Démembrement de l'empire carlovingien, et commencement de la seconde invasion. — Louis le Débonnaire ; traité de Verdun. Les Sarrasins en Italie, les Slaves sur les frontières de la Germanie, les Normands en France. — Progrès de la féodalité. — Charles le Gros (814-887). I Deux sortes d'ennemis menaçaient l'existence die l'empire carlovingien, les barbares du dehors et les peuples vaincus par Charlemagne. Ceux-ci avaient subi la conquête et le gouvernement uniforme du conquérant ; mais ils attendaient sa mort pour protester au nom des races ; la grande séparation des Alpes et du Rhin subsistait toujours qui distinguait dans l'empire trois nations principales, la Germanie, la Gaule, l'Italie jusqu'à. Rome. On devait moins compter encore sur la fidélité des tributaires, tels que les Slaves, Sorabes et Bohémiens, et le duché lombard de Bénévent, ou Charlemagne lui-même n'avait exercé que le droit de percevoir un tribut. Quant aux ennemis du dehors, leur audace sous Charlemagne faisait assez comprendre ce qu'elle serait après lui, et le temps de la seconde invasion était venu. Cependant Louis le Débonnaire put espérer un moment qu'il hériterait de toute la puissance paternelle. Cet homme doux et pieux (mitis, et pius), c'est-à-dire juste, réformateur impitoyable des vices et des abus, devait plaire aux peuples qui réclamaient contre l'oppression. D'abord les missi dominici, parcourant tout l'empire, avaient rencontré des hommes libres dépossédés de leurs biens et de leur liberté par les grands ; les biens, la liberté avaient été rendus. Les Saxons avaient recouvré le droit d'héritage, et les Espagnols réfugiés dans la Septimanie, les terres que Charlemagne leur avait données ; aussi venait-on de loin rendre hommage au nouvel empereur ou lui jurer obéissance. Bernard, son neveu, roi d'Italie et de Bavière, vint en personne reconnaître la suprématie impériale ; le duc de Bénévent renouvela son tribut ; la paix fut faite avec le khalife de Cordoue ; les Obotrites, les fidèles alliés de Charlemagne, promirent de combattre pour son fils, et le pape Étienne IV, successeur de Léon III, apporta de Rome le serment de fidélité des Romains, et une couronne précieuse dont il couronna l'empereur dans l'église de Reims (816). Cependant la division de l'empire était une nécessité. L'empereur, tout en le divisant, prétendit maintenir l'unité ; c'était s'affaiblir et ne pas satisfaire les races. A la diète d'Aix-la-Chapelle (817), il déclara son fils Lothaire héritier de la dignité impériale, son fils Pépin roi d'Aquitaine, le plus jeune, Louis que nous appellerons dès à présent le Germanique, roi de Bavière, de Pannonie, de Carinthie et Bohème. Le royaume d'Italie, après la mort de l'empereur, devait rester soumis à Lothaire, et ses frères, simples rois, subordonnés à son titre impérial. Des malédictions solennelles furent appelées sur la tête de celui qui voudrait dissoudre l'unité au grand préjudice de l'Église ; malgré quelques succès tous les malheurs de Louis le Débonnaire et la ruine de l'empire ont commencé ce jour-là. D'abord Bernard, roi d'Italie, réclama ; on disposait par avance de son royaume. L'Italie réclama avec lui ; toutes les villes, les princes d'Italie se conjurèrent pour Bernard, et fortifièrent les Alpes que Charlemagne lui-même n'avait pas forcées ; mais l'imprudent voulut attaquer ; il quitta la défense des montagnes pour courir à la rencontre de l'armée impériale ; il ne tint pas contre elle, dénonça ses complices, s'accusa lui-même, et condamné à perdre la vue, il périt par la cruauté du supplice comme le voulait l'impératrice Hermengarde. L'Italie demeura à l'empire ; trois ans après la mort de Bernard, Lothaire fut investi de l'Italie, se fit couronner à Rome par le pape Pascal III, établit ou assura l'usage de faire confirmer l'élection du pape par l'empereur, et se chargea de rendre la justice par ses juges (824). Les Basques, les Bretons, les Slaves réclamèrent aussi, mais pour être réduits. Le chef des Bretons Morman, qui prenait le nom de roi et répondait à l'empereur : Je n'habite pas ta terre, je ne veux pas de tes lois (818), soutint la guerre que les Francs lui déclaraient ; mais son successeur fut assassiné (825), et le nouveau chef Noménoé se soumit. Les Basques citérieurs, vaincus par le roi d'Aquitaine, perdirent dans leur chef, Lope Centulle, l'ancienne famille de leurs ducs (818). Les Obotrites ne purent défendre les fils de Godefried, contre un autre roi danois, Harold, que Louis le Débonnaire protégeait. Harold reconnaissant se fit chrétien, et le christianisme pénétra chez les Danois. Les Slaves du Danube ne furent pas plus heureux vainqueurs d'abord du duc de Frioul, ils furent vaincus à leur tour par les Francs, et bientôt réclamèrent leurs secours contre les Bulgares. Il n'y eut que les Basques ultérieurs qui gagnèrent quelque chose à la révolte. Vainqueurs (824) des comtes Aznar et Ebles, ils gardèrent Aznar, leur compatriote, pour régner sur eux ; la Navarre commença à former une petite nation. Aznar en fut le premier prince : c'est le premier démembrement de l'empire carlovingien. Mais la véritable division de l'empire, celle qui devait durer, fut opérée par les fils même du Débonnaire. Le faible empereur avait pleuré la mort de Bernard, il en avait fait pénitence publique, comme Théodose, et s'était humilié sans noblesse en présence de ces rudes guerriers qui ne comprenaient pas l'humilité. Il avait surtout irrité sa famille par un second mariage avec Judith, fille de Welf de Bavière ; il l'irrita bien davantage en donnant un partage au jeune Charles, plus tard surnommé le Chauve, fils de Judith. En 829, à la diète de Worms, Charles reçut le nom de roi, avec la Suévie (Souabe) ou Allemanie ; le même jour l'Aquitain Bernard, duc de Septimanie, fut déclaré maitre de la chambre et gouverneur du nouveau roi. C'était un homme du Midi au milieu des hommes du Nord, un Romain au milieu des barbares, et comme un ennemi qui, pour se mettre en garde contre la haine, la justifia et l'augmenta. Le Débonnaire avait violé ses serments, et changé, sinon rompu, l'unité du premier partage. Ses malédictions retombèrent sur sa tête. La faveur de Bernard fut le prétexte. Le véritable prétexte, c'était l'union de tant de peuples, de tant de grands qui souffraient d'être ensemble, et qui voulaient la division. Les fils de l'empereur profitèrent du mécontentement. On dit à Pépin d'Aquitaine que la royauté de Charles devait changer ses espérances, on dit à Lothaire, à Pépin, à Louis de Germanie, que Bernard conspirait contre l'indépendance de l'empereur et contre eux-mêmes, pour élever au trône le fils de Judith. Lothaire commença à dire au peuple qu'il fallait rétablir l'ancien état des choses publiques. La première révolte (829) fut impuissante. Les trois frères appelés avec leurs armées à la guerre contre les Bretons, se tournèrent tout à coup contre leur père, prirent Orléans, enfermèrent dans un cloître Judith et ses frères, mais laissèrent échapper Bernard. Ils portèrent la main jusque sur leur père, et le tinrent prisonnier pour le faire déposer : mais Pépin et Louis n'osèrent pas aller plus loin : l'assemblée de Nimègue fit comprendre que toute la Germanie tenait pour l'empereur les fils coupables furent heureux d'obtenir leur pardon, et l'empereur recouvra son trône. La seconde révolte fut plus terrible (832) ; soupçonnant Pépin de préparer une nouvelle guerre. J'empereur vint en Aquitaine, déclara Pépin indigne d'une couronne, et partagea tout l'empire entre Lothaire et Charles : si Pépin était coupable, on ne voit point quelle faute avait mérité à Louis le Germanique une spoliation entière : les serments d'Aix-la-Chapelle étaient violés une seconde fois. On n'avait pas écouté les représentations d'Agobard, l'évêque de Lyon : on oubliait que l'acte du premier partage avait été remis, par l'ordre même de l'empereur, entre les mains du pape. Le pape Grégoire IV parut dans le parti de Lothaire[1]. Le Débonnaire chercha l'appui de ses évêques contre le pape ; mais Agobard refusa de se rendre à la cour. Le pape, disait-il, ne venait pas combattre les Francs, mais rétablir la paix. Cependant les évêques de l'empereur écrivirent à Grégoire IV une lettre hautaine l'appelant leur frère, menaçant d'enlever à son autorité les églises de Gaule et de Germanie. Ils lui refusaient le droit de les excommunier, malgré eux, dans leurs diocèses, et ils parlaient d'excommunier le pape sans son consentement. Mais le pape avait en main le pouvoir de Dieu et de saint Pierre, avait le droit d'en user, non-seulement pour répandre l'Évangile, mais pour défendre partout la vérité[2]. Il répondit aux évêques qu'ils devaient rappeler pape, et non leur frère qu'ils préféraient lâchement l'autorité impériale à l'autorité pontificale. Son serment de fidélité à l'empereur l'obligeait à lui parler librement, tandis qu'eux-mêmes, flatteurs et parjures, soutenaient la violation d'un acte solennel. Grégoire IV s'aperçut bientôt que le parti de Lothaire était peu scrupuleux sur les moyens de succès. Il avait des conférences avec l'empereur, tandis que l'archevêque de Vienne conférait avec les princes. Pendant ce temps, les fils du Débonnaire débauchèrent son armée. Le malheureux réduit à quelques vassaux fidèles, leur dit : Je ne veux pas que personne meure pour moi, et il se livra à ses fils. A leur tour, au mépris de leur parole, les fils assemblèrent tumultuairement les chefs de l'armée. On déféra l'empire à Lothaire, on augmenta le royaume des deux autres ; Judith et son fils Charles furent cloîtrés. Alors le moine Wala qui avait soutenu les princes, leur dit : Tout ceci est admirablement réglé ; vous avez eu soin de tout, excepté des intérêts de Dieu et de tout ce qui plairait aux gens de bien. Et il se retira au monastère de Bobbio. Le lieu où tout cela s'était passé fut appelé le Champ qui a menti (Campus mentitus). Le pape indigné était retourné à Rome (835) ; Lothaire poussa jusqu'au bout l'impiété filiale. Il dégrada son père, dans l'église le Soissons par la main d'Ebbon, archevêque de Reims. Le Débonnaire lut d'abord une confession où il se reconnaissait coupable de huit grands crimes, et entre autres, de la mort de son neveu Bernard, des partages arbitraires selon son caprice, de la justification de sa femme Judith ; puis il se dépouilla du baudrier militaire, et Ebbon le revêtit d'un cilice. Il fut exclu pour toujours de la milice séculière, et emmené prisonnier à Aix-la-Chapelle. Comme dans la première révolte, Lothaire fut abandonné de ses frères, maudit par la Germanie et même par la Gaule. Il n'osa pas même combattre contre les partisans de son père (835). Le Débonnaire rétabli recouvra Judith, pardonna à Pépin et à Louis, et leur confirma leurs royaumes. Lothaire ayant essayé de combattre une seconde fois, fut vaincu, obligé de demander pardon et de se renfermer dans l'Italie, d'où il ne pourrait plus sortir sans la permission de son père. La troisième révolte fut moins humiliante pour Louis le Débonnaire, quoiqu'il n'en ait pas vu la fin ; vainqueur de ses fils, et jugeant en maitre tous leurs complices, il voulut les traiter eux-mêmes selon son gré. A la diète de Thionville (837), pour humilier Lothaire, pour récompenser Louis et Pépin, il ajouta au royaume d'Aquitaine toutes les terres comprises entre la Seine et la Loire ; à la Bavière, dont Louis le Germanique était en possession, la Thuringe, la Saxe, le pays des Ripuaires ; il donna à Charles la Bourgogne et la Provence ; et Pépin mourant sur ces entrefaites, il investit Charles du royaume d'Aquitaine. Ce partage mécontentait non-seulement Lothaire, mais le Germanique lui-même, qui avait espéré la possession de toute la Germanie ; les deux frères eurent une entrevue ; déjà le roi de Bavière prenait les armes ; il était à craindre que Charles, si son vieux père venait à mourir, ne reliait sans protecteur ; Judith gagna Lothaire, et fit conclure un cinquième partage (839) à Worms, par lequel Louis le Germanique, étant réduit à la Bavière, Charles posséderait tout ce qui est à l'ouest de la Meuse, du Jura et du Rhin, Lothaire aurait le reste avec l'Italie. Louis le Débonnaire mourut sans pouvoir faire exécuter cette convention. Tandis que les Aquitains, pour éviter la réunion à la Neustrie, reconnaissaient Pépin II, Louis le Germanique attaqua la Souabe. Chassé de là, et revenu dans la Bavière, il apprit que son père était arrêté par une maladie dans une île du Rhin ; il fit demander son pardon : Dites-lui que je lui pardonne, répondit l'empereur ; mais qu'il s'efforce d'obtenir le pardon de Dieu, car c'est lui qui a fait descendre avec douleur mes cheveux blancs au tombeau (840). Restaient donc trois rois : Charles, Louis le Germanique, Lothaire, qui reçut aussitôt les insignes de la dignité impériale. Il s'agissait de savoir ai un empereur, un seul maitre, garderait tout l'empire, avec des rois subordonnés. Trois années suffirent à décider la rupture de cette unité si mal gardée par Louis le Débonnaire. Lothaire, qui voulait tout s'approprier, n'osa pas combattre Louis le Germanique. Charles n'avait point d'appui contre Pépin II d'Aquitaine, contre le duc des Bretons Noménoé ; il avait eu peine à délivrer sa mère, menacée dans Bourges, mais quelques seigneurs s'attachèrent à lui, Lothaire n'osa pas le combattre non plus. Charles accepta les propositions de Lothaire dont la conclusion fut retardée, pacifia l'Aquitaine sans détruire cependant Pépin II, et retourna vers le nord pour rejoindre Louis le Germanique, également ennemi de Lothaire. La bataille se donna près de Fontenay (841), journée maudite qu'il faut effacer des jours de l'année, où les forts tombèrent malgré leur habileté dans les batailles. La victoire resta à Charles et à Louis. L'unité de l'empire fut tuée enfin. Les deux vainqueurs se séparèrent ensuite, Charles revint en Aquitaine, Louis s'approcha du Rhin pour surveiller Lothaire. Cependant aucun acte solennel n'avait prononcé la dissolution de l'empire.. Charles et Louis se virent à Strasbourg (842). ils se promirent alliance et secours ; on put comprendre alors que les peuples de ces deux rois, quoique la force les eût réunis jadis dans un seul empire, étaient deux peuples, car ils avaient deux langues. Charles et ses fidèles préfèrent serment en langue germaine pour être compris de Louis ; Louis et ses hommes prêtèrent serment en langue romane pour être compris de Charles. Lothaire avait livré l'île de Walcheren aux Normands et obtenu quelques secours des Saxons, mais il n'osa combattre ses frères ; il demanda à traiter : on traita à Verdun (843). Trois parts fuirent faites, à Lothaire l'Italie, et dans la Gaule tout ce qui est entre les Alpes et le Rhône, le Rhin, l'Escaut et la Meuse ; à Louis le Germanique, tout ce qui est à l'est du Rhin, au nord des Alpes ; à Charles, tout ce qui est à l'ouest du Rhône et de la Meuse. Ainsi l'empire perdit son nom et sa gloire ; trois héritages, trois noms s'élevèrent à la place. La part de Lothaire s'appela Lotharingie ; la part de Charles, Carlovingie, et retint bientôt exclusivement le nom de Francie (France) ; la part de Louis, Germanie. Le nom d'empereur ne périt pas ; mais il perdait son pouvoir sur les rois. Ce nom semble désormais courir d'un royaume à l'autre, aux rois de France, d'Allemagne, d'Italie, de Bourgogne même ; mais il est réellement attaché à la royauté d'Italie, héritée ou conquise. Il sera définitivement le titre des rois de Germanie, quand le royaume d'Italie aura été conquis par les Germains. II Un diacre de l'église de Lyon, Florus, contemporain du
traité de Verdun exprimait ainsi sa douleur : Montagnes
et collines, forêts et fleuves, fontaines et roches escarpées, et vous aussi
vallées or profondes, pleurez la race des Francs ; l'empire élevé par le
bienfait du Christ, voilà qu'il est renversé clans la poussière. Que les
contrées de la terre, les plaines de la mer, les astres du ciel, que le
souffle des vents, que les gouttes de la pluie, que tous les éléments
affligés prennent donc pour eux cette douleur, et que les hommes pleurent de
la dureté du cœur des hommes. Le fouet de la colère divine retentit partout ;
partout la ruine et la dévastation ; des haines acerbes ont déchiré le bien de
la paix, d'iniques furies ont obscurci toute la splendeur du royaume ;
l'honneur de l'Église est renversé et mort, les droits du sacerdoce sont
tombés et foulés aux pieds... Des villes
illustres sont tourmentées par des combats continuels : les basiliques
du Christ sont dépouillées de leur ancien honneur. Le pauvre peuple souffre
de continuelles spoliations ; les nobles se divisent, et combattent pour leur
ruine mutuelle. La terre est trempée de sang... Qui racontera dignement les cloîtres des moines détruits ;
les servantes sacrées du Seigneur contraintes à subir le joug infâme d'un laïque,
le danger de la guerre et de la mort imposé aux chefs des églises
eux-mêmes ? Un noble empire a fleuri sous un brillant diadème, il n'y
avait qu'un prince, et qu'un peuple ; ô trop fortuné s'il eût connu son bonheur,
ce royaume, qui avait Rome pour citadelle, et le porte-clefs du ciel pour
auteur... Aujourd'hui cette haute puissance,
renversée de ce haut faîte, comme une couronne de fleur tombée d'une tête,
est foulée aux pieds de tous. Dépouillée du diadème, elle a perdu le nom et
l'éclat d'empire, et le royaume unique est partagé en trois lots. Personne
n'y peut désormais être réputé empereur ; au lieu d'un roi, des roitelets ;
au lieu d'un royaume, des fragments de royaume... Le bien général est abandonné, chacun défend ce qui est à
lui[3]. Ces paroles du diacre Florus ne sont que traduction en vers des plaintes de l'Église et du peuple. Les grands seuls avaient profité de la guerre civile, au détriment des rois, des, évêques et des hommes libres. Leur puissance s'accroissait surtout par l'accroissement de leurs propriétés. De vastes terres, un grand nombre de vassaux et sur ces vassaux l'exercice des droits de souverain, semblaient devoir leur acquérir et leur conserver l'indépendance. Aussi, dans les querelles des fils du Débonnaire, les nobles vendaient à chacun leur adhésion au prix de donations importantes. Chaque jeune prince, tout occupé de ses propres intérêts pour augmenter ses partisans, pour diminuer ceux de son rival, cédait trop souvent, même à contre-cœur, à d'injustes demandes[4]. Les propriétés que les rois chrétiens ont données à l'Église pour la nourriture des serviteurs de Dieu et des pauvres, pour le soulagement des étrangers, pour le rachat des captifs, pour la restauration des temples de Dieu, ont passé au pouvoir des gens du siècle. Et cependant la richesse des églises est le vœu des fidèles, le patrimoine des pauvres, la rédemption des âmes ; ainsi parlaient les évêques à Charles le Chauve en 843[5] ; mais les grands l'emportaient sur toutes ces réclamations par leur mépris de tout ce qui n'était pas noble ; ils disaient aux princes en parlant des évêques : N'écoutez pas ce que demandent ces félons, ces gens sans noblesse, c'est ce que nous disons qu'il faut faire ; car ce n'est point avec leurs pères, c'est avec les nôtres, que vos pères ont tenu ce royaume[6]. Si les églises n'étaient point protégées par leur sainteté même, les hommes libres pouvaient-ils l'être par leurs propres forces ou par les rois ? L'autorité des rois elle-même se perdait dans l'accroissement de leurs vassaux ; ce furent les grands, les nobles de l'empire qui firent le traité de Verdun, qui divisèrent l'empire en trois parts, que les princes le voulussent ou ne le voulussent pas, et qui sanctionnèrent par leur serment la stabilité de cette décision[7]. Charles le Chauve, dans la première assemblée tenue après ce traité, s'engagea à ne priver ses fidèles de leurs honneurs que par jugement, raison et équité, pour honorer comme il devait ceux qui l'honoraient lui-même[8]. On lit dans la chronique de saint Bénigne : La discorde s'étant élevée entre les frères, d'horribles guerres intestines mettent aux prises les grands du royaume, la garde des rivages de l'Océan est abandonnée, le nombre des ennemis s'augmente, une multitude de Normands, de Danois, de Bretons, s'élance innombrable ; il se fait de fréquents massacres de chrétiens, des vols, des dévastations, des incendies. Les invasions des Normands et des Sarrasins avaient commencé en effet au milieu de la guerre civile. Les Normands, dès l'an 820, avaient paru à l'embouchure de la Seine ; les relations de Louis le Débonnaire avec les Danois semblent n'avoir eu d'autre résultat que d'encourager les invasions. En 830, une troupe de pirates Normands s'établit prés de l'embouchure de la Loire, dans l'île de Her, qui prit bientôt le nom de Noirmoutier, d'un monastère qu'ils avaient brûlé. Ce fut leur première station ; on appelle ainsi leurs établissements voisins des côtes, d'où ils partaient pour remonter les fleuves, et où ils rapportaient leur butin. En 838, parut Hasting, le félon, le très-horrible, le cruel, le plus méchant homme qui naquit jamais : il passait pour un traître, un renégat. Né en Champagne, il aurait préféré à sa patrie et à sa religion le culte d'Oden et le commandement des pirates ; aucun roi de la mer n'a laissé plus de terreur. Aucun n'a brisé tant de cervelles, tant répandu de sang humain, tant pourchassé de chevaliers[9] : pour coup d'essai, il pilla Amboise. En 841, Lothaire livra aux Normands l'île de Walcheren et le roi de la mer, Oschéri remontant la Seine, pilla Rouen, et commença les malheurs de la Neustrie ; en 843, Hasting occupa Nantes et établit une station dans une île de la Loire au-dessous de Saint-Florent. Les Sarrasins avaient envahi la Sicile, et menacé Rome elle-même, La Sicile a été souvent l'entrepôt, la station des flottes africaines. Les guerriers romains y ont rencontré le commerce et les mercenaires de Carthage ; la Carthage de Genseric s'en est fait un premier point d'attaque contre la Rome des derniers empereurs ; l'audace mercantile et sensuelle des musulmans y est venue provoquer au combat l'esprit chevaleresque et la foi chrétienne des Francs et des Normands qui leur ont succédé. Euphémius, gouverneur de Sicile, rebelle à l'empereur grec Michel le Bègue, appela à son aide les Aglabites de Kairoan (829) ; le traître ne vit pas les succès de ses alliés ; il périt devant Syracuse ; mais la persévérance de leurs efforts livra aux Aglabites la partie occidentale de et Messine et Palerme furent conquises eu 832. Leur confiance augmentée les montra bientôt sur les côtes de l'Italie, en vue de Rome dont ils convoitaient les prétendues richesses, et dont ils détestaient l'illustration religieuse. Ce danger remit aux mains du chef de l'Église le soin de combattre les Barbares ; on vit Grégoire IV, organisant aussitôt la résistance, se replacer au premier rang que ses prédécesseurs avaient si noblement tenu dans l'autre invasion ; il voulut sauver le peuple confié à saint Pierre et à lui. Il éleva une autre ville dans Ostie protégée de hauts murs, d'un large fossé, de portes solidement fermées, et de pierriers pour frapper de loin l'ennemi, s'il reparaissait ; il y travaillait lui-même de ses mains ; il mérita ainsi le nom de Grégoriopolis que la reconnaissance de toutes les nations donna à la nouvelle ville[10]. Les princes, les seigneurs, n'hésitaient pas an contraire à tourner les malheurs publics au profit de leur égoïsme. Les Lombards Bénéventins, tributaires des Francs et peu fidèles à leur hommage, en attendant qu'ils pussent s'en affranchir, cherchaient à s'agrandir aux dépens des Grecs. Le duc Sicard, ce tyran qui s'engraissait du sang des peuples, était dominé par sa femme aussi méchante que lui, et par son beau-frère qui ne lui conseillait que des meurtres ; non content de tonsurer et d'enfermer ses frères, de tuer par le fer ou le poison les principaux de sa noblesse, il faisait la guerre au duc de Naples, et lui enlevait Amalfi ; le Napolitain appela le secours des Sarrasins. Sicard étant mort, Radelchis et Siconolfe, qui se disputèrent sa succession, appelèrent l'un les Sarrasins d'Afrique, l'autre ceux d'Espagne. Bari et Tarente, livrées à ces auxiliaires (842), avec leurs ports et leurs riches campagnes, facilitaient et encourageaient l'invasion. Le traité de Verdun partagea entre les trois rois carlovingiens la résistance aux Barbares ; Louis le Germanique avait encore à combattre, non par l'invasion, mais la révolte des Slaves de sa frontière orientale. Quoique les trois frères aient essayé de vivre unis, et que des mesures prises en commun confondent souvent l'histoire de leur administration[11], on peut suivre à part, pendant plusieurs années (843-875), l'histoire de chaque royaume. Lothaire, empereur, régnait en Italie et dans la Gaule, entre la France et la Germanie ; ses ennemis extérieurs étaient les Sarrasins. En 847, au moment de la, mort du pape Sergius les Sarrasins brûlèrent les faubourgs de Rome, et l'église des apôtres Pierre et Paul, placée sur la rive droite du Tibre an Vatican, et mal défendue, malgré la prévoyance du pape Léon III, qui avait voulu. l'entourer de murs, sans avoir le temps d'achever son travail, Nais le danger désigna pour successeur à Sergius, Léon IV. Le nouveau pontife, sans attendre la confirmation fut sacré immédiatement, parce qu'on avait besoin d'une prompte défense. Il se hâta de réparer les murs brisés par une longue vieillesse, fortifia toutes les portes, pressant lui-réant les travaux, se montrant sur tous les points, tantôt à cheval, tantôt à pied, au milieu de ses fidèles. Les habitants d'Amalfi., de Naples, de Gaëte, se réunirent au pontife contre les fils de Bélial. Les Sarrasins se montraient encore avec une flotte nombreuse sur le rivage d'Ostie. Vaincus par les Napolitains, dispersés par un vent violent, ils errèrent exténués par la faim, dans les îles voisines ; on les attaqua pour les tuer sur-le-champ, ou les amener à Rome, où ils furent pendus ; quelques-uns furent gardés prisonniers, et employés aux autres travaux que le pape jugeait nécessaires contre les Sarrasins. On voulait préserver désormais l'église de Saint-Pierre de toute attaque. Le pape demanda des secours à Lothaire pour achever les constructions commencées par Léon III. Lothaire et ses frères envoyèrent de grandes sommes d'argent. On fit venir des ouvriers de toutes les villes, on sacrifia des monuments publics, et dans la seconde année du pontificat de Léon IV, une ville commença à s'élever autour de l'église. On l'appela la cité Léonine. Les Corses qui avaient fui de leur pays par la terreur des Sarrasins, furent placés à Porto ; Amérie et Horta furent entourés de nouveaux murs[12]. Dès ce moment le danger s'éloigna de Rome ; mais il resta le même pour le midi de l'Italie. Le duché de Bénévent envahi, pour protéger Radelchis, le Mont-Cassin menacé, firent paraître le fils aîné de Lothaire, qui devait être empereur sous le nom de Louis II. Louis, après avoir délivré Bénévent (850), partagea le duché entre les deux compétiteurs Raderait eut Bénévent et le côté oriental de l'Apennin, Siconolfe eut Salerne et le côté occidental, le comte de Capoue devait bientôt se séparer du duc de Salerne, et ne reconnaître que le roi d'Italie. Le jeune vengeur de l'Italie reçut bientôt la couronne impériale. Lothaire se retira du monde en 855, laissant trois fils qui partagèrent. Louis II fut empereur et roi d'Italie ; Charles eut la Provence et la Bourgogne ; Lothaire, les pays du nord, entre le Rhin et la Meuse, l'ancienne Ostrasie : c'est ce dernier royaume qui a gardé le nom de Lotharingie d'où, par corruption, est venu celui de Lorraine. Charles de Provence régna inconnu jusqu'en 863. A sa mort, Louis II et Lothaire partagèrent son royaume. Lothaire II n'a d'autre importance qu'une querelle avec le pape, au sujet de son divorce. Louis II porte dignement lei titre impérial dont la défense de l'Italie était déjà le premier devoir. Il avait échoué devant Bari. Des ravages continuels pendant dix ans, toutes les villes des Bénéventins désolées, le monastère de Saint-Vincent du Vulturne pillé, et son trésor ravi, l'abbé du mont Cassin rachetant ses terres pour 3.000 pièces d'or, la trahison des princes de Bénévent, de Capoue, de Salerne, d'Amalfi, qui appelaient l'empereur, et l'abandonnaient en présence des infidèles, tant de maux et de dangers décidèrent Louis II à soulever l'Italie en masse contre les Sarrasins. Une constitution de guerre fut publiée en tous lieux : Quiconque peut payer le weregild de l'homicide viendra en armes auprès de l'empereur dans la principauté de Bénévent. Les pauvres qui possèdent dix écus d'or, serviront dans les garnisons et sur le bord de la mer. Quiconque n'a pas dix écus est exempt du service. De plusieurs frères, le plus jeune ou le plus faible restera seul auprès de son père. Les comtes n'exempteront que deux domestiques pour leurs femmes, sous peine de perdre leurs honneurs. Même peine aux évêques, abbés et abbesses qui n'enverront pas tous leurs vassaux ; ces vassaux eux-mêmes perdront leurs honneurs. Ce grand effort n'empêcha pas Louis II d'être vaincu ; les secours que lui amena son frère Lothaire ne lui profitèrent pas davantage. Lothaire étant mort en 869, son royaume fut usurpé par Louis le Germanique et Charles le Chauve[13]. Alors l'empereur d'occident essaya une alliance avec l'empereur grec, Basile le Macédonien ; elle eut quelque succès. Bari Eut assiégée de nouveau ; deux cents vaisseaux grecs
aidèrent un moment les Francs. D'autres Sarrasins qui arrivaient par terre,
espérant surprendre les chrétiens pendant la fête de Noël, furent dispersés,
Bari fut emporté (801), et les
Sarrasins massacrés. Déjà Louis II assiégeait Tarente ; mais l'empereur de
Byzance ne comprenait pas l'avantage d'une alliance avec les Francs. se
plaignait que Louis II portât le titre d'empereur des Romains et de Βασιλεύς,
et réclamait toute la gloire de la conquête de Bari pour la part que quelques
sujets grecs y avaient prise. Louis II justifiant son titre dans une lettre à
l'empereur, met a jour toute la misère byzantine : J'ai
reçu, dit-il, des Romains eux-mêmes le litre et
la dignité d'empereur, je l'ai reçu de ceux chez qui ce grand honneur et ce nom
ont pris naissance. J'ai été chargé par Dieu noème da gouvernement de cette
nation et de cette ville, et du soin de défendre et de mettre en honneur la
mère de toutes les églises. Vos Grecs out affecté quelque bravoure dans deux
ou trois assauts, ils ont ensuite disparu ; le patrice Nicétas a attaqué les
Slaves soumis aux Francs, tandis que d'autres Slaves combattaient devant
Bari. Naples est unie aux Sarrasins, et semble, comme Palerme ou l'Afrique,
un repaire de pirate. Je demande donc une prompte réparation, si vous ne
voulez pas que je me la fasse moi-même. J'aurais déjà écrasé les Sarrasins, si Naples ne leur fournissait des vivres par mer[14]. Aux perfidies des Grecs, se joignit la mauvaise volonté des Bénéventins. Ces Lombards tributaires voulaient s'affranchir des rois Francs. L'empereur résidait à Dopé nt, pendant qu'une partie de son armée assiégeait Tarente : sa femme traitait les femmes lombardes avec mépris ; les Francs cantonnés chez les habitants respectaient peu leurs hôtes. On murmurait de toutes parts, et le duc de Bénévent, Adelgise, profitant de ces maux pour se rendre populaire, essayait de les réparer. Il s'entend avec le cher prisonnier des Sarrasins de Bari et avec les Grecs, qui aimaient mieux les Sarrasins que les Francs. Le duc de Salerne, le comte de Capoue, prennent parti pour Adelgise. Plusieurs villes de la Campanie et de la Lucanie se donnent aux Grecs. L'empereur était sorti de Bénévent ; il y retourne à la nouvelle de cette révolte. Adelgise vient au-devant de lui, proteste de son obéissance, et rentre en grâce. Les villes rebelles sont réduites. Capoue qui espérait en ses hauts murs, demande enfin miséricorde, et Louis s'arrête à Bénévent pour mieux observer le pays. Toute cette soumission n'était qu'une feinte. Par le conseil d'Adelgise, Louis dispersa ses troupes, et ne conserva que sa garde ; mais tout à coup, tandis qu'il dort, Adelgise accourt à son palais, suivi des conjurés. L'empereur veut se mettre en défense, mais déjà le feu s'attache aux portes. Il veut au moins se défendre avec sa femme et quelques serviteurs fidèles dans une tour élevée ; mais la famine l'oblige à se rendre, et les conjurés conduisent l'empereur en prison. Une flotte de Sarrasins parut à propos à la hauteur de Salerne. Les Francs se rassemblaient pour combattre ; Adelgise en eut peur et remit l'empereur en liberté ; mais en lui faisant jurer, et à sa femme, et à ceux qui les accompagnaient, qu'ils ne tireraient aucune vengeance de ce qui s'était fait, et que jamais ils n'entreraient en armes dans le duché de Bénévent. L'affront de l'empereur ne fut pas effacé. Il eut beau venir à Rome, et faire déclarer la guerre à Adelgise, ce tyran, cet ennemi de la république et du peuple romain. En vain sa femme se chargeait de conduire l'armée qui devait punir Bénévent. Une nouvelle invasion des Sarrasins d'Afrique empêcha la vengeance. Salerne était assiégée et tous les environs ravagés jusqu'à Naples, Bénévent et Capoue. L'émir Abdallah se logeait dans une église, et plaçait son lit sur le grand autel. L'empereur, appelé par les assiégés, daigna les secourir. Son arrivée mit les Sarrasins en fuite ; il prit leur camp, leurs bagages et leurs grains. Mais déjà Adelgise s'était enfermé dans sa ville, et offrant aux Grecs le tribut jusque-là payé aux Francs, il obtenait le secours d'une armée. Louis II ne pouvant le vaincre, quoiqu'il eût juré de le réduire à sa discrétion, appela le pape Jean VIII qui s'offrit pour médiateur entre le duc et l'empereur. Adelgise feignit de se rendre, et l'empereur se retira. Depuis ce temps, la principauté de Bénévent sembla dépendre des Grecs. Louis II mourut en 875 ; il ne laissait pas d'enfants mâles. Ainsi commença à se troubler le repos que la sagesse de Louis avait donné à la Lombardie pendant de longues années. Ainsi commença la ruine de l'Italie qui n'eut plus de prince assez puissant pour réprimer les vassaux. De là vint la discorde et les autres malheurs fini désolèrent ce royaume. (Muratori.) Germanie. Ce n'est pas sans raison que Louis le Germanique a reçu ce surnom ; ce prince est véritablement le premier roi de Germanie. Sous son autorité, les peuplades de Bavière, de Souabe, de Thuringe, de Saxe, jusque-là réunies comme dépendances à l'empire des Francs, ont enfin acquis un nom de royaume, une nationalité. Ses guerres contre les Slaves ont préparé la soumission de ces peuples à la Germanie. Quatre peuples Slaves habitaient sur les frontières du royaume : les Obotrites au nord de l'Elbe, dans le territoire des Saxons Northalbingiens ; les Sorabes, entre la Sala et l'Elbe ; les Bohémiens, dans le Boiohemum ; les Moraves, anciens sujets des Avares, rendus indépendants par la conquête de la Pannonie, tiraient leur nom de la rivière de Morava. Louis le Germanique, attentif à leurs mouvements, punit les Obotrites (844) d'une première révolte, en leur imposant des chefs étrangers, et établit la marche Sorabe sous la garde d'un margrave pour surveiller les Slaves du Nord. En 845, quatorze woïewodes bohémiens demandèrent le baptême et furent réprimés en 846 et 849 ; enfin les Moraves reçurent un chef du roi de Germanie (846). Deux révoltes générales compromirent cette puissance ; la première en 855. Rastiz, chef des Moraves, refusa le tribut et ravagea la Pannonie. Les Sorabes (858) égorgèrent leur duc qui voulait rester fidèle aux Francs : les Obotrites s'y joignirent, Cependant un seul ennemi était dangereux, les Moraves. Le chef des Obotrites fut obligé de livrer son fils en otage, les Sorabes furent vaincus par le margrave Thaculf. Les Moraves seuls eurent quelques succès par la trahison de Carloman, un des fils du Germanique ; Carloman voulait se rendre indépendant : il s'allia avec Rastiz qu'il devait combattre, et prit une partie de la Bavière ; mais Louis le Germanique réprima son fils, passa lui-même le Danube, battit Rastiz ; prit des otages, et reçut le serment de toute la nation morave. La seconde révolte éclata en 869 les Bohémiens se réunirent aux Sorabes et aux Siusles, Rastiz remua de nouveau avec son neveu Swiatopolk ou Zwentibald, comme l'appelaient les Germains. La victoire demeura encore au roi de Germanie d'un côté, son fils Louis de Saxe réprima les Bohémiens, et le fils de Thaculf ravagea les terres des Sorabes en 874. De l'autre, Carloman et son frère Charles le Gros battirent les deux chefs moraves (869). Zwentibald livra sa part de royaume et son oncle, qui fut jugé par la diète de Ratisbonne et privé de la lumière. En vain Zwentibald trahit ses nouveaux maîtres ; en vain il massacra les Bavarois dont Carloman lui avait confié le commandement ; malgré une grande victoire sur le Danube, et les embarras de Louis le Germanique, Zwentibald se soumit encore. En 874, la diète de Forcheim reçut le serment de fidélité de tous les Slaves, Sorabes, Bohémiens, Moraves même. Un envoyé vénitien jura au nom de Zwentibald qu'il payerait désormais le tribut : les Siusles et les Linons renoncèrent à s'établir en Thuringe[15]. France. Le soin de régner a l'ouest de la bileuse, de la Sa6ne et du Rhône, jusqu'à l'Océan, était échu à Charles le Chauve. Le traité de Verdun déterminait ainsi les limites que le royaume de France a long. temps gardées ; il réglait sur quels peuples le roi de France aurait à réclamer l'autorité, mais il n'assurait ni l'obéissance des peuples, ni l'autorité du roi. Restait à l'ouest la vieille opiniâtreté bretonne, et derrière la Loire la nationalité vivace de l'Aquitaine, relevée sous Charlemagne et Louis le Débonnaire, du désastre de Waïfre. Les seigneurs attentaient sur tous les points à la suprématie royale ; les uns, magistrats publics, les autres bénéficiers royaux ou seigneurs de vassaux volontaires, les uns et les autres également disposés à se substituer au roi dans leurs gouvernements ou sur leurs terres, à prendre pour eux seuls les services de leurs administrés ou de leurs hommes. En même temps l'invasion étrangère menaçait par tous les grands fleuves ; redoutable au roi, au pauvre peuple, aux églises ; quelquefois favorable aux grands. Opposition de races, invasions continuelles et soudaines, égoïsme de la noblesse, tels étaient les embarras de Charles le Chauve et tels furent ceux de ses successeurs qui parurent y succomber ; tant il était difficile de former de toutes ces races une France, de faire prévaloir contre tant de prétentions un seul roi : tantæ molis erat... ! Trois ennemis à la fois, Noménoé en Bretagne, le jeune Pépin II en Aquitaine, le roi de la mer Regnar Lodbrog en Neustrie, s'entr'aidèrent par la coïncidence de leurs attaques. Noménoé non moins fier que ses prédécesseurs, n'avait consenti à chasser de Nantes un comte rebelle au roi que pour s'y établir lui-même, et tournant ses armes contre l'autorité royale, il occupa Rennes, Angers et le Mans (845). Pépin II, exclu de tout partage par le traité de Verdun, exploitait à son profit la nationalité aquitaine qui l'acceptait pour chef, et se voyait soutenu par le duc de Gascogne, pair Bernard, duc de Septimanie, et par les Normands qui, remontant la Charente et la Garonne, pillèrent plusieurs fois en cinq années, Bordeaux, Saintes, Périgueux, et jusqu'aux faubourgs de Toulouse. Charles le Chauve tua de sa propre main Bernard, l'ancien favori de son père, et voulut enlever Toulouse ; mais il fut réduit à la retraite ; et tout en gardant le Poitou, la Saintonge et l'Angoumois qu'il donna au comte de Poitiers, Rainulfe avec le titre de duc d'Aquitaine, il laissa au prétendant la Septimanie et les provinces méridionales (845). Cependant Regnar Lodbrog arrivait par la Seine (845) avec cent vingt bateaux pillant les deux bords, chassant les populations effrayées, et pendant les prisonniers ; les moines fuyant au loin, avec leurs reliques, augmentaient ainsi la terreur. La ville de Paris fut occupée sans résistance ; selon une tradition populaire, les morts se défendirent mieux que les vivants. Regnar, entrant dans la maison d'un vieillard mort (Saint-Germain des-Prés), fut battu avec les siens, sans voir d'où partaient les coups. Charles le Chauve, posté à Saint Denis, n'osa pas combaure les pirates, et paya leur retraite d'une sorte somme ; les Normands de Régnar jurèrent par leurs dieux et sur leurs armes, qu'agi ne reviendraient jamais : leur serment dura douze ans. Tant d'humiliations décidèrent Charles le Chauve à réclamer le secours de ses frères ; il crut que l'union de tous les princes carlovingiens aurait quelque chose d'imposant et d'efficace, Lothaire, Louis et Charles, réunis à Mersen (847), firent savoir aux peuples leurs volontés ; ils annoncèrent qu'ils enverraient des ambassadeurs au duc des Bretons pour lui commander la paix, au roi des Normands pour lui demander la paix ou lui déclarer une guerre impitoyable, à Pépin, leur commun neveu, pour lui offrir, dans la possession de quelques comtés, une existence honorable pour lui et ses fidèles[16]. Parlant aussi de la paix domestique, ils interdirent absolument les rapines et les déprédations dont l'usage semblait devenu légitime, se déclarèrent prêts au combat contre les ennemis de Dieu et de l'Église, et contre leurs propres ennemis ; ils ne firent que promettre ce qu'ils ne pouvaient pas tenir ; tous ensemble ils s'engageaient à ne pas dépouiller leurs fidèles ; Charles le Chauve en particulier alla bien plus loin. Déjà il avait permis aux hommes libres de se faire vassaux des comtes, et de changer ainsi en service personnel l'obéissance publique qu'ils rendaient jusque- là à l'autorité déléguée par le roi[17] ; à Mersen, il ordonna à tout homme libre de s'attacher à un seigneur, au roi ou à quelqu'un de ses fidèles ; défendit au vassal de quitter son seigneur sans de justes raisons, et voulut que le vassal fît la guerre pour son seigneur, excepté dans le cas de Landwher (défense du pays) ou d'invasion du royaume[18]. Que pouvait donc sur des populations éloignées une royauté qui s'abdiquait elle-même au profit des grands ? Noménoé ne tint aucun compte des remontrances des trois rois : il voulait être roi lui-même, et il en demanda le titre au pape Léon IV, furieux d'un refus, plus furieux encore du refus des évêques bretons, il érigea de sa propre autorité l'église de Dol en archevêque, créa des évêques à son gré, et, devenu roi par son audace (848), il fit craindre une invasion si on essayait de le punir. Charles le Chauve aima mieux se porter en Aquitaine ; il y trouva des Normands qu'il combattit et qu'il vit repartir sans pouvoir se vanter d'une victoire. Il attaqua de plus près Pépin : il prit Toulouse ; en donnant le comté de Toulouse à Frédelon, ancien partisan de Pépin[19], maintenant son ennemi, il l'engageait dans une rivalité de possession qui devait augmenter l'inimitié. Il prit ensuite Narbonne ; cette acquisition ne contenait pas seulement la Septimanie elle ouvrait la communication avec le comté de Barcelone, reste des marches espagnoles, et dépendance du royaume de France. Pépin, comme Waïfre, échappait au vainqueur ; introuvable après ses défaites, il reparaissait dès que l'ennemi était loin et, sans scrupule sur le choix des moyens, il s'unissait comme Waïfre aux Sarrasins ou aux païens normands ; avec ceux-ci, il reprit Toulouse ; ceux-là lui rendirent la Septimanie ; mais la honte de semblables alliances finit par séparer de lui ses partisans, la discipline ecclésiastique el militaire étant oubliée par son ambition avait été ravagée par ses propres habitants, et de grands crimes s'y étaient commis[20]. Dieu regarda enfin son peuple et Pépin, méprisé et abandonné des siens, fut livré à son oncle. Par le conseil des pontifes et des grands, il fut tondu, revêtu d'un habit de moine et enfermé au monastère de Saint-Médard (853). Le danger se multipliait pour Charles le Chauve avec une prodigieuse rapidité. La mort de Noménoé n'avait pas abattu la Bretagne ; Erispoé son fils, vainqueur du roi de France, s'était fait confirmer toutes les conquêtes et le titre de roi. La captivité de Pépin ne soumettait pas davantage l'Aquitaine ; un fils de Louis le Germanique, appelé par le peuple, venait prendre la place du captif. Charles le Chauve recourut à Lothaire ; ils se virent à Valenciennes, à Attigny, à Liège, dénoncèrent Louis le Germanique et son fils comme perturbateurs[21], et se promirent, avec toutes les formalités requises secours mutuel ; le prince germain eût bravé leurs menaces sans l'évasion de Pépin : celui-ci par deux moines de Saint-Médard, reparaissant au milieu des Aquitains, les détacha sans peine de l'étranger, et reprit pour dix ans le soin d'inquiéter la France ; les Normands pourvoyaient à sa sûreté. La seconde invasion était bien plus terrible que la première. Dans La première le vaincu une fois résigné à la conquête, avait du moins la certitude du repos ; le vainqueur eût défendu le sol qu'ils occupaient ensemble. Dans la seconde, nulle sûreté, même dans ta soumission ; chaque bande arrivait imprévue, ravageait, tuait, réduisait en esclavage ou rançonnait sans pitié les habitants, puis elle disparaissait. Que les malheureux dépouillés se missent à réparer leurs désastres, dans l'espérance que le mal était passé, c'était pour une autre bande, qui tout à l'heure allait envahir, qu'ils travaillaient. En 853, la renommée du tombeau de Saint-Martin attira les Normands Tours ; écartés de la ville par un débordement de la Loire et du Cher, ils pillèrent d'abord l'abbaye de Marmoutier ; bientôt Hasting arrivant, précédé de la terreur de son nom, les moines de Saint-Martin s'enfuirent avec leurs reliques à Orléans, d'Orléans à Saint-Benoît, de Saint-Benoît à Chably ; Angers, le Mans, Tours, furent ravagées par Hasting. Orléans, la Bourgogne même fut atteinte par le pirate ; il était à cent lieues de sa station. L'année suivante, le château de Blois fut brûlé ; Orléans, assiéger de nouveau, fut sauvée par la vigilance de son évêque et de celui de Chartres ; les évêques défendaient mieux le pays que les rois et les grands. Pépin, allié des Normands, ravageait avec eux l'Aquitaine ; c'était au midi comme au nord une même désolation ; les villes ruinées, les églises et les monastères pillés et dévastés, des arbres touffus croissant au-dessus des murs ; on avait vu des indigènes, pour échapper aux Normands, se joindre à eux, et, comme gage de leur alliance, les surpasser en cruauté[22], Charles le Chauve, pour éloigner les barbares, était réduit a prendre les biens des églises ou à lever un impôt général, qui s'appela l'impôt des Normands. Charles le Chauve, obligé de reconnaître Érispoé roi de Bretagne, voulait marier son fils à la fille de ce prince ; et le Breton y allait consentir, lorsqu'il tomba sous le poignard de son cousin Salomon que ce mariage eût privé de la succession. Salomon régna impuni (857). L'île d'Oissel, dans la Seine, venait d'être occupée par les Normands ; de là ils infestaient la Neustrie avec une sorte de régularité ; l'abbaye de Saint-Germain entretenait des vedettes à cheval pour découvrir de loin leur arrivée ; cette surveillance la mettait à peine en garde contre la rapidité de l'ennemi. Le monastère de Saint-Denis, Beauvais, Chartres, furent pillés. Charles le chauve ne vit d'autre ressource que d'aller assiéger Vile d'Oissel ; il y marcha avec son neveu Lothaire II avec ses vassaux avec les évêques (858) ; tant de forces déployées auraient du réussir. Si tous ceux qui sont en possession des grands honneurs du royaume, animés d'un zèle pieux, voulaient marcher avec nous contre les païens, disait Hincmar archevêque de Reims, avec l'aide de Dieu, les païens seraient chassés et anéantis[23]. Mais les vassaux du roi le trahirent en présence de l'ennemi commun les Aquitains avaient appelé un fils du Germanique ; les vassaux appelèrent Louis le Germanique lui-même contre Charles le Chauve. Ils alléguaient que, sans un prompt secours, ils seraient réduits à se soumettre aux Normands, Charles le Chauve s'obstinait, malgré cette défection, au siège d'Oissel, lorsque l'entrée de son frère l'obligea de convoquer un placitum ; il apprit bientôt que les seigneurs, dans l'assemblée d'Attigny, l'avaient déposé pour cause d'incapacité ; il était perdu si les évêques, par une lettre d'Hincmar, n'eussent troublé de leurs reproches la conscience du Germanique. Celui-ci commença par renvoyer ses troupes germaines, et se retira lui-rhème pour repousser les Slaves de sa frontière orientale ; Charles le Chauve avait bissé au pouvoir des Normands les bateaux dont il avait entouré l'île d'Oissel ; il était contraint de traiter avec eux, et de payer leur retraite. On annonçait le retour d'Hasting, tout chargé des dépouilles de l'Italie ; au lieu donc de songer à punir son frère, le roi de France se prêta volontiers à une réconciliation proposée par les évêques ; le concile de Metz l'avait préparée ; l'assemblée de Coblentz (860) reçut les serments de tous les princes, du roi de France, du roi de Germanie, de l'empereur Louis II, et de ses frères[24]. L'an 864, Charles Chauve tint une assemblée Pistes (Pitres sur la Seine) ; sa fortune semblait bien changée. Il avait battu les Normands de la Seine par les Normands de la Somme ; il avait vu Holding consentir au baptême ; les religieux de Saint-Germain étaient revenus dans Paris, Les Normands, La tres plus orrible gent Qui fust de souz le firmament, avaient juré solennellement la paix. Pépin, captif pour la seconde fois, rentrait dans un cloitre sous une garde plus sévère ; le roi de Bretagne, Salomon, envoyait au roi un tribut de 60 livres d'argent. Chartes le Chauve croyait lui-même au rétablissement de son autorité ; il publia à Pistes un long édit dont les formes impérieuses et les ordres sévères subordonnaient au roi toutes les parties de l'administration : défense de dépouiller les églises, les faibles, les veuves, les orphelins ; les comtes dénonceront les coupables, les missi dominici les comtes. ; défense de rejeter la monnaie royale, et de fabriquer d'autre monnaie ; les poids et mesures régularisés ; conservation de la loi romaine[25] à ceux qui ont toujours vécu sous cette loi : défense de donner aux Normands des armes ou des chevaux pour rançon ou en échange : le service militaire réglé d'après la propriété, et l'homme libre convoqué pour la guerre par le comte ; ordre de détruire les châteaux , les forteresses, les haies (haias) élevés sans l'ordre du roi, d'ou viennent tant de déprédations et de violences contre les habitants du voisinage. Charlemagne avait voulu prévenir un double mal, empêcher les magistrats publies de détourner à leur profit l'autorité qu'ils exerçaient au nom du roi, empêcher les grands d'augmenter leurs domaines par la spoliation des faibles. Toutes les concessions qui depuis sa mort avaient successivement rendu aux grands l'espérance de parvenir à ces deux résultats, nu pouvaient être retirées par l'édit de Pistes, Charles le Chauve, contrairement à l'exemple de Charlemagne, avait donné plus d'un comté. à chaque gouverneur ; le duché d'Aquitaine à Rainulfe, le vainqueur de Pépin e le comté de Toulouse à Frédelon ; le duché de Bourgogne à son beau-père Richard le Justicier ; le comté de Flandre à son gendre Baudouin ; le duché de France à Robert le Fort ; il n'avait pas enlevé le comté de Vermandois à la famille du Bernard, le neveu du Débonnaire. Quant aux spoliations, ses ordres promenaient plus qu'il ne pouvait empêcher ; les faibles passaient forcément ou par la violence, ou par la recommandation, dans le vasselage des plus forts. Tant d'ordonnances depuis commencement de son règne, touchant ce même objet, témoignent par leur nombre même de leur inutilité. Lui-même il dépouillait les églises[26] en quelques lieux, la nécessité de la défense faisait passer les monastères à des laïcs, comtes et abbés tout à la fois[27] ; lui-même il avait ordonné aux hommes libres de se choisir un seigneur. La multiplicité des plaintes les rendant insupportables, il refusait quelquefois de les écouler. Hincmar lui écrivit un jour : Dieu a dit par le prophète Isaïe : La dépouille du pauvre est dans ta maison ; il a dit encore : La cause de la veuve ne va pas jusqu'à eux. Trois choses m'ont été rapportées ; je n'ai pas voulu croire les deux premières, la troisième je l'ai crue bien malgré moi : la première, qui court de bouche en bouche, c'est que vous avez dit : Je ne dois pas me mêler de ces rapines et déprédations ; que chacun se défende comme il peut... la seconde c'est que les suppliants, qui viennent au palais demander justice, n'y trouvent aucune consolation, aucune bonne réponse... la troisième que j'ai, malgré moi, c'est que les ravisseurs détruisent les églises, etc.[28] Les attaques vagabondes des Normands donnèrent un prompt démenti à l'ordonnance de Pistes. Un Hasting reparut par la Loire ; je croirais volontiers que c'est l'ancien Hasting ; les pirates du nord se mettaient bien peu en peine de tenir leurs serments ; ils acceptaient le baptême, quand la cérémonie pouvait aboutir à quelque profit. Un jour qu'on en baptisait un grand nombre, les vêtements blancs manquaient pour tant de néophytes ; il fallut en faire é la hâte, et d'assez grossiers. Un Normand refusa celui qu'on lui offrait : Gardez, disait-il, cette casaque blanche pour des bouviers. Voilà, grâce au ciel, la vingtième fois que je me fais baptiser, jamais on ne m'avait offert de pareilles guenilles. Robert le Fort, comte d'Outre-Maine ou de la Marche Angevine, et duc de France, chargé de la garde du pays qui s'étend de la Loire à la Seine, avait mérité son surnom à combattre Louis le Germanique et les Normands. Les drapeaux et les armes de cinq cents pirates envoyés à Charles le Chauve furent le trophée d'une victoire où tout une bande avait péri. Averti de l'arrivée d'Hasting (868) ; il sollicita les secours de Rainulfe, duc d'Aquitaine ; il surprit une troupe de pirates sur la Sarthe, et la chassa dans l'église de Bisserte (à cinq lieues d'Angers). Pour se reposer des fatigues de la chaleur, avant d'attaquer l'église, il avait ôté son armure ; tout à coup les pirates font une sortie ; Robert est tué, et son corps insulté par les païens : Rainulfe blessé mourut le lendemain ; Hasting remonta la Loire et pilla jusqu'à Clermont. La perte de Robert le Fort fut compensée en 869 par l'acquisition d'une moitié de la Lorraine. Les rois de France et de Germanie se partagèrent à Mersen l'héritage de leur neveu, Lothaire II[29] ; mais de ses propres avantages, le roi de France ne recueillait que des embarras. Obligé à lutter de plus prés contre les Normands de l'Escaut, il céda le duché de frise au pirate Rorik (870). En 874, à la mort de Salomon, il put retirer au nouveau chef des Bretons le titre de roi ; en 876, la mort de l'empereur Louis II, en lui donnant l'espérance d'être lui-même empereur, engagea de nouvelles querelles entre les princes carlovingiens. III Une promesse du pape Adrien II assurait la couronne impériale à Charles le Chauve ; il se hâta donc de descendre en Italie pour écarter par sa promptitude et par ses armes les réclamations de ses compétiteurs. Nulle ambition n'était plus imprudente ; il désertait les dangers de son royaume ; il semblait fuir devant les Normands et les Bretons ces faux chrétiens[30]. Louis le Germanique, non moins avide du titre d'empereur, envoyait son fils Charles le Gros avec une armée en Italie, et lui-même s'apprêtait à envahir la France. Incertain entre les fautes de Charles le Chauve et ce qu'on racontait des louanges et des promesses du Germanique, Hincmar écrivait à son clergé : Entre ces deux frères du même sang, qui se disputent ce royaume, nous sommes, nous évêques, selon le proverbe vulgaire, entre le marteau et l'enclume[31]. Charles le Chauve remporta. Ne pouvant se faire reconnaître roi d'Italie à Pavie, il éloigna Charles le Gros par une fausse attaque sur la Bavière, et arrivé à Rome, il y fut couronné par le pape Jean VIII : le choix du pape décida les seigneurs d'Italie : dix-huit évêques, dix comtes et Boson, que le nouvel empereur avait créé duc de Lombardie, proclamèrent Charles le Chauve protecteur, seigneur et défenseur de tous, et roi du royaume d'Italie, par respect pour l'intercession des apôtres Pierre et Paul, et le ministère de Jean, souverain pontife, pape universel. A peine de retour en France, le nouvel empereur apprit la mort de son frère Louis le Germanique (876), et le partage de la Germanie entre secs trois neveux, Charles le Gros, roi de Souabe, Louis, roi de Saxe, Carloman, roi de Bavière. Ces deux couronnes qu'il venait d'acquérir n'étaient qu'un embarras plus éclatant ; elles ajoutaient à ses ennemis les Sarrasins. Ce n'était pas pour lui, mais pour elle, pour être -défendue par les forces de ce nouveau maitre, que l'Italie avait reconnut Charles. le Chauve. Des secours d'Afrique renforçaient incessamment les Sarrasins d'Italie : les Lombards de Salerne, les Grecs de Naples, de Gaëte, d'Anodin, se joignaient aux infidèles, peut-être pour retarder leur ruine par la ruine de leurs voisins : la campagne de Rome, la Sabine ne pouvait être ensemencée. De lamentables nouvelles arrivaient de Rome à Charles le Chauve ; mais il avait à combattre les Normands de la Loire ; comment secourir l'Italie ? Il délivra Angers en détournant le cours de la Mayenne, et exigea des otages des Normands vaincus. Ce danger éloigné, il apprit qu'un nouveau pirate, Rollon, était entré dans la Seine, que son neveu Carloman, réclamait le royaume d'Italie, que Louis de Saxe réclamait une partie de la Lorraine. Si du moins il retenait ses neveux en Germanie, il échapperait peut-être à leur concurrence auprès des Italiens ; il tenta donc une expédition sur le Rhin, il fut vaincu par le roi saxon. Rollon, plus redoutable que ses devanciers, s'attachait moins au pillage qu'au désir de former en France un établissement durable ; n'était-il pas nécessaire que le roi demeurât en France pour surveiller cette ambition ? Mais le pape Jean VIII parlait d'élire un autre empereur si Charles oubliait ce qu'il devait aux Romains. Au milieu de tant de craintes que résoudre de tant de maux lequel choisir ? Charles se décida à sauver l'Italie pour en rester roi. Avant de partir toutefois il fallait bien éloigner Rollon et régler l'administration du royaume ; nouvel embarras, nouvelle humiliation pour Charles le Chauve. Une première assemblée tenue à Compiègne parut assez facile aux exigences du roi ; elle accorda, pour payer les Normands de la Seine, une exaction à laquelle devaient contribuer les terres des églises, des abbayes, des comtes, des vassaux, même les domaines des colons, même ceux des esclaves. Le capitulaire de Kiersy, publié un mois après (877), explique cette facilité par les concessions que les grands obtinrent en retour. Ce précieux monument, espèce de dialogue entre le roi qui interroge et les fidèles qui répondent, laisse voir assez, malgré les termes respectueux des réponses, que le roi dépend désormais de fidèles plus que les fidèles du roi. Le roi décrète que les biens des églises doivent être inviolables les fidèles approuvent. Le roi demande quelle sera pendant son absence la garantie de la tranquillité du royaume, quel motif de confiance réciproque doit rassurer son fils à qui il confie le gouvernement et les fidèles ; les fidèles se rejettent sur leurs anciens serments, en promettant d'y ramener ceux qui s'en sont écartés. Le roi demande quelle garantie peut assurer à sa femme et à ses filles la possession des terres qu'il leur a données, les fidèles promettent leur protection. Une fidélité si fière se réservait d'impérieuses récompenses. Les grands obtiennent, non seulement l'hérédité des bénéfices, mais le droit de s'en dépouiller au profit de leurs enfants ou de leurs parents, comme il leur plaira ; une autre concession plus importante encore règle la succession aux charges publiques : Si un comte de ce royaumes vient à mourir, dont le Ms soit avec noua, que notre fils, avec nos autres fidèles, choisisse parmi les plus proches parents de ce comte quelqu'un qui administre le comté avec les officiers publics et l'évêque, jusqu'à ce que celte mort nous ayant été annoncée, nous puissions investir le file qui est avec nous des honneurs de son père. La mène promesse s'étend aussi au fils mineur. C'est à peine si le roi peut retenir la nomination au comté dans le cas où le comte mort n'aurait pas d'enfants : Si le comte mort n'a pas laissé d'enfants, que notre Ms, avec nos autres fidèles, choisisse quelqu'un qui administre jusqu'à ce que nous donnions nos ordres à cet égard ; et que celui qui aura ainsi administré provisoirement ne se fiche pas si nous donnons le comté à un autre qu'il lui-même[32]. A ce prix Charles le Chauve revit encore une fois l'Italie avant de mourir. Il vint jusqu'à Verceil où il trouva le pape, avec qui il se mit en route pour Pavie. La nouvelle que Carloman avait passé les Alpes, et que Boson ne pouvait défendre la Lombardie, le fit reculer en toute laite. II s'arrêta à Tortone pour couronner en passant sa jeune épouse, et il donna à Boson la Provence et la Bourgogne avec le titre de roi, afin que l'empereur d'Occident, à la manière des anciens empereurs, parait commander à des rois[33]. Ces actes d'orgueil, au milieu d'une fuite, n'en dissimulaient pas la détresse. Charles le Chauve tomba malade au pied du mont Cenis, et mourut sans revoir son royaume (877). Quelques années d'incertitude suivirent sa mort, le titre d'empereur resta vacant, les royaumes partagés ou disputés, sans chef capable, furent de nouveau assaillis par les peuples barbares. D'un côté Louis le Bègue, fils de Charles le Chauve, régna deux ans en France et laissa deux fils Louis III et Carloman de France, qui furent rois ensemble sans partage. Le roi de Saxe réclamant la France, ils lui cédèrent la partie de la Lorraine possédée par Charles le Chauve, rendant ainsi à la Germanie cette Ostrasie qu'elle avait conquise. Bientôt, après s'être divisé le royaume, ils s'entendent pour combattre Boson qui se rendait indépendant et les Northmans de l'Escaut, alors commandés par Godefried, et qui venaient de fonder la colonie d'Ascaloha. Boson fut assiégé dans Vienne et perdit une partie de ses États, Louis III gagna la bataille de Saucourt, mais sans pouvoir délivrer la Flandre ; il mourut en 882. Carloman de France, qui régna seul alors, fut averti par de grands feux que d'autres Northmans arrivaient ; ils venaient par la Seine et la Somme, l'archevêque Hincmar faisait fondre le calice d'or de saint Remi pour racheter sa ville. Les deux victoires de Carloman près d'Avaux et de Vailly amenèrent une paix où le roi de France donna douze mille livres d'argent : cette paix dura jusqu'à la mort de Carloman (884). D'autre part, les fils du Germanique avaient eu d'autres destinées. Carloman de Bavière, roi d'Italie, après la mort de Chartes le Chauve, ne put jamais obtenir la couronne impériale. Il ne défendit pas l'Italie contre les Sarrasins. Les barbares venaient de mettre fin à Syracuse, et le pape fut réduit (878) à leur payer tous les ans un subside considérable pour protéger Rome ; éloigné souvent par des maladies contagieuses, Carloman laissa le duc de Spolète et le marquis de Toscane inquiéter le pape, qu'ils enfermèrent un moment dans la cité Léonine, pour obtenir le serment de fidélité des nobles romaine à Carloman ; mais déjà les frères de Carloman se partageaient sa succession. Une paralysie venait de se joindre à ses autres infirmités. Louis de Saxe s'assurait par avance de la fidélité des seigneurs bavarois, Charles le Gros était appelé en Italie même avant la mort de son frère ; il fut couronné roi d'Italie à Milan (880), et l'année suivante empereur à Rome. Mais en vain le pape réclamait une armée suffisante pour protéger le duché de Rome, plus que jamais dévasté par les Sarrasins ; en ce moment Charles le Gros héritait de toute la Germanie par la mort de Louis de Saxe, il se trouvait en présence des Northmans et des Slaves. Godefried parcourait dans tous les sens le royaume de Lorraine. Le palais de Charlemagne à Aix-la-Chapelle était devenu une étable. Charles le Gros ne pouvant le forcer dans Ascaloha, lui proposa le baptême et la main d'une princesse carlovingienne, fille de Lothaire II, avec le duché de frise pour dot. Godefried d'abord satisfait, réclama ensuite un pays de vignes ; mais dans une entrevue avec un envoyé de l'empereur, il fut assassiné. Sigefried son frère, le remplaça, et Charles le Gros devait le retrouver sur un autre point. Les Slaves étaient demeurés en repos depuis la pacification de Forcheim (874), les victoires des Northmans de l'Escaut et du Rhin leur parurent un encouragement à la révolte (881), et la Thuringe fut menacée par les Obotrites, les Souabes, les Bohémiens ; le margrave Pappon la sauva[34]. Charles le Gros traita alors avec le Morave Zwentibald, et obtint la promesse de respecter l'empire, lorsque Carloman de France mourut (884), Charles le Gros fut appelé au trône de France, malgré les droits d'un fils posthume de Louis le Bègue, qui reparaîtra plus tard sous le nom de Charles le Simple. Ainsi l'empire carlovingien semblait recouvrer son unité, un seul empereur pour trois royaumes. Mais c'était pour rendre plus solennel le démembrement définitif. Un seul homme ne pouvait vaincre tous les ennemis du midi, de l'orient et du nord, et Charles le Gros ne put même vaincre les Northmans de la Seine. Sigefried remonta le fleuve en 885, avec sept cents barques, prit Rouen et Pontoise, et s'avança jusqu'à Paris ; Paris n'était alors qu'une île (la Cité) jointe au continent par deux ponts de bois, défendus chacun par une tour ; l'évêque Gozlin, Ebles, le martial abbé de Saint-Denis, Eudes, fils de Robert le Fort, comte de Paris, ne s'effrayèrent pas à la vue de cette flotte qui couvrait le fleuve. Ils combattirent courageusement, attendant que Charles le Gros vint décider par une bataille leur délivrance. Mais l'empereur se cantonna sur les hauteurs du mont des Martyrs (Mont-Martre), et une résistance de treize moïs n'amena qu'un traité honteux (886). Les Northmans s'éloignant de Paris pour de l'argent, ne quittaient pas la France, ils allaient piller la Bourgogne. Cette honte décida sans retour le partage de l'empire carlovingien. Les vassaux germains, réunie à Tribur (887), déclarèrent Charles le Gros incapable de régner comme de combattre. Ils le déposèrent et donnèrent la couronne de Germanie à Arnulf, fils naturel de Carloman. La révolte gagna de tous côtés ; Eudes, le défenseur de Paris, fut roi de franc ; Gui de Spolète, et Berenger, duc de Frioul, se partagèrent la royauté d'Italie ; Boson était déjà roi de la Bourgogne ; Rodolphe Welf, comte de la Bourgogne transjurane se fit un royaume de son gouvernement ; il y avait longtemps que la Navarre était séparée. IV Ce contemporain du traité de Verdun, qui déplorait en termes si amers la division de l'empire et les souffrances intérieures des peuples, qu'eût-il dit en 887 s'il eût vu la déposition de Charles le Gros, cinq rois à la place d'un empereur, et dans chaque royaume le démembrement intérieur de l'autorité monarchique déjà accompli ou rendu inévitable par l'accroissement et l'ambition des grands. L'unité de l'empire carlovingien est détruite pour toujours ; quoi que fassent dans la suite les empereurs d'Occident, ils ne parviendront jamais à réunir sous leur suprématie tous les peuples qui ont reconnu la conquête de Charlemagne. La féodalité l'emporte ; quoi que fassent les rois, ils ne peuvent plus empêcher les seigneurs d'exercer chacun sur sa terre l'autorité d'un souverain, et de constituer sur tous les points de petites principautés héréditaires, à peine rattachées au pouvoir royal par les devoirs du vasselage. La féodalité tire son nom du germain food, en latin feudum, d'où, par corruption, fief ; ce mot, employé pour la première fois au temps de Charles le Gros, signifie une propriété accordée pour récompense (fee salaire, od, propriété) ; il est synonyme de bénéfice. La féodalité n'est autre chose que l'usage des bénéfices ou fiefs appliqué à tous les genres de propriété, et à toutes les subdivisions du gouvernement. Nous résumerons ici tous les faits relatifs à cette révolution que nous avons rapportés a leur place dans les récits précédents. Il existait après l'invasion trois sortes de terres : les alleuds, les coloniques, les bénéfices : tout possesseur d'alleud ne reconnaissait d'autre souverain que le roi, d'autre justice que la justice publique, ne devait d'autre service que la défense du pays (landwher) ; le colon, fermier de la terre cultivée par lui, pavait une redevance au propriétaire, et ne pouvait être vendu qu'avec la terre à laquelle il était attaché. Le bénéficier attaché par la reconnaissance à la personne du donateur lui devait fidélité, et en conséquence des lois du compagnonnage le suivait à la guerre, et se dévouait pour lui. De grands changements s'opérèrent dans la nature de ces diverses propriétés du Ve au Xe siècle, au milieu des agitations domestiques dont nous avons raconté l'histoire. Les terres coloniques disparurent de deux manières ; ou le seigneur qui percevait la redevance s'appropria absolument la terre, et fit du colon un serf ; ou le colon affranchit sa terre, et s'en fit un alleud franc de toute autre obligation que la défense du pays. Un changement beaucoup plus important, est celui qui transforma les alleuds en bénéfices. L'utilité réciproque du compagnonnage était évidente ; protection et profit pour le dévoué, importance et puissance pour le prince, pour le seigneur, dans le nombre et la fidélité de ses dévoués. De là une égale disposition clans le faible à rechercher un seigneur, dans le puissant à rechercher des fidèles. Bientôt même il ne fut pas nécessaire pour devenir fidèle et obtenir protection de recevoir en bénéfice la terre d'autrui ; le roi acceptait pour fidèles ceux qui recommandaient à sa protection leurs personnes et leurs terres ; à son imitation, les propriétaires les plus riches, surtout les nobles, offrirent et même imposèrent quelquefois leur protection aux faibles, L'engagement mutuel de protection et de fidélité procédait donc de la recommandation aussi bien que de la donation ; peu à peu la terre recommandée devenait bénéfice aussi bien que la terre reçue ; la franchise de la propriété allodiale se changeait en devoirs de possession bénéficiaire. Les rois ne surent pas maintenir dans la fidélité leurs propres troupes ; ils accordèrent l'inamovibilité, l'hérédité des bénéfices royaux ; ils perdirent ainsi le droit de châtier par la spoliation un bénéficier ingrat, et avec le droit de punir le droit d'exiger les services de la fidélité. Les grands accroissements leur importance par deux moyens : en même temps qu'ils frustraient le roi des résultats utiles du compagnonnage, ils s'efforçaient de les multiplier pour eux-mêmes, en faisait entrer les possesseurs d'alleuds dans leur dépendance par la recommandation volontaire ou forcée. Les rois ne surent pas davantage prévenir ou réparer ce mal. Toute l'énergie, toute l'autorité respectée de Charlemagne mourut avec lui : ses successeurs encouragèrent ce qu'il n'avait lui-même que retardé. L'édit de Mersen, de Charles le Chauve, confirmant aux fidèles du roi la possession inamovible de leurs bénéfices, ordonna à tout homme libre de se choisir pour seigneur ou le roi ou quelqu'un de ses fidèles. Quelle autorité ces seigneurs exerçaient-ils sur leurs vassaux ? Il est difficile de la définir avec précision. Les bénéfices royaux étaient exempts de la justice publique ; un fidèle du roi exerçait donc sur les habitants du bénéfice le droit de justice ; il est probable qu'au milieu de tant de désordres, les fidèles du roi étendirent ce droit sur les terres qu'ils avaient acquises par la recommandation. L'usage, le devoir des compagnons était de suivre à la guerre celui à qui ils avaient promis fidélité, et l'édit de Mersen consacrait encore ce devoir. Si tous les seigneurs n'avaient pas, dans le commencement, le droit de juridiction, ils avaient tous le droit d'appeler leurs vassaux aux armes, et d'en faire une armée pour leurs intérêts personnels. Il résultait de tout cela qu'une grande partie des habitants du sol cessait d'avoir le roi pour seigneur direct. Toutefois, malgré l'édit de Mersen, il restait des hommes libres, des alleuds, qui n'avaient subi aucune suzeraineté : l'édit de Kiersy en fait foi[35]. Ces propriétaires libres, sujets du roi, étaient soumis à la juridiction des juges publics, et ne devaient d'autres services que la défense du pays ; les comtes, lieutenants du roi, exerçaient sur eux l'autorité royale ; le comte avait tous les pouvoirs administratifs rendre le justice, lever les impôts, commander la guerre ; magistrat révocable, il semblait ne pouvoir abuser ; sa destitution était la plus facile et la plus prompte réparation de ses excès. Mais depuis Charlemagne aucun roi n'avait su contenir l'ambition des comtes ; les rois, au contraire, permirent aux hommes libres de se faire vassaux de leurs comtes ; et au lieu de l'obéissance publique qu'ils devaient aux fonctions, de contracter une obligation de service envers la personne. Dans ce mélange d'administration et de seigneurie, on ne sut pas distinguer le magistrat du seigneur, et les pouvoirs publics du magistrat étant bien définis, devinrent les droite absolus du seigneur : l'homme libre ainsi changé n'obéissait plus au comte que comme vassal, et le comte changé aussi d'administrateur en propriétaire, n'exerçait plus que comme seigneur, c'est-à-dire à son profit, l'ancienne juridiction publique. L'édit de Kiersy compléta ce mal ; par la concession de l'hérédité, les rois avaient depuis longtemps perdu toute puissance sur les terres royales données en bénéfices ; par la même concession les rois perdirent toute autorité sur les terres et les hommes libres confiés par eux à l'administration des comtes. L'inamovibilité prolongeant les fonctions, donna le temps aux comtes d'imposer à tous les hommes de leur comté leur seigneurie, et la transmission héréditaire interdit aux vassaux le droit de redevenir libres après la mort de celui à qui ils avaient prêté serment, l'hérédité du titre de comte assurant à l'héritier la possession de tous les droits acquis et exercés à ce titre. De tous les seigneurs qui firent entrer dans leur dépendance les hommes libres, les anciens magistrats publics étaient les plus puissants, par la nature de leurs pouvoirs mieux définis que ceux de tous les autres : outre le droit d'administrer les hommes libres, ils exerçaient encore une certaine surveillance sur les bénéficiers royaux eux-mêmes, dont ils devaient réprimer les violences : ces magistrats prévalurent donc sur les autres seigneurs, et se subordonnèrent même les bénéficiers royaux : un comte fut bientôt le seigneur de tout ce qui était compris dans les limites de son comté. Chaque comté fut un petit état dont le chef reconnaissait pour La forme un supérieur dans le roi, mais sur lequel le roi avait perdu l'autorité directe. Les anciennes circonscriptions administratives étant observées, les comtes eux-mêmes furent obligés de reconnaître pour seigneurs les ducs ou comtes majeurs qui leur avaient été préposés depuis Charlemagne, et le nombre des vassaux immédiats du roi diminua sensiblement. Descendre ainsi sous la seigneurie d'un autre, ce n'était point perdre son autorité sur ses propres vassaux. La féodalité enchaînait les uns aux autres tous les habitants du sol, de telle sorte que chacun pouvait avoir un seigneur et des vassaux, et se faire rendre par ceux-ci les devoirs qu'il rendait lui-même à celui-là, excepté le serf qui n'eut point de vassaux, et le roi qui ne reconnaissait d'autre seigneur que Dieu. Ainsi le gouvernement devait procéder désormais de la seigneurie féodale, et non plus de la monarchie romaine. Tel était déjà en grande partie l'état de la France à la déposition de Charles le Gros ; l'Allemagne subira le même morcellement ; l'Italie s'y trouve toute préparée par l'ancienne division lombarde en duchés ; mais nulle part la féodalité ne se développa plus rapidement et plus complètement qu'en France. Il en faut rapporter la cause à l'hérédité des gouvernements, accordés par l'édit de Kiersy, et dont les souverains d'Italie et d'Allemagne retardèrent, tant qu'ils purent, la concession officielle. |
[1] Les motifs de la deuxième révolte des fils de Louis semblent avoir été tout au moins plausibles, puisque Grégoire IV, dont la réputation n'a pas souffert d'atteinte, fit qui n'avait en cette occasion d'autre intérêt que celui de la paix, accompagnait Lothaire. Sismondi, deuxième partie, ch. VII.
[2] Réponse de Wala et de Paschase aux prétentions des évêques.
[3] Flori diaconi Lugdunensis querela de divisione imperii post mortem Ludovici Pii : Apud Achery, vetera analecta.
[4] Chronique de saint Bénigne de Dijon.
[5] Caroli calvi capitula : Canones concilii in Verno Palatio, apud Sirmond, III, page 16.
[6] Hincmar, lettre à Louis le Germanique.
[7] Hincmar, epist. ad Ludov.
[8] Capitula Caroli calvi.
Conventus in villa Colonia, 843.
[9] Depping, t. Ier.
[10] Anastase le bibliothécaire.
[11] Voyez dans les capitulaires de Charles le Chauve ; assemblée de Thionville en 814, de Mersen eu 847, de Mersen en 851.
[12] Anastase, Bibliothèque.
[13] Traité de Mersen en 870. Voyez dans Sirmond, t. III, page 195, les termes de ce partage.
[14] Anonyme de Salerne.
[15] Desmichels, Histoire générale du Moyen Age, tome II. Ce volume donne sur les Slaves des détails qu'il serait difficile de trouver ailleurs, à moins de lire les originaux.
[16] Caroli calvi capit., titre IX. Conventus apud Marsnam, capit. 19, 11 : et adnuntiatio Lotharii, I.
[17] Capit. de 841.
[18] Conventus apud Marsnam. Adnuntiatio Karoli.
[19] Don Vaissette, Histoire du Languedoc, t. I.
[20] Synode de Soissons, voyez apud Sirmond, III, page 47. Annales Bertini Sythiensis.
[21] Apud Sirmond, III. Capit. de Charles le Chauve, titres 13, 15, 16.
[22] Preuves de l'Histoire du Languedoc.
[23] Hincmar, epist. ad Ludovicum Germaniæ regem, anno 858 ; lettre à son clergé en 875.
[24] Voyez apud Sirmond, III, capit. de Charles le Chauve, tit. 28, 29, 30, 31, 32.
[25] Edictum Pistense, art. XX.
[26] Hincmar : lettre à Louis le Germanique 858, art. VIII.
[27] Chronicon centullense sancti Richarii, liv. III, ch. 10.
[28] Hincmar, t. II, p. 145, lettre à Charles le Chauve.
[29] Voyez Sirmond, et Hincmar : coronationes.
[30] Hincmar, lettre à son clergé, 875.
[31] Hincmar, lettre à son clergé, 875.
[32] Apud Sirmond, III, page 226, 227 et 235.
[33] Chronique de Centull.
[34] Desmichels, tomme II.
[35] Edit de Kiersi, X.