Empire carlovingien. — Rapports de Charlemagne avec l'Église, l'empire d'Orient, les barbares, les khalifes. I Le règne de Pépin le Bref est en petit le règne de Charlemagne. Pépin semble montrer à son fils quels ennemis il doit frapper, Aquitains et Bretons en Gaule, Arabes à l'entrée de l'Espagne, Saxons en Germanie ; il rouvre aux Francs Ostrasiens la route des Alpes, oubliée depuis Childebert II, et celle de Rome qui n'avait jamais vu les Francs ; il commence tout, Charlemagne croira tout achever. Dès, les premiers jours du nouveau roi (752), une expédition fut dirigée contre Grippon qui s'était réfugié en Aquitaine et contre la Septimanie, que Charles Martel n'avait pu délivrer des Sarrasins, Grippon fut chassé jusqu'aux Alpes où il périt. Le comte goth, Ansémond, chef de lie résistance aux Arabes qui appelait les Francs, livra à Pépin Nîmes, Agde et Béziers ; Narbonne résistant mieux, le roi en ajourna la conquête, et laissant quelques troupes en Septimanie, remonta vers les Saxons, toujours envahisseurs des possessions ostrasiennes. Ceux-ci ne pouvant faire autrement, donnèrent des otages et des serments au roi Pépin, à cette fin que tout prêtre qui voudrait aller en Saxe et les baptiser, en eût la liberté. Pépin dirigea aussi une armée contre les Bretons conquit le fort des Vénètes, et soumit toute la Bretagne au parti des Francs[1]. En cette même année (763), le pape Étienne II fut reçu par le roi Pépin. Le roi des Lombards, Astolphe, avait soulevé une nouvelle persécution contre Rome et les villes qui en dépendaient. fi menaçait et réclamait du pape et de tout le peuple romain en tribut onéreux pour chaque année, un sou d'or par tête[2]. Un envoyé de Byzance, Jean le Silentiaire, qui venait réclamer l'exarchat, n'ayant pas été écouté, le pape avait déjà demandé l'intervention des Francs et une ambassade était venue au nom de Pépin. Les envoyés Francs, l'envoyé de Byzance, le pape, réunis à Pavie auprès d'Astolphe, n'avaient pu réussir cependant ; Astolphe avait défendu au pape d'oser dire un mot sur la restitution de Ravennes. Mais le pape demandait le passage vers le pays des Francs, les envoyés de Pépin l'appuyaient, Astolphe n'osa le refuser. Pépin vint à la rencontre d'Étienne II, avec sa femme, ses fils et ses grands, et remplit l'office d'écuyer[3], en conduisant par la bride le cheval de pontife. Arrivé au palais de Pontyon, le pape exposa au roi les malheurs de Rome, il se prosterna vers la terre en signe de deuil, et ne voulut point se relever que le roi, ses fils et les grands ne lui eussent tendu la main[4]. Pépin jura que toutes les villes prises seraient rendues ; mais comme l'hiver approchait, retarda la guerre et conduisit le pontife au monastère de Saint-Denis. C'est là, qu'Étienne II, selon l'usage des anciens, sacra Pépin de l'onction sainte ; le nommant patrice des Romains, et couronna avec le même honneur ses fils Charles et Carloman. Cependant un autre Carloman, le frère de Pépin, maintenant moine du mont Cassin, était envoyé par Astolphe pour détourner de l'Italie les armes des Francs ; mais sa médiation ne prévalut pas sur les instances du pape. Astolphe ayant reçu l'ordre de rendre la Pentapole, Narnie, et tout ce que le peuple romain réclamait de son iniquité, se préparait à la guerre. Pépin assembla, selon l'usage aux kalendes de mars, un placitum de tous les Francs ; il y prit l'avis de ses nobles, et suivi des autres nations qui habitaient dans son royaume et des bataillons des Francs, il se mit en marche vers la Lombardie par Lyon et Vienne[5] ; Astolphe était derrière les Cluses qu'il avait garnies de soldats et de machines ; mais quelques Francs les ayant forcées, il s'enfuit jusqu'à Pavie, d'où il aperçut le ravage des campagnes. Cependant un corps de Francs reconduisait le pape à Rome, et Astolphe redoutant la famine, demandait un traité. Le pape aussi voulait arrêter l'effusion du sang. Astolphe promit avec tous ses juges, et sous la garantie d'un serment solennel, de rendre Ravennes et les autres villes ; c'étaient la Pentapole et l'exarchat : Pépin en fit au pape une donation formelle[6], et alors touché de miséricorde pour son ennemi, il repassa les Alpes. Mais bientôt la promesse fut violée ; l'injuste Astolphe
ne voulut pas rendre à saint Pierre un palme
de terre ; il cerna le pape de trois côtés : le pape n'eut que le temps
d'envoyer aux Francs la lettre suivante : Aux
très-excellents seigneurs Pépin, Charles, et Carloman, tous trois rois, et
patrices des Romains ; à tous les évêques, abbés, prêtres et moines, aux
glorieux ducs et comtes, et à toute l'armée du royaume et de la province des
Francs, Étienne, pape ; et tous les évêques, les prêtres, et diacres ; les
ducs, cartulaires, comtes, tribune et tout le peuple et toute l'armée des
Romains plongés dans l'affliction. Aux kalendes de juin, toute l'armée du roi
des Lombards a quitté la Toscane pour s'approcher de la ville de Rome, et
s'est arrêtée près de la porte du bienheureux Pierre. Astolphe lui-même avec
d'autres armées, est arrivé d'un autre point, et a dressé ses tentes près de
la porte Salaria ; et souvent il nous a crié : Ouvrez-moi la porte Salaria, et
j'entrerai dans la ville ; livrez-moi voire pontife, et je serai patient
envers vous ; sinon je renverserai vos murs, je vous tuerai tous du même
glaive, et l'on verra qui sera assez puissant pour vous arracher de mes mains. Cependant, les Bénéventins tous
ensemble, se sont approchés de la ville de Rome et ont campé près de la porte
du bienheureux Jean et du bien- heureux apure Paul, ils ont incendié les
églises de Dieu, jeté au feu les images sacrées des saints, après les avoir
déchirées de leurs épées ; et les saintes offrandes, c'est-à-dire le corps de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, ils les ont mêlées dans leurs vases à la chair dont
ils se rassasient. Ils ont frappé et mis tan lambeaux les moines, serviteurs
de Dieu qui demeuraient pour l'office divin dans les monastères ; et entraînant
avec une grande cruauté les saintes femmes recluses, ils les ont outragées.
Ils ont coupé les vignes jusqu'à la racine, écrasé les moissons, et tout
dévoré. Voilà cinquante-cinq jours qu'ils assiègent
l'infortunée ville de Rome, l'entourant de toutes parts, la frappant sans relâche
de toutes les machines, livrant jour et nuit de furieux combats. Ils nous
crient : vous êtes entourés par nous ; viennent donc les Francs, et qu'ils
vous arrachent de nos mains. Car ils nous ont pris la ville de Narnie que
vous aviez accordée à Saint-Pierre, et nos autres villes. Ce n'est que par
mer que nous pouvons vous envoyer cette lettre. Secourez-nous avant que nous
ne périssions. Toutes les nations qui se sont réfugiées vers la courageuse
nation des Francs, que Dieu a faite puissante, ont toujours été sauvées[7]. Pépin répondit par une seconde expédition (756). Astolphe, une seconde fois vaincu, accepta le jugement des nobles Francs. Il promit de réparer ce qu'il avait fait contre la justice et ses serments. Par le jugement des Francs, il livra à Pépin la troisième partie du trésor de Pavie, promit d'être toujours fidèle aux Francs, et d'envoyer un tribut annuel[8]. Le roi lombard rendait en même temps vingt-deux villes au pape, malgré l'empereur qui réclamait l'exarchat et la Pentapole. Dès lors, la nation des Lombards parut assujettie à celle des Francs au profit de l'Église romaine. Astolphe étant mort, Didier, duc de Frioul, le remplaça par le conseil de Pépin et de ses nobles ; et, en présence de l'abbé Fulrad, il promit de rendre encore à saint Pierre Faenza, Imola, Ferrare, avec leurs territoires, Bologne, Ancône, Auximum, de vivre toujours en paix avec l'Église de Dieu, et d'être fidèle au royaume de Pépin protégé par Dieu. En même temps les Spolétins et les Bénéventins se firent un duc par la permission de Pépin[9]. Le roi franc recevait alors un autre hommage. L'an 757, il tint à Compiègne une assemblée générale de tout son peuple ; Tassillon, duc des Bavarois, y vint avec les grands de sa nation ; il se remit aux mains du roi comme son vassal à la manière des Francs. Après lui les grands et les anciens de la Bavière prêtèrent serment de fidélité au roi et à ses fils. L'année suivante, Pépin dompta une seconde fois les Saxons qui jurèrent de faire toute sa volonté et d'envoyer chaque année à l'assemblée générale comme marque de respect, un présent de trois cents chevaux. En 769, Pépin demeura en repos ; il ne sortit pas des limites de son royaume[10]. Cependant l'Italie rappelait encore. Paul Ier avait
succédé à son frère Étienne II, et déjà il avait écrit à Pépin : Le roi des Lombards, Didier, traversant des villes de la
Pentapole que vous avez données à saint Pierre pour la rançon de votre âme, a
ruiné par le fer et le feu toutes les moissons et tout ce qui sert à
l'entretien de la vie. Au grand mépris de votre puissance, il a désolé les
terres de Spolète et de Bénévent qui s'étaient placées sous votre autorité
que Dieu conserve ; et après avoir saisi Albinus, duc de Spolète, et ses
comtes (satrapas) qui avaient prêté serment à saint Pierre et à vous, il les
a déchirés de blessures et les tient encore enchaînés. Comme il approchait de
Bénévent, le duc a pris la fuite jusqu'à la ville d'Otrante, et le roi ne
pouvant le tirer de cette ville a établi à Bénévent un autre duc nommé
Arégise. De là il s'est avancé vers Naples, pour s'entendre avec Georges, l'envoyé
impérial qui déjà vous a visité, et il a conféré méchamment avec lui ; il a
expédié des lettres à l'empereur, l'exhortant à envoyer des armées en Italie,
promettant de soutenir ces armées avec tout le peuple des Lombards, afin que
l'empereur puisse reprendre Ravennes, et (ce que Dieu ne permette pas) accomplir
sa volonté partout où il voudra. Enfin ce roi lombard est venu jusqu'à Rome,
et nous l'avons exhorté à rendre Imola, Bologne Auximum, Ancône ; mais il n'a
pas paru disposé à le faire, et après d'autres motifs, il a ajouté que si les
Francs lui rendaient ses otages, il vivrait en paix avec nous[11]. Les craintes de Paul e se renouvelèrent plus d'une fois ; mois il n'y eut pas d'alliance active entre les Grecs et les Lombards. Les Grecs menacèrent de loin et n'armèrent pas ; les Lombards redoutèrent encore Pépin ; son autorité sauva Rome, par l'ordre au roi Didier de protéger Ravennes contre les Grecs hérétiques, et par l'invitation impérieuse aux ducs de Naples et de Gaëte de rendre les biens que saint Pierre possédait dans leurs duchés[12]. Pépin ne devait plus revoir l'Italie : c'était en deçà des Alpes qu'il allait maintenant protéger l'Église par les armes. En 759. Narbonne toujours occupée par les Arabes s'était enfin rendue aux Francs. La Septimanie devenait une province franke, sous le nom de Gothie ; mais l'Aquitaine n'était pas réduite. Hu/laid, vaincu par Pépin, avait fui dans un monastère, laissant à sa place son fils Waïfre (Guaifer). Celui-là devait lutter pendant huit ans contre Pépin, et périr vaincu sans que l'Aquitaine acceptât encore la soumission. Cette lutte mit aux prises deux peuples distincts ; les historiens ne confondent jamais la Francia avec l'Aquitania, ni les Aquitani et les Vascons de Waïfre avec les Franci de Pépin. Cette opposition religieuse alléguée par Clovis contre les Visigoths, et qui doit reparaitre terrible dans la guerre des Albigeois, c'est ce qui arme ici le nord contre le midi. Waïfre ressemble au comte de Toulouse, Raymond ; sa maison est une Sodome impie ; lui-même, il est le méchant des méchants, le pire des pires[13] ; il fait volontiers alliance avec les Sarrasins de la Septimanie. Pépin est l'homme de l'Église. Waïfre avait enlevé les biens de quelques églises placées sous la main du roi Pépin[14], et ne voulait pas les rendre aux chefs de ces lieux vénérables ; il refusait le weregild de quelques hommes du roi tués en Aquitaine, et peut-être il attaqua le premier. Tandis que Pépin tenait une assemblée générale des Francs à Duren, on lui annonça que le duc Waïfre avait envoyé une armée jusqu'à Châlons pour ravager les possessions des Francs. D'abord les Francs pillèrent à leur tour le pays des Bituriges, et toute l'armée revint dans la Francia, enrichie d'innombrables dépouilles et de captifs (761). L'année suivante Clermont et Bourges furent prises à l'aide de machines. ladre, abandonnant alors Poitiers, Limoges, Saintes, Périgueux, Angoulême, et d'autres villes et châteaux, renversa leurs murs à terre[15] ; mais il ne fit que s'affaiblir. En 763, Pépin, après le champ de Mars tenu à Nevers, vint à Cahors, poussa jusqu'à Limoges, et revenait par Bourges, quand il rencontra Waïfre ; vaincu par la trahison des Vascons qui plièrent au premier choc, Waïfre demanda la paix, et ne l'obtint pas. Pépin, déjà sans inquiétude, passa toute l'année 764 à surveiller les menées du Bavarois Tassillon, et en 765, malgré les menaces de Waïfre, il ne sortit pas encore de son royaume[16]. Ce furent les nobles Francs établis dans la Bourgogne qui soutinrent de nombreux combats contre les Aquitains et les Vascons[17]. Waïfre avait dirigé le comte Mansion vers Narbonne pour arrêter les troupes que Pépin envoyait au secours de La Septimanie contre les Arabes[18]. Mansion lança ses nombreux Vascons sur l'armée des Francs ; mais dans une rude mêlée, Mansion fut tué ; les Vascons tournèrent le dos, laissant les chevaux qu'ils avaient amenés, et réduits à errer dans les vallées et les montagnes, un petit nombre put à peine échapper par la fuite. En même temps le comte de Poiriers était tué par les hommes du monastère de Saint-Martin[19]. Waïfre cependant tenait encore ; tandis que Pépin soumettait le Rouergue, célébrait la fête de Pâques à Vienne, et réunissait à Bourges, dans l'Aquitaine, le placitum des Francs, Waïfre, encore redoutable, errait sans se lasser dans les montagnes et les cavernes i tandis que les chefs des Vascons, épuisés par la résistance, prêtaient serment à Pépin, lui seul toujours imprenable échappait à quatre armées. Pépin, ne pouvant le vaincre, le fit, dit-on, assassiner par les siens. Alors le roi des Francs entra dans Saintes, régla ce qui était utile au salut de la patrie et aux intérêts des Francs, et établit ses juges et ses comtes[20] ; c'était la manière germaine de prendre possession d'une conquête. Les Francs Ostrasiens paraissaient posséder l'Aquitaine (768). Une fièvre violente ramena Pépin au monastère de Saint-Martin, et de là nui monastère de Saint-Denis. Comme il vit bien qu'il allait mourir, il appela ses nobles, les ducs et les comtes, les évêques et les prêtres (sacerdotes), et avec le consentement des Francs, de ses nobles et des évêques, il partagea également à ses deux fils le royaume des Francs qu'il avait possédé. Alors chacun des deux frères s'en alla dans son royaume, où il assembla un placitum, tint conseil avec ses nobles, fut élevé par eux sur le trône, et consacré par les pontifes[21]. La race nouvelle qui avait remplacé les Mérovingiens était la race des Forts. Presque tous ils portent le nom de Karl, inconnu avant eux chez les Francs, Charles Martel, Carloman, un de ses-fils, ses deux petits-fils, Charlemagne et Carloman. Charlemagne lui-même est quelquefois appelé Charles Martel[22], et plus souvent le Terrible, comme dit le moine de Saint-Gall, Et en effet, toua ces hommes out lourdement battu les nations. Pépin venait de porter loin la masse d'armes des Francs ; Charlemagne continuant l'œuvre de son père, écrasa les derniers efforts des résistances nationales, et sa main à la grande force[23], décida, saris le savoir, la formation des trois royaumes d'Allemagne, de France et d'Italie. Obligé d'abord à partager avec son frère, Charlemagne n'avait pas la Germanie, ni les peuplades belliqueuses des bords du Rhin qui avaient conquis la Neustrie. Il cédait à Lope, cousin de Waïfre, la Novempopulanie avec le nom de duc, et fondait ainsi le duché de Gascogne indépendant de l'Aquitaine. L'Aquitaine elle-même recommençait déjà ; Hunald sortait du cloître pour venger son fils enfin, Carloman refusait de secourir Charlemagne dans cette guerre. Le Neustrien cependant vainquit l'Aquitain. Hunald put s'enfuir, parce qu'il connaissait le pays, jusqu'en Gascogne ; mais Charlemagne exigea qu'il fût livré. Le dernier duc d'Aquitaine resta prisonnier jusqu'à ce qu'il obtint la permission de passer en Italie, et le fort de Franciac, bâti sur la Dordogne, attesta et conserva la conquête (769). Lope se soumit avec toute sa terre à la domination du roi[24]. Mais ce qui fit la grande force de Charlemagne, ce fut la mort de Carloman (771). Les nobles ostrasiens qui avaient détourné Carloman de l'expédition d'Aquitaine[25], ne retinrent pas sa veuve et ses enfants qui fuyaient vers l'Italie, et Charlemagne s'étant approche de Carbonac, ils ne refusèrent pas de sa soumettre à un tel maître[26]. Charlemagne prit le part de son frère, et fut roi de tous les Francs par leur consentement[27]. Alors commence véritablement son règne par la guerre de Saxe. Ce peuple dernier reste de l'antique Germanie, en comierve.it toujours les mœurs avec la vieille liberté. Son Hermansaul, la colonne d'Arminius, était encore debout, comme un monument de la religion conservée, et de l'indépendance vengée par le sang ennemi. Cette colonne était un Dieu qui réunissait tous les dieux. Le héros, armé de toutes pièces, tenait de la main droite un étendard où était peinte une rose symbole de l'amour, et de la gauche une balance, symbole de la justice. Sur sa poitrine, la figure d'un ours et celle d'un lion sur son bouclier, signifiaient la force et le ravage. Contraints quelquefois par les armes des Francs, à entendre parier glu dieu des chrétiens, ils en baissaient davantage le christianisme et les Francs, et massacraient les missionnaires quand ils pouvaient. Saint Libwin, qui prêchait alors chez eux, leur faisait craindre l'arrivée d'un grand roi, ils l'auraient tué sans l'intercession de leurs vieillards ; ils détruisirent au moins l'église nouvelle de Dewenter (772). Les Francs attendaient ce prétexte. Les nobles francs, dans une assemblée générale à Worms, décidèrent avec le roi la guerre contre les Saxons. Dès la première attaque, Hermansaul périt. L'idole fut assiégée, mise en pièces, et son temple dispersé ; ses richesses passèrent aux Francs, Charlemagne s'avança jusqu'au Weser, et les Saxons demandant grâce, il prit un otage par tribu, et quitta la Saxe. C'était pour courir au delà des Alpes. Malgré le pape Étienne III, Charlemagne avait épousé la fille de Didier ; puis il l'avait répudiée, et maintenant il écoutait les plaintes du pape Adrien, contre le roi lombard toujours infidèle à ses promesses. Didier avait accueilli l'infatigable Harald et les fils de Carloman ; il voulait les faire couronner par le pape. Il prenait les villes de l'exarchat Urbin, Eugubium, Sena Gallia et d'autres villes romaines. Il méprisait l'intervention de Charlemagne, ses menaces comme ses promesses[28]. Alors on vit s'avancer vers les Alpes toute l'armée des Francs, et ce terrible Charles tout de fer, avec un casque de fer comme une crête, des manches de fer comme des bracelets, une cuirasse de fer, sur sa forte poitrine et ses larges épaules, une lance de fer dressée en haut dans la main gauche, et l'invincible fer de son épée dans la droite, des chaussures de fer comme toute l'armée des Francs en portait. Son cheval même, à sa couleur, à son courage, semblait de fer[29]. Les. Lombards cependant ne tremblaient pas encore. Charlemagne arrivant par le mont Celais, trouva les Cluses bien défendues par des machines et des constructions : il entama des négociations, réclamant les villes pour une somme de 14.000 sous d'or. Didier refusa ; il demanda au moins comme otages les fils de trois juges lombards ; Didier persévéra dans son opiniâtreté. Les Francs voulaient décamper le lendemain, quand tous à coup Dieu envoya une grande terreur au cœur de Didier, de son fils Adalgise et de tous les Lombards. Ils s'enfuirent laissant leurs tentes et leurs bagages. Les Francs, qui ne savaient pas encore combattre contre les fortifications, n'eurent plus qu'à les franchir, ils entrèrent dans l'Italie en courant, poursuivant les fuyards jusqu'à Pavie, où Didier s'enferma avec ses juges[30], et jusqu'à Vérone, où Adalgise voulait défendre les enfants de Carloman. Aucune autre ville ne résista. Les Spolétins, à peine revenus de la déroute, se réfugièrent dans l'alliance du pape et dans l'obéissance à saint Pierre. Ils coupèrent leurs cheveux, comme les Romains, et choisirent pour duc le noble Hildebrand, qu'Adrien confirma. Ceux de Firmum d'Auximum d'Ancône, en firent autant. Cependant Charlemagne, ennuyé d'assiéger Pavie, y laissait un blocus pour courir à l'aise l'Italie lombarde. Il parut devant Vérone, il menaça : les enfants de Carloman se remirent entre ses mains. Il conquit quelques villes au delà du Pô, et prenant tout à coup la fantaisie de célébrer à Rome la fête de Pâques, il apparut inopinément à trente milles de la ville des paes. L'entrevue devait être solennelle entre cette Rome tant de fois insultée par les autres barbares, et ces barbares nouveaux qui venaient la protéger. Ce n'était plus le temps où le sénat menaçait Alaric de faire sortir contre lui tout le peuple rangé en bataille. Adrien envoyait à la rencontre des Francs toutes les écoles de la milice, tous les enfants qui étudiaient les lettres, portant des rameaux d'oliviers, et chantant les louanges du roi : venaient ensuite les croix avec lesquelles on recevait l'exarque ou les patrices. A cette vue, Charlemagne descendit de cheval et marcha à pied jusqu'à l'église de Saint-Pierre. Le pape l'y attendait sur les degrés ; il lui tendit la main, il l'embrassa aux acclamations du clergé et de tous les serviteurs de Dieu qui criaient : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. Alors le pontife et le roi des Francs, les évêques, les abbés, les ducs et tous les Francs qui s'étaient approchés de la confession de saint Pierre, se prosternant à terre d'un même mouvement, honorèrent Dieu et le chef de l'apostolat, et glorifièrent la puissance divine qui accordait urne si grande victoire aux prières de son apôtre. La donation de Pépin fut augmentée, l'exarchat, la Vénétie, l'Istrie, la Corse, Mantoue, Parme, Reggio, les duchés de Spolète et de Bénévent, furent donnés à l'Église elle fut signée de la main du roi, des évêques, des abbés, des ducs, et même des grafions. Une copie en fut déposée sur l'autel de Saint-Pierre, et le roi en plaça une autre dans le tombeau de l'apôtre, comme un souvenir éternel de son nom et du royaume des Francs. Pour en assurer l'exécution, il ne restait plus qu'à chasser la domination lombarde de son dernier asile. Charlemagne revint devant Pavie épuisée ; Hunald, malgré la famine, parlait de résister encore, il fut lapidé. Didier se rendit pour avoir la vie, et fut envoyé dans le royaume des Francs ; Adalgise désespérant d'une plus longue défense, s'enfuit à C. P. où les Byzantins le consolèrent par la dignité de Patrice, la décoration ordinaire des fugitifs suppliants ou des ennemis vaincus. Mais Charlemagne n'eut que le temps d'annoncer sa conquête en se disant roi des Lombards ; il laissa les ducs établis par Didier et les lois lombardes, et se hâta de repasser les Alpes ; déjà les Saxons menaçaient l'Ostrasie[31]. Ces vaincus indomptables ravageaient la Hesse (775) et venaient jusqu'à Fritzlar renverser une église fondée par Boniface. Alors les nobles déclarèrent que la guerre serait faite aux Saxons sans relâche, ne leur laissant d'autre choix que l'abandon de leurs idoles, ou leur ruine éternelle[32]. Trois armées entrèrent en Saxe ; Charlemagne prit le fort de Sigebourg, releva Ehreshourg, passa le Weser et s'avança jusqu'aux Ostphaliens ; les chefs ne coururent et bientôt tout le peuple amenant des otages et donnant des serments solennels. Les chers des Angriens et leur peuple obéirent de la même manière ; et le vainqueur voulut les croire soumis ; l'Italie remuait encore. C'était Rodgaud que Charlemagne avait fait duc de Frioul, Hildebrand, duc de Spolète par la confirmation du pape régi, duc de Bénévent, qui n'avait pas subi l'attaque des Francs 7 mais qui la redoutait. Ces trois hommes conspiraient pour Adalgise. Mais Adrien veillait sur eux. L'arrivée imprévue du roi des Francs contint les autres ; Rodgaud seul avait agi, il fut pris et décapité. Des comtes francs furent laissés dans quelques villes pour les garder, et le roi retourna contre les Saxons. Pendant sou absence, les Saxons avaient repris Ehresbourg et attaqué Sigebourg. Repoussés jusqu'aux sources de la Lippe, le retour rapide de Charlemagne les abattit. Il venait comme une grande tempête qui bouleverse tout[33]. Ils demandèrent grâce et le baptême. Mais le roi voulait se montrer en Saxe. Il en baptisa quelques-uns, releva Eresbourg, ordonna à leurs clefs de venir à l'assemblée générale des Francs. Elle se tint près d'une métairie (villa) voisine de fontaines nombreuses et limpides qui lui ont donné son nom barbare de Pathalbrunnon (Paderborn). Un seul manquait parmi les chefs saxons, Witikind, l'infatigable ennemi des Francs, qui ne savait pas encore accepter ni feindre la soumission. Les autres jurèrent fidélité ; ils se reconnurent dignes de l'exil ou de l'esclavage s'ils violaient leur serment. Quelques-uns poussèrent plus loin la ruse, et se firent baptiser (777). Ils savaient bien que le vainqueur ne s'arrêterait pas à les surveiller ; Charlemagne avait reçu dans cette même assemblée des émirs d'Espagne dépouillés par le khalife Abdérame, et déjà il portait ses armes au delà des Pyrénées. L'assemblée générale s'était tenue à Casseneuil dans l'Aquitaine vaincue par lui ; les vaincus et les vainqueurs marchaient ensemble ; des hommes de la Bourgogne, de l'Ostrasie, de la Bavière, de la Provence et de la Septimanie, et même des Lombards[34]. Rotland, le préfet de la marche des Bretons, quittait cette frontière alors paisible. Les courtisans (aulici) étaient à la tête des troupes. Les Vascons de l'Espagne, que n'avaient pu vaincre les Romains, ni les Goths, ni les Arabes, se soumettaient. Pampelune prise, un émir soumit à la protection de Charlemagne Jacca et Huesca. Barcelone et Gironne jurèrent d'être fidèles ; mais Saragosse résista ; alors les Francs quittèrent l'Espagne ; après les Pyrénées, ils trouvèrent la perfidie des Vascons de la Gaule. Lope II les attaqua dans les défilés de Roncevaux. Les Vascons, armés à la légère, voltigeaient à l'aise autour des Francs pesamment armés et dans ces lieux qu'ils connaissaient. Rolland y périt, bien d'autres y périrent. Charlemagne au moins se vengea, et fit pendre Lope ; il garda même en Espagne ce qu'il avait visité, le pays entre les Pyrénées et l'Èbre. Ce furent les marches espagnoles ; niais la conquête franque n'alla pas plus loin en Espagne (778). Les Saxons avaient profité de cette guerre dangereuse. Tandis que Charlemagne s'éloignait, avait reparu. A la tête des Saxons, il descendait jusqu'à Coblentz, ravageant par l'épée et le Feu, sans distinction d'âge ni de sexe. On les soumit une quatrième Fois d'abord les Ostrasiens et les Allemands les avaient battus à Badenfeld ; Charlemagne lui-même (779) battit Witikind à Bukolz. Witikind s'enfuit encore pour ne pas voir l'humiliation nouvelle de la nationalité saxonne. A Horheim (780), il fut ordonné à dix mille familles de quitter leur pays pour la Belgique et l'Helvétie. Le roi établit ses corniez et ses juges dans la Saxe, partagea le pays entre les évêques et les abbés qui devaient le convertir, et l'abbé de Fulde se chargea d'organiser la conversion. Alors le chemin fut ouvert aux prédicateurs, et des anges rapides s'élancèrent au delà de l'Elbe pour annoncer l'Évangile dans tout le pays de l'Aquilon. Mais le temps n'était pas venu où l'œuvre serait achevée. Les Saxons ne disaient pas encore, comme le poète saxon du temps d'Arnulf : Qui comptera les âmes qu'il a rendues au Seigneur en les forçant de croire ? Lorsque viendra le jour du grand jugement, une troupe joyeuse de Saxons accompagnera Charlemagne ; ils seront sa joie et sa gloire éternelle. Cependant le vainqueur des Saxons, des Lombards, des Arabes, commençait à se complaire dans sa paissance, il faisait des royaumes dans son royaume et des rois subordonnés à sa royauté. Il vint à Rome en 780. Il voulait surveiller de près le duc de Bénévent, alors allié des Grecs, qui venait de prendre Terracine. Il nomma son fils Pépin roi d'Italie, son fils Louis (Ludwig) roi d'Aquitaine, et le pape les couronna. Louis n'avait que trois ans ; ramené de Rome dans un berceau, il entra dans Toulouse, sa capitale, revêtu d'habits de guerre et d'armes mesurés à sa taille, et attaché sur un cheval ; il n'en reçut pas moins les hommages des nobles et du peuple. Deux hommes gouvernèrent pour lui, Guillaume de Toulouse et Benoît d'Aniane. Pépin demeura dans son royaume d'Italie, et fut gouverné par Wala. En même temps le due de Bavière Tassillon venait encore se soumettre. La Bavière ne supportait qu'impatiemment la soumission. à. l'Ostrasie. Le roi franc nommait ou confirmait le duc, dont il pouvait condamner les sujets à mort. Tassillon, d'ailleurs excité par sa femme, fille de Didier, entrait volontiers dans tous les complots contre Charlemagne. Le pape lui obtint grâce encore une fois. Il s'humilia (781) à la diète de Worms, et resta vassal du roi des Francs. Mais rien n'était encore assuré. Tout s'agita une seconde fois ; il fallait ce second mouvement, pour que la vengeance carlovingienne affermit son empire et l'étendit plus loin. Les Saxons commencèrent. Les Slaves, leurs voisins, avaient franchi la Sala, et attenté aux pâturages de ta Thuringe. Trois lieutenants du roi prirent pour les punir les milices de l'Ostrasie, et cinq mille Saxons qu'ils croyaient dociles (782). Mais tout à coup, près du Sonne-Thal (vallée du soleil), considérant ces armes qu'on venait de leur rendre pour dompter par eux d'autres peuples, ils s'en servirent pour eux-mêmes. Traîtres à leurs dominateurs, animés par la vue de Witikind ils fondirent sur les Francs avec l'acharnement sanguinaire de l'homme qui cousent à mourir, pourvu qu'il se soit vengé. La Saxe avait provoqué la mort. L'impitoyable Charlemagne accourut, les poursuivant comme des bêtes, les réclamant par la terreur de ses ravages. Il fallut en livrer 4.500. Tous, au camp de Ferden, en un même jour, à la même heure, furent décapités. Mais Witikind et son frère Albion soulevaient ce qui restait encore de Saxons ; le roi franc, sans se lasser, les combattit pendant l'hiver dans leurs forêts dégarnies, sur leurs marais gelés, près de Detmold, ou d'Osnabruck. Alors il leur tendit une main qui ne devait pas les relever, et proposa une paix qu'ils n'auraient plus la force de violer. Witikind courba la tête, et reçut le baptême. Il n'appartenait qu'à des Germains d'anéantir la Germanie (785). Il était temps d'en finir avec elle. Les Bretons remuaient à l'ouest ; les Bavarois et les Avares menaçaient l'Italie franke par le nord, les Grecs et le duc de Bénévent par le midi. Les Bretons furent réprimes encore une fois par la valeur rapide du sénéchal Audulfe (786)[35]. L'arrivée de Charlemagne en Italie contint le duc de Bénévent, le força au serment d'obéissance, à la remise de douze otages et de son fils Grimoald ; à ces conditions, il obtint de ne pas venir en personne faire hommage[36]. Grimoald, qui lui succéda bientôt par la volonté de Charlemagne, mit le nom du roi franc en tête de ses édits et sur ses monnaies, promit de démanteler Salerne, de faire raser le menton de ses Lombards, et renonçant à l'alliance d'Adalgise et des Grecs tes battit au profit des Francs. Grimoald au moins n'était que tributaire, le Bavarois cessa d'are un duc, et la Bavière disparut comme nation. Tans-ilion ne pouvait consentir à la fidélité. Le pape le priait en vain de rompre son alliance avec les Avares, lui promettant un nouveau pardon. Le duc mentait, il tergiversait, il refusait der otages. A la fin, le successeur de l'apôtre l'anathématisa, et tous ses partisans. Prends garde, lui dit-il par ses envoyés, que le sang chrétien ne coule pour ta perfidie, et que la terre ne soit ravagée ; souviens-toi que si tu ne veux obéir, le roi et son armée seront absous par Dieu et par saint Pierre ; et tout ce qui se fera dans ton duché, incendies, homicides, et les autres maux, quels qu'ils soient tout retombera sur ta tête et sur tes compagnons[37]. Tassillon ne cédait pas. Le roi exposa ses motifs aux évêques et aux grands assemblés, et s'avança vers le Lech, tandis que Pépin, roi d'Italie, arrivait par les Alpes. Tassillon fit hommage, mais Charlemagne ne pardonnait plus ; il le cita à la diète d'Ingelheim, le fit accuser par ses vassaux, convaincre du crime de lèse-majesté, et condamner à mort d'une voix unanime. Il daigna pourtant lui faire grâce de la vie, et même après quelques années ne plus garder rancune de la révolte, pour que Tassillon pût espérer en la miséricorde divine. Mais la Bavière avait subi la dissolution en douze comtés, elle obéissait immédiatement au vainqueur. Les Bavarois s'y résignèrent, et mêlés dans les armées des Francs, ils les aidèrent de leur valeur (788). Maître de la Bavière et de la Saxe en deçà de Charlemagne touchait aux Avares, et s'avançait vers ce monde confus et motivant qui borde des deux côtés la Baltique ; les Danois et les Suéons, nu Normands, au nord et dans les îles, les Slaves au midi, et les Saxons-Northalbingiens[38]. Déjà les Avares lançaient leurs chevaux sur le Frioul et disputaient les terres voisines de l'Anésus. Les Slaves Wilses ou Weletabes, race perfide, attaquaient sans relâche d'autres Slaves, les Obotrites toujours fidèles à l'alliance des Francs. Vainqueur en 789 de Wiltzan, le plus puissant des Weletabes par la noblesse de sa race et l'autorité de la vieillesse, vainqueur des autres chers qui jurèrent aussi fidélité su roi et aux Francs, Charlemagne crut pouvoir attaquer les Avares. Mais c'était une guerre d'aventures et de dangers toujours imprévus. Un vaste pays de plaines humides ou de marécages ; neuf villages ou hrings, comme disaient les Avares entourés de palissades de chêne, de hêtre, de sapin, de pierres dures et de craie ; au dedans des habitations assez rapprochées pour se transmettre la voix humaine, et les richesses de l'empire grec entassées depuis deux siècles de ravages, et ces villages, ces habitations si bien disposés, que la trompette donnait à tous le signal d'alarme en même temps, malgré la distance. La première expédition de Charlemagne ne put d'abord tenir[39]. Trois armées s'avançaient pourtant ; les Francs, conduits par le roi, les vaincus de la Germanie, Thuringiens, Saxons, Frisons, commandés par le comte Théodric et le chambellan Meginfred[40], et les Lombards amenés par Pépin. Ils vinrent jusqu'aux bouches de l'Arabo (Raab), ravageant par le fer et le feu les terres ennemies[41], mais ils furent repoussés par la famine et une épidémie qui tua leurs chevaux (791). Charlemagne ne revit pas lui-même les Avares. Les Arabes d'Espagne, vainqueurs des émirs qui s'étaient soumis au roi des Francs, pillaient la Septimanie pendant l'absence du roi d'Aquitaine, tuaient ou prenaient les hommes, et repartaient chargés de butin (792). A côté des Slaves, alors paisibles, les Saxons cisalbins se révoltaient : tandis que Charlemagne essayait de creuser un canal du Mein au Danube, pour joindre la Baltique au Pont-Euxin, un corps de Francs était massacré par les Saxons. Arrêté un moment au concile de Francfort, il courut battre les Westphaliens à Sinothfeld (794). Il voulait retourner contre les Avares, quand les Saxons assassinèrent le chef des Obotrites, Wiltzan, attendu pour cette guerre (795). Croyant alors les dompter par la crainte de sa présence, il s'établissait chez eux, en appelant son camp Héristal ; mais les Northalbingiens assassinèrent ses lieutenants qui levaient les tributs. Ce fut le dernier effort de la vieille Germanie ; quatre mille périrent sous les coups vengeurs du comte Eburige et des Obotrites ; Charlemagne poussa en même temps ses ravages jusqu'à Minden, réconciliant les chefs des Wilses et des Obotrites[42], et l'Elbe enfin pacifiée, il pouvait espérer quelque repos. Pépin, suivi d'Éric, duc de la
limite italienne (Frioul),
était revenu contre les Avares (797).
Ils avaient enfin vengé le monde des insultes de la Scythie, et justement
dépouillé les spoliateurs de tant de nations. Le hring du Chagan avait été si
bien dévasté, qu'il n'y restait plus trace d'une habitation humaine ; tout l'argent,
tous les trésors accumulés avaient été ravis. Les Francs, pauvres jusque-là, étaient
devenus riches. Le christianisme venait après la victoire des armes vaincre
les esprits par la persuasion. Un seul malheur avait troublé ce grand succès,
la mort d'Éric et du préfet de Bavière,
Gérald, au siège d'une ville liburnienne[43]. A l'autre bout
de l'empire, les cœurs fiers des Bretons avaient été
domptés par l'effroi de la guerre. Le comte Gui avait parcouru
toutes leurs terres (798), et
rapportait à Charlemagne les armes de leurs chefs, où chacun avait écrit son
nom eu figue de soumission. Enfin, le jeune roi d'Aquitaine avait vengé les
malheurs de son absence. Bavait repris Girone, Lérida, Pampelune, reçu la
nouvelle capitulation d'Huesca (797),
repoussé un lieutenant du khalife, conquis les îles Baléares, et achevé par
la prise de Barcelone (800) la conquête
du pays entre les Pyrénées et l'Èbre. Ainsi, trente-deux années de guerre avaient
élevé un formidable empire. Jamais, depuis les Romains, on n'avait vu tant de
nations si diverses d'origine et de mœurs, si opiniâtres dans la résistance
et si cruellement vaincues, réunies sous l'autorité d'un seul homme. Le titre d'empereur mit le comble à tant de gloire. Léon III avait succédé (795) au pape Adrien ; les neveux d'Adrien, le premier Pascal et le sacellaire Campulus étaient ennemis du nouveau pontife qui leur ôtait leur influence. Au milieu d'une procession ils se jetèrent sur lui, cherchant à lui arracher les yeux et la langue, et l'enfermèrent dans un monastère d'où il fut tiré par le duc de Spolète. Il vint ensuite à Paderborn solliciter la protection de Charlemagne et après de grands honneurs dont le conquérant voulut entourer le chef de l'Église au milieu des chrétiens nouveaux de la Germanie, il fut reconduit à Rome par une escorte de Francs, de Frisons et de Lombards, et huit commissaires qui devaient instruire le procès de ses assassins, Charlemagne le suivit de près, se portant pour juge entre le pape et ses accusateurs, et il convoqua à cet effet une assemblée de prélats et de nobles. Cette prétention d'impartialité qui aurait mis en comparaison le pontife et ses meurtriers, démontre assez bien que Charlemagne comprenait peu les lois et la dignité de l'Église. Les prélats le lui apprirent en déclarant tout d'abord que personne ne doit être assez hardi pour citer le pape en jugement ; que le siège apostolique étant le chef de toutes les Églises et le juge de tous les ecclésiastiques, aucun siège ne peut le juger. Charlemagne reçut cette décision avec respect. Le pape ensuite protesta qu'il voulait imiter l'exemple de ses prédécesseurs ; il monta sur l'ambon de la basilique de saint Pierre, et jura par la croix et l'Évangile qu'il n'était point coupable des crimes dont ses persécuteurs l'accusaient. Ce serment suffit à Charlemagne qui prononça la peine de mort contre les meurtriers : la médiation du pape leur obtint la grâce de la vie (15 décembre 800). Dix jours après, à la fête de Noël, Charlemagne étant à
genoux dans l'église du Vatican, Léon III s'approcha de lui, et lui posa sur
la tête une couronne précieuse ; aussitôt le peuple s'écria : A Charles Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique
empereur des Romains, vie et gloire. Puis le pape le consacra de
l'huile sainte, avec son fils Pépin, et, se prosternant devant lui, le
reconnut peur seigneur de Rome, sans plus faire mention de l'empereur de
Byzance. Ainsi fut rompu l'antique lien des deux villes ; ainsi le glaive tomba entre la
fille et la mère, séparant avec violence la jeune Rome au beau visage, de la
vieille Rome, de la laide, de la ridée[44]. Ainsi l'empire d'Occident
fut renouvelé pour être la force extérieure
de l'Église ; et saint Pierre fut représenté, assis sur le trône, les clefs
du ciel sur les genoux donnant à Léon le pallium
et à Charlemagne l'étendard de Rome. II Aucune-domination n'avait alors la même apparence de grandeur et de stabilité que l'empire carlovingien. Les Grecs et les Arabes, les deux empires les plus étendus, laissaient déjà entrevoir de fâcheux symptômes de décadence. L'empire grec avait deux frontières également difficiles à défendre, celle du Danube, et celle d'Asie-Mineure. Attila et les Avares d'un côté, les Perses Sassanides de l'autre, succombant après de longs ravages, n'avaient pas mis fin par leur chute sui dangers des empereurs ; aux premiers avaient succédé les Bulgares, aux seconds les musulmans arabes. Les Bulgares introduits dans les deux Mésies, n'avaient désormais que l'Hémus à franchir ; on les avait quelquefois appelés dans les querelles intestines de Byzance, et leurs invasions devenaient annuelles. Les Arabes arrêtés à l'Euphrate, et repoussés de Constantinople par le feu grégeois, ne cessaient de harceler l'Asie Mineure, et marquaient chaque année d'une insulte aux Grecs ou d'une persécution contre les chrétiens. Léon l'Isaurien avait ajouté à ces maux l'hérésie des iconoclastes, et suscité par là une guerre civile entre les Grecs, une guerre étrangère en Italie ; la pensée de défendre ce qui restait encore des conquêtes de Justinien s'était perdue au milieu des agitations de la théologie byzantine. Le fils de l'Isaurien, Constantin Copronyme, régna trente-cinq ans (741-776). Ce persécuteur de la vérité, ce Saint des iconoclastes (voyez plus bas), n'eut guère que dei rapports honteux avec les ennemis da dehors, contre lesquels il ne s'agissait pas de subtiliser. Il se résigna à la perte de l'exarchat de Ravennes : il ne punir point les incursions des khalifes abbassides en Arménie ou en Cilicie. Il ne gagna qu'une victoire honorable sur les Bilgares, en 763. Avec le secours de quelques tribus slaves de l'Illyrie qu'il avait soumises, il attaqua le roi bulgare Telezis près d'Anchiale, où la bataille dura depuis la cinquième heure jusqu'à la fin du jour. Un grand nombre d'ennemis tués, d'autres pris, d'autres admis sur leur demande dans l'armée grecque, Constantin voulut célébrer sa victoire par un triomphe romain : il fit défiler dans Constantinople toutes ses troupes en appareil de guerre, aux acclamations des habitants, et les captifs enchaînés dont l'exécution à mort près de la porte Chryse termina la cérémonie. Les Bulgares eux-mêmes étonnés de leur défaite, se vengeaient sur leur prince en le mettant à mort, et empêchaient son successeur de traiter avec les Grecs, de peur que la soumission de la Bulgarie à l'empire ne fût exigée pour condition. Au lieu de tourner à sa gloire cette dissension de ses ennemis, Constantin laissa bien voir qu'il les redoutait lui-même plus qu'il n'en était redouté. Il n'usa plus contre eux que de perfidies, deux ans après il crut tromper le roi Pagan par une fausse paix, pénétra inopinément dans la Bulgarie, et mit le feu à quelques cabanes ; puis saisi tout à coup de la terreur des traîtres, il revint à. C. P. (765). En 774 ses préparatifs alternèrent les Bulgares, qui demandèrent un traité ; il l'accorda, et les trompant une seconde fois par la promesse de tourner ses forces coutre le khalife, il fondit sur eux au dépourvu, les dispersa et orna un nouveau triomphe de dé pouilles et de captifs nombreux. Il appelait noble cette guerre-là, parce que personne ne lui avait résisté, et que le sang chrétien n'y avait pas été répandu ; l'année suivante il perdit une flotte par les vents contraires, et trouva son maitre en perfidies dans le Bulgare Teleric. Celui-ci feignait de vouloir chercher asile dans l'empire contre l'humeur changeante de ses sujets : Si tu as des amis parmi les miens, écrivait-il à l'empereur, désigne-les-moi, pour que j'aie recours à leur hospitalité. L'empereur fit connaître ainsi tous les Bulgares avec qui il entretenait des intelligences ; ils furent tous mis à mort. Constantin mourut en 775, et fut remplacé par son fils, Léon IV le Khazare ; l'arrivée du roi bulgare qui vint à C. P. épouser une parente de l'empereur, et se faire baptiser, fut le plus important événement politique de ce règne de cinq ans (775-780). Après Léon, son fils Constantin V, reconnu d'avance, régna sous la tutelle d'Irène, sa mère. Irène a tiré une grande réputation du concile œcuménique assemblé à Nicée pour la condamnation des iconoclastes (voyez plus bas), et des rapports qu'elle entretint avec Charlemagne. Une femme régnant en souveraine sur un vaste empire, et correspondant d'égal à égal avec le dominateur de l'Occident, c'était sans doute quelque chose d'extraordinaire ; mais le traité que lui imposèrent les Arabes, et les cruautés orientales qui l'élevèrent au pouvoir, laissent à la honte et au crime la plus grande part dans' sa vie, malgré les éloges des Byzantins. Sous prétexte d'une conspiration, elle commença par couper les cheveux aux frères de son mari, et leur imposant le sacerdoce, elle les obligea d'en remplir les fonctions aux fêtes de Noël, afin que le peuple n'en doutât pas. Tandis qu'elle demandait pour son fils la fille de Charlemagne, Rotrude, qui fut promise, mais jamais accordée elle ne put arrêter les succès du musulman Haroun, et subit l'humiliation d'un tribut (782). Dans la dixième année de son administration, sur les conseils de ses flatteurs, l'ambition la prit de régner seule ; Constantin, par- venu à sa vingtième année, se croyait propre aux affaires, et conspirait de son côté pour reléguer sa mère en Sicile. Irène, avertie, faillit l'emporter par son activité ; elle fit battre de verges et dépouiller de leurs cheveux les serviteurs de son fils et les conspirateurs, les emprisonna ensuite ou les exila. Le jeune empereur eut un sort pareil ; il fut fouetté et retenu quelques jours au palais, sans pouvoir paraitre en public. Les soldats cédèrent à l'audace de la mère, et lui prêtèrent ce serment : Tant que tu vivras, nous ne souffrirons pas que ton fils gouverne. La garde arménienne était la seule qui refusât de rien changer à la coutume, et de mettre le nom d'Irène avant celui de Constantin. Sommés une seconde fois d'obéir, les Arméniens jetèrent leur chef en prison, et proclamèrent Constantin seul empereur. Cet exemple entraina les autres corps, et au moment de triompher, Irène, dépouillée de tout pouvoir, ne garda que ses richesses et le palais de l'Éleuthérion qu'elle avait construit. Ce qu'une violence imprévue n'avait pu lui donner, elle espéra de l'obtenir par une adresse patiente. Au bout de quelques mois (792), Constantin la rappela auprès de lui, et sans lui rendre ses droits d'impératrice, se livra à son influence ; Irène ne s'en servit que pour le perdre, le poussant à faire tout ce qui pouvait le rendre odieux. Une expédition avait été malheureuse contre le Bulgare Cardam ; on mit à mort le devin qui avait annoncé un résultat heureux. Les soldats mécontents de leur désastre, voulaient faire empereur l'ancien césar Nicéphore, un des frères de Léon IV, devenu prêtre malgré lui ; Nicéphore fut condamné à perdre les yeux ; le patrice Alexis, cher à la garde arménienne, subit le même supplice ; Irène répétait souvent à son fils ; Si tu ne lui crèves pas les yeux, ils le feront empereur. Les Arméniens voulaient au moins le venger ; ils furent vaincus, et tous ceux qu'on put prendre marqués au front de ces deux mots : Arménien rebelle. Par un autre conseil de sa mère, Constantin répudia sa femme (795), et contracta un second mariage ; le patriarche Tarasius réclama, et quelques moines soutenant le patriarche furent exilés. Irène crut le moment venu ; elle prit le parti des moines et encouragea le mécontentement. Il fallait encore gagner les chefs de l'armée une guerre qui se préparait coutre les Arabes avait rempli les soldats d'une allégresse qui présageait la victoire, et il était à craindre que l'armée victorieuse sous le commandement de Constantin, ne lui demeurât fidèle. Les chefs gagnés affirmèrent que les Arabes avaient fui, et l'empereur revint à Constantinople. Un jour, au sortir du spectacle, il vit qu'on en voulait à sa personne ; il se jeta sur une chaloupe ; entouré sans le savoir des principaux complices, mais se fiant aux soldats gui l'accompagnaient, il s'efforçait de gagner la côte d'Asie. Irène s'était emparée du palais ; ne voyant point Constantin revenir, elle fit savoir aux traitres que s'ils ne lui ramenaient pas son fils prisonnier, elle ferait la paix à leur préjudice. Cette crainte leur donna assez d'audace pour braver les soldats du prince. Constantin ramené captif fut enfermé dans le palais de porphyra où il était né : on lui arracha les yeux ; l'infortuné poussait d'affreux hurlements, maudissant sa mère, et protestant qu'il se laisserait mourir de faim (799). C'est par ce crime qu'Irène devint souveraine de l'Orient[45]. De nouvelles rigueurs contre ses beaux-frères l'affermirent : quelques mécontents voulaient profiter du nom de ces deux princes ; Irène les fit transporter à Athènes, où ils eurent les yeux crevés. Les nouveaux khalifes d'Orient, les Abbassides, avaient commencé par une grande splendeur, malgré la perte de l'Espagne. Ceux-là pouvaient être cruels sans être odieux ou ternir leur gloire. Le premier, Aboul-Abbas, n'avait fait qu'établir sa famille, 750-754 ; son frère, barge-Gia art mérita d'abord le surnom d'Almanzor (le victorieux), par sa victoire sur un oncle qui usurpait le khalifat, et qu'il força de se cacher. Il tua Abou-Moslem, le destructeur des Ommiades, mais trop riche et trop fier de ses services ; il tua enfin son oncle qu'il tira par fraude de sa retraite. Mais après avoir ruiné Ctésiphon et Séleucie, il fonda sur le Tigre Bagdad, la cité de paix (Medinath-al-Salem). Il y établit son siège, et renouvela la magnificence de Babylone ; de somptueux édifices s'élevèrent pour renfermer d'immenses trésors. Les sciences que les premiers khalifes n'avaient pas connues, qu'Ali avait en vain essayé d'introduire, entrèrent dans la nouvelle ville ; la philosophie, l'astronomie fleurirent sous Almanzor. Son successeur, Mohammed-Mahadi (775), étala plus de faste encore, déposant dans un pèlerinage à la Mecque six millions de dinars d'or, établissant sur une route de deux cents lieues des citernes et des caravansérails, et se faisant suivre d'une troupe de chameaux chargés de neige. Il confia à ses fils, Haroun et Othman, la nouvelle guerre contre les Grecs. Haroun, zélé musulman qui écrivait sur son casque : le pèlerin de la Mecque ne peut manquer de courage, assiégea Samalek dans le Pont, la réduisit en poudre par ses machines, et pendant que son frère était tué, il poussait jusqu'au Bosphore : Irène acheta la paix (782). De retour à Bagdad, il fit proclamer son frère aîné, Musa-al-Hadi, qui ne régna que deux ans, et devint lui-même khalife en 786. Il fut le plus brillant khalife qui eût encore paru. Il attira à Bagdad les richesses littéraires des Grecs, fit traduire les ouvrages de médecine, de physique, d'astronomie, encouragea les arts, et fut appelé Al Raschid (le justicier) pour son inexorable justice. Cependant les provinces éloignées commençaient à se soulever ; la décadence se préparait par la division et par l'indépendance des dynasties. En 788, un descendant d'Ali, Edris-ben-Edris, s'empara du Magreb (Mauritanie), et fonda la dynastie des Edrissides qui régna sur Tanger, Fez, Ceuta, Velelli. En 796, Ibrahim-ben-Aglab, nommé au gouvernement d'Afrique, se rendit indépendant, prit pour capitale Kairoan, et commença la domination des Aglabites. Une révolte heureuse avait livré l'Espagne musulmane au dernier descendant d'Abou-Sophian. Abdérame Ier régnait à Cordoue, redouté, malgré la distance, des Abbassides, et entouré de magnificence. Une tolérance adroite réunissait sous son autorité les musulmans et les chrétiens qui n'avaient point cherché un asile à leur liberté dans les Asturies. Abdérame, en 759, régla pour cinq ans le tribut que les chrétiens devaient lui payer ; six cent vingt-cinq livres d'or, vingt mille marcs d'argent, dix mille chevaux, dix mille mulets, mille cuirasses, autant de sabres et de lances. Son fils, Aboul-Walid-Hescham (Issem Ier), qui lui succéda en 788, bâtit la mosquée de Cordoue, large de deux cent cinquante pieds, longue de six cents, soutenue par mille quatre-vingt-treize colonnes, et partagée en dix-neuf nefs, chacune terminée par une porte de bronze. Quatre mille sept cents lampes l'éclairaient pendant la nuit, et consumaient cent vingt mille livres d'huile par an. Il fallait, chaque année, douze cents livres de bois d'aloès et d'ambre gris pour les parfums. Hescham bâtit aussi le pont du Guadalquivir, qui repose sur douze arches ; à son exemple, ses courtisans embellissaient Cordoue et les environs. Enfin il établit des écoles d'arabe, et voulut que le peuple chrétien apprit l'arabe et renonçât au latin. On raconte qu'au milieu de sa prospérité, le khalife Abdérame s'abandonnait volontiers à la mélancolie, plus triste de la perte de son ancienne patrie que fier de l'acquisition de l'Espagne ; il aimait à cultiver de ses mains un palmier d'Asie, compagnon de son exil, transplanté comme lui des bords de l'Euphrate sur une terre étrangère, et dans l'effusion de ce sentiment, il lui adressait des vers sur leur destinée commune. li avait compris combien le repos de l'obscurité valait mieux que les brillants soucis d'une royauté fondée par la conquête et condamnée par le souvenir de son origine à ne vivre que de victoires. Malheur à celui qui eût entrepris de régner en paix à Cordoue, en présence des Asturies indomptées et de l'audace des fils des Goths. Nous avons parlé ailleurs (ch. V) de Pélage, héros incertain, dont l'Espagne ne doute pas, mais dont elle n'a pas pris la peine de nous transmettre les exploits avec certitude, tant il lui importe peu de faire connaître aux autres sa grandeur pourvu qu'elle boit grande à ses propres yeux. Favila, premier successeur de Pélage, après un règne de deux ans (737-739) était mort à la chasse, tué par un ours. Il fut remplacé par Alfonse Ier, gendre de Pélage, ardent chrétien, qui mérita par là de reprendre le surnom de Catholique, donné autrefois à Récarède. Alfonse réunissait ainsi dans sa personne les deux souvenirs les plus chers à la nation, l'abandon de l'arianisme, et le premier essai de délivrance. Il était roi quand Abdérame enleva l'Espagne aux Arbbassides ; il profita de ces troubles, et on lui attribue la conquête de dix-huit villes en Galice, et de Pampelune en Navarre. Chacun de ses exploits était un triomphe pour le christianisme ; les églises rebâties, ou purifiées du passage des musulmans, réunirent de nouvelles assemblées, et retentirent des instructions des évêques et de l'explication des saints livres ; la pauvreté de La nation et du roui ne pouvait les orner encore avec magnificence ; mais une nouvelle lumière semblait rendue, elle joie du présent se fortifiait des espérances de l'avenir. Le règne de Froïla, fils d'Alfonse, fut marqué (757-768) par de nouvelles défaites des Arabes ; cinquante mille soldats du khalife périrent sur les frontières de Galice, et la province d'Alava fut conquise. Oviedo fondée resta comme le monument de ces avantages. Un autre danger pour le khalife, c'était la fidélité de quelques émirs du nord à la famille des Abbassides. Nous avons vu Charlemagne, appelé par eux, conquérir le pays entre l'Èbre et les Pyrénées. Le grand nom de Charlemagne fut comme un secours aux rois chrétiens ; Alphonse II le Chaste, roi des Asturies, en 791, se reconnaissait, dans ses lettres ou par ses envoyés, l'homme de Charlemagne[46] ; après une victoire dont les historiens comptent les morts par cinquante mille, il avait transporté sa résidence à Oviedo ; après que les lieutenants d'Hescham eurent pénétré dans l'Aquitaine, Alphonse s'avança jusqu'à Lisbonne, la prit et la pilla ; le butin fut partagé avec le roi des Francs. Charlemagne (798) reçut une tente d'une beauté merveilleuse[47], et sept captifs arabes, avec sept mulets et sept cuirasses[48]. Le successeur d'Hescham, Al-Hakem Ier, eut besoin d'organiser une milice régulière, pourvue de magasins de vivres et de munitions de guerre, et une marine pour protéger ses côtes ou inquiéter celles des Francs ; il n'en perdit pas moins les îles Baléares (voyez plus haut). Vers l'an 800, les Arabes avaient perdu les provinces du nord. Les Marches d'Espagne appartenaient aux Francs ; le royaume d'Oviedo avait pour bornes au nord la mer de Cas cogne, au midi le Duero. Enfin les Anglo-Saxons achevaient leur ruine par leurs crimes et leurs divisions. Aucun peuple n'a jamais donné autant d'exemples de trahison, et de meurtres que la Northumbrie en ces derniers temps. Le fils d'Eadbert, Oswulf, tué par ses thanes ; Edilwold, choisi par le peuple, mais combattu par les descendants d'Idda, et forcé d'abdiquer en faveur d'Alchred ; Ethelred, établi par les Pictes, battu par deux eoldermen, et réduit à la fuite ; Alfwold dont le ministre fut brûlé par les thanes, tué lui-même par un rebelle ; Osred, forcé à se faire moine pour céder la place à Ethelred rappelé : ces six rois ne remplissent que trente-deux ans (758-790), Ethelred, remis sur le trône, commença par ordonner la mort d'Eardulf, un de ses rivaux, mais les assassins ne le blessèrent que dangereusement, et des moines le guérirent et le cachèrent ; deux autres rivaux d'Ethelred, réfugiés dans le monastère d'York, attirés par des promesses trompeuses, sont mis à mort ; un troisième est tué dans un combat. Ethelred voulait continuer sur les Northumbres ; mais une famine et une peste soulevèrent le peuple ; Ethelred périt (794). Osbald régna vingt-sept jours. Eardulf qui le renversa, vainqueur des assassins d'Ethelred, et réconcilié avec le roi de Mercie qui les soutenait, eut cependant besoin après quelques années de la protection de Charlemagne (voyez plus bas). La Mercie comparée aux Northumbres semble plus heureuse. Offa (vers 760), roi par la volonté des thanes, emploie quatorze ans à détruire ses ennemis domestiques. Vainqueur du Wessex, du royaume de Kent, des rois Bretons de Powis, il pouvait prendre le nom de roi de Mercie et de toutes les nagions d'alentour ; mais il ne put éviter le mépris de Charlemagne qui refusa sa fille au fils dit roi de Mercie. Egferth, fils d'Offa, mourut sans postérité, et fut remplacé par Cénulf (796), qui, dans un règne de vingt-quatre ans, maintint la suprématie et la gloire des Merciens. Le Wessex était aussi agité que les Northumbres. Après Cuthred (754), Sigebrycht hérita de la couronne. Au bout d'un an, les thanes lui opposèrent Cynewulf, qui l'emporia, régna jusqu'en 784, humilié par les Merciens, et fut assassiné par un frère dee Sigebrycht. Alors Brithric prit le trône, au milieu de nombreux compétiteurs, toujours en armes et souvent vaincus. Le plus noble de ces concurrents était Egbert, le seul prince qui restât de la famille de Cerdic. Ce nom laisse entrevoir une époque plus glorieuse, où tous les royaumes réunis en un seul gouvernement donnent enfin à l'ancienne Bretagne l'unité de nom et de puissance. Mais le moment n'était pas encore venu. Egbert, contraint de céder aux forces supérieures de Brithic, trouva un asile à la cour de Charlemagne. Pour compléter cette histoire de la seconde moitié du huitième siècle, il reste à dire quelques mots de l'histoire de l'Église. L'hérésie des iconoclastes, toujours vivante en Orient avait donné de grands scandales à Constantinople. Ge fut, dit un Byzantin par un juste jugement de Dieu et pour punir la multitude de nom prévarications, que Constantin Copronyme, ce persécuteur des lois antique, reçut l'empire à la place de son père. Cet empereur, en 785, rassembla un concile illégitime de trois cent trente évêques, et sans que le siège de Rome y fût représenté, fit convertir par eux en article de foi leur opinion erronée sur les images : l'élévation d'un hérétique sur le siège de Constantinople, avec la qualification de patriarche œcuménique, la condamnation de Germain et des docteurs les plus vénérables, fut la première conséquence de ce conciliabule. La persécution, la dérision s'acharnèrent dès lors contre tous les orthodoxes. En même temps que les Arabes abattaient les croix du sommet des églises, et prohibaient les assemblées chrétiennes, l'empereur imitant la folle impiété d'Achab surpassait la cruauté des Arabes à l'égard des évêques, des moines, des grands, et même des hommes du peuple (767). Il fut défendu d'invoquer la sainte Vierge ; c'était un crime de lèse-majesté que de laisser échapper le cri ordinaire : Ô mère de Dieu, secourez-moi ! Les reliques des saints furent détruites partout où il fut possible d'en trouver ; l'église de Sainte-Euphémie devint un réceptacle de fumier ; les monastères les plus célèbres furent détruits ou assignés aux soldats pour casernes. Les moines eurent le privilège d'une persécution plus raffinée : les uns novés, d'autres privés des yeux ou du nez, d'autres déchirés a coups de fouet. Un jour, quelques-uns amenés dans le cirques furent contraints de s'y promener, tenant chacun une femme par la main, sous les crachats et les quolibets de la populace. Dans la ville l'empereur, les gouverneurs dans les provinces, dirigeaient les tortures ; Michel Lachanodraco, duc de Thrace, rus-sembla de nombreuses richesses du produit de ses profanations. Il brûla tous les écrits des moines et des pères : quand il était las de frapper du glaive, ou de crever les yeux, il brûlait la barbe et la tête au moyen d'une composition de cire et d'huile qui redoublait l'activité de la flamme. Il fit ainsi disparaître l'habit monastique de sa province. L'empereur instruit de ces forfaits, lui écrivait des lettres de remerciaient, et encourageait les autres gouverneurs à l'imiter. Voilà par quelles actions Constantin Copronyme mérita l'amour des iconoclastes ; après sa mort, ils le révérèrent presque comme un dieu, et par cette contradiction, qui est la peine inévitable de l'hérésie, ils entourèrent son tombeau et ses restes d'honneurs idolâtriques. Léon le Khazare fut aussi un iconoclaste ardent ; des images trouvées chez sa femme lui inspirèrent tant de fureur, qu'il refusa dès ce moment de la voir. Enfin, après sa mort, l'impératrice Irène travailla à la destruction de l'hérésie. Cette femme horrible qui, plus tard, assassina son fils, commença pourtant par la réputation de très-pieuse. C'était, disent les Byzantins, un admirable dessein de Dieu, qui voulait opposer à l'œuvre des autres empereurs, impies et oppresseurs des églises, une femme veuve et un enfant orphelin[49]. En ce temps les homes dévoués à Dieu le servirent plus Librement ; la parole de Dieu se propagea ; les monastères redevinrent libres, et le mal se répara. Tarasius, que l'on désignait pour le siège de C. P. refusait d'abord, il haranguait le peuple, montrait l'Occident séparé des Grecs et leur envoyant l'anathème, ce terrible jugement qui chasse l'homme loin de lieu, et le conduit aux ténèbres extérieures, exclu pour toujours du royaume des cieux. Il demandait un concile œcuménique qui fit un seul peuple de tous ceux qui adoraient le Dieu unique ; et pour rentrer lui-même dans la communion de l'Église, il envoya sa profession de foi au pape Adrien, à qui l'impératrice demanda en même temps des lettres et des hommes qui se trouveraient à un concile[50]. Mais il n'était pas facile de le réunir. Deux légats du pape étaient arrivés, et avec eux les patriarches d'Antioche et d'Alexandrie, et tous les évêques de l'empire grec. Assemblés dans l'église des Saints-Apôtres, ils examinaient les Écritures et dis-rusaient la doctrine. Soudain les gardes des écoles et les excubiteurs, excités par leurs chefs, accourent le glaive nu, menaçant de mort tous les évêques orthodoxes. L'empereur veut en vain réprimer ce désordre ; en vain le patriarche et les évêques orthodoxes montent sur l'autel, les évêques iconoclastes se précipitent sur eux avec un grand bruit, en criant : Nous avons vaincu. Le concile se dispersa. Il fut transféré à Nicée (787). C'est le septième concile général. L'Église catholique ne proclama aucune doctrine nouvelle, mais demeura ferme dans la doctrine des saints Pères, et l'hérésie étant proscrite recouvra son antique splendeur. Alors l'empereur et sa mère, et les évêques revinrent à C. P. ; les canons du concile furent lus au peuple, et souscrits par Irène et son fils. On ne comprit pas chez les Francs cette décision. Une
traduction infidèle des canons de Nicée faisait croire qu'on prétendait
rendre aux images des saints le même service, la même adoration qu'à la Trinité. Le concile de Francfort
(794) repoussa ce qu'il appelait le
nouveau concile des Grecs, rejeta et méprisa
absolument cette adoration et cette servitude, et la condamna unanimement.
Charlemagne lui-même fit composer contre le culte des images les livres
Carolins. Adrien, combattit cette doctrine, et expliqua le concile. Mais
les évêques francs attendirent une autre traduction pour comprendre et
accepter la décision de Nicée. Une autre hérésie avait été également condamnée ; mais,
cette fois, avec l'aide de l'Église des Francs. Un évêque d'Urgel, Félix,
avait prétendu que J.-C., né de la femme et sous
la loi, n'était fils de Dieu que par adoption et non par nature.
L'archevêque de Tolède, Elipand, avait soutenu et répandu cette doctrine. Un
concile de Narbonne (791) s'en occupa
le premier, sans rien décider. L'année suivante, à Ratisbonne, Félix fut
convaincu d'hérésie et condamné. On l'envoya à Rome, où il abjura dans
l'église de Saint-Pierre, entre les mains d'Adrien. Renvoyé à son église,
Félix retomba dans l'erreur, écrivit contre Alcuin, fut attaqué au concile de
Friuli par Paulin, évêque d'Aquilée, condamné une seconde fois dans un
concile de Rome (799) par le pape Léon
III, et une dernière fois au synode d'Aix-la-Chapelle. Malgré une nouvelle
abjuration adressée au clergé et au peuple d'Urgel, Félix fut déposé et
relégué à Lyon où il mourut. Charlemagne avait aidé l'Église, hors des limites même de l'empire des Francs. En 785, deux légats du pape Adrien, les évêques d'Ostie et de Tudertum, entrèrent chez les Anglo-Saxons, accompagnés d'un noble franc. Ils convoquèrent deux synodes, l'un en Northumbrie, l'autre en Mercie. Le premier, celui de Celchyt (Calcuthense), dressa vingt canons qui ordonnèrent l'observation des six conciles généraux. L'autre tenu en Mercie, réunissait tous les prélats et tous les princes du midi de l'Humber. Le légat y lut un code de lois ecclésiastiques composé par le pontife, pour la réformation de l'Église anglo-saxonne. Tous l'adoptèrent ; les évêques de Mercie obtinrent un métropolitain mercien, et le roi Offa remit aux légats un acte qui promettait que chaque année le roi de Mercie enverrait à l'église de Saint-Pierre une somme de 365 mancuses, pour l'entretien du culte et les pèlerins indigents. C'est le romescot, ou tribut de Rome, appelé aussi le denier de saint Pierre, parce qu'on le comptait à Rome, le jour de la Fête de Saint-Pierre-aux-Liens. III Le moine de Saint-Gall, cet admirateur tremblant de la puissance carlovingienne, représente Charlemagne entouré de la soumission docile des vaincus, et s'exaltant avec complaisance dans sa gloire et dans sa force. Les Gaulois, les Aquitains, les Éduens, les Espagnols, les Allemans, les Bavarois, se faisaient honneur d'être les esclaves des Francs ; le terrible Charles avait autour de lui les ducs, les tyrans, les rois des diverses nations qui le servaient à table. S'il faut en croire le même historien le conquérant en vint un jour jusqu'à imiter dans sa colère les formes de la justice divine, rangeant à sa droite les bons, à sa gauche les méchants, fulminant d'inflexibles menaces contre ceux qui avaient négligé ses ordres, les troublant du feu de ses regards et du tonnerre de ses serments, Cet orgueil de la supériorité, cette joie de dominer les a titres hommes, se retrouve dans tous les temps chez tous les hommes qui ont eu la conscience de leurs grandes actions. C'est Tigrane prenant pour gardes ou pour piqueurs les rois qu'il avait vaincus, Attila présidant un conseil de rois, ou Napoléon régnant à Dresde sur les rois de l'Europe. Un tel caractère n'a donc rien d'invraisemblable dans Charlemagne ; le conquérant germain avait renouvelé, au moins en étendue, l'ancien empire d'occident, et à plus juste titre que les monarques de Byzance, il pouvait s'appeler empereur romain. Il s'entourait volontiers de la magnificence impériale : une imitation incontestable de la hiérarchie de Constantin se rencontrait dans son palais, unie à quelques restes des coutumes germaines. Un contemporain[51] nous a laissé le détail de cette administration intérieure ; au premier rang l'apocrisiaire, ou chapelain, ou gardien du palais, et le comte du palais ; après eux, le camerier, le sénéchal, le bouteiller, le comte de l'étable, le mansionaire ; quatre veneurs principaux, et un fauconnier ; au-dessous de chacun, des fonctionnaires subalternes, portiers sacellaires, dispensateurs, etc. Ces fonctionnaires étaient choisis, nobles de cœur et de corps, raisonnables, discrets et sobres, et parmi les nations diverses dont l'empire était composé, afin que les hommes de chaque nation fussent encouragés à fréquenter le palais, par l'assurance d'y trouver des compatriotes. Constantin, lorsqu'il transmit la ville de Rome au pape Sylvestre, et s'en alla siéger lui-même à Byzance, avait institué des apocrisiaires ou répondeurs, pour recevoir les demandes adressées à l'empereur par les évêques, et transmettre ses réponses. L'apocrisiaire, dans la cour de Charlemagne commandait à tout le clergé de palais ; il avait le soin de toutes les requêtes adressées au prince touchant les affaires ecclésiastiques, les intérêts des chapitres et des communautés on lui adjoignait le grand chancelier et des hommes intelligents et fidèles qui écrivaient sans vénalité, sans cupidité, les ordres du prince, et gardaient ses secrets inviolablement. Le comte du palais avait la charge d'examiner et de terminer toutes les contentions gal qui étaient apportées au palais par voie d'appel, de-réparer les jugements iniques, et de plaire à tous devant Dieu, par la justice et devant les hommes par l'observation des lois. L'apocrisiaire et le copiste du palais pouvaient décider souverainement surfes affaires qui leur étaient déférées ; ce n'était pie par leur intermédiaire, et seulement quand ils le jugeaient nécessaire, que les ecclésiastiques et les séculiers pouvaient arriver jusqu'au roi. Lit décoration du palais, la réception des dons annuels des sujets, étaient confiés à la reine, et sous ses ordres du camérier ; le roi ne s'en occupait jamais ; aucune sollicitude domestique ne devait distraire son esprit de l'administration du royaume. Le sénéchal, le bouteiller, le comte de l'étable, chacun selon la qualité de son ministère, donnaient les ordres pour que rien ne manquât à la maison du roi, en quelque lieu qu'elle résidât, et pendant tout le temps qu'elle y résidait ; le sénéchal, plus que les deux autres, était chargé de cette prévoyance ; tout le regardait excepté l'entretien des chevaux. Le mansionaire, comme son nom l'indique, faisait préparer d'avance les demeures (mansiones) où le roi devait s'arrêter, dans la crainte qu'une réception non convenable n'offensât l'esprit du prince. Enfin les quatre veneurs et le fauconnier s'entendaient pour régler en temps opportun combien d'hommes devaient rester dans le palais, et combien pouvaient sortir pour la chasse ; car il importait beaucoup de faire rester dans le palais une multitude convenable de fonctionnaires dont une maison royale ne peut raisonnablement se passer. De dignes conseillers devaient toujours être pour recevoir honorablement les ambassades qui venaient visiter le roi ou lui faire leur soumission ; et se présentait, de quelque partie du royaume que ce fût, un homme désolé, abandonné, accablé par d'injustes accusations, ou une veuve ou un orphelin, il fallait que le suppliant trouvât toujours sous sa main quelqu'un qui portât ses réclamations aux pieuses oreilles du prince. Au milieu de tant de personnages, on distinguait aisément le roi à son visage plus brillant que l'or qui a passé trois fois au feu, à ce front digne de porter le diadème, qui n'avait point de semblable par toute la terre. Heureux, s'écrie un contemporain, celui qui peut contempler sans cesse cette noble tête, ce menton ce col élégant, ces mains qui font disparaître la pauvreté. Heureux qui, dans un illustre entretien, peut être témoin de cette intelligence qui vous élève au-dessus des autres, et ne laisse personne au-dessus de vous[52]. Deux choses après la protection de Dieu, dit Hincmar, assuraient l'existence de l'empire ; l'organisation du palais que nous venons d'exposer, et une administration active et prévoyante. Il se tenait par an deux assemblées l'une au printemps, où étaient convoqués tous les grands, clercs ou laïcs, les plus considérables pour prendre les décisions, les moins considérables pour recevoir ces décisions, et quelquefois en délibérer, ou plutôt les confirmer par l'adhésion de leur intelligence. L'autre assemblée, convoquée à l'automne, ne réunissait que les plus considérables, et les principaux conseillers, hommes fidèles qui ne préféraient rien au roi et au royaume que la vie éternelle, et capables de garder inviolablement le secret de ce qui avait été dit ou arrêté touchant l'état du royaume ou les individus ; l'apocrisiaire, le camérier, en faisaient partie. Dans ces deux assemblées, on soumettait à la délibération de ces grands, les capitula que le roi lui-même avait rédigés par l'inspiration de Dieu, ou dont la nécessité lui avait été manifestée dans l'intervalle des réunions. Le roi recevait les questions des délibérants, et leur renvoyait ses réponses par des messagers du palais, ou bien il se rendait lui-même au milieu d'eux quand ils le désiraient. Quand les délibérants ne désiraient pas sa présence, le roi visitait le reste de la multitude, recevait les présents, saluait les plus considérables, s'entretenait avec ceux qu'il voyait rarement, témoignait aux plus âgés un intérêt affectueux, s'égayait avec les plus jeunes. La seconde occupation du roi était de demander a chacun ce qu'il avait à dire touchant fa partie du royaume d'où il venait ; si le peuple murmurait, et s'il était survenu quelque désordre dont il fût nécessaire d'occuper l'assemblée, si quelque nation soumise voulait se révolter, si celles qui étaient, encore indépendantes menaçaient le royaume de quelque embûche. Ainsi dans ces assemblées, tout le inonde ne délibérait pas, mais tous étaient consultés. Le roi et les-délibérants, instruits par ces renseignements de ce qu'ils avaient à faire, y pourvoyaient par leurs décisions. L'unité de la conservation du pouvoir royal, tels furent les deux principaux objets, on pourrait dire les seuls, de l'administration de Charlemagne. Le premier danger de l'empire carlovingien, comme autrefois de l'empire romain, était son étendue même, et la diversité des races vaincues toujours prêtes à la division. Un seul homme pouvait-il mêler l'Aquitain au Lombard, le Bavarois à l'Espagnol, le Saxon au Gaulois, et par la ressemblance de mœurs ne faire qu'un peuple de tous euh peuples, ou bien de sa résidence impériale surveiller et conte-air tant de sujets par-dessus les Alpes ou tes les Pyrénées, et sur les deux bords du Rhin ? Charlemagne parut comprendre le moyen de prévenir les révoltes. Quoiqu'il lui soit subsister les noms de Neustrie, d'Ostrasie, de Bourgogne, d'Aquitaine et d'Italie ; quoiqu'il eût même donné l'Italie à un de ses fils, l'Aquitaine à un autre, il s'efforça, par ses mesures administratives, d'ôter aux vaincus, avec le souvenir de la nationalité, les moyens de reprendre l'indépendance. En Italie, après le supplice de Rodgaud, il remplaça par des comtes francs les juges Lombards dans le gouvernement des villes, et s'il ne détruisit pas les duchés de Spolète et de Frioul, ii leur imposa du moins des dues de la nation des Francs, établissant ainsi chez les vaincus, an lieu d'un chef national qui pût commander leur révolte, un surveillant étranger qui la prévint. Il comprit encore, par l'exemple de Waïfre et de Tassillon qu'un duc ou un comte, même de la nation franke, chargé de gouverner une vaste étendue de pava, pourrait combiner son ambition personnelle avec les souvenirs nationaux de ses administrés, et c'est pourquoi il morcela l'Aquitaine comme la Bavière en plusieurs comtés, et jamais il ne confia plus d'un comté à ses comtes, excepté sur les frontières et dans le voisinage des barbares[53]. Cette précaution provenait aussi d'une autre crainte, du second danger qui menaçait le pouvoir royal, de l'ambition de l'aristocratie. L'histoire des Francs, des Lombards, des Visigoths, démontrait combien une royauté, un gouvernement central imité des empereurs, était difficile à établir dans les états barbares ; l'élévation de la maison d'Héristal, les causes qui l'avaient amenée, démontraient encore mieux par quelles causes cette maison pourrait périr à son tour ; pourquoi l'aristocratie tournerait-elle pas contre les Carlovingiens des armes qui lui avaient si bien réussi contre les Mérovingiens ? Les leudes, investis d'une partie des terres royales, y avaient exercé l'autorité royale, eu moins le droit de rendre la justice, sur les hommes qui les habitaient, esclaves, colons, hommes libres : l'hérédité, l'inamovibilité des bénéfices successivement accordée, rendit héréditaire, inamovible, ce droit de justice, et constitua en dehors du gouvernement public, de la justice publique, en dehors de la suprématie royale, de petites souverainetés indépendantes. Tout porte à croire que ces leudes avaient pris de bonne heure l'habitude de concéder à titre de bénéfices une partie de leurs domaines, à l'imitation des évêques et des abbés, et s'étaient fait à leur tour des fidèles, des leudes inférieurs attachés à leur fortune par la reconnaissance ; cet usage existait certainement au temps de Charlemagne. Il est certain, en outre, qu'ils attentèrent plus d'une fois aux propriétés des simples hommes libres, et que ceux-ci, trop faibles par eux-mêmes, mal défendus par le roi, perdaient dans ce conflit leur liberté ou leurs terres, et devenaient ou esclaves ou colons. Enfin à l'imitation du roi qui acceptait pour fidèle quiconque plaçait sous la protection royale sa personne et sa terre, les grands prenaient sous leur protection le faible qui se recommandais à leur puissance, et sur faisaient un fidèle du protégé. L'habitude de la souveraineté, l'augmentation de leurs domaines, le nombre quelquefois considérable d'hommes dont ils étaient seigneurs, donnaient donc aux leudes une grande importance, une grande ambition. Ils avaient renversé la royauté ostrasienne, et réduit au titre seul la royauté neustrienne. Charles Martel fit un acte habile en ne concédant qu'à titre précaire aux compagnons de sa victoire la dépouille des églises et des monastères ; par là il se réservait à lui-même la propriété, et n'abandonnait que l'usufruit. Outre l'obligation de suivre le prince à la guerre, ce qui était l'origine et la gloire du compagnonnage germain, il imposait au bénéficier l'obligation d'un. cens annuel, condition ordinaire de la possession précaire, et dont l'usage s'appliquait quelquefois, sous les Mérovingiens, aux bénéfices royaux eux-mêmes. Il relevait donc la supériorité royale par la dépendance des bénéficiers ; ses compagnons devenaient ses serviteurs, ses vassaux — gwass serviteur en celtique — ; terme nouveau qui commença peut-être à cette époque, et qui, moins honorable que celui de leudes, désignait mieux la supériorité du donateur. Ces vassaux n'eurent que plus d'ardeur à s'affranchir de la subordination où les avait fait descendre leur victoire même. Au moyen d'une vente et d'un rachat, da transformaient les bénéfices en alleuds, pour échapper aux devoirs de fidèles ; pour augmenter leurs terres et le nombre de leurs hommes, ils continuaient d'attaquer les hommes libres ; ceux-ci, vaincus par la violence, devenaient esclaves ou colons, ou bien, effrayés par les menaces avant même d'être attaqués, ils abandonnaient à ces voisins puissants la propriété de leurs alleuds pour les reprendre à titre de bénéfices ; de propriétaires libres, ils devenaient vassaux, obligés à des devoirs qui n'avaient jamais été imposés à la propriété allodiale. Les grands devaient arriver par là à former de petites souverainetés, à séparer de l'obéissance immédiate du roi les hommes qu'ils se subordonnaient à eux-mêmes, surtout s'ils étendaient à leurs acquisitions nouvelles le droit de justice qu'ils exerçaient sur les bénéfices royaux. Charlemagne s'appliqua à combattre ces abus ; à sauver l'autorité royale, en sauvant de la fraude et de la rapacité des grands son domaine et les domaines des hommes libres, en maintenant, en réorganisant une administration publique. Il révisa les lois des Saliens, des Ripuaires, des Lombards et des Bavarois ; l'empire était naturellement divisé en royaumes ; il divisa chaque royaume en légations, les légations en comtés ; les comtés eurent aussi leurs subdivisions ; centeniers vicaires des comtes, comtes, tels étaient les juges publics, les seuls qui eussent autorité sur les hommes libres. Si les bénéficiers royaux, les évêques, et les abbés exerçaient une juridiction particulière en vertu de la possession d'une terre royale ou des privilèges de l'Église, de les juges publics exerçant seuls la juridiction sur les hommes libres, étaient tout à la fois jures et protecteurs ; ils maintenaient sur leurs administrés l'autorité du roi, et les préservaient de la violence des nobles. La régularité de la justice fut recommandée avec instance, et comme les hommes libres répugnaient à se rendre au placitum, quand un intérêt personnel ne les y appelait pas ; dans la crainte que le magistrat ne manquât d'assesseurs, Charlemagne créa des assesseurs permanents dans les scabins (schæffen, juges) qui devaient assister à toutes les assemblées judiciaires. Les pauvres, dit Charlemagne dans un capitulaire, se plaignent d'être dépouillés de leurs propriétés, informez-vous pourquoi chacun espère acquérir ce que son pareil possède : les comtes étaient investis du droit de punir, de réparer les spoliations, de punir et de forcer à restitution même les bénéficiers royaux spoliateurs[54]. Au-dessus des bénéficiers royaux, des évêques, des abbés, des juges publics, s'élevait l'autorité dominante du roi, auquel il était toujours permis d'appeler, et qui, pour se rendre présent sur tous les points à la fois, créa en 802 les missi dominici deux par légations, chargés de tenir quatre plaids par an, de recueillir les plaintes du peuple, et de réformer les injustices ou les prévarications des jugements, Charlemagne s'était fait rendre un compte exact des bénéfices possédés par ses vassaux, et des terres royales non encore concédées. Il veillait avec soin à l'entretien et à la conservation de ses domaines, et réglait lui-même jusqu'à remploi des œufs et des mauvaises herbes de ses jardins ii se faisait payer exactement la rente que le bénéficier devait au donateur ; par les missi, il faisait revoir les jugements des bénéficiers et reprendre les terres royales usurpées. Il pouvait arriver qu'un juge public abusant de son pouvoir sur les hommes libres les opprimât au lieu de les protéger, et les réduisit, à son profit, à la condition de colons, d'esclaves ou de vassaux. Les plaintes du pauvre, dit Charlemagne, accusent les comtes et leurs centeniers. Les missi dominici étaient les juges et les réparateurs de ces prévarications. Le service militaire fut totalement combiné de manière à imposer une charge aux bénéficiers royaux, à ménager la propriété des hommes libres ; tout vassal du roi fut astreint an service militaire et à un équipement complet. Tout homme libre qui ne possédait pas trois ou quatre manses (trente-six ou quarante-huit arpents) ne fut obligé qu'à contribuer pour une part à l'équipement d'un guerrier. Enfin Charlemagne voulut que tout homme libre de son royaume, Franc ou Romain, lui prédit serment de fidélité. Ceux mêmes qui étaient devenus les hommes d'un seigneur, et lui prêtaient serment, s'enneigeaient par le serment prêté an roi à respecter dans le souverain le supérieur des seigneurs, le souverain suprême de tous, que nul n'avait le droit de combattre ou de méconnaitre après la promesse de fidélité[55]. Cette grandeur de palais, pour parler le langage des contemporains, cette puissance d'administration ont été égalées par les efforts que Charlemagne tenta pour civiliser son empire. Nous ne faisons qu'indiquer ici ces pompeux édifices, ces routes, ces arrhes du pont de Mayence que toute l'Europe construisit par an travail commun ; ces maîtres, ces ouvriers dans toue les arts que l'espérance des bienfaits d'un grand prince attirait de toutes parts ; ces savants de tous pays, Alcuin, Clément, Théodulfe, Angilbert, Leidrade, auxquels s'associe le nom de Charlemagne par la communauté d'études, et qu'il domine par sa protection. Tout avait contribué à renouveler l'empire romain, même avant le couronnement impérial. Il sembla pendant quelques années que la tentative n'était pas vaine, et que Charlemagne dominait le monde, disposant des trônes, effrayant par sa renommée les rois des contrées lointaines, et recevant dans sa cour avec les rois saxons et les présents de l'Espagne, les envoyés de Bagdad et de Constantinople. Pendant quelques années, l'histoire du monde n'est que l'histoire de Charlemagne. Egbert, l'exilé du Wessex, venait de quitter Rome (800) ; il emportait l'épée de Charlemagne
qui lui avait dit : Elle a vaincu mes ennemis, elle vaincra les tiens.
Charlemagne lui-même approchait des Alpes, quand il rencontra deux ambassades
musulmanes. Dévoué au soulagement des pauvres, il ne les cherchait pas
seulement dans son royaume, mais au delà des mers, en Syrie, en Égypte, en
Afrique, à Jérusalem, à Alexandrie, à Carthage, partout où il avait appris
que les chrétiens vivaient dans la pauvreté[56]. Il venait de
réclamer auprès d'Haroun-al-Raschid., en faveur des chrétiens de la
Palestine, et déjà Haroun envoyait des présents, des singes du Bengale, des
parfums du l'Arabie, un éléphant, une horloge à roues qui marquait l'heure par
une aiguille, enfin les clefs du saint sépulcre, et cette offre solennelle. Je soumettrai à la puissance de Charles la terre promise à
Abraham et montrée à Josué ; je serai son lieutenant sur cette terre. Qu'il
m'envoie, quand il voudra, ses ambassadeurs, ils me trouveront administrateur
fidèle des revenus de cette province. L'admiration des Francs fut au
comble, et les historiens s'écrièrent : Ce que le poète a cru impossible est
accompli enfin, Le Parthe a bu la Saône et le Germain le Tigre. L'autre ambassade venait de Kairoan ; elle amenait les présents de l'Afrique, un lion, un ours de Numidie ; elle demandait protection, peut-être contre Haroun, mais surtout contre la faim. Charlemagne leur rendit les richesses de l'Europe, du blé, du vin, de l'huile, et jusqu'à sa mort il continua de les nourrir, et les Africains de lui être fidèles et dévoués[57]. Cependant l'empereur remontait vers le nord rapportant dans la Germanie la couronne impériale conquise par les Germains. Il faisait rédiger les chants barbares et antiques qui célébraient les actes et les guerres des anciens rois, et considérant tout ce qui manquait aux lois de son peuple, il pensait à ajouter ce qui manquait, à effacer les contradictions, à corriger ce qui était mauvais[58]. L'an 802, une assemblée d'Aix-la-Chapelle dirigea des envoyés royaux (missi dominici) sur toutes les parties de l'empire, pour faire justice, terminer les procès, reconnaitre le droit des bons, effrayer les méchants, exécuter les lais divines et humaines[59]. L'année suivante, l'assemblée de Saltza régla la soumission de la Sexe. On l'exempta des tributs, mais on maintint L'obligation de la digne, on lui laissa ses lois et le nom de la liberté, mais sous des jugea que le roi imposerait. Enfin on transporta les Saxons northalbingiens avec leurs femmes et leurs enfants dans la Francia, et leurs villages furent donnée aux Obotrites[60]. L'empereur reçut en même temps un nouvel honneur venu de l'Orient. Des ambassadeurs francs avaient été envoyés à Byzance ; les Byzantins prétendent qu'ils venaient proposer le mariage d'Irène avec Charlemagne, et la réunion des deux empires. Au moins ce bruit courut dans la ville. Il perdit l'impératrice. Le 31 octobre 802, à la quatrième heure de la nuit, le patrice Nicéphore se souleva contre Irène. Maître du quartier de Chalce par trahison proclamé empereur par quelques soldats, et bientôt par des esclaves et des hommes perdus, il enferma frêne dans le grand Palais et courut a la grande église pour s'y faire couronner. Cependant le peuple s'assemblait, maudissant celui qui poserait la couronne sur la tête de Nicéphore, celui qui la recevrait, celui qui s'en réjouirait. Comment Dieu pouvait-il permettre qu'Une femme qui avait combattu pour la foi, fût renversée du trône par un porcher ? Les uns se croyaient endormis, les autres plus habiles à comprendre l'avenir, voyaient les malheurs de la tyrannie à la place de la prospérité passée. Un épais brouillard avait obscurci tous les esprits, et la température elle-même triste et obscure, un froid intolérable, quoiqu'au milieu de l'automne, annonçait assez la méchanceté imminente de l'usurpateur. Cependant Nicéphore poursuivait son œuvre. Irène lui demandant à garder l'Eleutherion qu'elle avait construit : J'y consens, dit-il, si tu jures, par toutes les vertus divines, que tu ne cachera rien de tes trésors. Irène ne cacha pas une obole ; alors il l'enferma dans l'île du Prince, et bientôt la relégua dans l'ile de Lesbos où elle mourut. Tout cela s'était passé sous les yeux des ambassadeurs francs[61] : l'empereur d'Occident pouvait s'irriter ; et d'ailleurs il touchait par ses conquêtes à l'empire d'Orient : il fallait l'avoir pour ami, puisqu'on l'avait pour voisin. Des ambassadeurs de Nicéphore vinrent donc trouver Charlemagne à Saltza. Ils le saluèrent du nom de Βασιλεύς que l'empire grec avait refusé jusque-là aux rois barbares, et ils demandèrent un traité ; il fut conclu en 804, et fixa les limites des deux empires : Charlemagne traita l'Orient avec le même dédain que ses vaincus, il prit pour lui l'Istrie, la Dalmatie, la Liburnie, mais permit à l'empereur de Constantinople de garder les villes maritimes[62]. Cette domination sembla durer quelques années. Après les victoires du jeune Charles, fils de l'empereur, sur les Slaves bohémiens, qui perdirent leur chef Lecho (805), et sur les Sorabes dont il tua le chef Milichuoch (406) ; au moment où le comte de l'étable, Burchard, envoyé en Corse contre les Maures, leur prenait douze vaisseaux et les mettait en fuite (807), une seconde ambassade arriva au nom du khalife d'Orient. Haroun venait de vaincre Nicéphore ; le stupide vainqueur d'Irène, qui soumettait tout à l'impôt, les denrées, les chefs de familles et jusqu'à la fumée, avait clamé du khalife les sommes payées par Irène. La réponse du khalife fut terrible : Au nom du Dieu clément et miséricordieux, Haroun commandeur des croyants à Nicéphore, chien de Romain : fils d'une mère infidèle, j'ai lu ta lettre, tu n'entendras pas ma réponse, tu la verras. Et aussitôt il envahit la Syrie, la Palestine (806), bâtit une mosquée à Tyane, et envoya soixante mille hommes pour ravager les environs d'Ancyre. Nicéphore demanda la paix, et l'obtint pour un tribut annuel de 30.000 pièces d'or à l'effigie de l'empereur et de son fils, avec la promesse die ne pas relever les forteresses détruites[63]. Cette nouvelle honte des Grecs relevait davantage la puissance de Charlemagne, visité par leurs vainqueurs (807). Les envoyés du khalife lui disaient avec emphase : Ta puissance est grande, ô empereur ; mais ta réputation plus grande encore. Les Perses, les Mèdes, les Indiens te redoutent plus qu'Haroun notre seigneur ; les Grecs redoutent moins les flots de la mer Ionienne. Ils apportaient de nouveaux présents, et recevaient eu échange des cheveux et des mulets d'Espagne, des toiles de Frise, des chiens d'une agilité et d'une férocité singulière : pour chasser et prendre les tigres et les lions[64]. Bientôt (808) Eardulf, roi des Northumbres, vint demander un autre secours à Charlemagne. Surpris par ses ennemis, enfermé dans une prison (806), il avait été délivré sur la demande de l'empereur : mais la querelle semblait ne devoir finir que par le jugement du pape Léon III. Charlemagne fit accompagner Eardulf jusqu'à Rome et quand Léon eut prononcé en sa faveur, il le fit reconduire jusqu'en Northumbrie, ou la querelle cessa devant les envoyés du pape et de l'empereur[65]. Enfin la puissance carlovingienne contraria encore une fois l'Église. Depuis longtemps les Occidentaux avaient ajouté au symbole de Nicée, que le Saint-Esprit procède du fils comme du père, Ils n'ajoutaient qu'un mot et rien à la doctrine ; mais ce mot pouvait soulever de nouvelles controverses, surtout chez les Grecs : les papes s'opposaient à l'admission du filioque. En 809 un concile d'Aix-la-Chapelle m'occupa de cette question. Le pape consulté répondit que ce mot expliquait la vraie foi ; mais que les conciles approuvés par le Saint-Siège avaient défendu de rien ajouter au symbole. Il fit même attacher dans la basilique de Saint-Pierre deux tables d'argent, où le symbole était gravé, en latin sur Pane, en grec sur l'autre, tel qu'il avait été fait à Nicée ; mais les Francs n'en conservèrent pas moins l'addition au filioque. Le pape ménagea le concile d'Aix-la-Chapelle, comme il avait fait celui de Francfort. Mais de sérieuses inquiétudes avaient déjà commencé pour Charlemagne. Les Grecs d'abord n'avaient point obéi au traité de 804. En 806, Nicéphore essayé de reprendre la Dalmatie. Les habitants des lagunes s'étaient joints aux Grecs ; Pépin, roi d'Italie, les poursuivit, prit les îles d'Héraclée, de Malamocco ; mais ses lourds vaisseaux ne purent les atteindre dans file de Rialto, où ils se réfugièrent, et qui devint le centre de la véritable Venise. Il fallut traiter avec les Grecs, mais seulement après la mort de Nicéphore. L'empereur d'Orient, au moment d'aller combattre Crumne, roi des Bulgares, avait répandu une consternation générale en recherchant sans pitié ce qui était dû au fisc depuis huit ans. Comme un de ses ministres lui parlait du peuple mécontent : Que veux-tu, répondit Nicéphore, Dieu m'a endurci le cœur comme à Pharaon. Il attaqua ensuite les Bulgares avec une armée qui n'avait guère pour armes que des bâtons et des frondes, s'engagea dans un défilé, et se voyant cerné de toutes parts, il dit le premier : Nous sommes perdus, il nous faudrait des ailes pour sortir d'ici ; son camp brûlé, ses Grecs égorgés, il périt lui-même, et son crâne devint la coupe du roi bulgare (810). C'est à ce moment que Charlemagne, satisfait du titre de Βασιλεύς, renonça à la Dalmatie et à Venise. Il avait en même temps traité avec le khalife de Cordoue, contre lequel les comtes des Marches espagnoles n'avaient cessé de guerroyer. Il avait besoin de tourner toute sa vigilance et toutes ses forces vers le nord ; les hommes du nord menaçaient enfin. Le roi des Danois, Godefried, avait attaqué (808) les Obotrites, alliés des Francs. Charles, fils de l'empereur, envoyé pour lui résister, attaqua les frontières des Saxons, châtia les Linons et les Smeldinges, qui avaient passé à Godefried, dévasta sans. pitié leur pays et, rentra dans la Saxe. On Faisait à l'empereur des récits alarmants de l'orgueil du roi danois. L'empereur éleva au delà de l'Elbe le château d'Esesfeld ; mais le chef des Obotrites fut tué par les hommes de Godefried, et bientôt on apprit que deux cents vaisseaux sortis de la Nordmanie s'étaient approchés de la Frise, et après avoir dévasté les îles du rivage, les Danois, descendus sur terre, avaient vaincu les Frisons dans trois combats, imposé un tribut et reçu sous ee nom trente livres d'argent. L'empereur, par une diversion, fit revenir la Flotte, Godefried fut tué par un des siens : mais le château d'Hobbttoki, Fortifié sur l'Elbe, fut emporté au bout de quelques jours par les Wilses[66]. Cependant le successeur de Godefried. Hemming recherchait la paix ; elle fut conclue en 811, et donna l'Eyder pour limite AUX deux peuples. Douze nobles de chaque nation prêtèrent serment selon les coutumes nationales. Alors trois armées partirent, l'une pour punir les Wilses et réparer le fort d'Hohbuoki, l'autre pour terminer en Pannonie les querelles des Avares et des Slaves ; la troisième châtia la perfidie des Bretons. En même temps, le duc de Bénévent envoya un tribut de 25.000 sous d'or (812)[67]. Lorsque l'empereur Théodose mourut, l'empire défendu par ses victoires et sa vigilance, n'était pas encore entamé ; à peine d'incapables successeurs eurent pris sa place, que les barbares jusque-là retenus aux frontières, débordèrent de toute part. Tel était aussi le danger de ce nouvel empire romain que Charlemagne avait entrepris d'édifier, et Charlemagne le comprenait bien. Les musulmans d'Espagne arrêtés au Duero ou à l'Ebre par les Goths, les Basques ou les Francs, se lançaient sur la mer, le seul chemin qui leur restât vers le centre de l'Europe et ka vaisseaux du grand roi les avaient rencontrés en Corse ; ceux de Kairoan, rebelles au khalife, et bornés par les déserts, ne pouvaient suffire à leur faim que par la piraterie dans la Méditerranée. En même temps que les Sarrasins menaçaient le midi de l'empire, les Scandinaves menaçaient le nord. La Chersonèse cimbrique, le pays des Suéons, la Norvège (chemin du nord), ces contrées que Rome n'avait pas connues, et que Jornandès, sans les connaître davantage, appelait le fourreau des races, la fabrique des nations, n'offraient alors à leurs populations ni un territoire fertile, ni les avantages du commerce. Ces côtes découpées de tant de golfes ou hérissées de rochers, nues comme des landes ou baignées par les lacs, ou couvertes de forêts, ce territoire où domine l'âpreté des longs hivers, où la renne va cherchant la mousse sous la neige, toute cette nature pittoresque et marâtre, refusant des récoltes régulières, ne laissait à l'homme pour vivre que la chasse et la pêche ; les hommes de la Scandinavie ne mangent que de la chair dit Jornandès. De là un grand amour d'aller chercher un sol meilleur ; des pécheurs habitués à la mer auraient-ils craint les aventures, et la religion d'Oden y joignant ses promesses du walhalla, quel lâche eût ménagé une vie qui devait recommencer ? On s'embarquait donc gaiement ; des nobles, quelquefois des rois commandaient les expéditions, et s'appelaient rois de la mer (sækongar) ; des Kœmpe s'attachaient eux, mettant tout leur espoir, toute leur illustration dans cette fidélité, comme les compagnons des princes germains. Ces pirates ont atteint l'Amérique par le Groenland, ils ont occupé l'Islande et les petites îles de la mer du nord : par leurs établissements, ou par leurs ravages ils ont surpassé l'audace et renouvelé la terreur des pirates saxons ; nous les verrons sur tous les points de l'Europe sous le nom de Danois, de la Warègues ou de Normands. Au commencement du IXe siècle, ils savaient déjà remonter les fleuves, et tomber inattendus sur les habitants désarmés. Charlemagne opposa aux Sarrasins et aux Scandinaves cette vigilance présente partout, qui ne manqua à son empire qu'après lui. Il entretint des vaisseaux en station sur toutes les côtes depuis le Tibre jusqu'à l'embouchure de l'Elbe, il fit de Boulogne le grand arsenal de sa marine, et releva le phare de Caligula ; mais un jour dans un port de la Méditerranée il aperçut des pirates ; et les reconnaissant pour Danois, à la forme de leurs barques, il pleura, et dit à ses fidèles : Je ne crains pas qu'ils me nuisent par ces misérables pirateries ; mais je tremble pour mes successeurs, s'ils ont tant d'audace pendant ma vie, que feront-ils donc après ma mort ? Il savait bien quia ne pourrait se donner un successeur digne de lui, capable comme lui d'affronter toutes les menaces ; il avait même trouvé un ennemi dans sa famille. Son fils, Pépin le Bossu, né d'une première union et exclu de tout partage avait conspiré contre son père ; mais convaincu et mis dans un cloître, il n'avait plus reparu. En 808, à l'assemblée de Thionville, Charlemagne avait partagé son empire à ses trois fils ; Louis et Pépin gardaient leurs royaumes d'Aquitaine et d'Italie ; Charles, destiné au titre impérial, aurait l'Ostrasie et la Neustrie augmentées. Mais Pépia mourut laissant un jeune fils. Charles mourut sans postérité. Il ne restait que Louis, prince doux et pieux et Bernard, fils de Pépin. Charlemagne voulut au moins assurer à Louis un empire qu'il ne saurait pas défendre, Une assemblée générale fut convoquée à Aix-la-Chapelle (813). L'empereur leur demanda à tous, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, s'il leur convenait qu'il donnât son nom, le nom d'empereur, à son fils Louis. Tous y consentirent ; Louis prit la couronne impériale et se couronna lui-même, et le lendemain se plaça à côté de son père ; Charlemagne en demandant la cause, il répondit : Quand j'étais votre vassal, j'ai dû me tenir debout derrière vous parmi mes compagnons d'armes ; aujourd'hui votre associé, votre compagnon j'ai raison de m'égaler à vous[68]. Cependant de grands prodiges avaient annoncé la mort prochaine de Charlemagne[69] ; des éclipses de soleil et de lune, une tache noire qui pendant sept jours avait terni le soleil, le portique qui joignait la basilique au palais écroulé jusqu'aux fondements, le jour de l'ascension du Seigneur. Dans la dernière campagne contre les Danois, l'empereur s'étant mis en marche avant le lever du soleil, une vive lumière tomba du ciel et courut de droite à gauche à travers un air pur. A cette vue son cheval s'abattit et le froissa violemment contre terre, et l'agrafe de son vêtement étant rompue, le baudrier sauta au loin, le javelot qu'il tenait à la main fut emporté à vingt pas, et l'empereur resta étendu et désarmé. C'est l'image de son empire après sa mort (814) ; son empire tenait à sa vie. Un seul homme avait résisté aux nations, le jour des nations était enfin venu. |
[1] Ann. Mett., anno 753.
[2] Anastase, bïblioth. In Steph.,
2.
[3] Anastase, Thégan, Frodoard.
[4] Annales Mett.
[5] Continuateur de Frédégaire.
[6] Cod., per donationis paginam.
[7] Codex Carolinus, seu volumen epistolarum apud Script. rer. franc.
[8] Ann. Mett.
[9] Cod. Carol.
[10] Annales d'Éginhard, adscripti.
[11] Cod. Carol., lettre de Paul Ier.
[12] Cod. Carol., lettre de Paul Ier.
[13] Voyez M. Desmichels, Histoire générale du Moyen Age, t. II. On peut consulter utilement ce volume dont l'érudition abondante donne les indications nécessaires à l'histoire des Carlovingiens.
[14] Annales d'Éginhard.
[15] Continuateur de Frédégaire.
[16] Annales d'Éginhard, année 765.
[17] Ann. Mett.
[18] Continuateur de Frédégaire.
[19] Ann. Mett.
[20] Continuateur de Frédégaire.
[21] Continuateur de Frédégaire.
[22] Moine de Saint-Gall.
[23] Const. Man.
[24] Ann. Mett.
[25] Annales d'Éginhard.
[26] Poète saxon.
[27] Eginhard, Vita Karoli Magni.
[28] Anastase, Bibliothèque.
[29] Monachi Sangal., De rebus bellicis.
[30] Poète saxon.
[31] Anastase, Biblioth., In
vita Adriani, I.
[32] Poète saxon.
[33] Annales Mett.
[34] Annales Mett.
[35] Poète saxon.
Les Annales attribuées à Éginhard appellent Audulfe : Regiœ mensœ prœpositus.
[36] Eginhard, Vita Karoli Magni.
[37] Annales Mett.
[38] Eginhard, Vita Karl. Magni.
[39] Moine de Saint-Gall.
[40] Annales d'Éginhard.
[41] Poète saxon.
[42] Annales d'Éginhard, anno 799.
[43] Éginhard, Vita K. M. et le poète saxon.
[44] Const. Man.
[45] Théophane, Chronographie. Michel Glycas, pars quarta. Constantin Manassé.
C'est du palais de Porphyre que plusieurs empereurs tirent leur surnom de Porphyrogénète. Voyez encore Anne Comnène, liv. VI.
[46] Eginhard, Vita Karl. Magni.
[47] Annales de Fulde.
[48] Annales d'Eginhard.
[49] Théophane, Chronographie.
[50] Théophane, Chronographie.
[51] Adalhard abbé de Corbie, un des conseillers de Charlemagne, copié par Hincmar, de ordine Palatii.
[52] Théodulfe, Poésies, 3-1.
[53] Moine de Saint-Gall.
[54] Cette autorité subsistait au temps de Carloman ; voyez capitulaire de ce prince, apud Sirmond.
[55] Voyez Guizot, Hist. de France, t. II et IV, et Desmichels, Histoire générale du Moyen Age, t. II.
[56] Eginhard, Vita Karl. Magni.
[57] Moine de Saint-Gall.
[58] Eginhard, Vita Karl. Magni.
[59] Poète saxon.
[60] Annales de Fulde.
[61] Théophane, in Nicephoro.
[62] Eginhard, Vit. Karl. M.
[63] Théophane.
[64] Moine de Saint-Gall.
[65] Lingard, t. I.
[66] Annales de Fulde.
[67] Annales de Fulde.
[68] Moine de Saint-Gall.
[69] Eginhard, Vit. Karl. M.