1307). Albert avait encore essayé de s'agrandir dans l'Helvétie[3].

Parmi les petits États que la ruine des Hohenstaufen avait rendus vassaux immédiats de l'Empire en Helvétie, on distinguait les trois cantons de Schwytz, d'Uri et d'Unterwalden, qui n'avaient point de princes, mais des juges librement choisis, et que l'empereur faisait visiter par des avoyers, pour leur rendre la haute justice et la justice criminelle. Les trois cantons, très-jaloux de leur liberté, et en même temps très-fidèles à l'Empire, avaient vu avec inquiétude les acquisitions nouvelles que la maison de Habsbourg avait faites dans leur voisinage, et ils avaient servi ardemment la cause d'Adolphe de Nassau. Albert, depuis son avènement, exerçait sur eux la suprématie impériale ; mais il aurait voulu obtenir leur hommage pour lui-même et pour sa famille, afin qu'après sa mort les trois cantons, privés de leur immédiateté, et devenus vassaux autrichiens, fussent à jamais soumis à la maison de Habsbourg. Invités par Albert à lui faire cet hommage, les cantons répondirent qu'ils aimaient mieux leur liberté, et tout en réclamant la confirmation de leurs privilèges, ils demandèrent un avoyer qui résidât chez eux. Albert (1304) leur donna deux avoyers, Landenberg, qui s'établit dans le château de Sarnen en Unterwald, et Gessler de Bruneck, qui ordonna la construction d'un château dans Uri ; un troisième avoyer, qui s'était établi dans la forteresse de Rossberg, fut tué par un paysan qu'il avait outragé. Les deux autres avaient ordre d'administrer les cantons avec une dureté capricieuse, pour leur inspirer le dégoût de l'immédiateté, et leur Faire : envier la position plus- commode des sujets autrichiens. Une sévérité impitoyable fut appliquée aux moindres délits. Les avoyers enveloppèrent dans un même dédain et la vie simple des paysans, et les familles nobles qui, habitant au milieu d'eux, se distinguaient par l'élégance modeste de leurs maisons de bois. Albert osa mettre un impôt suries marchandises qui sortaient de ses États pour les cane, ns, et défendit à ses sujets de recevoir les denrées de peu de valeur que l'industrie des paysans offrait en échange. On souffrait pourtant sans plainte ; mais un jour, dans le pays d'Unterwald, un jeune homme, Arnold de Meltchal, ayant enfreint un règlement de l'avoyer, Gessler donna ordre d'enlever les bœufs du père d'Arnold, ajoutant que des paysans pouvaient bien traîner eux-mêmes la charrue. Arnold cassa le doigt à l'appariteur chargé d'exécuter la sentence, et se sauva dans le canton d'Uri, chez un ami de son père, Walter Fur d'Attinghausen. Il y trouva un habitant de Schwytz, Werner de Stauffachen, dont la maison, récemment bâtie, avait fait dire à Gessler : Il ne convient pas que des paysans aient une si belle demeure. Ces trois représentants des trois cantons, que le hasard venait de réunir, s'accordèrent à dire que la mort était préférable à tant d'humiliation ; mais avant de conspirer avec d'autres, ils convinrent que tous s'engageraient à garder la fidélité jurée à l'Empire, et à rendre aux seigneurs et aux monastères les prestations qui leur étaient dues. Le 7 septembre 1307, les trois amis, suivis chacun de dix amis, se rendirent au Rutli ; les trente-trois jurèrent qu'ils s'entraideraient de tous leurs efforts, et que, satisfaits d'être libres sous la suzeraineté de l'Empire, ils s'abstiendraient des biens et du sang des princes de Habsbourg. Parmi ces conjurés, on trouve le nom de Guillaume Tell, du canton d'Uri.

Il n'y a pas soixante ans, les Suisses n'auraient pas permis qu'on retranchât rien de la gloire de Guillaume Tell : révoquer en doute un seul des exploits que la tradition attribuait au héros, c'eût été s'exposer à l'exil ou à la mort ; la constance de la nation la plus fidèle qui fût jamais le voulait ainsi. Il fallait croire que, Gessler ayant fait élever un bonnet sur une perche dans une place publique d'Altorff, Guillaume Tell refusa de l'honorer comme le symbole de la souveraineté ; que, condamné à perdre la vie, s'il n'abattait d'un coup de flèche une pomme placée sur la tête de son fils, il perça la pomme sans faire trembler l'intrépide enfant ; mais que s'étant évanoui après cette grande preuve de son adresse, il avait laissé voir, sous ses vêtements entrouverts une autre flèche, et qu'il avait ensuite déclaré qu'il la réservait pour Gessler. Le lâche et cruel Gesller, avide de se venger, n'osait pas cependant faire juger le héros dans son canton. Il l'emmena enchaîné travers le lac ; mais un ouragan s'éleva, les rameurs ne savaient comment sauver l'avoyer ; on délia le prisonnier : celui-ci, plus fort que l'orage, dirige la barque vers les rochers qui bordent le lac, s'élance sur les pointes, où les satellites du tyran n'osent le suivre, et, repoussant la barque dans les flots soulevés, il court à Kussnacht, où Gessler devait aborder ; il l'attend dans un étroit passage avec son arc, et lui perce le cœur d'une flèche. Quoi qu'il en soit, Gessler périt, et peut-être de la main de Guillaume Tell. Landenberg fut surpris le premier jour de l'année 1308. Comme il se rendait à l'église, il rencontra vingt paysans d'Unterwalden qui lui amenaient pour étrennes des veaux, des chèvres et d'autres animaux. A peine ils furent entrés dans la cour du château, que chacun tira de son sein un fer pointu dont il arma son bâton, et, l'un d'eux ayant donné un coup de trompe, les conjurés, qui se tenaient à peu de distance, accoururent, et occupèrent le château ; les autres châteaux furent envahis en même temps. Landenberg, arrêté dans sa fuite, fut conduit sain et sauf à la frontière, et jura de ne jamais rentrer dans le pays, exemple rare dans l'histoire d'une révolution qui ne coûta que la vie d'un homme, et dont les auteurs ne repoussèrent l'oppression que pour demeurer fidèles à leur véritable souverain. Le dimanche suivant, les députés des trois cantons, réunis à Brannen, conclurent une alliance pour dix ans.

Cette insurrection mit fin au règne de l'empereur Albert. Il s'était rendu dans l'Argovie pour surveiller la guerre et la faire lui-même ; il avait avec lui son neveu Jean de Souabe, fils de son frère Rodolphe, et dont il administrait les biens comme tuteur. Ce jeune prince, de quatorze ans, craignait d'être dépossédé par l'avidité de son oncle ; il organisa un complot pour l'assassiner. Le 1er mai 1308, Albert traversa la Reuss accompagné des seuls conjurés qui avaient eu soin d'écarter le reste de la suite. Arrivé dans un champ de blé, à la vue du château de Habsbourg, Albert se sentit frappé d'un coup de poignard ; il n'eut pas le temps de voir que son neveu avait par là donné le signal ; un autre conjuré le perça de son épée, un troisième lui fendit la tête. Les assassins disparurent rapidement et Albert expira sur les genoux d'une pauvre femme qui se trouvait là par hasard. La veuve d'Albert, Élisabeth, et sa fille Agnès, reine de Hongrie, le vengèrent par d'atroces cruautés. Un seigneur, qui n'avait fait que voir le meurtre, fut roué vif ; plus de mille innocents périrent ; Agnès eût massacré de ses mains l'enfant d'un prétendu meurtrier, si les soldats ne le lui eussent arraché. Un des fils d'Albert ayant osé dire qu'assez de sang avait été versé pour la mort de son père : Ah ! s'écria Élisabeth, tu n'as donc pas vu son cadavre ? Jean de Souabe, surnommé le parricide, erra quelque temps dans les bois, et livré à l'empereur Henri VII, il mourut en prison à vingt-quatre ans.

Tous les projets de l'empereur Albert avaient été confondus. Pour éviter à l'avenir les dangers dont l'ambition de l'Autrichien les avait menacés, les princes allemands exclurent du trône impérial Frédéric le Beau d'Autriche, fils d'Albert, et Charles de Valois, frère du roi de France ; ils élurent un petit prince, Henri, comte de Luxembourg, frère de l'archevêque de Trèves (1308). A la diète de Spire, tous les États d'Allemagne, afin de mieux constater la division, se partagèrent pour la première fois en trois collèges, les électeurs, les princes et les villes impériales. A la diète de Francfort, ils firent élever au titre de prince le petit comte de Henneberg, avec toutes les prérogatives de ce titre, et surtout le droit de donner à ses sujets des lois provinciales ; car, dans cette multiplication de souverainetés les coutumes et les lois particulières à chaque État semblaient une garantie de l'indépendance du prince. Enfin le margrave de Misnie et de Thuringe menacé par les deux empereurs précédents, se fit confirmer la possession de sa terre et des trois villes impériales qu'il avait conquises. Cependant Henri VII, à l'exemple d'Albert, s'efforça d'enrichir sa maison aux dépens des autres maisons, et d'assurer l'empire aux siens par l'influence qui s'attache à la richesse. Il avait, dès son avènement, confirmé la ligue des trois cantons helvétiens, en les déclarant indépendants de la maison de Habsbourg. En même temps, les états de Bohême se plaignant de leur roi, Henri de Carinthie, et offrant la couronne à Jean de Luxembourg, fils de l'empereur, à condition que ce prince épouserait Élisabeth, fille de Wenceslas IV, Henri VII déclara le duc de Carinthie coupable de félonie pour avoir occupé la Bohême malgré la volonté impériale. Jean de Luxembourg fut investi de la Bohême. Henri VII remit aussitôt en avant les anciens droits d'Ottocar ; il somma la maison de Habsbourg de rendre les terres qu'elle possédait depuis la bataille de Marchfeld : c'était trop redemander. Le duc d'Autriche, Frédéric le Beau, osa répondre : Depuis cinquante ans l'Autriche a coûté la vie à cinq princes souverains, Henri de Luxembourg pourra bien être le sixième. Henri VII fut donc forcé de renoncer à l'Autriche ; mais la possession de la Bohême était pour la maison de Luxembourg le commencement d'une prospérité qui lui donna le premier rang dans l'Allemagne pendant quatre-vingt-dix ans.

L'expédition de Henri VII en Italie eut pour résultat de confirmer par l'autorité impériale les seigneuries naissantes qui ne devaient croître que pour s'affranchir de l'empire (v. ch. XXV, § I) ; c'est ainsi qu'il avait encore préparé la perte du comté de Bourgogne, dans le royaume d'Arles, en donnant l'investiture à Philippe le Long, fils de Philippe le Bel. Henri VII étant mort en Italie[4], de grandes contestations s'élevèrent pour le choix de son successeur (1314). L'électorat de Saxe était partagé en deux duchés, ceux de Wittenberg et de Lauenbourg ; il y avait deux margraves de Brandebourg depuis 1221 ; la maison de Wittelsbach, qui avait un moment réuni la Bavière et le Palatinat du Rhin, s'était divisée en trois branches pour les trois États du Palatinat de la Haute-Bavière et du duché de Bavière. Il avait été convenu, sous Rodolphe de Habsbourg, que, dans l'élection de l'empereur, les princes des branches cadettes prendraient part au suffrage de leur aîné, sans qu'on eût spécifié si leur voix serait consultative ou délibérative. Ils prétendirent, à la mort de Henri VII, qu'ils avaient le droit de voter séparément, et comme Henri de Carinthie, dépossédé de la Bohême, prétendait à son tour qu'il n'avait point perdu la qualité inaliénable d'électeur, il se trouvait douze voix. Le comte palatin du Rhin, l'électeur de Cologne, le duc de Saxe-Wittenberg et Henri de Carinthie, choisirent pour empereur Frédéric le Beau d'Autriche ; les archevêques de Mayence et de Trêves, Jean de Bohême, le duc de Saxe-Lauenbourg, les deux margraves de Brandebourg, choisirent de leur côté Louis, duc de la Haute-Bavière : ils lui ouvrirent les portes de Francfort, et l'y firent couronner, tandis que l'Autrichien, exclu d'Aix-la-Chapelle, recevait la couronne à Bonn.

La guerre commença entre les deux compétiteurs. Louis de Bavière mit au ban de l'Empire les princes autrichiens, et confirma la confédération des cantons helvétiens qui se déclarèrent ses partisans. Alors Léopold le Glorieux, frère de Frédéric, s'indigna de cette manifestation ; il appela à la vengeance la noblesse des provinces autrichiennes, et fit préparer des cordes pour attacher les paysans captifs et les emmener comme des troupeaux loin de leur pays. Les confédérés ne s'effrayèrent pas : ils firent des prières solennelles pour mériter la protection de Dieu, et par le conseil d'un vieillard ils prirent position sur la montagne du Sattel, près du défilé de Morgarten. Ils étaient 1300 ; ils n'avaient que des hallebardes contre les armures de fer de leurs canerais. Cinquante exilés du canton de Schwitz vinrent réclam.er l'honneur de contribuer avec eux à la défense de la patrie : ils furent repousser& comme indignes ; mais, opiniâtres à mériter leur rappel par un grand service, ils se postèrent dans le canton de Zug, sur la hauteur, attendant l'ennemi qui devait passer au-dessous d'eux. A peine les forces autrichiennes furent entrées dans le défilé, que les cinquante firent rouler sur la cavalerie des pierres énormes et des quartiers de rochers. La cavalerie se mit en désordre, et cherchant à reculer, retomba sur l'infanterie, qu'elle déconcerta. A cette vue, les confédérés s'avancèrent, et à coups redoublés de hallebardes, achevèrent là déroute des cavaliers. Le combat ne dura qu'une heure et demie. Léopold conclut une trêve d'un an, et les trois cantons déclarèrent leur union perpétuelle. Depuis ce temps on s'habitua à nommer le pays des confédérés du nom du canton de Schwytz, dans lequel avait été conclu le traité de Brunnen, et remportée la victoire de Morgarten. Ce nom a été altéré par les Allemands en celui de Schweitz, et par les Français en celui de Suisse.

La maison d'Autriche ne fut pas plus heureuse en d'autres parties de l'Allemagne ; Louis V fit lever le siège d'Eslingen en Souabe. De tous les partisans du Bavarois, le plus remarquable était Jean de Luxembourg, roi de Bohême. Ce fils de Henri VII, après avoir lutté avec succès contre Henri de Carinthie, n'avait pu s'accommoder aux mœurs peu civilisées des Bohémiens ; il avait quitté ce royaume en 1316, laissant l'administration à sa femme, se livrant aux plaisirs de la chevalerie dans son comté de Luxembourg, ou parcourant le monde pour apaiser les querelles. Son cheval le portait partout où la paix était troublée : Sans le roi de Bohême, disait un proverbe, on ne peut rien faire. Lorsque sa femme mourut, on ne savait où le trouver pour lui annoncer ce malheur ; de nombreux courriers furent dirigés sur tous les points ; on le rencontra enfin dans une montagne du Tyrol. Il remplit l'Occident de ses exploits et de sa bonne renommée, conquérant prix et honneur, donnant fiefs, joyaux, terres, or, argent ne retenant rien fort l'honneur, et placé et un si haut sommet de gloire, que tout seigneur allait le chercher pour faire la guerre[5]. Il combattit en Allemagne pour l'empereur, en Italie pour rendre à toutes, les villes la liberté, en Lithuanie, pour convertir les païens ; nous lie verrons périr . Crécy. Il avait en 1319, ménagé un accommodement entre Louis V et Frédéric le Beau, et s'était payé lui-même de ce service à la mort du dernier margrave de Brandebourg de la famille Ascanienne, en occupant la Lusace. Cependant la guerre n'était pas finie. L'Autrichien envahit la Bavière (1322) ; le 28 septembre, il était arrivé à Ampfing, près de Muhuldorff ; il refusait d'attendre son frère Léopold. Revêtu de sa plus belle armure, il avait orné son casque de l'aigle impériale, et maintenait la victoire incertaine, lorsque le bourgrave de Nuremberg, Frédéric de Hohenzollern, tourna ses troupes et décida sa défaite. Frédéric fut pris avec son frère Henri. Enferme au château de Traussnitz, il refusa de renoncer à la couronne. Henri, livré à Jean de Bohême, obtint sa délivrance en renonçant à toutes les prétentions de sa famille sur la Bohême ; les seigneurs autrichiens prisonniers furent donnés au bourgrave de Nuremberg. Celui-ci, pour leur rendre la liberté ; exigea qu'ils lui fissent hommage de leurs héritages, comme arrière fiefs de l'Empire. Tandis que Louis de Bavière démembrait par là les possessions autrichiennes, il augmentait les siennes à la manière d'Albert Ier et de Henri VII. Il fiança sa fille au fils mineur de Frédéric le Mordu, et malgré les prétentions des collatéraux, il déclara le Brandebourg dévolu à l'Empire ; il en investit son fils, ainsi que des terres d'Anhalt, et avec Le consentement des électeurs, il lui donna l'expectative de la Poméranie. Il abandonna la Lusace au roi de Bohême.

Les princes autrichiens en avaient appelé au pape Jean XXII, qui, ne reconnaissant pour empereur ni Louis V, ni Frédéric, réclama pour lui-même le droit de nommer un vicaire pendant les partages de l'Empire, à l'exemple de Clément IV, qui, dans une circonstance semblable, avait nommé Charles d'Anjou vicaire impérial en Toscane, et parce qu'il n'appartenait à aucun juge séculier de prononcer entre les deux compétiteurs[6]. Et mécontent que son légat eût été repoussé de l'Italie, il fit afficher aux portes de l'église d'Avignon un acte appelé procès, par lequel il reprochait à Louis V de s'être arrogé la puissance impériale, d'avoir conféré la marche de Brandebourg à son fils, et lui ordonnait de s'abstenir du gouvernement jusqu'à ce que le Saint-Siège eût examiné et approuvé son élection[7]. Léopold d'Autriche répandit en Allemagne des publications centre l'empereur. Jean de Bohême, mécontent de n'avoir pas obtenu tout le Brandebourg, se réconcilia avec les Autrichiens, et passa en France pour s'entendre avec le roi Charles le Bel et avec Robert de Naples, sur les moyens de détrôner Louis V. Celui-ci, excommunié (1324) par un nouveau procès de Jean XXII, et cité à comparaître dans trois mois, s'il voulait n'être pas déposé, protesta solennellement contre le pape, et fut approuvé par les Universités de Paris et de Bologne, par Marsiglio de Padoue, et Guillaume Occam. Mais un troisième procès annonça la condamnation définitive, et Léopold d'Autriche ayant forcé l'empereur de lever en hâte, et avec honte, le siège de Brisgau, les électeurs de Mayence et de Cologne parlèrent de s'entendre avec le pape (1325). Louis de Bavière prit donc un parti désespéré ; il se rendit au château de Traussnitz ; et ne pouvant obtenir des princes autrichiens la confirmation d'un traité par lequel Frédéric renonçait à la couronne, il déclara qu'il partagerait l'empire avec son prisonnier. Louis et Frédéric commencèrent par coucher dans le même lit et manger à la même table ; puis le traité de Munich établit deux rois qui devaient porter ce titre alternativement et gouverner en commun. Chacun aurait son sceau pli porterait les deux noms ; les grands fiefs seraient conférés d'un commun consentement ; si l'un des deux rois descendait en Italie, l'autre gouvernerait l'Allemagne. Léopold d'Autriche se montra satisfait ; et malgré le pape, malgré les électeurs, Louis de Bavière laissa son collègue en Allemagne, et descendit en Italie (1327).

Il passa deux ans, dans cette expédition, à réclamer, des droits sur les seigneuries ou les villes libres, et à les perdre (voyez ch. XXV) ; et quand il fut de retour en Allemagne, au moment de la mort de Frédéric le Beau, il entendit publier de la part de Jean XXII l'aggravation[8] qui devait le punir de son couronnement à Rome par la main des laïques, malgré l'autorité pontificale. (1330). Ses ennemis étaient le roi de Bohême, et les Autrichiens Otton et Albert, excités par le pape à continuer les hostilités. Il se débarrassa un moment de ces hommes par le traité de Haguenau ; et la maison d'Autriche parut s'affaiblir deux ans après, lorsque le pays du Lucerne, dont ils étaient seigneurs, accéda à la confédération des trois cantons suisses (1332), Au contraire Jean dis Bohême, en revenant de la Lithuanie, avait obtenu l'hommage des ducs de Silésie vassaux de la Pologne. Descendant en Italie, il avait été reçu comme seigneur et pacificateur par la plupart des villes. L'empereur forma une ligne qui devait attaquer la Bohême, en même temps que les Italiens se confédéraient contre l'étranger, Le rapide chevalier accourt en Allemagne, promet à l'empereur d'aller opérer sa réconciliation avec le pape, tombe sur tous ses ennemis, chasse le roi de Pologne, disperse, par une terreur panique, les Autrichiens et les Hongrois, fait approuver par le pape ses projets sur l'Italie, et de concert avec le roi de France, décide Louis à donner une abdication qui doit rétablir la concorde ; mais les électeurs s'y opposent, et contraignent Louis V à soutenir la lutte jusqu'au bout.

Louis de Bavière n'avait rien gagné à partager l'empire avec Frédéric le Beau, ni à offrir son abdication. Ses ennemis triomphaient. Le jeune Charles, fils de Jean de Bohême, investi par son père du gouvernement de ce royaume, remettait l'ordre dans les finances et dans les monnaies altérées ; il reprenait les châteaux aliénés par son père, bâtissait un palais et d'autres monuments. L'empereur ne gagna rien non plus à la mort de Jean XXII (1334). La bonne volonté de Benoît XII fut contrariée par le roi de France. Les ducs d'Autriche, chargés d'une négociation qui ne réussit pas, se firent payer par l'acquisition de la Carinthie et du Tyrol, dont l'empereur les investit malgré les prétentions de Jean de Bohême. Le Bohémien était alors en France, malade des blessures qu'il avait reçues dans un tournoi ; il annonçait des desseins de vengeance. Louis V, pour se faire des partisans, éleva au rang de prince d'empire le comte de Juliers, et donna le titre de roi du royaume de Vienne au dauphin[9] Humbert, avec le droit d'en disposer, entre vifs, soit pour cause de mort, en faveur de qui il voudrait. Cette création d'un nouveau prince, cette aliénation consentie d'avance d'un fief du royaume d'Arles, permit à l'empereur de résister un moment à Jean de Bohême mais il ne put empêcher une guerre qui eut pour résultat de laisser la Carinthie aux Autrichiens, et de donner le Tyrol à la maison de Luxembourg. Ce ne fut qu'en 1338 que Louis de Bavière se sentit appuyé par l'Allemagne. Il se rendit à la diète de Francfort ; il fit ressortir l'état malheureux de l'Allemagne, frappée de l'interdit depuis quatorze ans, le culte catholique partout suspendu, et dans quelques lieux, le peuple tout prêt à faire violence aux prêtres ; il fit voir les intrigues du roi de France, qui abusait au préjudice de l'empire, de la faiblesse de Benoît XII, et parla enfin de ses efforts, jusque alors inutiles, pour amener la réconciliation. Les États, de leur seule autorité, cassèrent tous les actes du pape, ordonnèrent que l'interdit serait levé, et les prêtres qui persisteraient dans l'obéissance du souverain pontife traités comme ennemis publics. Les électeurs, invités à délibérer sur les prétentions du pape, se réunirent à Rensé, formèrent la première union électorale, et rapportèrent à la diète une constitution fondamentale sur l'indépendance de l'empire. Elle établissait que la puissance impériale relevait immédiatement de Dieu, que l'homme choisi par la majorité des électeurs était véritablement empereur, que tous les États de l'empire étaient obligés de lui obéir, et que quiconque agirait contre cette loi serait puni comme criminel de lèse-majesté. Pour mieux attester l'indépendance de l'Empire, l'empereur se rendit à Coblentz, où l'attendait Édouard III, roi d'Angleterre. Comme si l'empereur d'Occident eût pu encore commander à des rois, et faire respecter sa sentence, Louis condamna Philippe de Valois, roi de France, à rendre au roi anglais les provinces de Normandie, de Poitou et d'Aquitaine, et le royaume de France tout entier. Il nomma Edouard III vicaire général de l'Empire dans les Pays-Bas et dans les provinces situées entre Cologne et la mer, et lui fit prêter serment par les vassaux de ces pays. L'année suivante (1339), une nouvelle diète ratifia la constitution de Francfort : il est vrai que le roi de France rompit adroitement l'alliance de l'empereur et de l'Angleterre, en faisant proposer par Benoît XII de nouvelles négociations dont il empêcha l'effet, et dont le Bavarois fut dupe ; mais au moins Louis V, défendu par les États avait la liberté d'agrandir ses domaines. En 1341, il reprit la Basse-Bavière, après l'extinction d'une branche de sa famille ; il écouta la Comtesse de Tyrol, Marguerite, alors mariée à un fils de Jean de Bohême, et qui demandait le divorce ; il la maria à son propre fils, déjà électeur de Brandebourg, et l'investit du Tyrol. En 1342, il renouvela pour son autre fils, Étienne, le duché de Souabe, et lui assigna pour résidence la ville de Ravensbourg[10].

Louis de Bavière travaillait en vain. Il ne s'affermissait pas lui-même, et sa dignité impériale s'en allait en lambeaux malgré l'empereur, malgré les électeurs. Déjà en 1321, tous les États d'empire avaient participé au droit que les électeurs s'étaient arrogé de contribuer à la collation des fiefs. En 1334, de l'avis des électeurs, Louis de Bavière recommanda aux juges de s'attacher aux lois écrites de chaque province, et publia lui-même un code de lois pour la province de Haute-Bavière, établissant ainsi dans ses propres domaines cette indépendance de lois qui assurait la division de l'Empire. Cependant ses ennemis personnels ne lui laissaient pas de repos. Jean de Bohême avait perdu un œil par une blessure, et l'autre par la maladresse du chirurgien. Le roi aveugle, plus actif encore et plus hardi courait la France et l'Allemagne, réclamait le Tyrol pour son fils, et faisait savoir au pape et à Robert de Naples quelles ressources la possession de cette province donnait à l'empereur pour menacer l'Italie. En 1343, il conduisit à Avignon son fils Charles qui trouva sur le Saint-Siège, à la place de Benoît XII, son ancien maître de l'Université de Paris, Pierre Roger, maintenant Clément VI, auquel il avait dit dans mouvement d'admiration : Tu seras pape ; et qui lui avait répondu : Tu seras empereur. Charles était déjà reconnu roi de Bohême par les états du royaume, et suzerain de la Silésie par les ducs de cette province ; il jura devant le pontife que la langue bohémienne, fille du slavon, n'avait aucune ressemblance avec la langue allemande ; et Clément VI, enlevant à l'archevêque de Mayence la juridiction sur la Bohême, éleva le siège de Prague en archevêché. Ce fut sans doute aussi à sa demande que Clément VI renouvela tous les actes de Jean XXII, et déclara qu'il n'accorderait jamais l'absolution à l'empereur. En effet, malgré les soumissions de Louis de Bavière, Clément VI imposa des conditions trop humiliantes pour être acceptées : Il déposera le nom et la qualité d'empereur, et ne les reprendra que sous le bon plaisir du pape ; il reconnaîtra l'Empire pour un fief du Saint-Siège ; il restituera le Tyrol au prince bohémien ; il livrera Guillaume Occam et tous les frères mineurs qui ont écrit pour l'indépendance de l'Empire. Les électeurs, tout en rejetant ces conditions, n'épargnaient pas les reproches au Bavarois ni les menaces. Celui-ci venait d'acquérir par sa femme (1345) les comtés de Hainaut, de Hollande, de Seelande et de Frise ; il forma une ligue contre Jean de Bohême ; il y attira l'électeur de Brandebourg, son fils, le roi de Hongrie, Louis le Grand, Casimir le Grand, roi de Pologne, Albert II, duc d'Autriche, et le seul prince de Silésie, qui n'eût pas reconnu la suzeraineté bohémienne. Jean l'Aveugle, entouré de tous côtés, semblait perdu. On fut bien surpris, après quelques hostilités, de voir terminer la guerre par un traité de paix. Pour ne pas perdre un moment, Jean l'Aveugle conduisit de nouveau son fils Charles à Avignon, et régla à quelles conditions le pape Clément VI le ferait élire empereur (1346). Cette capitulation importante, et qui fut plus tard si bien exécutée, était la ruine définitive de la majesté impériale. Il confirmera les promesses et les donations faites à l'Église romaine par son aïeul Henri VII ; il cassera tous les actes de Louis de Bavière ; il ne s'arrogera aucun droit sur Rome ni sur Ferrare, ni sur aucune partie de l'État ecclésiastique, ni sur les Deux-Siciles, ni sur la Corse ou la Sardaigne. Il viendra à Rome que le jour même de son couronnement ; il sortira de la ville aussitôt après cette cérémonie, et il n'y reviendra qu'avec une permission expresse du souverain pontife ; il annulera tout ce que Henri VII et Louis de Bavière ont fait en Italie ; il ne descendra même dans ce pays qu'après avoir fait confirmer son élection par le pape. Chartes de Bohême jura toutes ces conditions, et l'on verra qu'il affaiblit l'Empire au delà de ses promesses. De foudroyantes imprécations furent en même temps lancées contre Louis de Bavière, et l'ordre signifié aux électeurs de choisir un nouveau maitre. Un archevêque de Mayence nommé par Clément VI, les deux électeurs de Trèves et de Cologne, celui de Saxe et le roi de Bohême, élurent (11 juillet 1346) Charles IV. On le fit asseoir sur le trône royal qui était conservé à Rensé ; et au sortir de cette assemblée, Jean l'Aveugle, appelant des troupes de Bohême, sans laisser à son fils le temps de se faire reconnaître par les autres princes, l'entraîna en France pour combattre les Anglais, et périt à la bataille de Crécy.

Louis de Bavière avait espéré résister. Toutes les villes du Rhin, de la Souabe et de la Franconie lui avaient juré fidélité ; Charles IV, revenu de Crécy, et confirmé par le pape, n'avait pu se faire couronner qu'à Bonn ; mais le 11 octobre 1347, Louis de Bavière fut frappé d'apoplexie pendant une chasse ; toutefois ceux qui défendaient sa cause prétendirent lui donner un successeur : ils songèrent d'abord au roi d'Angleterre, qui refusa ; au landgrave de Thuringe et de Misnie, Frédéric le Sévère, qui vendit ses prétentions à Charles IV ; enfin à Gontier de Schwartzbourg, qui fut intronisé à Francfort (8 février 1349) ; mais étant tombé malade, peut-être par suite d'un empoisonnement dont on soupçonna son rival, il abdiqua, et Charles IV se soumit à une seconde élection où tous les électeurs le reconnurent.

Ce Charles IV, disent les Allemands, a arraché bien des plumes à l'aigle germanique. Au dehors, il consomma la perte du royaume d'Arles et de l'Italie. Déjà la suzeraineté impériale sur le comté de Provence avait bien perdu de sa considération depuis qu'une famille française possédait ce grand fief, qu'elle transmit plus tard à la couronne de France par héritage, sans qu'il fût désormais question de droits impériaux. Charles IV confirma la vente du comtat Venaissin, que Jeanne de Naples avait faite au pape Clément IV, et qui demeura jusqu'à la fin du XVIIIe siècle la possession incontestée des souverains pontifes. Le dauphin de Viennois, Humbert, créé roi par Louis de Bavière, avait cédé son royaume à la France, au duc de Normandie, fils de Philippe de Valois, à la condition que les habitants garderaient leurs privilèges, et que le fils aîné du roi français porterait toujours le nom de dauphin. Charles IV confirma cet arrangement (1357), et vers la fin de son règne, il nomma le dauphin, qui fut depuis, Charles IV, vicaire général de l'Empire dans le Dauphiné, n'était là qu'un titre sans importance. Le Dauphiné, dès lors séparé de l'Empire germanique, commença d'être une province du royaume de France.

Il y eut plus de honte encore dans les rapports de l'empereur Charles IV avec l'Italie. Nous avons vu ailleurs comment il fut livré à la dérision par les Visconti, et bravé par les Toscans. Innocent VI lui avait pourtant accordé la permission, refusée par Clément VI, de se faire couronner à Rome : triste permission pour un successeur des anciens Césars germains, si fiers de leur couronne impériale. Le César Charles IV avait promis de ne rester qu'un jour dans Rome. Il y entra donc déguisé en pèlerin, confondu avec sa suite, et inconnu aux habitants, et passa deux jours à visiter les monuments. Le triste Pétrarque, que l'arrivée de l'empereur avait arraché un moment à ses inconsolables regrets, perdit encore une fois toute espérance : Ah ! César, lui écrivait-il, ce que votre aïeul, ce que tant d'autres ont acheté par le sang, par le travail, vous l'aviez acquis sans travail et sans effusion de sang ; vous aviez trouvé l'Italie ouverte, les portes de Rome ouvertes, un sceptre incontesté, un empire pacifique ; et vous abandonnez tous ces biens : est-ce donc que vous n'en comprenez pas la valeur, ou que vous ne savez pas en être reconnaissant ?... Les prince de Rome ne doit-il pas avoir la même ardeur que le roi de Macédoine, qui, après être sorti des limites du royaume paternel, voulut être appelé, non plus le maitre de la Macédoine, mais le maître de l'univers. Souverain de l'Empire romain, vous ne soupirez qu'après la Bohême. Votre aïeul n'eût pas fait cela, ni votre père, qui pourtant ne fut pas empereur, mais qui, par le souvenir de la puissance paternelle, a recherché l'autorité sur tant de villes. Oh ! si votre père et votre aïeul vous apparaissaient au sommet des Alpes, que vous diraient-ils ? Grand César, tu as merveilleusement profité ; tu avais si longtemps retardé ton voyage en Italie, et tu reviens si vite ! tu rapportes la couronne de fer et le diadème d'or, avec le nom stérile d'empereur. On t'appellera l'empereur des Romains, et tu ne seras que le roi de Bohême. Toutes ces colères, toutes ces élégies, échouaient, contre la force irrésistible des révolutions : elles ne réussissaient pas même à émouvoir l'orgueil impérial par la liberté du langage. Il fallut que Pétrarque se résignât, qu'il renonçât pour toujours au rétablissement des gloires antiques. De sa seconde expédition, entreprise avec le pape Urbain V (v. ch. XXV), Charles IV ne rapporta qu'un peu d'argent, dont les Italiens lui avaient acheté le reste de ses droits.

Dans l'Allemagne proprement dite, l'autorité impériale ne fut pas moins avilie sous Charles IV. Si les princes slaves du Mecklenbourg firent hommage de leurs terres à la couronne germanique (1349), pour obtenir le titre de ducs et de princes d'Empire, l'empereur accorda, la même année, au duc de Brabant la bulle d'or du Brabant, par laquelle les sujets de cette province ne pouvaient être appelés devant aucune cour d'Allemagne, pour aucune cause civile ou criminelle, mais devaient toujours être renvoyés devant les juges établis par leur duc. Le fils aîné de Louis de Bavière n'avait rendu les ornements et le trésor impériaux qu'après avoir reçu l'investiture du Brandebourg et du Tyrol, et l'empereur ayant voulu évoquer à son tribunal une cause portée devant la justice ordinaire du comte palatin, cet électeur, appuyé par ceux de Mayence et de Cologne, le força de renvoyer l'affaire devant les juges électoraux (1351). Même dans l'Helvétie, on bravait l'empereur. Depuis l'accession du canton de Lucerne, en 1332, d'autres villes avaient aspiré à la même alliance. Zurich fut introduite dans la confédération en 1351. Le duc d'Autriche ayant ordonné aux habitants de Glaris, ses vassaux, de marcher contre Zurich, les vassaux autrichiens refusèrent, sous prétexte qu'ils n'étaient pas tenus à rendre le service militaire, et ils se laissèrent envahir par les confédérés. L'avoyer autrichien de Glaris fut expulsé ; le pays de Zug envahi, et abandonné par le duc d'Autriche, son seigneur, augmentait la confédération de deux cantons. Ce fut inutilement que l'Autrichien Albert II fit accepter aux confédérés la paix de Lucerne (1353), par laquelle aucune possession de la maison de Habsbourg ne devait plus être admise dans la ligue ; en ce moment même la ville impériale de Berne y était accueillie. Cette ville, ennemie de Louis de Bavière, et abandonnée par lui aux seigneurs de l'Uchtland et de l'Argovie, avait été secourue par les cantons libres. Neuf mille confédérés suisse avaient fait lever le siège de Laupen, et détruit dix-huit cents soldats des seigneurs ; Berne formait le huitième canton. Le duc d'Autriche s'effraya donc ; il envoya sommation aux villes de Glapis et de Zug de revenir à son obéissance, en abandonnant leurs alliés, et sur leur refus, il porta plainte devant l'empereur ; les cantons, enhardis par la faiblesse du chef de l'Empire, répondirent à Charles IV qu'ils voulaient bien le reconnaître pour arbitre, mais sauf leur confédération. Charles IV vint lui-même avec une armée pour forcer Zurich ; mais les assiégés gagnèrent les princes qui accompagnaient l'empereur, protestèrent de leur obéissance en accusant la maison d'Autriche, et arborèrent les étendards impériaux. A cette vue, l'armée impériale se dispersa d'elle-même, et laissa les cantons faire avec leurs ennemis une trêve de vingt-cinq ans.

Il n'appartenait donc pas Charles IV, comme il s'en vantait après sa première expédition d'Italie, de rétablir l'ordre en Allemagne. La bulle d'or, qu'il publia en 1355, n'eut pour résultat que de sanctionner, par la renonciation impériale les droits et privilèges que les plus grands vassaux s'étaient arrogés. La diète de Nuremberg en adopta les vingt-trois premiers chapitres ; le reste fut accepté dans la diète de Metz, où assistèrent un légat d'Innocent VI, et le dauphin de France, comme feudataire du  royaume d'Arles. La bulle d'or appelle les électeurs les ceps de vigne de l'Empire, les colonnes qu'on ne peut ébranler sans renverser l'édifice, les sept chandeliers d'où part cette lumière qui, avec les sept dons du Saint-Esprit, doit éclairer le saint Empire. Aux électeurs seuls appartient le droit d'élire l'empereur, et sont seuls électeurs les trois archevêques de Trèves, de Mayence et de Cologne ; et dans les maisons Wittelsbach, de Saxe, de Brandebourg et de Bohême, ceux qui possèdent la terre vraiment électorale. Pour éviter désormais toute contestation à cet égard, et toute prétention au partage des voix, le partage d'une terre électorale est défendu, .net la succession aura lieu par ordre de primogéniture, à l'exclusion des femmes, excepté en Bohême. L'élection impériale se fera à la pluralité des voix, et à Francfort-sur-le-Mein.

Chaque électeur porte un titre d'archi-office. L'archevêque de Mayence demeure archi-chancelier du royaume d'Allemagne, celui de Trèves archi-chancelier des Gaules, c'est-à-dire de la Lotharingie (Lorraine et Brabant) et du royaume d'Arles ; celui de Cologne, archi-chancelier, a seul le droit de couronner l'empereur.

L'électeur-roi de Bohême, archi-échanson de l'Empire, est déclaré le premier électeur séculier ; le comte palatin, le seul prince de la maison de Wittelsbach qui garde le titre d'électeur, est archi-sénéchal ou archi-drossart ; le duc de Saxe-Wittenberg, seul électeur à l'exclusion des autres branches de sa famille, est archi-maréchal ; l'électeur de Brandebourg archi-chambellan. Ces archi-officiers ont des lieutenants héréditaires qui tiennent leur place, et font leurs fonctions en cas d'absence.

L'électeur palatin sera vicaire de l'Empire dans la France-Rhénane, la Souabe et la Bavière, et l'électeur de Saxe vicaire de l'Empire dans les provinces régies par le droit saxon, toutes les fois que l'Empire sera vacant par la mort ou par l'absence des empereurs. Les causes personnelles des empereurs seront jugées par l'électeur palatin.

Toua les électeurs ont le droit de se réunir en diète électorale sans le consentement du chef de l'Empire. Certains droits qui n'appartenaient qu'à l'empereur leur sont formellement concédés, celui d'exploiter les mines et salines dans leurs terres, de frapper monnaie, et surtout le droit de non appellando, en vertu duquel les sentences rendues par les  cours électorales sont irrévocables. Les électeurs, remplissant leurs archi-offices, précèdent en rang tous les autres princes, quels qu'ils puissent être, et la loi de majesté est étendue à leur personne. Il ne manquait à quelques-uns que le titre de roi, qu'ils ont reçu en 1806.

La bulle d'or défend encore aux vassaux de se confédérer sans le consentement de leurs seigneurs, de recevoir des serfs fugitifs ou des pfalburger ; elle défend les péages insolites, les guerres injustes, les rapines, les incendies, les pillages ; elle flétrit comme illégitimes tous les défis qui ne seront pas faits trois jours avant le commencement des hostilités, et signalés à la personne même de celui qui doit être attaqué etc.

Cette constitution fut scellée du grand sceau de l'Empire. L'empereur fit appendre un sceau d'or aux exemplaires qu'il remit aux électeurs et à la ville de Francfort : de là le nom de Bulle d'or.

Une chose seule réussit à Charles IV. Il surpassa tous ses plus ambitieux prédécesseurs à agrandir les domaines de sa maison. En conférant au fils de Louis de Bavière l'électorat de Brandebourg, il avait obtenu une renonciation formelle de l'électeur à la Haute-Lusace. Il acheta la Basse-Lusace, et incorpora ces deux provinces au royaume de Bohême. Par sa première femme, qui était fille de l'électeur palatin, il avait droit à une partie de palatinat. Lorsque cette femme mourut, Charles IV obtint de son beau-père le Nordgau ou Haut-Palatinat, qui, au XVIIIe siècle, relevait encore de la Bohême. Un seul prince de Silésie n'avait pas reconnu la suzeraineté de Jean l'Aveugle. Charles IV (1353) épousa la fille de ce prince, et reçut la promesse de la succession qui lui échut en 1368. La Silésie, comme la Lusace, fut incorporée à la Bohême. Il ne put empêcher le Tyrol d'entrer dans la maison d'Autriche (1363) ; mais il traita avec les princes autrichiens, et tous convinrent que si l'une des deux maisons venait à s'éteindre, l'autre maison hériterait. La même année, les deux fils de Louis de Bavière, possesseurs du Brandebourg, poussés par une querelle domestique, adoptèrent dans leur famille le fils de Charles IV et tous ses descendants mâles, et assurèrent, en cas d'extinction de leur race, la succession à la maison de Luxembourg. Les électeurs de Mayence et de Saxe, et le comte palatin, approuvèrent par des willebriefe ; la maison de Wittelsbach, engagée par ces actes solennels, se perdit à vouloir les annuler. Otton de Brandebourg (1373), en ayant manifesté l'intention, fut assailli par l'empereur, et obligé d'abandonner sa terre aux fils de Charles IV ; il se réserva seulement pour sa vie les fonctions d'électeur et d'archi-chambellan, mais le Brandebourg fut ajouté à la Bohême. Ce royaume de Bohême était le centre de la puissance de la famille régnante. Charles IV avait bien érigé en duché le petit comté de Luxembourg, d'où Henri VII était sorti, et où Jean l'Aveugle venait dépenser l'argent des Bohémiens ; mais il l'avait cédé à son frère Wenceslas, et lui-même préférait la Bohême. Avant d'être élevé à l'Empire, il avait obtenu pour l'évêque de Prague l'indépendance et la juridiction métropolitaine. En 1361, il fonda l'Université de Prague sur le modèle de celle de Paris ; il la dota richement, et lui fit présent de la bibliothèque de Guillaume de Hasenbourg, doyen de Wischerad, qui comprenait cent quatorze manuscrits. Il visitait souvent cette Université ; il y passait quelquefois quatre heures entières à entendre les leçons des maîtres et les disputes des écoliers ; et quand ses courtisans l'avertissaient que l'heure était venue de souper, il répondait : C'est ici mon souper, je n'ai pas le loisir d'en faire d'autre. Il orna les principales villes de la Bohême. Son pont de pierre sur la Moldau, à Prague, surpassait la longueur et la largeur des ponts de Dresde et de Ratisbonne. Enfin, il accorda aux états de Bohême le magnifique privilège d'élire seuls leurs rois si la maison régnante venait à s'éteindre. Cependant, par ses efforts pour germaniser les Bohémiens, il donna un exemple qui nuisit à son successeur.

Charles IV, afin d'assurer à son fils Wenceslas le titre impérial, demanda au pape Grégoire XI la permission de le faire élire ; le pape l'accorda, tout en refusant de reconnaître pour l'avenir aux électeurs le droit d'élection. L'empereur marchanda ensuite les voix ; chacune d'elles exigeait 100.000 florins, et il manquait d'argent. Il livra des villes impériales au lieu d'or ; il abandonna ce qui restait encore au domaine du chef de l'Empire, c'est-à-dire quelques péages du Rhin échappés au pillage du grand interrègne ; il viola même la bulle d'or au profit de l'électeur de Saxe : à ces conditions, Wenceslas fut élu roi des Romains par tous les suffrages. Charles IV avait achevé la ruine des empereurs ; il mourut en 1378.

 

II

La haine et l'ambition mutuelle de tous les Étals de l'Empire était la conséquence inévitable de leur individualité récente, et les guerres privées, en dépit de la bulle d'or, leur étaient le plus sûr moyen d'agrandissement. L'empereur lui-même n'avait plus d'intérêt à maintenir l'ordre entre des puissances qui ne respectaient sa suprématie ni dans la paix ni dans la guerre. Réservé uniquement à porter la couronne impériale, il jouait le premier personnage dans ce cérémonial de parade où tous les princes venaient chacun à son rang, avec ses insignes, remplir les fonctions de son titre ; puis, quand il avait reçu de vains hommages, prononcé quelques mots de souveraineté, répété qu'il était roi des Romains et Auguste par la grâce de Dieu, ce qu'il avait de mieux à faire, c'était de retourner dans ses domaines, de chercher à les étendre, et d'y exercer une autorité qui, là du moins, n'était pas contestée. Charles IV avait ainsi préféré le séjour de la Bohême, et son fils Wenceslas le surpassa en l'imitant. Après avoir tenu sa première diète à Nuremberg, après avoir renouvelé la paix publique, et reconnu Urbain VI pour pape légitime, il se retira en Bohême, et laissa de formidables hostilités se préparer derrière lui. Déjà, dans les dernières années de son père, les villes impériales de Souabe, craignant d'être vendues aux électeurs s'étaient liguées pour détendre leur liberté contre les seigneurs voisins. Bientôt (1380), les villes de la province rhénane accédant à cette confédération, il se trouva soixante villes réunies contre les violations de la paix publique, qui prirent le nom de grande ligue. De son côté, la noblesse immédiate, non moins avide que les princes d'Empire, forma la confrérie du Bouclier de Saint-Georges ; d'autres nobles entrèrent dans la société du Lion, dans la société aux Cornes, ou dans celle de Saint-Guillaume. La grande ligue se renforça de nouveaux alliés. Pour résister à tous ces ennemis, elle attira à elle quelques-unes des associations de nobles, et parmi les princes les plus puissants, le comte de Wurtemberg, et Léopold IV d'Autriche, qui avait dans son partage les domaines de la maison de Habsbourg en Souabe et en Alsace. Les choses en étaient à ce point, lorsque Wenceslas, sortant de son indifférence, parut à la diète de Nuremberg, le 11 mars 1383 : il déclara toutes les ligues réunies en une seule pour le maintien de la paix publique, et partagea cette confédération en quatre cercles ou partis le premier comprenait la Haute et la Basse-Saxe ; le second, toute la province rhénane depuis Bâle jusqu'en Hollande ; le troisième, l'Autriche, la Bavière et la Souabe ; le quatrième, la Thuringe et la Franconie. Mais le premier obstacle vint des villes elles-mêmes. Par défiance de l'empereur, elles refusèrent d'entrer dans la confédération, et n'y consentirent que l'année suivante par l'union de Heidelberg, Wenceslas, peu satisfait de l'Allemagne, pour s'était un moment détourné de ses propres affaires, rentra en Bohême, et quand les députés des États d'Empire vinrent solliciter son retour, il leur répondit : Si quelqu'un est curieux de voir notre personne, qu'il vienne en Bohême :, il aura toute liberté de nous contempler à son aise[11].

Les guerres privées recommencèrent. Les villes impériales tentèrent inutilement d'attirer à leur ligue la Confédération helvétique. Celle-ci, au milieu de tous ces troubles sans gloire, humilia encore une fois la maison d'Autriche dans une journée glorieuse, digne de Morgarten. Lucerne, gênée dans son commerce par le châtelain de Rothenbourg, laissa faire à ses jeunes gens, qui détruisirent le château et la ville. Ensuite, pour prévenir la vengeance de ses ennemis, avec l'aide de Zurich et des autres cantons, elle attaqua, vainquit, dépouilla les seigneurs voisins, et accorda le droit de cité à deux villes autrichiennes, Richensée et Sempach. L'Autrichien Léopold IV, surnommé le Preux, neveu du vaincu de Morgarten, arriva aussitôt dans l'Argovie, jurant de punir les confédérés (1386). Les seigneurs se levèrent à son appel, et en douze jours cent soixante-sept comtes ou prélats envoyèrent aux Suisses leurs défis. Berne refusa son aide aux confédérés, parce que la trêve avec l'Autriche durait encore. Zurich, surveillée par une armée ennemie était réduit à l'inaction. Le duc, arrivant à Sempach avec une cavalerie de quatre mille nobles, y rencontra quatorze cents confédérés. Les nobles mirent pied terre, et coupèrent les longues pointes de leurs chaussures, pour se tenir plus fermes sur le terrain inégal, puis, se développant en bataillon carré, ils abaissèrent leurs hallebardes : elles étaient si longues, que celles du quatrième rang dépassaient les hommes du premier ; le Front autrichien était impénétrable. Les Suisses avançaient : par leurs mouvements en divers sens, ils essayaient de rompre la ligne pour s'y faire un passage ; ils ne pouvaient déplacer un seul Autrichien. Tout à coup ils s'aperçoivent que les hallebardes sont creuses ; ils essaient de les briser à coups de massue ; mais chaque hallebarde brisée était à l'instant remplacée par une autre. Ils désespéraient d'en finir, lorsqu'un chevalier d'Unterwald, remarquable par sa force et sa haute taille, s'élance en avant, et leur crie : Je vais vous ouvrir un passage, ayez soin de ma femme et de mes enfants ; je m'appelle Arnold de Wenkelried ; puis étendant les bras, il saisit tout ce qu'il peut de hallebardes, et les ramène vers sa poitrine des deux côtés, il a fait une brèche pendant qu'il tombe sous tant de coups qui le percent, les Suisses entrent dans la ligne rompue : les chevaliers autrichiens accablés par le poids de leurs armes sous un soleil ardent, reçoivent sans résistance les coups mortels des massues. Ils tombent ou fuient. Léopold, avec six cent soixante-seize seigneurs, était mort sur le champ de bataille. Une trêve fut conclue par la médiation des villes souabes.

Cependant Wenceslas, appelé par l'Allemagne, consentit à se montrer une troisième fois à Nuremberg (1387) ; tous les États d'Allemagne lui semblaient être ses ennemis il n'avait d'autre dessein que de .les diviser. Lui qui, quatre ans plus tôt, avait tout réuni dans une seule confédération, donna un diplôme particulier aux villes de Souabe pour leur assurer le maintien de leurs privilèges, et les sépara ainsi de la confédération générale. Les villes d'une part, de l'autre les cercles réduits aux seuls princes, Formaient deux armées rivales, prêtes à s'entre-déchirer. Un des trois princes qui régnaient en Bavière, Frédéric, ayant attaqué l'évêque de Salzbourg, fut assailli (1387) par les villes de Souabe l'État, de Bade, le palatinat du Rhin, furent ravagés. L'électeur palatin Robert vainquit les confédérés près de Spire et de Francfort, et fit jeter ses prisonniers dans un four à chaux. Les villes, battues encore à Weil et à Worms, reprochèrent à Wenceslas de ne les avoir pas secourues (1388). L'empereur, qui s'amusait en Bohême, répondit que les États s'étaient brouillés sans lui, et qu'ils pouvaient bien sans lui se réconcilier : Je crains, disait-il, le sort du loup de la fable, qui s'est entremis pour faire cesser le combat des deux boucs. Il convoqua cependant une diète à Égra (1389) ; il y cassa toutes les ligues, et publia une nouvelle paix publique pour six ans ; il établit un tribunal composé de huit juges, quatre nommés par les seigneurs et les autres princes, et quatre par les villes, sous un président désigné par l'empereur, pour juger tous les perturbateurs du repos public. Cette institution produisit quelque bien. La même année, la trêve de Vienne entre les Suisses et la maison d'Autriche confirma à la confédération toutes ses terres.

Telle était la situation politique de l'Allemagne, que tous ces Ëists formés de la décadence impériale réclamaient maintenant un empereur qui leur laissât leurs droits sans doute, mais qui, les surveillant tous, contint leurs querelles particulières, et affermit par la paix générale leur domination sans relever la 'sienne. Wenceslas avait déplu, dès les premiers jours de son règne, aux Bohémiens. On accusait son ivrognerie on accusait sa cruauté ; on répétait que, dans son palais de Wischerad, sur la Moldau, il avait pratiqué une trappe invisible, qu'un léger mouvement déplaçait, pour laisser tomber dans le fleuve ceux qui passaient dessus ; qu'un jour ayant trouvé écrit sur le mur de sa chambre : Wenceslaus alter Nero, il avait ajouté de sa main : Si non fui adhuc, ero ; que son cuisinier lui ayant mal apprêté son dîner, il l'avait fait embrocher et rôtir vif. Ce qui est certain, c'est que Wenceslas se promenait toujours avec le bourreau, qu'il appelait son compère, et envoyait au supplice, sans autre procès que sa colère, tous ceux qui lui déplaisaient sur son chemin. Enfin, dans une querelle avec l'archevêque de Prague, il s'en prit au vicaire archiépiscopal, Jean Népomucène, qui n'avait pas voulu lui révéler la confession de la reine, et le fit jeter dans la Moldau. Wenceslas avait des ennemis dans sa propre famille : son frère Sigismond, roi de Hongrie par son mariage, à qui il avait cédé l'électorat de Brandebourg, et son cousin Josse de Moravie, possesseur du Brandebourg jusqu'à cc que Sigismond lui eût remboursé une somme prêtée. Wenceslas, surpris (8 mai 1394) dans l'abbaye de Beraun, fut conduit captif au château de Prague. Quatre semaines de captivité lui arrachèrent un acte qui conférait à,tosse la préfecture d'Alsace et le vicariat de Bohême. Délivré par un de ses frères, Jean, duc de Gœrlitz, Wenceslas, sur la demande de Sigismond, pardonna à Josse, lui conféra le duché de Luxembourg, et consentit, dans la Bohême, à recevoir les avis tout-puissants d'un conseil de treize membres.

L'Empire sentait si bien le besoin d'un chef, qu'en apprenant la captivité de Wenceslas, les États s'assemblèrent et réclamèrent impérieusement des Bohémiens la délivrance de l'empereur. Mais Wenceslas n'en fut pas reconnaissant ; il savait, de son côté, dans quel intérêt les États d'Empire voulaient lui conserver sa dignité. Sa paresse se refusait à les gouverner et à les pacifier. Ils lui demandèrent au moins un vicaire impérial, et il leur donna son frère Sigismond (1396). Mais il venait de conférer à Jean Galéas le titre de duc de Milan (v. ch. XXV, § III). On murmurait de cette aliénation, comme s'il eût été possible à l'Allemagne de reconquérir encore le Milanais ; on murmurait par-dessus tout du désordre de l'Allemagne. Enfin, en 1399, les électeurs de Mayence et de Cologne, palatin et de Saxe, formèrent une ligue électorale ; l'archevêque de Trèves y accéda ; le duc de Bavière, les margraves de Misnie, le Landgrave de Hesse, le bourgrave de Nuremberg, consentirent à l'élection d'un nouveau roi des Romains. On annonça l'intention de citer Wenceslas à Lahnstein pour lui demander compte de son administration. Ils ne s'inquiétèrent pas de la retraite du duc de Saxe qui, n'ayant pu faire tomber leur choix sur un de ses protégés, se sépara de la ligue. Ils citèrent Wenceslas à Oberlahnstein (1400), l'accusèrent de n'avoir pas rendu la paix a l'Église ni à l'Empire, d'avoir conféré le duché de Milan, de n'avoir pas mis fin aux défis et aux guerres privées, et le lendemain le palatin et les trois archevêques choisirent pour empereur le palatin lui-même, Robert III. Les lettres qu'ils écrivirent, au milieu de l'étonnement général, au pape, aux cardinaux,. aux villes d'Italie, aux autres rois, reprochaient à Wenceslas bien moins ces vices, ces cruautés ignobles dont les Bohémiens le défiguraient, que cette oisiveté incurable qui avait laissé couler la sueur sur le visage des princes. Wenceslas avait été rejeté comme inutile, pour avoir dissipé les biens impériaux, avili la puissance impériale ; on l'avait remplacé par Robert, déjà célèbre par ses vertus, et capable de ramener l'Empire à son heureux état d'autrefois[12]. Cependant les princes, par cette élection précipitée, n'avaient produit qu'une guerre civile. Avant de mettre l'ordre dans l'Empire, il fallait que Robert fût reconnu sans contestation. Selon l'usage, il campa pendant six semaines et trois jours devant les murs de Francfort avec une suite nombreuse de princes, de grands, de nobles du saint Empire[13], et fut couronné à Cologne ; mais Wenceslas n'avait pas renoncé à l'Empire, et déjà les électeurs voulaient que Robert descendit en Italie pour châtier le duc de Milan. Incertain si l'Allemagne tout entière finirait par le reconnaître, et forcé par ses partisans d'aller au dehors réclamer des droits perdus, le roi Robert fit de son mieux. Il brouilla les affaires le Sa Bohême, où Wenceslas régnait encore, et arma son fils, le margrave de Misnie et le bourgrave de Nuremberg, contre le royaume héréditaire de son rival. Il demanda 200.000 ducats aux Florentins, pour recouvrer l'honneur impérial presque tombé, reconnaissant que, faute d'un pareil secours, son entrée en Italie ne serait pas facile, protestant de la reconnaissance de son cœur d'or pour sa chère ville de Florence, et promettant de la faire connaître à tous les peuples de l'Italie par les faveurs et les privilèges dont il voulait combler leur liberté et leur puissance. Il écrivit au doge de Venise, Michel Steno, pour lui demander sa faveur, ses conseils, ses secours, disant magnifiquement que bientôt l'Italie verrait les insignes victorieux de la majesté qui porte le sceptre, pour la gloire des bons, la répression des méchants, l'extirpation des épines et des ronces. Il éleva la voix, forçant le ton des anciens empereurs, pour défier Jean Galéas, et le requérir de restituer les provinces, les terres, les territoires, et autres biens qui appartenaient au saint Empire romain. Il chargea François Carrare, son seul allié, de faire connaitre ses ordres au marquis d'Este, ses menaces au seigneur de Mantoue[14]. Il parut enfin (1401), et fut honteusement vaincu près du lac de Garda (voyez ch. XXV, § III). Il ne demandait pas autre chose que de revenir en Allemagne. Il retrouva la maison de Luxembourg dans la confusion. Sigismond nommé vicaire général en Bohême avait essayé de conduire Wenceslas en Italie pour disputer à Robert le couronnement impérial ; il l'avait ensuite gardé à vue dans son palais, enfin conduit à Vienne sous la surveillance du duc d'Autriche. Forcé, par les dangers de son royaume de Hongrie, de quitter la Bohême, Sigismond apprit que Wenceslas, échappé de Vienne, était rentré dans ses États. Il voulut s'allier avec le duc d'Autriche, et ne put empêcher un accord par lequel Josse de Moravie était appelé à la succession de Bohême.

Cette brouillerie des princes de Luxembourg permettait sans doute à Robert de régner, comme l'avaient voulu les électeurs dont il était le représentant. Une bulle de Boniface IX, reçue intacte et avec tous les signes d'authenticité par l'évêque de Worms, soumettait à l'interdit et à l'excommunication la ville d'Aix-la-Chapelle, si elle ne reconnaissait pas Robert (1404) ; mais Robert était coupable, ou de ne pas rétablir la paix publique, ou de déplaire à l'archevêque de Mayence. Cet électeur forma donc avec les principaux États et les villes de Souabe, la ligue de Marbach (1405) pour la défense de la paix, et contre les envahissements du chef de l'Empire, si l'empereur voulait toucher aux droits et aux privilèges des États. Robert ne put dissoudre cette ligue ; il la justifia même (1406) quand il ne tint pas la parole qu'il avait donnée, au moment de son élection, au sujet du Brabant et du Limbourg ; à la mort de la duchesse Jeanne, à qui Charles IV avait abandonné ces deux provinces pour sa vie, il les réclama comme fiefs dévolus à l'Empire mais il ne reçut point de réponse des États[15], et il ne put empêcher un prince de Bourgogne, Antoine, fils puîné de Philippe le Hardi, adopté par Jeanne, de prendre possession de l'un et de l'autre duché, auxquels il ajouta bientôt le Luxembourg, par le consentement de Wenceslas. Ces fiefs germaniques, entrant ainsi dans la maison de France étaient perdus pour l'Empire. On murmurait donc contre Robert ; lui-même commençait à être las de sa royauté. Il disait au roi d'Angleterre Henri IV, en refusant de l'aider contre la France (1407) : Depuis le jour de mon élection jusqu'au temps présent, j'ai éprouvé et j'éprouve une résistance opiniâtre du roi de Bohême et de ses complices ; il me faut travailler contre eux sans relâche d'une main forte et puissante, et occuper toute ma milice à cette guerre. Bien plus, quelques-uns de ceux qui m'ont salué roi des Romains n'ont point une volonté assez pure et ne me montrent pas toute l'obéissance qu'ils devraient. Il faut donc que je veille, que je prévoie avec sagacité, que je sois agité de soucis, que je garde opiniâtrement ma milice auprès de moi[16]. Robert acheva son règne dans des efforts aussi malheureux pour mettre fin au schisme de l'Église ; il mourut en 1410.

Par une singulière confusion des droits électoraux la mort de Robert opéra un triple schisme dans l'Empire. L'électeur de Saxe et Wenceslas, roi de Bohême, prétendaient que l'empereur vivait encore, que cet empereur était Wenceslas, auquel on n'aurait point dû opposer Robert. La voix électorale du Brandebourg appartenait ou à Sigismond, roi de Hongrie, qui avait le titre de cet électorat, ou à Josse de Moravie, qui en avait la possession ; enfin, à la diète convoquée par l'archevêque de Mayence, il ne vint que le palatin et les trois archevêques : le palatin et l'électeur de Trèves admirent le bourgrave de Nuremberg, ambassadeur de Sigismond, pour le représentant de la voix électorale du Brandebourg ; et tous les trois choisirent Sigismond. Deux jours après, les ambassadeurs de Josse et de recteur de Saxe arrivèrent à Francfort, se joignirent aux deux autres archevêques, et élurent Josse de Moravie. Wenceslas, Sigismond, Josse, tels étaient les trois compétiteurs. Sigismond demandant à Josse s'il acceptait l'Empire : Je pars pour Francfort, répondit Josse ; — et moi, reprit Sigismond, je pars pour la Moravie. Mais Josse mourut tout à coup ; Wenceslas déclara qu'il renonçait à l'Empire en faveur de son frère ; et Sigismond fut reconnu par toute l'Allemagne (1411).

C'était un prince puissant : il était roi de Hongrie ; par la mort de Josse, il rentrait en possession entière du Brandebourg ; il devait hériter de la Bohême après la mort de Wenceslas. En accordant de nouvelles prérogatives à l'archevêque de Mayence, il avait promis de faire rentrer au domaine de l'Empire tous les fiefs qui deviendraient vacants : ainsi les électeurs semblaient avoir rencontré dans Sigismond ce qu'ils avaient reproché à Wenceslas de ne pas être ; mais le nouvel empereur avait ses États à lui, dont la défense le détournait quelquefois des intérêts de l'Empire ; il travailla ensuite avec ardeur à terminer le schisme qui divisait l'Église ; et quand l'élection de Martin V eut, après quatre ans, mis fin au concile de Constance, la guerre des Hussites se répandit de la Bohême sur l'Empires qu'elle couvrit pendant douze années de dévastations (v. ch. XXIV, § 3). Au milieu de tant de soins, Sigismond ne put faire prévaloir ses prétentions impériales sur l'Italie. Tout ce qu'on lui accorda, ce fut d'entrer une fois à Milan pour y parer sa tête de la couronne de fer ; et à Rome, pour y recevoir la couronne impériale. Dans l'Allemagne elle-même il fut abandonné des États, quand il rappela à la directe de la couronne germanique les duchés de Brabant et de Limbourg, vacants par la mort d'Antoine de Bourgogne, et dont s'empara le duc de Bourgogne Philippe Le Bon. Il fut mieux écouté quand il parla de paix publique. Les États savaient sacrifier quelque chose de leur indépendance pour recouvrer, avec ce bien de la paix, la liberté de jouir à l'aise de leur puissance nouvelle ; ils lui laissèrent rétablir l'office de juge de la cour, et opposer à leur droit de non evocando une chambre impériale qui dépendait de l'empereur seul, qui avait ordre de prévenir les transgressions de la paix publique, ou de les faire réparer sur-le-champ. C'est l'origine du conseil aulique. Enfin Sigismond organisa l'Allemagne, au moins les principales familles ou États, tels qu'ils sont demeurés, tant que l'Allemagne a été un empire. Il donna le Brandebourg au bourgrave de Nuremberg, Frédéric V de Hohenzollern, pour le récompenser de ses services personnels, et il fonda, par cette donation, la maison qui règne encore aujourd'hui sur la Prusse. Il délivra les cantons suisses du voisinage des Autrichiens, lorsqu'au concile de Constance il mit au ban de l'Empire le duc d'Autriche Frédéric, qui avait favorisé la fuite de Jean XXIII. Ce duc avait reçu en partage les possessions de la maison de Habsbourg, en Suisse, en Souabe, et le Tyrol. Les confédérés suisses n'acceptèrent qu'à regret l'ordre de dépouiller leur voisin. Il fallut que le concile les menaçât d'excommunication, que l'empereur leur garantît la possession des terres qu'ils conquerraient par obéissance, et qu'il affranchit Zug et Glaris de tous leurs devoirs envers le proscrit. Berne occupa l'Argovie, Aarhourg, Aarau, Linsbourg, et le château de Habsbourg ; Lucerne prit Sursée ; Zurich occupa les villes de Bremgartem et de Mellingen, et le comté de Baden ; tandis que la ville de Schaffhouse redevenait impériale, et que la préfecture des dix villes impériales de Souabe était abandonnée à l'électeur palatin.

Sigismond fonda encore la maison qui règne aujourd'hui sur la Saxe avec le titre royal. La famille qui possédait l'électorat de Saxe s'éteignit en 1422 ; l'autre branche, qui possédait la Saxe-Lawenbourg, réclama Wittemberg et le cercle électoral. Sigismond n'écouta que sa reconnaissance. Le margrave de Misnie, landgrave de Thuringe, Frédéric le Belliqueux, s'était montré allié utile de Sigismond, empereur ou roi de Bohême : il fut investi de la Saxe, et admis par les électeurs dans leur collège. Sigismond le soutint contre ses concurrents, déconcerta toutes les menaces d'Éric, duc de Saxe-Lawenbourg, et les prétentions du concile de Bâle, qui, s'ingérant dans les affaires temporelles de l'Empire, voulait prononcer sur cette succession. Sigismond assura encore la possession de la Lorraine à René d' Anjou, époux d'Isabelle, la seule héritière de la famille de Gérard d'Alsace. Enfin, Sigismond acquit à la maison d'Autriche la dignité impériale, qu'elle a toujours conservée par l'élection jusqu'à Marie-Thérèse, ou, si l'on veut, jusqu'à ce que la volonté de Napoléon en décidât autrement. Il avait marié sa fille Élisabeth au duc autrichien Albert V, descendant à la quatrième génération de l'empereur Albert Ier. Il le déclara son héritier dans la Bohême et dans la Hongrie. Albert lui succéda aussi dans l'Empire.

La mort de Sigismond (1438) mit fin à la maison de Luxembourg il rie resta rien de cette race illustrée par les qualités brillantes de Jean l'Aveugle ; elle avait réuni deux électorats et la Hongrie ; elle avait imposé son autorité directe à une partie du Palatinat ; elle avait gardé l'Empire, malgré l'inquiétude des princes, sous Charles IV, Wenceslas et Sigismond ; elle se glorifiait d'avoir, par la bulle d'or, déterminé à toujours les rapports et les droits des nations germaniques ; il n'en resta rien, pas même le petit pays de Luxembourg leur berceau, qui entra, en 1444, dans la maison française de Bourgogne. Mais une époque nouvelle commençait pour l'Allemagne, une époque d'organisation et d'administration régulière. Telle fut l'œuvre que la maison d'Autriche entreprit dès les premiers jours de son avènement définitif. Albert HH, élu empereur, reconnu roi par la Bohême et par la Hongrie, régna moins de deux ans ; mais s la diète de Nuremberg (13 juillet 1438), il parla si haut de la nécessité de la paix publique, qu'on écouta sa volonté. Pour mettre fin aux défis et aux guerres privées il voulait que toute querelle fût soumise à un jugement d'arbitres, et que l'on constituât une autorité supérieure respectée de tous dans l'intérêt général, Des murmures se firent entendre le projet présenté par l'empereur ne fut pas adopté chaque parti fit le sien à son avantage ; mais, l'empereur persévérant toujours, il fallut bien que de tous ces travaux partiels on formât un traité accepté par tous ; enfin, du convoiement des électeurs, des princes ecclésiastiques et séculiers, des comtes, des barons, des chevaliers, des écuyers, et des villes, on publia une sanction de paix publique. On divisa l'Allemagne en six cercles ou cantons : à la tête de chaque cercle, un directeur ou capitaine général, choisi dans les états, devait juger toutes les causes de paix publique et ordonner et procurer la réparation de cette paix violée. Le premier cercle fut composé de la Franconie et du Haut-Palatinat sous la direction de l'électeur de Brandebourg ; le second, des États de l'ancienne Bavière sous la direction de l'archevêque de Salzbourg ; le troisième, de la province de Souabe, sous la direction du comte de Wurtemberg ; le quatrième, des deux rives du Rhin, depuis Bâle jusqu'à Coblentz, sous la direction de l'archevêque de Mayence ; le cinquième, du Bas-Rhin, des Pays-Bas et de la Westphalie, sous l'électeur de Cologne ; le sixième, de la Haute et de la Basse-Saxe, sous la direction de l'électeur de Saxe.

Sans doute il y avait encore trop de haines, de jalousies, d'ambitions contraires entre les divers États, pour que cette paix fit désormais gardée inviolablement. Albert II lui-même ne put être cette autorité supérieure qu'il avait réclamée comme indispensable au maintien de la paix ; il mourut en 1493, et son fils posthume Ladislas ne lui succéda qu'avec peine en Autriche, en Bohême et en Hongrie. Sans doute son successeur à l'Empire, naturellement indolent et peu capable, paraissait devoir abandonner l'Allemagne à elle-même. C'était Frédéric III, de la branche autrichienne de Styrie. Il voulut, contrairement à l'exemple d'Albert II, intervenir entre le concile de Mile et le pape Eugène IV. Convaincu et effrayé des maux terribles qui s'élèvent quand la paix ecclésiastique est troublée, il indiqua diverses diètes, convoqua souvent les princes et les prélats de sa nation, envoya des ambassades à l'un et à l'autre parti, n'épargnant ni les fatigues ni les dépenses[17]. Dans un intérêt de famille, il renouvela les guerres avec la Suisse ; à l'occasion de la succession du comte de Toggenhourg, il prit parti pour la ville de Zurich, qui prétendait faire des conquêtes malgré la confédération, espérant recouvrer quelques-unes des terres enlevées aux siens par Sigismond, IL appela contre la confédération le fils de Charles VII, le dauphin Louis, qui entraîna ainsi hors de France les aventuriers nommés Armagnacs, et qui, tout en triomphant des Suisses, près de Bâle, dit la paix avec eux par admiration de leur héroïsme. Les Autrichiens recouvrèrent Kybourg, la Thurgovie et Diessenhoffen (1450), mais pour les perdre en moins de dix ans. Au dehors enfin, Frédéric III, en renonçant solennellement aux prétentions des empereurs sur Rome (1452), renonça tacitement à l'Italie. Cependant, dès les premières années de son règne, Frédéric III avait ses projets d'organisation. Quelques États, ou plutôt certaines villes impériales, avaient proposé une constitution qui devait tout mettre en ordre, créer une chambre impériale, quatre tribunaux auliques, seize tribunaux provinciaux, soixante-quatre francs tribunaux, protéger les faibles contre les forts, et abolir les droite, les péages et les impôts. Les réclamations violentes contre Le clergé, les accusations injustes contre les ordres religieux, contenues dans ce travail, furent sans cloute ce qui empêcha de l'adopter ; mais la diète de Francfort (1442) fit des règlements sur les défis et les guerres privées, sur les abus du tribunal secret, sur les monnaies alors altérées ; et il fallait bien qu'il y eût de bonnes choses dans ces lois, et qu'on fût disposé à les observer, puisqu'elles portent encore le nom de réformation de l'empereur Frédéric III. A l'exemple de ses prédécesseurs, Frédéric III avait compris que l'agrandissement de se maison serait une cause certaine d'influence prépondérante en Allemagne. Il s'efforçait donc d'élever et d'illustrer cette maison, désormais sans rivale par l'affaiblissement des Wittelsbach et l'extinction des Luxembourg ; il accorda (6 janvier 1453) à tous les princes autrichiens le droit de créer des comtes et des nobles, d'établir des péages, d'imposer des charges ét des tailles ; il leur confit-nia les privilèges qu'ils avaient pu obtenir des autres empereurs, et les décora tous du titre d'archiduc. Ce nom, jusque-là inconnu, n'avait au-dessus de lui que le nom d'électeur, et n'avait point d'égal dans les autres dignités de l'Empire.

Cinq mois après (29 mai 1453), Constantinople fut prise par le sultan des Turcs, Mahomet II.

 

 

 



[1] Voyez au deuxième volume, ch. XX, § III et V. Voyez aussi Pfeffel, Histoire du droit public d'Allemagne, au grand interrègne.

[2] Voyez dans Martène, Thesaurus, anecdotorum, t. I, p. 1270.

[3] Pfeffel.

[4] La mort de Henri VII inspira des soupçons ; on répandit le bruit qu'un dominicain avait empoisonné l'empereur dans la communion, et un contemporain prétend que la chose lui fut dite par le frère de l'empereur lui-même, l'archevêque de Trèves. Mais il est constant que cet archevêque avait quitté Henri VII depuis trois mois, et qu'il résidait depuis ce temps dans son diocèse ; l'électeur n'avait donc pu le savoir par lui-même. Les soupçons cependant demeuraient toujours. L'ordre, des dominicains recourut à Jean de Bohême, et celui-ci déclara, qu'ayant fait examiner avec soin toutes les circonstances de la mort de son père, il n'avait pas trouvé le moindre indice qui pût faire soupçonner le moine (voyez Schœll). Sans doute ces deux faits ne sont pas connus d'un écrivain moderne, qui affirme, sans avancer aucune preuve, le fait de l'empoisonnement.

[5] Guillaume Machaut, Confort d'amis.

[6] Apud Martène, t. II, p. 641.

[7] Ces réclamations, qui paraissent exorbitantes aujourd'hui, s'expliquent cependant par le ton soumis des lettres de Louis de Bavière au pape, et de la supplication de ses ambassadeurs. Jean XXII rapporte ces pièces dans le second procès. Apud Martène, t. II, p. 618.

[8] Cette bulle rappelait tous les excès de Louis de Bavière en Allemagne et en Italie, déposait de nouveau ce prince, et défendait à tous les princes et seigneurs, ecclésiastiques ou séculiers, de lui obéir, sous peine de perdre eux-mêmes tous leurs honneurs et déliait de leurs engagements tous ceux qui pourraient en avoir contracté avec lui.

[9] On trouve, à l'an 1044, le commencement des comtes de Viennois. Le quatrième, Guignes IV, est surnommé Dauphin, parce qu'il avait pris un dauphin peur emblème dans les tournois. On vantait le chevalier du Dauphin. On s'habitua à l'appeler simplement le Dauphin, et ce nom devint un titre de dignité pour ses descendants. (Voyez Art de vérifier les dates, 10-151.)

[10] Pfeffel.

[11] Voyez Schœll, liv. 5, ch. 12. T. VIII.

[12] Voyez dans Martène, Thesaurus, anecdotorum, t. I, p. 1634 et suivantes.

[13] Voyez dans Martène, Thesaurus, anecdotorum, t. I, p. 1634 et suivantes.

[14] Voyez dans Marlène, Thesaurus, t. I, les soixante-dix-huit lettres écrites à Robert ou par lui.

[15] Martène, Thesaurus, t. I, p. 1718 et 1722.

[16] Martène, Thesaurus, t. I, p. 1719.

[17] Martène, Thesaurus, t. I, p. 1802.