HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

PREMIÈRE PÉRIODE

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Invasion des barbares orientaux sur l'empire d'Orient. — Guerres avec la Perse, Avares, Bulgares, Arabes. — Chosroès, Justinien, Héraclius, Mahomet. — khalifes électifs ; Ommiades.

 

Jusqu'à la chute de Romulus Augustule (476), l'Orient n'a pas eu son invasion à part. Son histoire s'est confondue avec celle de l'Occident dont il a subi les dangers, ou défendu les derniers restes : Arcadius et Honorius ont connu le même Alaric, Théodose II et Valentinien III ont combattu le même Attila. Marcien, Léon Ier, ont envoyé à Rome Majorien et Anthémius, et des secours contre les Vandales. Ainsi s'est maintenue en apparence l'unité de l'ancien empire, sous le nom commun de Romains, malgré la différence des races, proclamée par la fondation de C. P.

Zénon consacra de son adhésion la victoire d'Odoacre. L'Orient eut enfin son histoire. Il y a trois choses dans cette histoire de l'Orient : la prétention de reconquérir au profit de C. P., ce qui avait été l'empire d'Occident ; nous avons dit ailleurs (ch. II) la lutte inutile des Byzantins contre les barbares ; les querelles religieuses qui sont la vie et la mort de cet empire grec ; nous les raconterons dans un tableau de l'Église (v. ch. VI) ; enfin le renouvellement de la lutte contre Les ennemis naturels de l'Orient, les Perses, les Scythes et les Arabes ; c'est le sujet de ce chapitre.

Il fallait une vie bien constitue pour porter tous les maux qui travaillaient l'empire. Tous les vices de l'ancienne Grèce, augmentés d'une imitation maladroite des vices de Rome à laquelle Byzance prétendait succéder ; une sale corruption chez les grands comme chez les petits, qui se favorisait par de froides cruautés ; des factions du cirque changées en armées permanentes, faisant la guerre civile avec des avantages variés selon la protection de l'empereur ; une garde insolente renouvelée des prétoriens, qu'elle s'appelât Isaurienne ou Impériale, souvent invoquée, achetée et donnant l'empire ; et pourtant quelque gloire, les Perses contenus, l'Afrique reconquise, la législation romaine complétée, enfin les deux héros de ce temps, Bélisaire et Justinien, compagnons de débauche et de renommée, rue et l'autre obéissant à la prostituée dont il a fait sa femme, pour accomplir quelque grand dessein : voilà l'époque la plus brillante du Bas-Empire. Après Justinien, d'autres misères sans dédommagements les menaces des Avares et l'apparition des Turcs, l'insolence et les succès des Perses ; malgré les vertus du second Tibère et l'habileté du pieux Maurice, Chalcédoine occupée par les Sassanides ; Héraclius, vaincu d'abord, puis vainqueur, enfin vaincu pour toujours et laissant aux Arabes la liberté d'écraser ces misérables Héracliens qui s'écrasent eux-mêmes dans leur capitale ; Constantinople deux fois assiégée, et parmi tous ces désordres, les disputes théologiques, des brigandages sous le nom de conciles, des coups de bâton ou d'épée convertis en règle de Foi, voilà la suite de cette histoire. Et l'empire vit encore, il faut que la vie opiniâtre de la race grecque s'épuise lentement, pour que son dernier soupir, au 29 mai 1153, soit bien le dernier.

A Zénon succéda (491) Anastase, au moment d'aller prendre possession du siège patriarcal d'Antioche. Sous Anastase devait commencer l'invasion orientale ; il sembla le pressentir et essaya de réformer les Grecs pour les préparer, par l'ordre, à la résistance. Zénon avait dû l'empire à la garde isaurienne ; 2firetstase chassa les !sauriens, les battit à Cotyée, et les réduisit à l'inaction. Zénon et son rival Basilicus avaient écrasé le peuple d'impôts, Anastase abolit le chrysargyre[1]. Zénon, dans les jeux du cirque s'était déclaré pour la couleur verte. Aussitôt les cochers verts d'Antioche et leurs partisans avaient massacré tous les juifs qui se trouvaient dans la ville, et brûlé leurs cadavres. Il aurait fallu les brûler vifs, comme ils le méritaient, avait dit Zénon. Anastase éprouva lui-même la violence de ces factions. Il s'était déclaré pour les rouges ; il fut insulté par les autres partis. Un jour plus de trois mille hommes périrent dans une semblable querelle, et parmi eux un fils naturel d'Anastase. L'empereur au moins punit les coupables, les uns de l'exil, les autres de la mort, et pour frapper les usages barbares de ces jeux, il défendit les combats des hommes  contre les bêtes.

Cependant Anastase ne fut pas heureux au dehors ; il eut à combattre les trois races barbares, ennemies de l'empire d'orient. Les Arabes Scénites commencèrent en 498 ; ils ravagèrent les provinces de l'Euphrate, pillèrent la Palestine, et occupèrent, dans la mer Bouge, l'île d'Iatobe, qui payait tribut aux empereurs. Deux ans après, une invasion des Sarrasins passa comme un torrent sur la Phénicie et la Syrie et disparut plus vite encore ; les soldats grecs ne purent l'atteindre. Ainsi s'annonçait la double attaque des Arabes, par terre et par mer.

Les Bulgares habitaient alors la côte de la mer Noire depuis l'embouchure du Tanaïs jusqu'à celle du Dniester. Ces Scythes immondes dont le nom est resté une injure, dévastèrent la Thrace et l'Illyrie vers 500, sans qu'on eût le temps de savoir leur nom. Théophane en parle comme d'un mal ordinaire que l'on n'arrête pas.

La guerre de Perse fut plus dangereuse La vieille rivalité de la Grèce et de la Perse, reprise au troisième siècle par Ardshir, et continuée cruellement par Sapor, avait été suspendue, pour cent ans, par le testament d'Arcadius, qui instituait Isdegerd tuteur de Théodose II[2]. Dans l'intervalle les Grecs et les Perses s'étaient partagé l'Arménie par la volonté des fils du dernier Arsace. Mais en 502 le roi Chobad (Cabades) demanda quelque argent à l'empereur Anastase. Le refus de l'empereur alluma la guerre. Cabades se fit livrer Théodosiopolis. Amida résista d'abord ; elle soutint un siège de trois mois et deux assauts, et tua trente mille Perses. Cabades donnait l'ordre de la retraite ; mais sa résolution ne tint pas contre les injures des assiégés ; il resta, découvrit un souterrain qui conduisait à une tour gardée par des moines, égorgea les moines, et donna ordre de tout exterminer dans la ville. Un prêtre fléchit le vainqueur. Cabades assiégea encore Édesse qu'il ne put prendre, et défendit Amida contre une nouvelle armée envoyée par Anastase. Mais l'empereur demandait la paix, Cabades en avait besoin pour combattre les Huns ; Anastase paya 11.000 livres d'or, et fut délivré des Perses.

Au moins il voulut prévenir une invasion nouvelle. Il fortifia l'empire en orient et en Europe ; Théodosiopolis fut mise en état de défense. Il entoura de murs un bourg de Mésopotamie, Dara, sur la limite commune des Grecs et des Perses ; Il y construisit des églises, des greniers pour le blé, des citernes pour recevoir les eaux, des portiques, deux bains publics ; il lui donna les droits de ville, et rappela Anastasiopolis[3]. En Europe, pour préserver C. P. et ses environs avec leurs bourgs et leurs riches maisons de plaisance, il éleva un mur de dix-huit lieues, fortifié de tours, du Pont-Euxin à la Propontide. Ainsi l'empereur rétrécissait l'empire : on eût dit qu'il n'en voulait plus voir les anciennes frontières.

Après Anastase, l'Orient se laissa gouverner pendant neuf ans par Justin Ier, 518-527. Cet Illyrien, laboureur autrefois, était venu à C. P. avec un sac sur l'épaule et quelques mauvais pains. Il était devenu soldat, puis garde du palais, enfin préfet du prétoire. Il acheta les gardes impériales qui le proclamèrent, lorsque déjà il sentait le tombeau[4]. Il ne savait pas lire, on lui faisait signer les actes au moyen d'une tablette de bois où étaient gravées à jour les quatre premières lettres de son nom. Sa femme était une esclave barbare, qu'il avait achetée après avoir fait fortune. Il ne régna que pour assurer l'empire à son neveu Justinien, et le triomphe de la faction des bleus. Justinien aimait les bleus. Sa préférence les enhardit dans toutes les villes de l'empire. Les verts ne voulant pas céder, l'empire s'inclina vers sa ruine. Tout fut jeté hors de son lieu, les droits, les lois ; c'était comme un tremblement de terre qui secoue les villes, ou comme le passage d'une armée ennemie qui les ravage. Les bleus rejetèrent le costume grec. Ils laissaient pousser leur barbe comme les Perses, coupaient leurs cheveux par devant jusqu'aux tempes, et laissaient retomber le reste en arrière comme les Massagètes. Leurs manches, merveilleusement larges aux épaules, se resserraient étroitement près de la main. Leur chaussure était celle des Huns, et ils prenaient le nom de Huns. D'abord ils firent la guerre pendant la nuit, enlevant aux passants leurs manteaux, leurs baudriers, leurs agrafes d'or, et tuant quelquefois ceux qu'ils avaient dépouillés pour les empêcher de se plaindre. Alors cessa l'usage des agrafes d'or et des baudriers ; chacun rentrait chez soi avant la nuit et s'y fortifiait. Ainsi faisaient les bleus, e l'impunité augmenta leur nombre. La jeunesse s'y joignit ; plusieurs de la faction des verts, pour échapper à la vengeance, passèrent aux bleus ; les autres verts se cachaient ; s'ils étaient saisis par les magistrats, ils périssaient dans les supplices. Quand les verts eurent disparu, les bleus tuèrent encore, ils tuèrent en plein jour, en tout lieu, sous les yeux même des premiers de la ville. Ils vendaient la mort d'un ennemi à son ennemi. Ils se faisaient gloire de tuer d'un seul coup ceux qu'ils rencontraient sans armes. Alors, soutenus par la faction, les fils extorquaient de l'argent à leurs pères, d'autres servirent aux plaisirs des factieux. Une femme se jeta à la mer pour leur échapper[5]. Toutes ces choses durèrent trois ans, sans que Justin s'en occupât. A la fin le préfet de C. P. y mit ordre, mais fut disgracié pour avoir puni un coupable illustre.

Justin léguait aussi une guerre à son neveu. Il avait accepté l'hommage des Laziques (Ibérie et Colchide), jusque-là soumis à la suprématie des Perses. Cabades avait demandé que son troisième fils Chosroès fût adopté par Justin. Les usages impériaux ne permettaient que l'adoption par les armes qui ne donnait aucun droit à l'hérédité. On ne s'entendit pas. L'envoyé de la Perse, qui n'avait pas réussi, fut mis à mort ; les Laziques attaqués, et la guerre avec l'empire inévitable.

Le long règne de Justinien commence en 627. Ici encore l'empire résiste à ses humiliations et aux succès de ses ennemis. Ce n'est pas assez de contenir les Sassanides et les barbares Scythes ; l'empereur essaie d'abattre les dominations germaines de l'Occident, et d'heureuses guerres semblent justifier de ce côté la présomption impériale. Ajoutez une publication nouvelle des lois romaines, coordonnées et augmentées, une magnificence prodigue qui multiplie les constructions utiles et somptueuses ; aucun prince byzantin n'a tant fait pour mériter le titre de romain. Mais à travers ces dehors de gloire, percent inévitablement tous les vices inhérents à la race grecque, cause certaine de honte et de décadence. La corruption des mœurs va toujours en croissant ; elle monte effrontément sur le trône et donne l'exemple d'un empire gouverné et sauvé une fois par une comédienne.

Celle-là s'appelait Théodora ; son père avait été gardien des ours de l'amphithéâtre (άρκτοτροφός) ; sa mère, restée veuve, la destina de bonne heure au métier de comédienne : elle fut la servante des mimes et la compagne de leurs jeux. Ceux qui se respectaient encore la fuyaient comme un malade contagieux, et sa rencontre, le matin, était un mauvais présage. Elle fut aimée successivement du gouverneur de la Pentapole et des habitants d'Alexandrie, et, quand elle eut parcouru l'Orient, de retour à C. P., elle fut aimée de Justinien qui l'épousa. Le vieux Justin permit tout exprès aux sénateurs le mariage avec les filles du théâtre. Elle domina son mari ; Justinien n'a rien fait que de concert avec sa femme ; même ses lois ; il dit dans les Novelles, qu'il a consulté la très-respectable épouse que Dieu lui a donnée. Une pareille femme ne pouvait d'ailleurs manquer d'une certaine audace toujours utile sur le trône, et nous verrons tout à l'heure que Théodora sauva Justinien des fureurs populaires. A côté de Justinien se place Bélisaire, l'instrument des guerres impériales ; pauvre homme qui savait prendre des villes et soutenir un siège, mais dont le cœur ne tenait pas contre une disgrâce, et qui avait aussi son maitre dans sa femme Antonine. Antonine ressemblait fort à Théodora ; fille et petite-fille de cochers du cirque, élevée par sa mère à l'habitude de la débauche, quand elle devint femme de Bélisaire, elle demeura ce qu'elle avait été jusque-là. Seulement plus assurée de l'impunité, elle fut cruelle dans ses vengeances contre ceux qui la dédaignaient ou révélaient ses infamies. Un jour elle se fit livrer avec ses enfants un esclave qui avait trop parlé ; elle les mutila et jeta leurs langues coupées à la mer. Bélisaire tuait aussi pour elle ; pour lui plaire. Il renonça au commandement de l'armée d'Asie, et reparut une seconde fois en Italie pour y être battu. C'est elle encore qui le fit rappeler, et lui, toujours docile, il la suivait partout entraîné par un pitoyable amour, et elle avait soixante ans ! Qu'était donc Bélisaire ? Plus tard, quand il fut disgracié, il fit voir un général illustre par des victoires, tremblant à la pensée de la mort, suant de douleur, se dirigeant vers le palais en habit de suppliant ; puis de retour chez lui, il attendait tristement couché sur son lit, que la faveur de sa femme lui obtint sa grâce par la faveur de l'impératrice, et que Théodora qui devait beaucoup à Antonine, lui donnât en échange la vie de Bélisaire[6].

Il y avait sur la place Augusta à C. P., une statue équestre colossale. Rien n'y manquait de ce qui annonce la force et la gloire ; le costume d'Achille, une cuirasse de héros, un casque brillant au loin, et sur un globe la terre et la mer obéissantes dans la main d'un homme. Elle regardait le soleil levant, son cheval semblait marcher contre les Perses, et sa main droite, étendue vers l'Orient, commandait aux barbares de se tenir dans leurs limites et de n'avancer pas plus loin. Cette fière attitude qui se rapporte ai bien aux prétentions de Justinien eut été pourtant déplacée dans les premières années de son règne qui ne furent brillantes ni au dedans ni au dehors. Justin avait confié le gouvernement de Dara au jeune Bélisaire ; ce général voulant construire en avant de sa ville la forteresse de Mindone, fut troublé dans son travail par les attaques des Perses[7]. Justinien fit tout ce qu'il put, pour éviter la guerre ; il avait d'ailleurs à craindre que le peuple Samaritain révolté ne se joignit à Cabades ; mais ses propositions de paix renouvelées paraissaient une preuve de faiblesse et Cabades reprenant le titre de roi des rois, de fils du Soleil, de souverain de l'Orient, écrivait au fils de la lune, au souverain de l'Occident : Comme je ne veux pas te dérober la victoire, je t'avertis que je te laisserai reposer jusqu'au printemps. Bélisaire commença de s'illustrer par une victoire près de Dara (528) et par deux autres en Arménie. Il eût sans doute refoulé les Perses, au delà de l'Euphrate, s'il eût été armé de cette énergie qui prélude par la docilité des soldats à la défaite des ennemis. Près de Callinique, ses soldats l'obligèrent à combattre malgré le jeûne de la veille de Pâques, et furent complètement vaincus malgré leur nombre supérieur. Devenu suspect après ce revers et rappelé à C. P., il remit l'armée à Sittas qui laissa envahir l'Arménie. La mort de Cabades pouvait seule permettre à Justinien de terminer la guerre, comme toutes les guerres contre la Perse, par un traité déshonorant. Chosroès troisième fils de Cabales qui lui succédait non sans compétiteurs, désirait lui-même la paix, afin de s'affermir sur le trône ; il était le plus fort, il pouvait imposer les conditions ; il accorda un traité d'amitié perpétuelle, moyennant onze mille livres d'or, et l'abandon des villes laziques (532).

Justinien avait conçu le projet de rétablir dans toute sa majesté l'empire de Constantin ; une sédition populaire faillit lui en ravir l'espérance avec le trône. Il continuait, dans les jeux publics, à favoriser les bleus, et les soutenait de sa puissance et de ses paroles, il répondait pour eux à leurs adversaires publiquement. Un jour donc, qu'il avait repoussé les réclamations des verts, en leur attribuant tous les crimes qu'ils imputaient aux bleus[8], les deux factions en vinrent aux mains. Le préfet de la ville, pour apaiser le trouble, fit saisir les plus ardents des deux partis ; quatre furent aussitôt décapités ; trois autres condamnés à la potence, mais l'instrument du supplice s'étant rompu sous leur poids, la multitude s'écria : A l'église, à l'église ! et des moines les enlevèrent pour les sauver par le droit d'asile. Le préfet avant fait immédiatement cerner l'église, les deux factions réunies pour la première fois, et n'ayant plus qu'un cri : victoire (νικά), commencent la guerre par ouvrir les prisons, tuent les plus riches ou les forcent à fuir ; mettent le feu au prétoire, à Sainte-Sophie, au bain de Zeuxippe, au vestibule du palais impérial. Il y avait alors à la cour de l'empereur un préfet du prétoire, Jean de Cappadoce, et un questeur, Tribonien, qui soulevaient contre eux une haine universelle. Le premier ne savait qu'écrire ; une grande intelligence suppléait en lui au défaut d'études, mais il n'usait de ces facultés supérieures que pour faire le mal, et, après avoir passé la moitié du jour à dépouiller ses administrés, il se livrait aux plus odieuses débauches, toujours disposé à amasser, mieux disposé encore à dépenser et à prodiguer. Le second, doué d'une instruction qui ne redoutait aucun rival, n'était ni moins avide, ni moins insatiable. Il rendait la justice, il faisait les lois ou les défaisait pour de l'argent, selon l'intérêt de ceux qui le payaient. La multitude les cherchait dans toute la ville, vociférant contre eux, et leur promettant la mort. Justinien eut la faiblesse de céder à ces clameurs, et il destitua Jean de Cappadoce et Tribonien. L'audace des rebelles s'en accrut : le tumulte durait impuni depuis quatre jours. On avait vu sortir du palais impérial deux neveux d'Anastase, Hyppace et Pompée chassés par l'empereur ; les factions vont chercher Hyppace, et, malgré lui, malgré les cris de sa femme, le portent au cirque pour le proclamer. Cependant Justinien délibérait s'il ne prendrait pas la fuite : Il n'est pas nécessaire de vivre, lui dit Théodora, mais il est honteux de survivre son honneur ; un empereur déshonoré et exilé ne ti rut pas un homme mort. Si tu veux fuir, voilà In mer et des vaisseaux, pour moi je m'attache à cette pensée d`un ancien, qu'il n'est pas de plus glorieux linceul qu'un trône. Justinien demeura ; mais on avait vu porter ses trésors sur un vaisseau ; on croyait parti avec sa femme ; Hyppace lui-même consentit à régner et à entendre les injures dont on couvrait le nom de Justinien. Celui-ci avait encore à sa disposition Bélisaire, Mundus, et le cubiculaire Narsès ; il donne à Narsès de l'argent pour regagner une partie des bleus ; il commande aux deux autres de courir au cirque, et d'y prendre la multitude au dépourvu ; Bélisaire ne put d'abord faire marcher les soldats, qui voulaient attendre la victoire d'un parti pour se joindre au vainqueur ; mais l'argent de Narsès troubla bien vite l'accord des rebelles : quelques bleus achetés commencèrent la défection : Sois vainqueur, Justinien Auguste, s'écriaient-ils ; Seigneur, conservez l'empereur Justinien et Théodora. La sédition unit ainsi, les bleus et les verts redevenus ennemis commençaient à s'entre-tuer lorsque Bélisaire arriva. Hyppace fut pris et envoyé à l'empereur, puis étranglé en prison. Plus de trente mille hommes des deux couleurs périrent dans le cirque, et tout rentra dans l'ordre le dixième jour. Le cri de ralliement des rebelles, est resté dans le nom de sedition nika, qui désigne ce mouvement populaire[9].

Justinien redevenu le maitre dans sa capitale reprit ses projets de conquête ; aucun peuple barbare ne paraissait plus facile à vaincre que les Vandales. Ils conservaient encore toutes les acquisitions de Genséric, mais ils ne les avaient pas augmentées. Genséric lui-même avait assuré leur décadence en détruisant les forti6cations de toutes les villes sous prétexte d'ôter un point d'appui à l'agression étrangère. Il avait encore réglé sa succession au trône non par ordre de primogéniture de père en fils, dans la ligne directe, mais par rang d'âge entre tous les membres de sa famille ; à ces deux fautes il avait ajouté une persécution atroce contre les catholiques. Il était mort en 477 ; ses successeurs, Huneric (477-484), Gunthamond (484-496), Thrasamond (496-523), Hilderic (523-530), n'avaient fait qu'augmenter le mal, surtout par leur zèle arien, à l'exception de Gunthamond. En même temps les Vandales avaient fondu sous le soleil d'Afrique ; ils avaient pris l'usage des bains et des mets délicieux que leur fournissaient la terre et la mer. Ils se couvraient d'or et de sériques ; ils passaient leur temps au théâtre, à l'hippodrome, dans les chasses. Il leur fallait des danseurs, des mimes, des sons flatteurs pour l'oreille, des spectacles pour les yeux, des jardins arrosés de ruisseaux, et ombragés d'arbres[10]. Après tout, ils valaient bien les Grecs, qui n'en faisaient guère moins à C. P. Mais Bélisaire avait avec lui beaucoup de fédérés, de Huns, de ces barbares à qui le froid donnait une irrésistible énergie. Ce furent les Huns qui décidèrent le succès.

Le prétexte de la guerre fut une querelle de famille. Gélimer avait détrôné Hilderic, petit-fils de Genséric, qui par sa mère remontait à l'empereur Valentinien III. Justinien se dit vengeur du sang impérial. Quinze mille soldats et vingt mille matelots débarquèrent près de Sullecte (532). La confiance était grande. Un d'eux avait vu en songe des hommes qui apportaient à la maison de Bélisaire une terre avec ses fleurs. Bélisaire s'était couché sur cette terre, avait mangé les fleurs, engageant ses compagnons à l'imiter, et ce qu'ils avaient mangé leur paraissait délicieux. Quand on traça le premier camp, comme on creusait un fossé, il jaillit de terre des sources abondantes. Le païen Procope promettait à l'armée une victoire sans fatigue.

L'armée se dirigea vers Carthage ; elle se grossit de tous les Africains mécontents, et Bélisaire marcha tranquille comme dans un pays de la domination impériale. Près de Carthage, dans une première bataille, il tua le fils de Gélimer, entra dans la ville à la joie des habitants, et s'assit à la table servie pour Gélimer. Les Carthaginois répétaient ce vieil oracle : Le G poursuivra le B, et, à son tour, le B poursuivra le G. Genséric et Boniface, Bélisaire et Gélimer étaient l'objet du contraste. Cependant Gélimer rappelait son second frère de Sardaigne, mais les petits princes maures se reconnaissaient sujets de l'empire, et demandaient à Bélisaire les insignes du commandement selon l'usage ancien.

La bataille de Tricaméron décida la ruine de Gélimer. La garde de Bélisaire la commença, les Huns l'achevèrent. Ils enfermèrent le vaincu sur le mont Papua. La famine dévora les assiégés. Une femme maure avait fait cuire un pain sous la cendre ; deux enfants se le disputaient ; l'un d'eux le portait déjà à sa bouche, l'autre, plus fort, se le fit céder par des coups redoublés. Gélimer à cette vue se rendit. Il demanda trois choses : un peu de pain, il n'en avait pas mangé depuis trois mois, une éponge pour laver ses yeux malades, et une harpe pour chanter son hymne de la ruine des Vandales. Bélisaire régla le sort de l'Afrique reconquise, et la divisa en cinq provinces. Une calomnie le rappela à C. P. Il y conduisit Gélimer. Il triompha, mais à pied ; on porta à son triomphe des trônes d'or, un monde en pierres précieuses, des coupes d'or, une masse d'argent qui pesait plus de dix mille talents, et les vases de Jérusalem portés à Rome par Titus, et par Genseric à Carthage. Gélimer ne dit qu'un mot à Justinien : Vanité des vanités, et tout est vanité. Justinien lui donna des terres en Galatie, mais lui refusa le titre de patrice, parce qu'il persista dans l'hérésie.

Avant cette magnificence du triomphe de Bélisaire, on avait vu Théodora voyager magnifiquement pour prendre des bains en Bithynie. Le patrice préfet de la ville, le patrice comte des largesses, d'autres patrices, des cubiculaires, quatre mille nobles formaient son cortège ; elle avait distribué de grandes sommes aux églises, aux hôpitaux, aux monastères ; mais ni la guerre, ni la peste ne se lassaient de frapper les malheureux mortels[11]. C'est ainsi que d'un bout à l'autre du règne de Justinien les calamités naturelles s'associent aux chances de la guerre, et que les revers égaux aux succès déconcertent la joie des victoires. La guerre contre les Ostrogoths commença après la ruine des Vandales ; nous en avons rapporté ailleurs les détails (v. ch. II, § 3). La conquête de la Sicile, la mort du roi l'Ueda Rome soumise, Vitigès vaincu malgré son habileté et le courage de ses barbares, doublaient la réputation de Bélisaire et annonçaient la conquête prochaine de l'Italie. Vitigès ne succomba pas du moins sana vengeance ; il appela à son aide le roi Chosroès ; celui-ci avait déjà montré son dépit des triomphes de Justinien ; il avait réclamé sa part du butin des Vandales en disant : Vous me devez le succès, puisque je vous ai laissé le loisir de vaincre. Averti par le roi des Ostrogothe que l'empire s'accroissait encore, il commença par se plaindre d'une violation de la paix, d'une prétendu lettre Oit ses tributaires étaient sollicités par l'empereur à la défection (540). Des barbares que Procope désigne du nom de Huns venaient de traverser le Danube, et par leurs pillages rapides encourageaient l'agression persane. Trois bandes arrivèrent l'une après l'autre, comme trois vagues qui se succèdent et se dépassent La première inonda tout l'empire depuis le golfe Ionien jusqu'aux faubourgs de Byzance, détruisit trente-deux forts en Illyrie, rasa Cassandrie, et emmena cent vingt mille captifs ; la seconde poussa jusqu'en Chersonèse et en Asie ; la troisième dévasta la Thessalie, tourna les Thermopyles, et ne s'arrêta qu'au golfe de Corinthe ; de toute la Grèce, le Péloponnèse seul fut épargné[12]. Justinien n'arrêta pas Chosroès par une lettre où il se justifiait longuement. Le grand roi sans daigner répondre, passe l'Euphrate sous prétexte de punir les Arabes Gassanides ; il prend Sura, la détruit (540), et répond alors à l'envoyé de Justinien : Va dire à ton maître que tu as laissé Chosroès, fils de Cabades, sur les ruines de Sura. Il assiège Antioche, tout en déclarant qu'il consent à se retirer pour mille livres d'or ; mais une insulte des habitants irrite son âme impétueuse ; il prend Antioche, la brûle, et égorge les habitants, quoiqu'un triomphe souillé de sang ne puisse plaire à Chosroès. L'empereur demanda la paix ; Chosroès répondit par une demande d'argent. Mais ne comptez pas, disait-il, sur une paix perpétuelle, pour une somme une fois donnée. L'amitié ne dure pas plus que l'argent qui la paye. Il me faut un revenu annuel, à ce prix je garderai les portes Caspiennes. Les envoyés impériaux offrirent cinq mille livres d'or comptant, et cinq cents livres par an. Chosroès parut satisfait ; mais quoiqu'il eût promis de retourner en Perse par le plus court chemin, sous prétexte que les ratifications n'étaient pas échangées, il voulut voir Apamée. Les négociateurs tremblèrent à cette parole ; ils virent bien que les richesses d'Apamée attiraient seules le vainqueur, et pour qu'il ne prit pas tout, ils se hâtèrent de lui faire une part de mille livres d'argent. Chosroès accepta, en prit dix mille par-dessus et le trésor de l'Église ; l'empereur n'étant pas encore assez humilié, il fit célébrer les jeux du cirque, et favorisa les verts, Ne laissez pas, criait-il aux cochers verts, la victoire à Justinien- Chalcis et Édesse furent rançonnées à leur tour. Dara se délivra du siège par deux mille livres d'argent, et Chosroantioche, bâtie en Assyrie, fut peuplée des captifs de cette campagne[13].

L'an 541 montra une seconde fois un roi captif aux Byzantins (541). Vitigès venait, après Gélimer, apporter aux pieds du trône impérial, une nouvelle assurance de l'humiliation des barbares (v. ch. II, § 3). Mais Chosroès n'était pas vaincu ni disposé à la paix. Une même cause, la rapacité des Grecs, compromit les succès de l'empire à l'Occident, et renouvela les guerres en Orient. Alexandre Forficula, en Italie, rendit odieuse par ses exactions la victoire de Justinien, et rattacha les Romains eux-mêmes au parti de Totila et des Goths (v. ch. II, § 3). En Orient, les soldats de l'empire opprimaient la Lazique. Jean Tzibus, homme obscur, et qui ne s'était élevé au titre de duc que par son habileté financière, conseilla à Justinien de fonder en Lazique une ville maritime qu'il appela Pétra. Les Lazes ne pouvaient se procurer, que par un commerce d'échange, le sel, le blé et d'autres choses nécessaires à la vie. Pétra s'éleva au milieu d'eux comme une citadelle d'où le gouverneur grec dominait et interceptait à son gré leur commerce, et ravissait leurs fortunes ; Tzibus achetait seul aux étrangers, et vendait seul aux indigènes, aussi cher qu'il lui convenait. Ce monopole les irrita, et ils appelèrent Chosroès. Bélisaire, revenu d'Italie, avait déjà été chargé de la guerre d'Orient. Chosroès arriva sans obstacle par l'Ibérie, reçut la soumission de Gubaze, coi de Lazique, et malgré les difficultés du siège, il se rendit maître de Pétra. Bélisaire se porta sur Nisibe, prit une place forte, et fit ravager l'Assyrie. Cette diversion ramenait le roi de Perse dans ses États, lorsque les chaleurs de la Mésopotamie mirent la contagion et le découragement dans l'armée grecque, et que de nouvelles hontes domestiques ramenèrent Bélisaire à C. P., à la suite d'Antonine. Au printemps suivant Chosroès reprit les armes, et se dirigea par la Comagène vers le trésor sacré de Jérusalem. Bélisaire prit position sur l'Euphrate ; par une ruse bien combinée, il fit croire à Chosroès que ses Forces étaient nombreuses et qu'il marchait sur Ctésiphon ; il délivra ainsi la Palestine et l'empire ; mais à peine les Perses avaient repassé l'Euphrate qu'il fut lui-même rappelé à C. P. Chosroès reparut une quatrième fois (544) ; trente mille Romains, vaincus en Persarménie par quatre mille hommes, lui donnèrent la pensée d'assiéger Édesse ; après un premier échec, il offrit de se retirer pour de l'argent. Un refus ayant irrité son impatience, il construisit une terrasse autour de la ville, mais les assiégés avancèrent par un chemin souterrain jusqu'à ses travaux et les bouleversèrent. Deux assauts ne réussirent pas davantage ; un combat général tourna encore contre le grand roi ; il décampa ; il aurait même cette fois accordé la paix, si les Romains n'eussent réclamé tout ce qu'il avait pris en Lazique. Il accorda une trêve de cinq ans pour deux mille livres d'or (545).

Ainsi les espérances qu'avaient fait naître la destruction des Vandales, et la captivité de Vitigès, ne s'étaient pas soutenues depuis plusieurs années, nulle gloire au dehors, nul bonheur au dedans. Les tremblements de terre, les inondations, la peste, ravageaient tour à tour les contrées épargnées par la guerre. En 536 Pompéiopolis, en Mysie, fut abîmée à moitié avec ses habitants. En 545, la mer sortant de son lit, s'avança sur la Thrace à une distance de 4.000 pas, et couvrit Odyssus, Dionysiopolis et Aphrodisium[14]. La peste venue d'Égypte n'avait épargné aucune île, aucune caverne, aucune montagne, aucun lieu habité par les hommes ; elle avait envahi Constantinople pendant la quatrième expédition de Chosroès, elle y sévit pendant trois mois, et porta jusqu'à cinq mille, quelque fois jusqu'à dix mille le nombre des morts par jour. Au commencement chacun avait pu ensevelir ses morts l'accroissement du nombre des malades laissa à la fin les cadavres sans sépulture. En présence de pareils maux les factions du cirque déposèrent leur haine mutuelle, et les hommes les plus dissolus semblèrent s'amender par la crainte de la vengeance divine. Lorsque l'empereur eut été atteint lui-mule., on ne vit plus dans la ville royale, dans le centre de L'empire romain, d'antres. viètements.que ceux de simples particuliers : premiers personnages renonçaient à leurs insignes[15]. D'autres calamités distinguèrent les années suivantes. En 549, au mois de février, un tremblement si violent secoua la terre, que tous les hommes, désespérant de leur salut, et renversés par la crainte, prirent part aux cérémonies publiques, pour invoquer la miséricorde éternelle. En 550, le tonnerre et la foudre répandirent une grande terreur ; plusieurs périrent à l'intérieur de leurs maisons et pendant leur sommeil ; à la fête de saint Jean, un coup de tonnerre partagea en plusieurs morceaux la colonne du Xérolophe[16]. En même temps la guerre d'Italie assurait aux Goths un retour de fortune. Combien Bélisaire et Justinien furent petits en présence de Totila, c'est ce que Procope lui-même, l'adulateur officiel de ces fausses grandeurs, n'a pu dissimuler. Bélisaire ne combat plus pour sauver Rome que par une longue supplication, et sollicite son rappel (549), par la volonté d'Antonine. Totila, après son départ, triompha pendant trois ans (v. ch. II).Chosroès, de son côté, s'inquiétant peu de la trêve, avait la pensée de transplanter les Laziques dans l'intérieur de la Perse et de leur substituer des colonies persanes. Il tentait d'occuper Dora par une ruse, et envoyait à l'empereur une ambassade qui en tira au moins des présents du poids de mille livres d'or. Il rassemblait des bois pour construire des vaisseaux, et tendait un piège à Gubaze, roi de Lazique, dont la fidélité lui était suspecte. La foudre brûla ses matériaux ; Gubaze averti de son danger revint au parti de l'empereur ; la guerre entre l'empire et la Perse recommença avant l'expiration de la trêve (548). Pétra, défendue par 150 Perses contre toute l'armée de Dagistheus, reprise ensuite par les Romains quoique la garnison en eût été renforcée ; Archéopolis, capitale des Lazes, assiégée par Chosroès et défendue heureusement, tels sont les principaux événements de la guerre. Après trois ans de combats, Justinien obtint une trêve de cinq ans pour deux milles livres d'or[17]. Les Impériaux eux-mêmes murmuraient de cette convention honteuse, que les derniers succès rendaient inexcusable.

Narsès, envoyé en Italie avec une armée de Grecs et de barbares, commença (551) de relever l'honneur impérial. Totila périt à Tagina, Teias sur le mont Lectar ; l'Italie reprise tout entière aux Barbares devint un exarchat de l'empire, et les Grecs, maîtres de Rome, semblèrent justifier leur nom de Romains. En 552, l'Espagne, agitée par la concurrence d'Agila et d'Athanagilde, s'ouvrit elle-même aux Impériaux ; le patrice Liberius reconquit les côtes méridionales jusqu'à Cordoue et Évora ; nous avons rapporté ailleurs les détails de ces victoires sur les deux races gothiques (v. ch. II, § 2 et 3). A l'orient Chosroès fut vaincu enfin. Il n'observait point les trêves, dont il ne prononçait le nom que pour obtenir de l'argent ; la guerre avait continué en Lazique ; après des succès variés, les Impériaux l'emportèrent près du Phase (565) ; telle fut la défaite des Perses que Chosroès fit écorcher son général vaincu, et se tint désormais en repos. De si heureuses nouvelles compensaient au moins les désastres intérieurs de l'empire. Un tremblement de terre (564) avait détruit les bains, les églises, une partie des murs de C. P., et la moitié de la ville de Nicomédie. Un autre bien plus terrible, en 568, dura quarante jours, pendant lesquels l'empereur consterné ne posa point la couronne sur sa tête. Toutes les villes de l'empire en eurent leur part ; Constantinople vit s'écrouler les murs de Constantin et de Théodose, l'église de la sainte Vierge et de saint Vincent, la colonne de porphyre qui regardait le palais, et la statue d'Arcadius. Dans cette conjoncture, une nation nouvelle se présenta insolemment pour demander un établissement à l'empereur. La domination des Tartares-Géougen avait péri en Asie-sous les coups des esclaves turcs révoltés ; vingt mille seulement, reste de la tribu des Ogors, avaient échappé. Ces fugitifs, toujours poursuivis par leur vainqueur, répandaient cependant une si grande terreur sur leur route, qu'on les prit pour les Meares ou Avares, peuple féroce de la Scythie ; les Ogors acceptèrent ce nom d'Avares, qui leur ouvrait un passage plus facile ; et, arrivés sur le Danube, ils s'adressèrent à l'empereur ; leurs envoyés mirent en émoi toute la population de C. P. ; ils étaient vraiment dignes de la curiosité grecque, car ils portaient de longs cheveux tressés et noués de bandelettes ; leur extérieur était du reste conforme à celui des Huns. Nous venons, dirent-ils, de la part d'un peuple invincible, capable d'exterminer tous les ennemis de l'empire. Les dernières années de Justinien devaient être heureuses ; il éloigna les Avares en les engageant à s'établir dans la Dacie, sur cette rive supérieure du Danube, en dehors de l'empire, désignant à leurs coups les Gépides. L'année suivante (569), il subit une invasion des Bulgares, mais la repoussa heureusement. Ce peuple scythique convoitait de son côté la Dacie ; malgré le voisinage des Avares, alliés de l'empire, les Bulgares saisirent le moment où les armées impériales étaient dispersées en Asie, en Italie, en Afrique même. A la suite de leur Khan Zaber (Zaberkhan), ils traversent le Danube, ravageant la Thrace par la guerre, tuent beaucoup d'hommes, en prennent beaucoup, et, rencontrant le mur d'Anastase abattu en quelques endroits par un tremblement de terre, ils le franchissent par les brèches. L'empereur envoya à leur rencontre, mais beaucoup de Grecs y périrent, Justinien fit rentrer dans C. P. les ciboires d'argent et tous les vases sacrés qui se trouvaient hors de la ville. Les protecteurs, la garde des écoles, le sénat, Bélisaire enfin, que l'on tira de l'inaction, rassemblèrent les chevaux de l'empereur, du cirque, des plus riches citoyens, et tout ce qu'on put trouver d'armes. Les Bulgares reculèrent, mais s'arrêtèrent au delà du mur. Après la célébration de la fête de Pâques, Justinien vint à Selymbrie pour réparer le mur. Alors les Bulgares remontèrent vers lu nord mais des vaisseaux à double poupe les attendaient au Danube pour en fermer le passage ; ils demandèrent la liberté de la retraite, et obtinrent la vie sauve[18]. Enfin, en 562, un traité mit fin à la guerre de Perse qui avait commencé avec le règne de Justinien, qui s'était mêlée à tous ses succès et à toutes ses défaites. Les anciennes limites des deux empires furent rétablies. Chosroès abandonna la Lazique, Justinien paya 30.000 pièces d'or. Chosroès permit aux chrétiens de la Perse la liberté de leur culte, et Justinien promit que ces chrétiens ne chercheraient pas à faire de prosélytes. Chosroès, le divin, le géant des géants, comme il se nommait lui-même, maudit par avance les infracteurs de cette paix, et invoqua l'assistance de l'Être suprême pour les observateurs fidèles.

Justinien avait reconquis à l'occident l'Afrique Vandale, l'Italie, la Sicile, la Corse, la Sardaigne, les Iles Baléares, les côtes méridionales de l'Espagne ; à l'orient, il n'a pas laissé entamer l'empire ; de nombreuses fortifications, bâties successivement à mesure qu'un nouveau danger se révélait, protégeaient les frontières asiatiques et européennes. Dara, qui ne pouvait périr sans exposer les provinces d'Asie, fut entourée de nouveaux murs, outre ceux d'Anastase ; Amide, Palmyre, Cirsésium, l'ouvrage de Dioclétien, tous les forts entre Dara et Amide, furent réparés. En Lazique, il construisit le Losorius, ferma par un mur les gorges des montagnes, éleva Pétra ; près des Tauroscythes, il rétablit les murs de Cherson. En Europe, il multiplia bien davantage encore les moyens de résistante. En Dardanie, fonda la première Justiniana avec un aqueduc, des églises, des portiques, des fontaines, des marchés. Il répara l'ancienne Ulpiana, qui fut la seconde Justiniana. Il répara si bien les vieux murs de Sardique, Nœsopolis, Germana et Pentalie que ces villes ne pouvaient plus être prises par l'ennemi. Mais la frontière la plus menacée était celle du Danube. Il plaça sur le bord des stations militaires. Toute propriété avait son fort. Il y eut tant de forts sur le Danube, que Justinien ne songea pas à leur donner des noms. Pour défendre les deux Épires, la Macédoine, la Thessalie, la Dardanie et l'Illyrie, il fit ou répara trois-cent trente-trois forts. La Thrace eut cinquante-deux forts sur le Danube, vingt-huit au centre, cent six dans la province de Rhodope[19]. Aussi les barbares ne franchirent qu'une fois le Danube impunément, et le roi de Perse ne garda rien de ses conquêtes, pas même la suprématie sur le peuple inconstant des Lazes. Ces grands résultats, qui ont immortalisé le règne de Justinien, doivent pourtant être appréciés par la prompte décadence dont ils furent suivis, Justinien ne voulut pas croire que le temps de l'empire romain fût passé ; et tandis qu'il aspirait à l'héritage universel des anciens empereurs, il méconnut la nécessité de défendre avant tout l'empire grec ; pour régner sur Rome, il compromit Constantinople. Divisant ses forces entre l'occident et l'orient, au lieu de les concentrer toutes sur un seul point, il ne recueillit que des conquêtes incertaines, et n'éloigna pas le véritable danger. Il reprit l'Italie, l'Afrique et l'Espagne, qui échappèrent bientôt à ses successeurs par leur situation lointaine, et il laissa debout sur ses frontières, les Perses qu'il avait contenus, mais non affaiblis, les Bulgares habitués à franchir le Danube, et les Avares dont il avait favorisé l'établissement. La postérité, qui l'a proclamé le plus grand prince du Bas-Empire, n'a pas considéré que son œuvre mourut avec lui.

Justinien n'est pas moins célèbre par sa législation, qui est une de ses gloires intérieures. Avant lui, Théodose II avait déjà fait un recueil des lois impériales, qu'on appelle code théodosien. Justinien, aidé par Tribonien, publia quatre collections : le Code (528), les Institutes (533), les Pandectes ou Digeste (533), les Novelles ou Authentiques (566). Tous ces codes favorisaient le pouvoir d'un seul, on écarta les lois séditieuses de la république, et l'on résuma tout dans la prétendue loi royale, faite en faveur d'Auguste pour lui donner la souveraineté sans partage.

Une autre gloire intérieure de Justinien, c'est sa magnificence. Procope a employé six livres à parler de ses édifices. On y reconnaît l'influence de l'empereur qui commande son éloge. Le panégyriste énumère longuement toutes les églises bâties ou réparées en l'honneur de Dieu, de la sainte Vierge, des apôtres et des autres saints : églises admirables, dont chacune pourrait faire croire, par son éclat, qu'elle a coûté toute la fortune de l'empire, et que la durée d'un long règne n'a pas suffi à sa construction. La plus magnifique fut Sainte-Sophie, à moitié détruite pendant la sédition Nika, et réparée pour effacer la gloire du temple de Salomon. Ô Salomon ! je t'ai vaincu, s'écriait Justinien, et il fit faire un tableau qui représentait Salomon baissant les yeux devant Sainte-Sophie, et comme déplorant sa défaite[20]. Dans les villes mêmes qu'il destinait à la défense, Justinien ne put résister à son désir de constructions somptueuses. Il embellissait Dara, Trébisonde, Amasie, ses justiniana, comme des villes d'agrément. Procope, obligé de louer toutes ces choses sous l'œil du maitre ou de ses nombreux espions, obligé de ne pas dire les choses comme elles étaient, s'est vengé dans son histoire secrète. Là, Justinien est un âne pesant qui épuise l'empire, qui dépense le trésor de son oncle, qui paie largement les barbares auxiliaires, qui, par des pensions aux barbares, provoque sans relâche leurs invasions. Pour briser la violence des flots, pour construire sur la mer, il attire à lui tout l'argent, confisque les biens pour des crimes imaginaires, suppose des dons volontaires qu'il exige impérieusement. On se croit revenu au temps de Caligula ou de Commode.

Un des derniers actes de Justinien fut une nouvelle, disgrâce de Bélisaire, accusé de conspiration. On le dépouilla de ses biens ; mais il ne fut pas aveuglé et réduit à demander l'aumône, comme on raconté au XIe siècle. Sa mort précéda de quelques mois la mort de Justinien (665).

 

II

Chosroès survivait à Justinien, épiant l'occasion, de recommencer la guerre. Les Avares fondaient au nord du Danube une puissance redoutable ; Baïan, leur chef, maitre de la Dacie, subjugua d'abord les Slaves (voir chap. IV) ; il aida les Lombards à dépouiller les Gépides ; il prit bientôt la Pannonie, quand les Lombarde la quittèrent. Il devait renouveler dans l'empire les courses et les pillages d'Attila.

Justin II succéda à son oncle Justinien. Ce prince, qui perdit l'Italie (voir chap. II), ne régna que pour s'attirer la haine des Avares et des Perses. Les Avares lui demandaient sou alliance. il répondit qu'il méprisait leur haine et dédaignait leur amitié. Comme Justin Ier, il irrita Chosroès, en prenant sous sa protection un peuple soumis au grand roi, les Persarméniens, que Chosroès voulait convertir du christianisme à la religion de Zoroastre, et en acceptant l'alliance des Turcs contre les Perses, pour établir des relations de commerce avec la haute Asie.

La peine de cette double imprudence retomba sur Tibère II, successeur de Justin (577), qui cependant contint l'invasion. Beïan ravagea la Mésie et la Thrace, prit Sirmium malgré les serments les plus solennels, et parut devant C. P. Tibère l'éloigna pour de l'argent. En Asie le général impérial Justinien battit Chosroès à Mélitine et le poursuivit jusqu'en Assyrie. Chosroès en mourut de douleur. Son successeur Hormisdas, tyran farouche, qui renouvelait les folies de Cambyse et de Xerxès, qui noyait jusqu'à treize mille grands dans le Tigre, ne voulut pas accepter la paix de Tibère. Le général grec Maurice le battit à Constantine, et mérita le titre de César.

Maurice, empereur (584), fut moins heureux que général. Ses lieutenants, Philippicus et Priscus, avec des troupes indisciplinées, n'arrêtèrent point les Perses. Trois cent mille Turcs, qui venaient au secours des Impériaux, furent détruits par le satrape Bahram. Heureusement Bahram se révolta contre Hormisdas, tandis qu'une autre révolte, dans Ctésiphon, donnait le trône à Chosroès II, fils Hormisdas, Maurice soutint Chosroès contre Bahram, qui ne voulait pas plus du fils que du père ; il fut l'allié du nouveau roi, et obtint une paix avantageuse. Mais, en Europe les Avares causèrent sa mort. Il avait souffert leurs insultes pendant dix ans ; le khan avait exigé des présents, un éléphant, puis un lit d'or, puis une augmentation aux quatre-vingt mille pièces d'or qu'on lui payait ; plus fort après la paix conclue avec Chosroès, Maurice voulut parler haut. Les Avares offraient de rendre douze mille prisonniers pour une rançon ; Maurice la refusa, et les prisonniers furent massacrés. On murmura dans l'empire : Maurice envoya contre les Avares Priscus, qui les battit cinq fois, et donna ordre aux soldats de passer l'hiver dans le pays ennemi ; on murmura dans l'armée. Phocas, exarque des centurions, proclamé empereur, se dirigea vers C. P. Maurice essaya de fuir ; mais il fut saisi à Chalcédoine, et mis à mort avec toute sa famille.

L'usurpation de Phocas (602) prépara les plus grands malheurs que l'empire eût encore subis. Chosroès II,  qui devait sa couronne à Maurice, déclara qu'il le vengerait. Vainement la tyrannie de Phocas souleva les Grecs eux-mêmes, vainement Héraclius, fils de l'exarque d'Afrique, en renversant le tyran de sa propre main (610), rendait la vengeance de Chosroès inutile. Chosroès continua contre Héraclius ce qu'il avait commencé contre Phocas.

Maitre de la Mésopotamie et d'une partie de la. Syrie. Chosroès prit Antioche, Damas, Jérusalem. Il épargna les Juifs tandis qu'il détruisait les églises, égorgeait les chrétiens, et emportait la vraie croix, Le satrape Sanz (613) entra en Égypte, prit Alexandrie abandonnée, arrêta les convois de blé qui nourrissaient C. P. et pénétra jusqu'en Cyrénaïque. De là, il s'élance sur l'Asie Mineure, la traverse sans obstacle, arrive à Chalcédoine et la donne aux Perses pour dix ans. Alors seulement il consentit à traiter. L'empereur s'avançant devant lui, il se prosterna selon l'usage oriental, et lui conseilla d'envoyer une ambassade à Chosroès. Mais dès que les ambassadeurs eurent atteint le territoire persan, il les fit charger de fers. Chosroès traita Saïn avec cruauté, malgré ses prodigieux succès ; misérable, lui dit-il, tu as donc renié ton maître en adorant un étranger ? C'est Héraclius qu'il fallait amener pieds et poings liés ; et Chosroès donne ordre d'écorcher Saïn, puis se tournant vers les ambassadeurs ; j'épargnerai les vôtres quand ils abjureront leur crucifix pour adorer le soleil. On les enferma dans un cachot où ils périrent sous le bâton.

En même temps, les Avares, gagnés par l'or de la Perse, franchirent le mur d'Anastase. L'empereur voulut traiter, il obtint une conférence à Héraclée avec le Khan mais c'était une perfidie. Les Avares assaillirent tout à coup ceux qui suivaient l'empereur, et le poursuivirent lui-même jusqu'aux faubourgs de C.P.

Prise entre les Perses et les Avares, comme un homme violemment secoué entre des. bras puissants qui se débat pour respirer encore, Constantinople ébranlée reste debout cependant. Héraclius voulait transporter le siée de sa puissance à Carthage ; mais le patriarche de C. P. s'y opposa, le clergé donna ses biens ; l'église d'orient sauva l'empire.

Héraclius humilia les Perses, il accabla les Avares.

622. Une première bataille près d'Issus annonça que le temps des revers était passé. Après avoir surveillé les Avares, et acheté leur neutralité (623), Héraclius entreprit une seconde expédition ; il pilla la ville d'Ormia, patrie de Zoroastre, pour venger Jérusalem ; obligé de reculer quand Chosroès rassembla toutes ses armées, il prit position entre l'Araxe et le Phase, et prépara une alliance avec les Turcs Khozares. Cependant les Avares gagnés encore par le grand roi, s'approchaient de C. P., tandis que les Perses de Chalcédoine agissaient de l'autre coté. Mais le patrice Bonose (626) les extermina. Ce jour fut le dernier jour de la grande domination des Avares. Leur défaite enhardit leurs sujets. Ce monde barbare se divisa comme celui d'Attila ; les Avares ne se maintinrent que dans le Pannonie.

La troisième expédition d'Héraclius (627) compléta la délivrance de l'empire. Avec le secours des Turcs Khozares, il reprit toutes les villes de l'Arménie, de la Syrie et de l'Osrhoène. Il gagna la bataille de Ninive, et pilla les trésors de Chosroès. Mais il ne voulut point passer le Tigre, la limite fixée par Trajan à l'empire. Aussi bien l'empire des Perses tombait en décadence. L'assassinat de Chosroès, par son fils Siroès, commençait une suite d'usurpateurs qui ne devaient pas s'approcher des frontières impériales.

Héraclius traita avec Siroès, recouvra les anciennes limites, les prisonniers, les aigles, la vraie croix. La croix fut l'ornement de son triomphe ; elle précéda son char à C. P. L'année suivante, il voulut la replacer lui-même à Jérusalem, et la porta sur ses épaules depuis la ville jusqu'au Calvaire. L'Église l'avait sauvé, et il paraissait avoir sauvé l'Élise. Mais cette croix qu'il avait reconquise, le temps approchait où il ne saurait pas la défendre.

 

III

Entre la Perse, la Syrie et l'Égypte, s'étend une large presqu'île, que semblent se disputer les pierres, les sables et les hommes. Si l'on y vient par la Syrie, ce n'est qu'une immense plaine, coupée quelquefois par des éminences arides et couvertes de sables que le vent soulève en montagnes, et disperse tour à tour. Là, souffle le brûlant et sulfureux samoun, l'ange de la mort ; là, point de végétation, si ce n'est dans quelques oasis, que l'habitant connaît seul. Ce désert s'appelle Nedjed (Arabie Déserte). A côté est l'Hedjaz (Arabie Pétrée), qui a quelques villes, Sala (en grec Petra), Iatreb, la Mecque, bâtie sur un sol de rocher, au pied de trois montagnes stériles, non loin de l'eau amère du saint puits de Zemzem. Il faut arriver aux terres élevées qui bordent l'océan Érythrée vers le midi, pour rencontrer l'Yémen (Arabie Heureuse). L'eau douce, le bois, mais surtout le café et l'encens qu'on y trouve en abondance, faisaient dire autrefois que ce pays jouissait du luxe et de l'innocence, et que la ruer y exhalait des vapeurs aromatiques.

Les hommes de ces trois pays s'appellent Arabes ; ils se sont donné encore un autre nom, Charakiiouni (Sarrasins), c'est-à-dire Orientaux. Comme il y a deux Arabies, il y a deux peuples arabes, tous deux descendus de Sem, mais à différents degrés. Yoctan, fils d'Heber fils de Sem, s'établit sur les côtes heureuses. Il eut deux fils. Son peuple s'appela d'abord Yoctanides, puis, de ses deux fils, se divisa en Cahlanides, et Djoramides ou Hamyarites (en grec Homérides). L'autre peuple vient d'Abraham. Ismaël, fils d'Abraham, chassé par son père, fuit dans le désert avec sa mère Agar. Ils allaient mourir de faim et de soie, lorsque range du Seigneur, ranimant de, lui dit : Cet enfant sera un homme terrible ; il lèvera la main contre tous, et tous lèveront la main contre lui, et il dressera ses tentes vis-à-vis de tous ses frères. Des douze fils d'Ismaël, sont nés les Ismaélites, les fils du désert, les Bédouins. Ce sont les malheureux de l'Arabie, les habitants de l'Hedjaz et du Nedjed. Ismaël, frère d'Isaac, n'a point eu sa part dans l'héritage, et jamais les descendants d'Isaac n'ont tendu la main aux descendants d'Ismaël. Le bédouin a souvent pris sa moitié sans remords ; il s'est fait voleur par justice ; d'abord voleur de caravanes ou de butin, sur les frontières de son désert jusqu'à ce qu'il se fit voleur du monde oriental au nom de Mahomet et du Koran.

Ce vagabond est pourtant généreux. Impitoyable pour son ennemi, dans ses vengeances et à la guerre, il ouvre sa porte à qui lui demande l'hospitalité, et c'est lui qui remercie et qui fait ides vœux pour son hôte ; car la venue d'un étranger est une faveur du Ciel. Il sait aimer tout ce qui vit de sa vie ; il aime son cheval et en est aimé ; ils se pleurent l'un l'autre, car ils sont compagnons de vie errante, de gloire et de misère. Il aime et respecte son chameau, animal sacré, présent du ciel, qui plie volontiers les jambes pour recevoir sa charge, et traverse courageusement le désert pour enrichir son maître. Le Bédouin, en effet, ne dédaigne pas le commerce, auquel se livrent surtout les Arabes de l'Yémen. Leur commerce était un genre de guerre et d'aventures, leurs caravanes- étaient des armées ; les premières guerres de Mahomet ne sont que des défaites de caravanes.

Il y a encore d'autres ressemblances entre les Yoctanides et les Ismaélites. Ils ont tous conservé les mœurs patriarcales. Ils sont divisés en familles. Plusieurs familles forment une tribu commandée par un des membres qui prend quelquefois le nom d'émir. Cet émir est juge pendant la paix, général pendant la guerre mais sa volonté n'est point absolue ; il est soumis comme les autres à la peine du tar ou talion. Les peuplades de l'Yémen avaient des tobbah ou monarques, qui résidaient à Saba ; la Mecque et Iatreb étaient des républiques. Dans l'une et l'autre, une tribu avait domine toutes les tribus par ses talents, ses services et ses richesses ; les Karéjites à Iatreb, et les Koreischites à la Mecque, jouissaient de la principale influence sur les affaires du dehors, et le prince ou shérif était choisi parmi eux.

Comme les races primitives, les Arabes avaient le goût de la poésie et de l'éloquence. La grammaire, la rhétorique, n'y entraient pour rien. La nature seule faisait tout. Ils célébraient par des festins le génie d'un poète naissant. Un chœur de femmes, frappant sur des timbales, et dans la parure du jour de leurs noces, chantait devant leurs fils et leurs époux le bonheur de la tribu. Jadis, avant Mahomet, les peuplades les plus éloignées se rendaient chaque année à la foire d'Okad. Pendant trente jours, on échangeait des marchandises, et l'on récitait des moraux d'éloquence et de poésie. L'ouvrage qui remportait le prix était déposé dans les archives des émirs.

L'idolâtrie naquit pour les Arabes, ainsi que pour les autres peuples, de l'altération des vérités révélées après le déluge. On ne cannait pas leurs divinités, mais on sait quelque chose de leur culte. Il y avait à la Mecque une maison carrée appelée Caaba ; elle fut bâtie, selon les anciennes traditions, par Abraham, et Ismaël, sur l'ordre de Dieu. On y gardait deux pierres, l'une appelée le marchepied d'Abraham ; il s'y tenait debout pendant qu'il bâtissait, et la trace de ses pieds y était imprimée ; l'autre, la Pierre-Noire, le noyau primitif de la terre, a perdu sa blancheur par les péchés des hommes et doit la reprendre au dernier jugement. Au dernier mois de chaque année, la ville et le temple se remplissaient de pèlerins. C'était alors comme aujourd'hui. Chacun se dépouillait de ses vêtements faisait sept fois en courant le tour de la Caaba, baisait sept fois la Pierre-Noire, visitait et adorait sept fois les montagnes voisines, jetait sept fois des pierres dans la vallée de Mina, et finissait par un sacrifice de brebis et de chameaux dont il enterrait les ongles et la laine dans le terrain sacré.

Mais l'idolâtrie arabe ne fut pas toujours générale. Le sabéisme de Zoroastre, la loi de Moïse pratiquée par les colons juifs de la mer Rouge, avaient leurs prosélytes en Arabie. Le christianisme fut même prêché aux Sarrasins du nord, au temps de l'empereur Valens.

Cette différence de religion amena des guerres civiles, et ce que les Arabes n'avaient pas encore souffert, la soumission à un étranger. Ni les Perses, ni Alexandre, ni les Romains vainqueurs des Macédoniens, n'avaient tenté les sables arabes. Une fois seulement Auguste envoya des légions que l'Arabie ne lui rendit pas. Au commencement du IVe siècle, les Tobbah de l'Yémen, devenus juifs, persécutèrent les chrétiens. Les chrétiens réclamèrent, et avec le secours des Abyssins, se firent un roi chrétien, Abyat. Son fils, en voulant détruire l'idolâtrie, échoua devant la Mecque et bientôt fut chassé avec les siens par Chosroès Ier qui rétablit les anciens rois ; l'Arabie, au moins l'Yémen, reconnut la suprématie des Sassanides.

Mahomet parut bientôt ; il devait confondre les quatre religions de l'Arabie dans son livre, et délivrer les Arabes en les jetant à la conquête du monde.

Mahomet (Mohammed), fils d'Abdallah, fils d'Abdol Motalleb, fils de Hachem, naquit à la Mecque en 570. Sa famille était de la tribu des Koreischites. Abdul Motalleb avait défendu la Mecque contre les Abyssins ; Hachem avait nourri les habitants pendant une famine, et mérité par là son nom. Mahomet, par ses ancêtres, était donc engagé à de grandes choses ; mais il resta orphelin à cinq ans, n'ayant pour héritage que cinq chameaux, sous la tutelle de son oncle Aboutaleb. Dès l'âge de quatorze ans, il mena la vie de caravane, marchande et guerrière, au service d'une riche veuve nommée Cadijah, qui finit par l'épouser ; alors seulement la fortune qu'elle lui communiquait, lui donna avec le repos, la liberté de méditer ses mensonges. Il regarda l'Arabie, et au delà le monde entier, et il se promit l'empire de l'Arabie et du monde, au nom du Dieu dont il serait le prophète.

li passa dans ta retraite les quinze premières années de son mariage ; chaque année, il se cachait pendant un mois dans la caverne du mont Héra, à trois milles de la Mecque. Enfin, quand il eut atteint l'âge de quarante ans, Dieu l'envoya en qualité de prophète au rouge et au noir. Une nuit, qu'il était dans sa caverne, dans la nuit d'alkadar, c'est-à-dire du décret divin, l'islam ou foi qui sauve, descendit du ciel. L'archange Gabriel lui apparut, tenant un livre, et lui dit : Lis. — Je ne sais pas lire, reprit Mahomet. L'ange alors le saisit par les cheveux, et le porta à terre par trois fois, et à la troisième fois, Mahomet se releva sachant lire, et Gabriel lui dit : Lis, au nom de ton seigneur, qui a tout créé, qui a Créé l'homme d'un peu de sang congelé. Lis, car ton seigneur est infiniment honorable ; c'est lui qui a enseigné à l'homme l'usage de la plume, qui lui a enseigné ce qu'il ne savait pas. Le prophète répéta ces mêmes paroles, et s'étant avancé jusqu'au milieu de la montagne, il entendit une voix qui venait du ciel, et qui disait : Ô Mahomet, tu es l'apôtre de Dieu, et moi je suis Gabriel. Le prophète demeura debout, et contempla Gabriel, mais l'ange se retira, et il se retira aussi.

Et il revint à la Mecque, et rapporta à Cadijah tout ce qu'il avait vu. Je suis ravie, dit-elle, d'apprendre une si agréable nouvelle. Je le jure par celui qui tient en sa main l'âme de Cadijah, vous serez certainement le prophète de cette nation. Et elle alla trouver Waraka, qui avait appris bien des choses pour les avoir entendu dire, et qui était versé dans la lecture des livres. Par le Dieu très-saint, s'écria Waraka, oui par celui qui tient en sa main l'âme de Waraka, vous dites vrai, ô Cadijah, car la loi glorieuse qui a été apportée par Musa (Moïse), fils d'Amram, prédit sa venue. N'en doutez point ; il est le prophète de cette nation.

Cadijah fut la première qui crut à l'islam. Ce qui a fait dire à son mari : Entre les hommes on en trouve plusieurs qui sont parfaits ; mais entre les femmes, on n'en compte que quatre, savoir : Asia, fille de Pharaon, Marie, fille d'Amram, Cadijah, de Kowoïled, et Fâtema, fille de Mahomet.

Puis vint Ali, cousin du prophète, qui précéda tous les hommes dans l'islamisme, quand il n'était encore qu'un enfant, et n'avait pas atteint l'âge de puberté. Puis Zaïd, esclave de l'apôtre, qui lui rendit la liberté ; puis Abou-becr, celui qui s'appela Al-seddik, le fidèle témoin ; puis Othman, fils d'Affan, puis neuf autres qui crurent au prophète, et rendirent témoignage à sa véracité.

Mais trois ans s'étaient passés, et la mission restait secrète. Un jour il vit l'ange Gabriel qui descendait vers lui, vêtu de rouge et suspendu sur un trône entre le ciel et la terre. Il s'enfuyait déjà vers les siens en criant : Enveloppez-moi. Alors Dieu fit descendre ces paroles : Ô toi qui es enveloppé, lève-toi, et exhorte tes proches. Il assembla donc ses proches, les enfants d'Abou Motalleb, et ils vinrent quarante à un festin, où l'on avait préparé un agneau, et rempli un grand vase de lait. Mais en vain il leur présentait les biens de ce monde et ceux de l'autre, au nom du Très-Haut qui les appelait par sa bouche : comme il demandait qui voulait être son vizir, et s'appeler son frère, son envoyé, son lieutenant, ils se taisaient tous, quand Ali s'écria c'est moi qui ferai ce que tu demandes ; si quelqu'un s'oppose à toi, je lui casserai les dents, je lui arracherai les yeux, je lui fendrai le ventre, je lui romprai les jambes ; c'est moi, ô prophète, qui veux être ton vizir sur eux. Les proches du prophète se séparèrent en riant.

Mahomet ne se rebuta pas ; il avait compris que son oncle Abou-Taleb était pour lui, sans se déclarer encore ; il méprisa donc le mécontentement des Koreischites. Aux jours de grandes fêtes, il abordait les pèlerins de la Caaba ; il accusait les ancêtres d'ignorance et de folie ; il annonçait aux Koreischites idolâtres qu'ils brûleraient avec leurs pères dans le même enfer, pour le même crime d'idolâtrie. Les Koreischites s'en plaignirent à Abou-Taleb. Mais Mahomet dit à son oncle : Quand ils viendraient à moi ; le soleil dans une main, la lune dans l'autre ils ne me feraient pas reculer, et Abou-Taleb lui répondit : dites-moi seulement ce qu'il faut que je leur dise, car pour ce qui est de moi je ne vous trahirai pas.

Les Koreischites n'obtenant rien de la branche de Hachem, la proscrivirent. Ils en avaient le droit : Abou-Sophian leur chef, était shérif de la Mecque. Il avait une sœur nommée Omm-Gemil, la mère de beau, qui haïssait aussi l'apôtre. Le Très-Haut l'a surnommée la porteuse de bois, parce qu'elle semait d'épines le chemin de l'apôtre de Dieu.

Dispersez-vous par le monde, dit alors l'apôtre aux musulmans qui n'avaient pas de famille ; et, comme ils demandaient : De quel côté irons-nous ?De ce côté, il leur montrait l'Éthiopie, il y a là un roi pieux, qui ne commet point d'injustices ; et quatre-vingts s'embarquèrent pour l'Éthiopie, et le prophète et les autres Hashémites entrèrent dans le château d'Abou-Taleb. Il y demeura environ trois ans. Cependant les Koreischites portaient un décret contre tous les enfants de Motalleb et défendaient tous ceux de la tribu d'avoir aucun commerce avec eux, jusqu'à ce que Mahomet fût livré aux Koreischites pour être mis à mort. Le décret fut suspendu à la Caaba, la main de celui qui l'écrivit devint sèche aussitôt qu'elle eut écrit.

Le prophète fatigué se reposait à peine en Dieu, lorsque Gabriel descendit encore une fois, avec cent têtes et cent paires d'ailes qui s'étendaient de l'orient à l'occident ; et Gabriel lui dit : Le grand Dieu te salue, et t'annonce ces paroles par ma bouche : ô mon bien aimé, ô ma force, ô ma gloire. Je n'ai créé aucun prophète plus excellent que toi. Pourquoi donc es-tu saisi d'horreur et de crainte ?... Gabriel le laissa ensuite la face couverte d'une lumière brillante, et t'apôtre raconta ce qu'il avait vu à Abou-becr et à Othman.

Après la mort de Cadijah et d'Abou-Taleb, l'apôtre de Dieu éprouva de nouveaux revers de fortune. Mais le temps était venu auquel Dieu avait résolu de rendre glorieuse sa maison sainte. Un jour que le prophète était sur la colline Al-Akaba, au septentrion de la Mecque, il se présenta à quelques habitants d'Iatreb, de la tribu des Karéjites ; et un entretien, ils se retirèrent fort satisfaits de l'apôtre et de retour à Iatreb, ils racontèrent à leurs concitoyens ce qui leur était arrivé, et il n'y eut aucune maison dans la ville où l'on ne parlât de la religion nouvelle ; et voilà pourquoi on les appelle Ansariens, qui veut dire auxiliaires. Bientôt douze Ansariens vinrent à la Mecque, prêtèrent serment au prophète, promirent le serment des femmes, et demandèrent que Mahomet priât pour tous ; car Dieu est indulgent et miséricordieux.

Mais voilà que les Koreischites se déch.atnèrent contre Dieu par des paroles injurieuses, accusèrent le prophète de mensonge, et persécutèrent les fidèles qui voulaient servir Dieu et professer son unité. Aussitôt le ciel leur envoya permission de combattre contre ceux qui leur feraient injure. Le prophète de Dieu ordonna aux siens de s'enfuir à Iatreb, et d'implorer le secours des Ansariens, et lui-même s'apprêtait à fuir. Mais le diable, qui voulait nuire au prophète, se glissa au cœur des Koreischites, et ils convinrent de choisir un homme de chaque tribu, afin que chaque tribu eût sa part du sang du prophète. Mais tandis qu'ils machinaient des ruses, Dieu en machinait aussi de son côté, car Dieu est le plus rusé et le plus adroit de tous les machinateurs. Gabriel vint dire au prophète de Dieu : Ne couche point cette nuit dans le lit où tu as accoutumé de coucher, et Ali se couvrit de la robe verte de Mahomet, et coucha dans son lit, et le prophète de Dieu, ayant ouvert sa porte secrètement, passa au milieu des conjurés, et prenant une poignée de poussière en sa main, il la dispersa sur leurs têtes (622). Ici commence l'hégire (fuite). C'était un vendredi. La fuite du prophète a consacré ce jour.

Abou-becr l'accompagnait et pleurait. Ils étaient conduits par un idolâtre, et ils arrivèrent à la caverne de Thur, où ils se cachèrent pendent trois jours. Et ceux gui les poursuivaient arrivèrent aussi la caverne, mais ils virent deux colombes qui avaient bâti leur nid et fait leurs œufs, et une toile d'araignée qui fermait tout le passage, et ils raisonnèrent ainsi : Si quelqu'un était entré, il aurait cassé les œufs de la colombe et rompu la toile de l'araignée, et ils se retirèrent.

La vertu de Dieu vaut mieux qu'une double cuirasse contre la pointe des épées, et qu'une forteresse contre les attaques de renflerai. Le prophète de Dieu monta sur un chameau que lui amena son guide, et reprit sa route vers Iatreb. Mais les Koreischites ne se rebutaient point, et le persécuteur tint un moment l'apôtre de Dieu. Il suffisait d'un coup de lance, mais Dieu était avec son prophète ; il pria, il promit, il donna sa foi et obtint grâce.

Enfin il arrive à Iatreb, et dès lors Iatreb s'appela Médine (Medinath), c'est-à-dire la ville, la ville du prophète (Medinath-al-Nabi), et ceux qui avaient partagé la fuite du prophète s'appelèrent Mohagériens, qui veut dire réfugiés. Alors ils se mirent à construire une mosquée ; le prophète y travailla de ses mains, et quiconque travailla à cet ouvrage bâtit pour la vie éternelle et il unit par une fraternité les Ansariens et les Mohagériens, et chaque Mohagérien eut un frère ansarien. Mais Ali n'eut pas de frère ansarien, et Mahomet lui dit : C'est moi qui serai ton frère en cette vie et dans l'autre ; et Ali s'appela serviteur de Dieu et frère de l'apôtre de Dieu.

L'autorité de l'apôtre s'affermissait à Médine, et préparait sa vengeance contre la Mecque. Enfin le prophète déploya son drapeau, et décocha la première flèche contre les ennemis de l'islam. Ayant appris par ses espions qu'Abou-Sophian revenait de Syrie avec trente ou quarante hommes seulement et mille chameaux chargés d'orge, de blé et de raisins secs, il sortit de Médine au commencement du mois de rhamadan, avec trois cent treize hommes, dont soixante-dix-sept Mohagériens. Le nombre de ses chameaux était de soixante-dix. Il n'avait que deux chevaux. Mais les chameaux d'Iatreb portaient partout l'effroi, et les hommes qui les montaient n'avaient pas d'autre ressource que leurs épées.

L'apôtre campa près de Beder, il permit aux siens de lui construire une loge de bois et de feuilles où il serait assis, et l'apôtre de Dieu s'assit dedans avec Abou-becr. Et ils priaient dans cette loge, pendant que les fidèles combattaient. Mais les fidèles allaient céder, quand l'apôtre s'élançant de sa loge sur son cheval jeta une poignée de sable contre les Koreischites, en criant : Que leur face soit couverte de confusion, et se tournant vers les siens : Frappez de toutes vos forces ; et l'ennemi plia, et l'on fit un grand carnage des Koreischites.

Alors vint à la Mecque un Juif qui se nommait Ca’ab. Il déplorait dans des vers insolents la mort des Koreischites tués à Beder, et il excitait le peuple à la vengeance. Mais l'apôtre l'ayant appris, s'écria : Qui me délivrera de cet homme ? Et aussitôt partit Mohammed, Ansarien, qui poignards Ca’ab. Ce jour-là il y eut une grande consolation dans les musulmans, et une grande affliction dans les infidèles, et il n'y eut plus un juif à Médine qui ne tremblât pour sa vie.

Cependant les Koreischites ne respiraient que la vengeance de tous ces maux. Ils appelèrent à eux les principales tribus des Arabes, et marchèrent vers Médine, et les femmes koreischites portaient des tambours, et les frappaient en cadence, et se lamentaient sur les victimes de la bataille de Beder. L'apôtre vint camper entre Médine et le mont Ohud. Dès que l'on fut à portée, il donna le signal, et l'attaque des musulmans fut brusque, pour ne pas laisser à l'ennemi le temps de se reconnaître. Ali tua le grand porte-drapeau des Koreischites, et alors les fidèles rompant leurs rangs, crièrent : Au pillage, au pillage ! car la déroute des ennemis paraissait grande. Mais Satan fit tomber ces fidèles par une trop violente avidité de butin, et Khaled, retournant sur eux avec la cavalerie des idolâtres, cria que l'apôtre était mort. Il était renversé a terre, deux de ses dents avaient été rompues, sa lèvre fendue, et son visage blessé de deux fers de javelots. Soixante-dix musulmans y périrent, et les femmes Koreischites, après avoir examiné les cadavres, coupèrent les nez les oreilles, et s'en firent des ceintures, des colliers et des bracelets. Une d'elles éventra un cadavre, et mangea le foie ; crime abominable. Et les Koreischites chantèrent : Triomphe et sois exalté, ô Hobal, ta religion a vaincu !

Les Nadhirites étaient une des plus riches et des plus puissantes tribus des juifs ; ils avaient un fort château qui n'était qu'à trois milles de Médine ; or, il arriva que deux hommes de cette tribu furent tués par Amru. Les Nadhirites demandèrent satisfaction. Le prophète la promit, et voulut traiter lui-même. Mais les Nadhirites complotèrent de l'écraser dans un festin sous une pierre qui tomberait du toit. Mais l'apôtre vit par inspiration ce que l'on machinait sur sa tête. Il se leva promptement, et ordonna la guerre contre les Nadhirites. En vain ils se défendirent pendant six jours. Toutes les richesses des enfants de Nadhir furent le partage du prophète. Dieu avait dit jusque-là, que l'apôtre n'avait droit qu'à la cinquième partie du butin. Mais de nouvelles paroles descendirent du ciel, et Dieu donna à son apôtre toutes les richesses des Nadhirites, parce que lui seul, cette fois, avait fait le succès comme il avait plu à Dieu, les musulmans n'ayant fait approcher du château, ni chevaux ni chameaux.

Le prophète de Dieu jouissait en paix du fruit de ses conquêtes ; car il avait soumis à son obéissance la plupart des tribus qui habitaient les provinces voisines de Médine. Mais ses ennemis jaloux, et les Nadhirites exilés ne s'endormaient pair au lieu de leur retraite. Et la guerre fut résolue. Mahomet fortifia Médine d'un profond retranchement, et voilà pourquoi cette guerre est appelée guerre du fossé (al Kandak). Les Koreischites parurent bientôt avec dix mille hommes de diverses nations, et voilà pourquoi cette guerre s'appelle aussi guerre des nations (al Azab). Les deux armées demeurèrent en présence plus de vingt jours, sans bataille générale. Les plus braves se faisaient des défis, et c'était là toute la guerre, et Ali s'écria plus d'une fois : Il est tombé sous la pesanteur de mon bras cet insensé, cet étourdi : j'ai vengé l'honneur du seigneur de Mahomet, j'ai laissé mon ennemi à terre, comme un tronc d'arbre enseveli dans le sable et la poussière.

Cependant prophète de Dieu eut recours à son seigneur, et appela sur les nations conjurées le trouble et la confusion : Et Dieu. envoya parmi les infidèles l'esprit de discorde et de division x il fit soufter d'orient un vent froid qui abattit leurs tentes, et le lendemain arriva l'agréable nouvelle de la retraite des ennemis.

Aussitôt l'apôtre dit aux fidèles : A partir de cette heureuse année, c'est vous qui désormais attaquerez vos ennemis ; et comme il rentrait dans Médine, Gabriel lui apparut aves une tiare de lin de diverses couleurs, monté sur une mule couverte d'une housse de satin ; et il dit à l'apôtre de Dieu : Les anges n'ont pas mis bas les armes ; marche contre les enfants de Koraïdha, et moi je vais les pousser et Les mettre en désordre.

Et l'armée se mit en marche, et Gabriel fit l'office de coureur devant les troupes. Le château des Koraïdhites fut assiège par les braves troupes de la foi, et Gabriel jeta l'épouvante dans les lunes des Koraïdhites ; ils se rendirent, et Dieu fit descendre de leur château ceux qui avaient secouru les Koreischites dans la guerre du fossé ; et Saad, qu'ils avaient choisi pour juge, prononça que les hommes devaient élire mis à mort leurs biens partagés et confisqués, et les enfants réduits à l'esclavage. Et le prophète s'écria : vraiment tu as porté un jugement divin, descendu du plus haut des sept cieux. Sept cents Koraïdhites fuirent conduits à Médine et enterrés vifs au milieu de la place, et cette place s'appela depuis : le marché des Koraïdhites.

Mais un des plus dangereux ennemis de l'apôtre de Dieu avait échappé. Il se nommait Salam, et il s'était retiré à Khaïbar, chez d'autres juifs. Or il y avait à Médine une émulation de dévouement au prophète entre les Awsites et les Karéjites. Les Awsites avaient déjà tué Caab. A leur tour les Karéjites voulurent tuer Salam. L'apôtre de Dieu le permit, et ils vinrent à Khaïbar et demandèrent l'hospitalité à Salam, et le percèrent de plusieurs coups d'épée dans le ventre, et c'est ainsi que le Très-Haut enleva de ce monde le juif Salam et en débarrassa les musulmans.

L'apôtre continuait ses expéditions autour de Médine, et en même temps faisait un gros commerce sur les côtes de Syrie ; mais il voulait revoir la Mecque. En la sixième année de l'hégire, l'apôtre eut un songe où il lui sembla voir qu'il entrait avec ses compagnons dans la Mecque qu'il prenait en sa main la clef de la Caaba, que lui et les siens faisaient. Les circuits sacrés autour de la Caaba, que les uns se rasaient la tête, que les autres se coupaient les moustaches. Il raconta ce songe a ses compagnons qui s'en réjouirent, et l'on fit de grands préparatifs pour cette expédition et pour le pèlerinage. Mais les Koreischites avaient résolu de lui interdire l'entrée du temple, et ils sortirent en ordre de bataille. L'apôtre vint camper au bourg d'Hodaibia, à une journée de la Mecque, sur le territoire sacré. Là, il fut inauguré d'une inauguration volontaire, par quinze cents musulmans, tous dévoués au prophète.

Mais Dieu ne donna pas la victoire à ceux qui l'avaient inauguré. La multitude des Koreischites prévalut, et l'apôtre fit un traité. Ali, secrétaire de Mahomet, écrivait déjà : au nom du Dieu clément et miséricordieux : mais le député des Koreischites s'écria : je n'entends point cela, écrivez : en ton nom, ô Dieu, et l'apôtre dit à Ali, écrie : en ton nom, ô Dieu. Et Ali ayant écrit : Voici les conditions auxquelles Mahomet l'apôtre de Dieu, fait la paix : le député dit encore : si je te reconnaissais pour l'apôtre de Dieu, je ne l'aurais pas fait la guerre, et Mahomet dit à Ali : efface les mots : apôtre de Dieu, et mets en leur place : fils d'Abdallah. Et comme Ali protestait et disait : non, je ne noircirai pas ton glorieux titre, le prophète prenant la plume, effaça les mots apôtre de Dieu, et mit en leur lieu : fils d'Abdallah. Le traité établit une trêve de dix ans entre les musulmans et les Koreischites, permit à Mahomet de venir dans un an visiter les saints lieux, lui défendit d'y entrer armé ; et à lui, et à chacun des siens, de séjourner plus de trois jours à la Mecque. Le prophète lut le traité aux fidèles, puis commença un sacrifice, égorgea un chameau et se fit raser la tête, et les fidèles l'imitèrent, et l'on dit que les tètes-et les mentons étant rasés, Dieu envoya un vent violent qui emporta tous les cheveux et toutes les barbes sur le territoire sacré de la Mecque, ou ils furent dispersés de tous côtés.

Les musulmans s'en retournaient tristement à Médine ; mais à deux journées de chemin, Dieu leur envoya une merveilleuse consolation : le chapitre quarante-huitième du Koran leur fut communiqué ; il s'appelle la conquête, et il annonçait aux musulmans une conquête certainement illustre.

Et d'abord le prophète écrivit aux rois étrangers pour les inviter à l'islamisme. Le premier fut Kesra ou Khosroès, surnommé Parviz, roi de Perse. Le second fut César, roi des Romains (Héraclius). Le troisième fut Makawkas, seigneur de l'Égypte. Le quatrième fut le grand et puissant roi d'Éthiopie, le Nagjaschi (le négush). Le cinquième fut Al-Harêth, le Gassanite. Le sixième fut Howada, fils d'Ali, roi de la province d'Al-Yemana. Le septième fut Mondar, fils de Sawas, roi d'Al-Bahraïn. Le huitième fut Al-Hareth, fils de Colal, qui régnait dans l'Yémen.

Mais en attendant les réponses, il se tourna vers les juifs, qui par des enchantements l'avaient ensorcelé, et il vint assiéger Khaïbar (la forteresse), où les juifs s'étaient retranchés. L'apôtre de Dieu avait à sa suite quatorze cents Fantassins et deux cents cavaliers.

Il avait deux étendards, l'aigle noir et le soleil, par où les juifs avaient compris que cette guerre était destinée contre eux. C'est pour cela qu'ils avaient coupé leurs palmiers au nombre de quatre cents, et qu'ils avaient fait le dégât à la ronde pour affamer les musulmans. Mais Dieu ouvrit la victoire au prophète. Il prit l'un après l'autre les châteaux des juifs de Khaïbar, et Ali lui fut d'un grand secours. C'est moi, disait Ali aux ennemis, que ma mère à ma naissance surnomma le lion robuste. Je vous mesurerai de mon épée et vous taillerai tous en pièces. Enfin les habitants de Khaïbar songèrent à se rendre et ils prièrent l'apôtre de partager avec eux leurs terres, et l'apôtre accepta, à condition qu'il les chasserait de leur pays quand il lui plairait. Après cela, il rassembla toutes les dépouilles et tout le butin il en prit la moitié pour lui et distribua le reste aux musulmans. Mais durant cette guerre de Khaïbar, était arrivé l'empoisonnement de l'apôtre de Dieu. Une femme juive, qui voulait venger son frère tué par Ali, mit du poison dans une brebis rôtie, qui devait être servie sur la table du prophète. Et le prophète en mangea ; et en vain il s'en aperçut, et fit jeter la brebis au feu jusqu'à ce qu'elle fut toute réduite en cendres ; la brebis de Khaïbar ne cessa de le venir visiter de temps en temps, et trois ans après, les veines de son cœur rompirent par la violence du poison.

Cependant l'année était révolue, et l'apôtre fit son pèlerinage à la Caaba. C'est la visite de consommation, et l'apôtre attira à lui trois Koreischites, Khaled, Amrou et Othman, et ils se firent musulmans.

Après cela, l'apôtre de Dieu envoya ses lieutenants soumettre quelques bourgades, et fit la guerre aux Romains, qui avaient assassiné son ambassadeur au roi de Basra, et la bataille se livre près de Muta (629), une des villes qui dépendent de la Syrie. D'abord, Zaïd, qui portait l'étendard de l'Islamisme, fut tué. Aussitôt Giafar prit l'étendard jusqu'à ce que sa main droite fut coupée. Alors il reprit l'étendard de la main gauche, qui fut coupée à son tour ; et alors il saisit l'étendard de ses deux bras et le tint serré contre sa poitrine, jusqu'à ce qu'un soldat romain lui fendit la tête de son sabre. Abdallah releva l'étendard et rétablit le combat, mais Abdallah fut tué aussi, et les musulmans s'enfuirent. Alors Khaled, l'épée des épées de Dieu, prenant l'étendard, l'éleva haut, et Dieu donna la victoire aux siens parla valeur de Khaled ; et Khaled disait lui-même : En ce jour-là, neuf épées se rompirent en ma main, et à la fin je n'avais plus pour armes défensives et offensives qu'une petite écuelle de bois d'Yamana. La joie de l'apôtre fut mêlée de regrets, sur la mort des braves qui avaient soutenu l'étendard, mais après les funérailles, l'apôtre de Dieu se tournant vers les musulmans, leur cria : Ne pleurez plus Giafar, car à la place de ses deux mains coupées, on lui a donné deux ailes qui le portent en paradis, au lieu qu'il a choisi pour demeure.

Et bientôt la Mecque elle-même fut soumise. Les Koreischites avaient violé la trêve, et l'apôtre, déterminé à la guerre approcha de la Mecque avec dix mille combattants. Khaled décida la victoire porta par terre vingt-huit des idolâtres, et chassant les autres dans la ville, y continua le carnage. Et l'apôtre s'avançant sur les hauteurs voisines, avec un turban noir et l'habit de pèlerin, contempla son triomphe et défendit de tuer personne dans la Mecque. Mais sa parole fut vaine, et Dieu qui voulait autrement, obscurcit l'esprit de Khaled qui ne comprit pas la parole du prophète, et tua sans pitié.

L'apôtre de Dieu fit son entrée dans la Mecque, au moment que le soleil parut sur l'horizon. Et il entra dans la Caaba criant à haute voix : Dieu est plus grand. Or il y avait autour de la Caaba trois cent soixante idoles, et l'apôtre, à mesure qu'il les touchait de son bâton, disait : La vérité est venue, que le mensonge disparaisse et ne revienne jamais ; le mensonge n'est que vanité, et à mesure qu'il disait ces paroles chaque statue tombait à la renverse ; et quand elles furent tombées, l'apôtre remontant sur son chameau, fit les sept circuits autour de la Caaba, fit deux inclinations, et s'en alla au puits de Zemzem. Et puis il proscrivit onze hommes et six femmes, et dit aux siens : Vous les tuerez en quelque endroit qu'ils se trouvent, et jusque dans le territoire sacré et jusque dans la Caaba.

L'apôtre de Dieu demeura à la Mecque pendant quinze jours ; il régla les affaires du gouvernement de l'État, et sortit pour commencer la guerre des idoles. Il soumit la tribu d'Honaïn et assiégea deux fois les Arabes de Tayef. La première fois il leur prit six mille hommes, vingt-quatre mille chameaux, quarante mille moutons et quatre mille onces d'argent. Et l'année suivante les Arabes de Tayef ne pouvant résister, se soumirent en silence.

C'est ici l'année des ambassades (631). En la neuvième année de l'hégire, les ambassadeurs de toutes les nations arrivèrent à Médine, plus nombreux que les dattes mûres qui tombent du palmier. Chosroès avait déchiré la lettre de l'apôtre qu'il appelait sen esclave ; mais Dieu avait déchiré son royaume comme il avait déchiré la lettre, et suscité contre Chosroès, son fils Siroès. Héraclius envoya des présents au prophète ; Makawkas, gouverneur de l'Égypte, une belle esclave[21]. Et les princes de l'Yémen en qui avaient attendu les succès de Mahomet, quand le secours lui fut venu et la victoire, entrèrent par troupes dans la religion ; et l'apôtre célébra les louanges de son Seigneur.

Alors le prophète domina sur l'Arabie ; mais il voulait attaquer les autres infidèles, et il chargea Ali de porter à la Mecque la déclaration qui venait de descendre du ciel[22]. Elle déliait l'apôtre de tout traité avec les infidèles, ne leur donnant que quatre mois pour embrasser l'islamisme. Elle défendait aux juifs de porter le pied sur le territoire sacré de la Caaba, Et l'apôtre lui-même vint faire le pèlerinage de la Mecque., et égorgea en sacrifice soixante-trois chameaux, qui était le nombre des années de sa vie, et il quitta la Mecque pour ne plus la revoir,

Il n'eut pas le temps d'atteindre les infidèles du Syrie. Il revint à Médine ; et comme sort corps avait perdu sa force, il chargea Abou-becr de faire désormais la prière à sa place. Et voici les adieux de l'apôtre de Dieu, qu'il a faits 'à la mosquée, le dernier jour qu'il y parut : Si j'ai frappé quelqu'un d'entre vous, voilà un bâton, qu'il me frappe ; si je dois quelque chose à quelqu'un, voilà ma bourse, qu'il se paye. Un homme sortant de la foule, réclama trois drachmes et l'apôtre les paya, et remercia son créancier de l'avoir accusé en ce monde plutôt que dans l'autre.

Et il revint à sa maison, et Ezraël, l'ange de la mort lui fit demander la permission d'entrer ; et Mahomet donna cette permission. On raconte que les premières paroles que l'apôtre avait prononcées après sa naissance, étaient : Dieu est grand ; et que les dernières qu'il prononça en mourant étaient : entre les citoyens d'en haut. Omar ne voulait pas croire qu'il fût mort, et le peuple de Médine ne le croyait pas non plus. Mais Al-Abbas, oncle de l'apôtre, leur jura au nom du Dieu à côté duquel il n'y a point de Dieu, que le prophète de Dieu avait certainement goûté la mort. Et une grande consolation vint d'en haut à ceux qui se lamentaient que la paix et la miséricorde descendent sur vous. Toute lame doit goûter la mort ; mais vous recevrez vos récompenses au jour de la résurrection (632)[23].

KORAN. — Il faut quitter le ton arabe pour revenir au langage de la vérité. Mahomet avait connu dans soi voyages un moine grec chassé de l'empire pour hérésie, et un rabbin. Le moine lui fit lire l'Évangile, et le rabbin lui expliqua le Pentateuque. Ce furent là ses envoyés célestes et son inspiration. il combina les deux livres avec les mœurs et les croyances des Arabes, et il en fit une religion qui valait mieux que l'idolâtrie par ses dogmes et même par quelques préceptes ; mais ces préceptes étaient accommodés à l'amour des combats, des aventures et des plaisirs. On gagnait tout sur la terre à se faire mahométan ; comment s'étonner qu'il ait été obéi sans répugnance !

Il n'avait pas lui-même coordonné sa religion ; comme il faisait parler Dieu à chaque circonstance, sa religion ne pouvait être complète qu'après sa mort, quand Dieu ne lui parlerait plus. A mesure qu'il avait besoin d'une révélation, il la dictait à ses secrétaires, qui l'écrivaient au hasard sur des feuilles de palmier ou des omoplates de mouton. Après sa mort, Abou-becr fit recueillir tous ces fragments, et il en composa un livre, le Koran, le livre qui n'a pas d'autre nom, le livre par excellence, comme la Bible des Juifs ou le Zend-Avesta des Perses.

L'Islam, la foi qui sauve, repose sur deux principes, une vérité et un mensonge : il n'y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Ainsi il déclare la guerre à l'idolâtrie, et se rattache aux croyances chrétiennes en les changeant. La vérité a été apportée aux hommes par six prophètes, Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus-Christ, Mahomet. Mais le dernier venu a toujours été le plus grand, et Mahomet est et sera le dernier. Mahomet est ce Paraclet, promis par l'Évangile, qui doit consoler et instruire. Malheur aux chrétiens qui adorent Jésus-Christ comme Dieu : au dernier jugement, Jésus-Christ accusera et les Juifs qui ne l'ont pas reconnu comme prophète et les chrétiens qui le déclarent Dieu. Car Dieu ne tient l'être que de lui-même, n'engendre point et n'est point engendré, et ne connaît aucun compagnon.

Ce Dieu unique a ses serviteurs célestes, ses anges qu'il envoie aux hommes ainsi Gabriel a été envoyé à Mahomet ; ses prophètes qui annoncent sa parole, ainsi Mahomet annonce l'islam. Il a été honoré autrefois d'un culte pur, par les patriarches, les pères des nations ; ainsi Abraham, le père des Arabes, n'était ni juif ni chrétien ; il était musulman, c'est-à-dire croyant, et adorateur d'un seul Dieu.

Ce Dieu est puissant. La Bible donne à Mahomet le grand mot de la puissance divine : Dieu dit : que cela soit fait, et cela est fait.

Ce Dieu est juste, il punit, il récompense, il fait vivre l'âme après le corps, et doit ressusciter le corps à la fin des temps. C'est la doctrine chrétienne. La réversibilité des mérites, la grâce de l'un accordée en partie aux mérites de l'autre, l'éternité des peines et des récompenses, c'est encore de l'Évangile. Mais voici la différence. Après que chacun aura répondu pour ses œuvres, tous passeront sur le pont de l'abîme ; mais les méchants n'arriveront pas à l'autre bord ; ils tomberont dans l'enfer, plus ou moins bas selon leurs crimes. L'enfer se compose de sept enfers : au septième enfer, au fond de l'abîme, au lieu de la plus horrible souffrance, les hypocrites de toutes les religions ; au sixième enfer, les idolâtres qui souffriront moins ; au cinquième, les mages qui souffriront moins encore ; au quatrième, les juifs ; au troisième, les chrétiens ; au second, les apostats ; au premier, les musulmans impies, les seuls qui puissent espérer d'en sortir, par les prières de Mahomet.

Le paradis sera le séjour des bons ; mais le voluptueux Arabe ne savait pas la langue, qu'on ne parodie pas, des délices du ciel ; il ne savait pas dire que les bons seraient comme des anges devant la face du père qui est dans les cieux. Il parlait aux Bédouins ; il leur promit qu'ils ne seraient plus les Bédouins, les fils du désert, pauvres et déshérités de la matière et de la volupté. Il leur promit l'or pour vêtements, pour habitation un jardin heureux comme l'Yémen ; et dans ces jardins les banquets des heureux de la terre, les vins exquis et les houris aux yeux noirs, au teint blanc comme la perle d'Orient.

Pour passer de la vie de la terre à cette autre vie de plaisirs terrestres, le musulman doit accomplir certains préceptes. Il croira, la foi c'est le premier précepte. La circoncision qui marque, dès la naissance, son alliance avec Dieu, l'oblige à prier, à jeûner, à donner l'aumône. Dans sa route vers Dieu, la prière le conduira jusqu'à la moitié du chemin, le jeûne jusqu'à la porte divine, et l'aumône lui ouvrira cette porte. Dieu d'abord voulait qu'on priât cinquante fois par jour ; à la demande de Mahomet, il s'est rabattu à cinq fois. Le musulman prie en se tournant vers la Mecque ; et c'est le vendredi, jour de la fuite du prophète, que se fait la prière publique. Le musulman doit encore, une fois en sa vie, venir prier à la Mecque, s'il le peut. Ce pèlerinage remonte à Adam, Abraham, Ismaël ; les apôtres du Messie ont été pèlerins, et Jésus, fils de Marie, quand il descendra du ciel accompagné de soixante-dix mille bienheureux, célébrera en personne le pèlerinage de la Mecque.

Le jeûne doit s'accomplir pendant le mois de Rhamadan, pour préparer la fête du Baïram, espèce de Poque préparée par cette espèce de carême ; misérable parodie de la discipline chrétienne, qui n'a point son explication. Pendant ce mois, le musulman, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, s'abstiendra de nourriture, de bains, de parfums, de plaisirs. Plus tard, d'habiles interprètes en honorant la face du soleil par un jeune austère, firent de la nuit le jour, et passèrent en festins les nuits du Rhamadan.

La somme de l'aumône est fixée par Mahomet, irrévocablement et sana admettre d'excuse, comme fait le despotisme d'Orient. Le musulman, s'il est honnête homme, doit aux pauvres le dixième de ce qu'il possède ; le cinquième, si sa conscience lui fait des reproches, et il doit faire l'aumône sans le dire. El doit prêter sans intérêt. Dieu détourne les yeux, de l'usure pour les porter sur l'aumône.

Le musulman saignera son corps. Gabriel, un jour qu'il instruisait le prophète, gratta la terre avec son pied et l'eau en jaillit, et l'archange enseigna au prophète le rite de la Vodka, purification. Si l'eau manque au musulman, il pourra faire l'ablution avec du sable.

Le musulman ne boira pas de vin ni de liqueurs fermentées. Cet ordre descendit du ciel après que le prophète eut couru risque de la vie au festin des Nadhirites. On t'interrogera, dit le Koran, touchant le vin et les jeux de hasard. Dis-leur : il y a un grand crime dans l'un et dans l'autre. Mahomet défendit encore la chair du porc, du lièvre et des animaux étouffés. C'est un nouvel emprunt au Lévitique.

Mais il fallait quelque licence, même sur la terre : Mahomet permit la polygamie. Il réduisait à quatre le nombre des femmes ; un privilège spécial lui en donna quinze. Il y a dans le Koran une longue histoire où Dieu envoie Gabriel pour autoriser tous les dérèglements de Mahomet, pour lui défendre le repentir, et, comme il venait de faire serment de vivre mieux, le délier de ce serment ; car Dieu connait tout, il est sage. Races abâtardies de l'Orient, éternellement dignes de l'esclavage et du mépris du monde ; elles n'ont pas encore enfanté un homme qui ait rougi d'un pareil Dieu, et par sa morale apprécié les intentions du prophète !

L'Islam devait s'établir par la force. Pour enhardir ses soldats au mépris de la mort, Mahomet accepta le dogme de la prédestination répandu dans tout l'Orient ; il déclara les infidèles prédestinés au feu, et la prédestination absolue a fait la fortune des Arabes.

Tradition. — A côté de la loi écrite, se place la tradition (Sunna), qui a été écrite à son tour. C'est un recueil des miracles du prophète. Les miracles prouvent une mission divine, et la Sunna semble être la confirmation du Koran. Les arbres allaient à la rencontre de l'apôtre ; il fut salué par des pierres, l'eau jaillissait de ses doigts : une solive poussa des gémissements devant lui. Ses paroles coupèrent la lune en deux parts. La lune se détourna de sa route, fit sept fois le tour de la Caaba, salua Mahomet en langue arabe, entra par le col de sa chemise et sortit par la manche. Il voyagea sur un borak dans le ciel, salua les patriarches, les prophètes et les anges. Il s'approcha à deux portées de trait du trône de Dieu, le Tout-Puissant le toucha à l'épaule, et il en ressentit un grand froid. Il redescendit à Jérusalem, et toujours porté sur son borak, il ne mit que la dixième partie d'une nuit à faire un voyage de plusieurs milliers d'années. Toutes ces merveilles, que personne n'a jamais vues, et que le prophète racontait aussi bien que les apparitions de Gabriel, furent, pendant deux siècles, conservées par la mémoire des hommes, A la fin, le pieux Al-Bochari, qui venait chaque jour prier dans le temple de la Mecque, et faire ses ablutions au puits de Zemzem écrivit ce qu'on racontait, et déposa ses pages l'une après l'autre sur la chaire et le tombeau de l'apôtre de Dieu.

 

IV

Le successeur de Mahomet, son khalife (vicaire), fut Abou-becr, qu'il avait désigné pour paire la prière publique. Il était père d'Ayescha, la plus chérie des femmes de l'apôtre ; Ayescha devint une puissance. Vainement Ali, époux de Fatime, fille de Mahomet, réclamait l'héritage de son beau-père, et avec lui les Hashémites refusaient le serment de fidélité. Fatime mourut, et Ali affaibli reconnut le khalife. Toutefois sa résistance avait commencé un schisme éternel dans l'islamisme. D'une part, les Sunnites (traditionnaires) reconnaissent comme légitimes les trois khalifes qui régnèrent avant Ali. D'autre part, les Chiites ont ajouté à l'Islam que si Mahomet est l'apôtre de Dieu, Ali est son vicaire. Ils chargent d'imprécations les trois premiers khalifes, Omar surtout. Omar, pour eux, est le diable, et son meurtrier un saint. Ils crient en lançant leurs flèches : Puisse cette flèche percer le cœur d'Omar. La rivalité dure encore entre les Persans sectateurs d'Ali et les Turcs sunnites.

L'héritage de Mahomet, c'était la prédication du koran par la guerre ; et d'abord il fallut soumettre de nouveau les musulmans arabes qui repoussaient l'abstinence du vin, le jeûne du rhamadan, les cinq prières par jour et les dîmes. Un moment il ne resta au khalife que Médine et Tayef ; mais Khaled écrasa les rebelles, et, par la mort de dix mille, pacifia l'Arabie.

Alors commença la guerre sainte, par cette lettre d'Abou-Becr : Au nom des Dieu dément et miséricordieux, je vous annonce que j'ai dessein d'envoyer les fidèles en Syrie, et que combattre pour la religion est un acte d'obéissance à la volonté de Dieu... Les Arabes accoururent de toutes parts au camp de Médine, et Abou-Becr, montant sur la colline, fit la revue des hommes, des armes et des chevaux : Dieu est vivant et vous regarde, dit-il à  cette armée, ne tournez donc jamais le dos ; que le sang des femmes ne souille jamais votre victoire ; respectez les palmiers, les champs de blé, les arbres fruitiers, respectez vos traités... Mais pour ces membres de la congrégation de Satan, que vous reconnaîtrez à leur tonsure, fendez-leur le crâne, s'ils ne se font mahométans.

Cette guerre dura sans interruption pendant vingt-trois ans, à la grande gloire des Arabes, sous les trois khalifes électifs, Arbou-Becr (632-634), Omar (634-644), et Othman (644-655). Les Arabes conquirent la Syrie, l'Égypte et la Perse, et commencèrent paraître en mer. Ralentie par les guerres intérieures et la seconde querelle d'Ali, la guerre sainte reprit sa force première, sous les khalifes Ommiades, en 692, et ne s'arrêta que devant l'invention nouvelle et invincible du feu grégeois (717) et la masse d'armes de Charles-Martel (732).

Au fanatisme des Arabes, à leur rage de prédication aventureuse, à ce sabre impitoyable qui ne permit jamais la discussion sur la foi l'empire grec n'opposa qu'un peuple abâtardi par de misérables controverses, et des empereurs lâches et cruels qui laissèrent faire aux musulmans pour s'égorger plus à l'aise. Après Héraclius (641), le premier César qui s'avoua impuissant contre le koran, Héraclius-Constantin, son fils, Héracléonas, son autre fils, disparurent en un an, empoisonnés ou mutilés. Constant II, fils de Constantin, ne put tenir à C. P., dévastée par ses violences ; il vint errer en Italie et se fit tuer à Syracuse (668). Constantin III ôta la vue à ses frères, livra les deux Mésies aux Bulgares, et laissa un fils, Justinien II, qui proscrivit en un jour toute la population de C. P. Chassé par Léonce (695), qui fut à son tour chassé par Absimare-Tibère Justinien II reparut avec le secours des Bulgares et périt de la main du bourreau (711).

Conquête de la Syrie. — La lutte entre les khalifes et la famille d'Héraclius n'était donc point incertaine, Abou-becr l'engagea par l'attaque de La Syrie. Abou Obéidah et Khaled partirent devant Bosra (632). La première parole des nouveaux apôtres fut une promesse de mort. Il faut vous faire mahométans, ou passer sous le tranchant de nos épées. Une trahison grecque livra la ville. Aussitôt Damas fut assiégée. Celle-là au moins fut défendue d'abord des combats singuliers entre les plus braves, puis une bataille générale. Cinquante mille Grecs arrivaient ; Khaled suspendit le siège, et écrivit à Amrou : Viens nous rejoindre à Aiznadin, où soixante mille infidèles veulent éteindre avec leur bouche la lumière du Seigneur. La bataille fut solennelle. Kahled réserva ses forces pour la fin du jour, comme le prophète qui gagnait ses batailles vers le soir. Les Grecs épuisèrent leurs flèches, et ils s'étaient ainsi désarmés, lorsque Khaled fondit sur eux et les dispersa. Mais Damas n'était pas prise encore. Le gouverneur grec résista pendant soixante-dix jours ; il fallut pourtant céder. Khaled ne s'était point entendu avec Abou-Obéidah. Tandis que celui-ci accordait une capitulation, Khaled, armé de toute sa rage, entrait par le quartier opposé et inondait les rues de sang. Il fallut l'autorité supérieure d'Abou-Obéidah pour lui faire comprendre un traité qui épargnait le sang des infidèles.

A cette nouvelle, Héraclius s'écria : Adieu la Syrie, et Abou-becr, avant de mourir, avait vu ce temps désiré où les infidèles commençaient à croire, où les impies ne doutaient plus, où les menteurs disaient la vérité. La guerre continua avec plus de gloire encore sous Omar. La chute de Damas entraîna celle d'Émèse et d'Héliopolis, et la conquête de la Célésyrie. Cependant Héraclius tentait un dernier effort. Il réunissait de toutes les provinces d'Europe et d'Asie quatre-vingt mille Grecs, et plaçait à l'avant-garde soixante mille Arabes chrétiens, parce que rien ne coupe mieux le diamant que le diamant lui-même. Les Arabes se portèrent près du torrent de l'Yermouck Les Sarrazins, trois fois repoussés dans la première journée attendirent le lendemain leurs femmes y combattirent à côté d'eux sans rien dérider encore ; ce ne fut qu'au troisième jour que le désastre des impériaux fut complet. Pour mieux célébrer leur victoire, les Arabes assiégèrent aussitôt Jérusalem. Quatre assauts vaillamment soutenus, des combats de chaque jour, sous la direction du patriarche Sophronius, amenèrent au moins une capitulation. Les habitants ne voulurent se rendre qu'à Omar lui-même. Il partit de Médine sur un chameau chargé de deux sacs ; l'un contenait de l'orge, du riz, du froment, la provision ordinaire des Arabes ; l'autre, des fruits. Devant lui était une outre d'eau, et derrière un plat de bois. Omar laissa aux habitants de Jérusalem l'exercice de leur religion et tous leurs biens, sous la condition d'un tribut ; mais leur fut défendu de sonner leurs cloches à toute volée, et d'essayer la conversion des musulmans. Ce dernier coup brisa Héraclius, il se prosterna douloureusement dans la cathédrale d'Antioche, pleura ses péchés et ceux de son peuple, et déclara au monde qu'il était inutile du combattre contre la volonté de Dieu. Alep fut prise, Antioche se sauva par un tribut de trente mille pièces d'or, et Héraclius s'embarquant pour C. P., délia de leur serment de fidélité ce qui lui restait de sujets en Syrie. Cependant son fils Héraclius-Constantin avait encore quarante mille hommes à Césarée ; mais il sentait le besoin de suivre son père pour lui succéder. Césarée abandonnée, donna 200.000 pièces d'or pour n'être pas pillée, et toute la Syrie fut soumise. La seule vengeance qui se fit sentir aux Arabes, fut une peste qui, a Antioche, en emporta vingt-cinq mille (638).

Conquête de l'Égypte. — Khaled avait toute la gloire de la première conquête, et voilà qu'il portait déjà l'épée de Dieu entre le Tigre et l'Euphrate. Amrou voulait aussi donner sa province au prophète. Il s'avança vers l'Égypte sans attendre les ordres du khalife ; d'autres disent qu'il les demanda, mais sans interrompre sa marche, et qu'après avoir reçu la lettre d'Omar, il ne l'ouvrit que sur la frontière égyptienne. Elle portait : Si tu es toujours en Syrie, retire-toi ; si tu es déjà sur la frontière d'Égypte, avance et compte sur Dieu et sur tes frères. Il lut à son armée cette lettre qui confirmait sa résolution, et attaqua Peluse, la clef de l'Égypte, par où commençait toujours l'invasion. Ses quatre mille hommes emportèrent Péluse en trente jours, et marchèrent sans résistance jusqu'à Memphis. Il persévéra dans le siège pendant sept mois, malgré la forteresse de Babylone et l'inondation du Nil, grâce à l'arrivée de quatre mille autres Arabes, mais surtout grâce à la trahison. La querelle des monophysites (v. chap. VI) avait pénétré en Égypte. Les Coptes, les descendants des anciens habitants, nommés jacobites du nom de Jacques, leur chef, détestaient les Grecs orthodoxes. Makawkas avait obtenu le gouvernement du pays en dissimulant sa croyance ; il voulut se venger en acceptant les Arabes. Il traita avec Amrou, prêta, avec les Coptes, serment au khalife, et promit l'hospitalité aux musulmans. Alors Dieu fut victorieux. C'était le cri d'Amrou en entrant dans Memphis. Le vainqueur dédaigna cette ancienne capitale des Pharaons, et non loin fonda le Kaire. Les Grecs restaient seuls pour défendre l'Égypte. Amrou courut à Alexandrie ; mais une longue résistance l'arrêta. Amrou repoussait les sorties, et les assiégés les assauts. Cela dura quatorze mois. Un jour, Amrou pénétra jusque dans la citadelle sans voir s'il était suivi ; il n'avait que quatre hommes avec lui. Il regardait les Grecs avec audace et les outrageait par ses paroles ; il allait périr quand un des siens, le frappant au visage s'écria : Tu n'es que le dernier des musulmans, laisse parler tes supérieurs. Les Grecs le prirent pour un esclave, et, admirant son courage, le laissèrent aller pour leur ruine. Alexandrie fut prise enfin (640). Amrou annonça au khalife qu'il avait pris la grande ville de l'occident, et Héraclius en mourut de douleur sept mois après. L'Égypte était le plus grand butin que le Bédouin eût encore conquis hors de son désert. Les caravanes arabes s'enrichirent de tout ce que perdaient les vaisseaux de l'empire, et une longue file de chameaux, chargés de provisions, couvrit, presque sans interruption, la route de Memphis à Médine. Amrou gouverna sa conquête, régla les impôts, eu destina un tiers à l'entretien des digues et des canaux, et recommença les travaux du canal des Ptolémées ; mais cette entreprise fut interrompue : on craignait d'ouvrir aux Grecs un chemin jusqu'aux villes saintes de l'Arabie.

Conquête de la Perse. — La guerre de la Perse avait commencé pendant la guerre de Syrie (636). La mort de Chosroès II, les usurpations qui la suivirent laissaient sans défense les trésors si vantés des Sassanides. Cependant l'apparition des Arabes dans les déserts de Babylone avait averti les Perses ; renonçant aux querelles intérieures, ils avaient déposé leur reine Arzéma, le sixième de leurs usurpateurs et mis à sa place Isdegerd III, petit-fils de Chosroès ; mais cet enfant de douze ans sentait sa faiblesse et son inexpérience. Zaïd, lieutenant d'Omar, et trente mille Arabes approchaient. Isdegerd donna à son vizir Rustan cent vingt mille hommes, et le tablier de cuir du forgeron Ardshir couvert de pierres précieuses. Mais Rustan ne put tenir à Cadesiah. C'est la journée du secours, parce que les Syriens vinrent secourir les Arabes, la journée de l'ébranlement parce qu'elle souleva de ses fondements la monarchie des Perses ; c'est la nuit du rugissement, parce que les Arabes chargèrent encore pendant la nuit en rugissant. Un ouragan, au commencement du second jour, aveugla de poussière les yeux des Perses, et l'Assyrie fut soumise.

Les Arabes voulurent jouir aussitôt de ce succès. Ils fondèrent Bassora au confluent du Tigre et de L'Euphrate. Les plaines qui l'entourent se couvrirent bientôt de palmiers et de troupeaux et l'une des vallées voisines fut appelée un des quatre paradis de l'Asie. Au contraire le vertige avait pris aux Perses. Ils entrevoyaient le dernier jour de leur empire et de leur religion. Ils pouvaient encore beaucoup derrière leurs canaux et leurs rivières ; ils abandonnèrent leurs meilleurs postes. Isdegerd s'enfuit en Médie. Cependant Zaïd passait le Tigre, et les musulmans apercevant Ctésiphon, s'écriaient : Voilà le palais blanc de Chosroès, voilà la prophétie de l'apôtre accomplie. Ctésiphon fut pillée puis abandonnée ; à sa place. Omar fit élever Couffah sur la rive occidentale de l'Euphrate.

Isdegerd voulut au moins tenter le sort des armes à Djalulah ; battu de nouveau, il fuit dans le Farsistan, la patrie du grand Cyrus et des premiers Perses. Ceux qui rie s'enfuirent pas ne résistérent pas mieux, malgré leur courage. Ils furent battus aussi à Nehavend (642) ; les musulmans après cette victoire des victoires, furent maîtres du pays jusqu'à la mer Caspienne. Alors ils revinrent passer le Tigre à Mossoul, se réunirent à une division de l'armée de Syrie, et envahirent le Farsistan. Cependant le nouveau khalife Othman promettait le gouvernement du Khorasan à celui qui se soumettrait. Le Khorasan fut envahi et soumis. Isdegerd fuyant encore de Persépolis, faillit être écrasé sous les colonnes de son palais. Il arriva chez les hordes turques de l'Oxus et de l'Iaxarte, mais l'empereur Chinois Tatt-Song lui fut plus utile ; il lui donna une armée de Tartares. A leur tête il revenait contre les musulmans, mais trahi par un des siens, il fut poursuivi par les Tartares ses alliés. Arrivé au bord du Marg-Ab, il priait un meunier de le porter sur l'autre bord ; il lui offrait en récompense ses bracelets et ses anneaux ; le meunier n'en connaissait pas le prix, il voulait moins sans le savoir et demandait des pièces de monnaie. Ce retard perdit Isdegerd, les Tartares le tuèrent sur le bord du fleuve et la Perse fut soumise au khalife (652).

Expéditions maritimes. — La conquête de la Perse n'était pas la seule gloire du khalifat d'Othman. Moavia, gouverneur de Syrie (648), avait équipé mille sept cents vaisseaux. Il avait pillé les Cyclades et l'île de Rhodes. A Rhodes il avait trouvé les débris du fameux colosse renversé par un tremblement de terre ; il les avait vendus à un Juif qui en chargea neuf cents chameaux. Moavia avait poussé jusqu'à la Sicile, mais le temps n'était pas venu des grandes victoires sur mer, et les querelles du khalifat devaient ralentir la gloire musulmane.

Querelles intérieures. — Othman n'avait retenu de ses deux prédécesseurs, que l'affectation de la pauvreté ; mais la gloire de ses armes ne déguisa pas sa faiblesse et les abus de son gouvernement. Il livra les commandements à ses parents, à ses amis, et dépouilla Amrou de l'Égypte, conquise par lui. Lorsque les mécontents firent entendre une voix terrible, Othman avoua publiquement ses fautes, et révélant mieux sa faiblesse ranima la rivalité des deux factions. Tandis que les provinces de Couffah, de Bassora et de l'Arabie se révoltaient, Othman, fut assassiné à Médine. Le koran qu'il tenait sur sa poitrine ne le sauva pas. Ayescha, femme de Mahomet, ennemie d'Ali, était absente. Ali fut proclamé khalife (655). A l'heure de la prière le khalife vint à la mosquée vêtu d'une étoffe légère de coton, un turban grossier sur la tête, tenant ses pantoufles d'une main, et s'appuyant de l'autre sur son arc. Les compagnons du prophète et les chefs des tribus saluèrent leur nouveau maitre, et lui présentèrent, comme gage de fidélité, la main droite.

Mais il n'avait point Ayescha, ni Telha, ni Zobéir qui révéraient en cette femme la mère des fidèles. Il marcha contre eux, tua Telha et Zobéir près de Bassora, tua successivement les soixante-dix hommes qui tenaient la bride du chameau d'Ayescha, la prit elle-même et l'envoya à Médine auprès du tombeau du prophète. Mais Ali n'avait pas rétabli Amrou en Égypte, et il avait dépouillé Moavia du gouvernement de Syrie, Amrou et Moavia s'unirent. Moavia osa prendre le titre d'Ernir-al-Moumenin. Ali leur fit, sur la rive occidentale de l'Euphrate, une guerre d'escarmouches de cent dix jours. En vain sa bravoure généreuse voulait terminer la guerre par un combat singulier. Moavia refusa. Cependant Ali ne se laissait pas, ni son épée à deux tranchants ; il cria quatre cents fois dans une nuit : Dieu est victorieux ; c'était quatre cents ennemis qu'il avait tués. Moavia aima mieux la perfidie. Il fit porter le koran devant son année, et en appelant au livre, il attira une partie des troupes d'Ali. Le khalife traita et vint à Couffah. Moavia gagnait peu à peu à lui la Syrie et l'Égypte ; un coup qu'il n'avait pas ordonné le rendit maître. Trois Karéjites avaient déploré dans le temple de la Mecque la religion et l'état divisés par l'intérêt de trois hommes ; chacun choisit sa victime, Amrou, Ali, ou Moavia, et empoisonna son glaive, mais Amrou échappa, Moavia fut blessé, mais non mortellement. Ali, blessé à mort, expira en ordonnant à ses enfants de tuer l'assassin d'un seul coup. Moavia n'a jamais connu le lieu de son tombeau ; les amis d'Ali attendirent le quatrième siècle de l'hégire pour lui élever près des ruines de Couffah. Un tombeau, un temple et une ville. Alors le désert s'anima par le concours de Chiites, un pèlerinage rival diminua le nombre des pèlerins de la Mecque, et beaucoup voulurent reposer après la mort dans cette terre sacrée de Couffah, aux pieds du frère de l'apôtre.

(660) Hassan, fils d'Ali, proclamé khalife abdiqua après six mois. Moavia fils d'Abou-Sophian, l'ennemi constant du prophète, était donc devenu son vicaire. Il quitta Médine pour Damas ; et à Damas le khalifat, jusque-là électif, devint héréditaire dans la famille des Ommiades. Mais le règne de Moavia ne fut pas glorieux ; ses lieutenants virent l'Afrique et Constantinople, mais l'insolence de leurs menaces tourna à leur confusion. L'Afrique appelait les Arabes. Accablée d'impôts par les successeurs d'Héraclius qui croyaient se venger par là de la perte de l'Égypte, elle crut trouver un libérateur dans le farouche Akbah. Akbah traversa toute l'Afrique en aventurier, suivi de dix mille Arabes, soutenu de temps en temps par les barbares. Il s'approcha des colonies romaines de la Mauritanie Tingitane : pris de la mer en face des îles Canaries, il trouva des barbares sauvages, sans loi, sans discipline, sans or, sans argent ; mais leurs femmes étaient belles et l'on en fit un grand butin ; et puis, poussant son cheval dans les flots, il s'écria : Grand Dieu ! si je n'étais arrêté par cette barrière, rirais aux royaumes inconnus de l'Occident, prêchant l'unité de ton saint nom exterminant les nations rebelles qui adorent un autre Dieu que toi. Mais la révolte des Grecs et des Africains le ramena en arrière. Il avait fondé sa colonie, son caravansérail dans le territoire de Tunis, au milieu des bêtes sauvages et des serpents, il fallut mourir, et son successeur Zobéir périt aussi par une grande armée que l'empereur grec envoya au secours de Carthage.

Moavia s'était ressouvenu de la promesse du prophète qui donnait le pardon des péchés à la première armée qui attaquerait C. P. Yésid, fils du khalife, vint animer de sa présence (668) la flotte, qui devait anéantir la ville des Césars. Ils pénétrèrent sans résistance par l'Hellespont et la Propontide. Mais Constantinople avait pour elle ses hauts murs et son feu grégeois. Un ingénieur d'Héliopolis, Callinicus, rebuté par le khalife, avait apporté aux empereurs cette invention impitoyable qui devait le venger des Arabes. Ce feu ne s'éteignait point par l'eau, il la décomposait et y trouvait un nouvel aliment. Il tombait du haut des murs par flots, ou dans des vases de fer rouge, ou par des flèches garnies d'étoupe imbibée d'huile, ou bien il fendait la mer sur des brûlots violemment lancés contre la flotte ennemie. Il avait le bruit et la vitesse du tonnerre, et dissipait les ténèbres de la nuit par une horrible lumière. La première fois qu'il tomba sur la flotte arabe il la fit reculer jusqu'à Cyzique. Ils y revinrent cinq fois, mais pour perdre plus de trente mille hommes. Ils partirent enfin,  reportant au khalife le traité qu'il avait demandé par impuissance, l'obligation d'un tribut annuel de cinquante chevaux ; de cinquante esclaves et de 300 pièces d'or.

Après Moavia (680), Yésid, son fils, ne conquit rien. Il redoutait Hossein, second fils d'Ali, et cette valeur qu'il avait admirée lui-même devant C.P. Pour le perdre, Yésid l'engagea dans une fausse conspiration. Avec une liste de cent quarante mille musulmans qui devaient se révolter près de Couffah, on tira Hossein de Médine. Mais dans la plaine de Kerbela, sa suite, composée en grande partie de femmes et d'enfants effrayés, fut entourée par cinq mille chevaux. Il demandait qu'on lui permit de retourner à Médine. Mais il refusa de se rendre en qualité de criminel. Il fallut combattre encore. Une flèche lui perça la bouche, et trente-trois coups de sabre l'achevèrent. Les Chiites l'honorèrent comme martyr, ses sœurs furent envoyées captives à Médine. La famille d'Ali vécut obscure sans s'éteindre ; elle doit reparaître sous le nom de Fatimites, qui désignait mieux la postérité du prophète. Pour avoir tué Hossein, Yésid n'en fut pas mieux affermi. Moctar lui enleva la Perse ; Abdallah, fils de Zobéir, fier comme le lion, rusé comme le renard, se fit khalife à Médine, et la Mecque et l'Égypte se déclarèrent pour lui. Les armées du khalife pillèrent Médine pendant trois jours ; mais Yésid mourut avant d'avoir reconquis la Mecque. Son fils Moavia accepta, puis quitta un pouvoir usurpé par son aïeul, et ébranlé de toutes parts, Merwan Ier, moins scrupuleux, le remplaça par le choix des Ommiades. Il reprit l'Égypte. Son fils, Abdel-Malek (685), secondé par Hégiage, abattit tous Les ennemis de la famille de Moavia, et reprit la prédication du Koran par la guerre.

Au milieu de ces embarras domestiques Abdel-Malek avait renouvelé avec l'empereur Justinien II le traité de Moavia. L'expulsion de Justinien II le débarrassa de cette gêne. L'Afrique fut soumise sous Abdel-Malek, l'Espagne sous Walid, son fils.

692. Conquête d'Afrique. — Hassan, gouverneur d'Égypte, prit par ordre du khalife tous les revenus de la province et quarante mille hommes. Les côtes étaient toujours au pouvoir des Grecs. Carthage n'avait point été attaquée par Akbah, ni par ses successeurs ; elle s'était augmentée de tous les habitants de Tripoli. Hassan marcha droit à Carthage. Il la prit au moyen d'échelles, et renferma les impériaux dans Safatcoura et dans Hippo-Zarytos. Hippone échappa un moment. Le patrice Jean, envoyé par l'usurpateur Léonce, repoussa les Arabes jusqu'a Kairoan la colonie d'Akbah ; les chrétiens reprirent Carthage. Mais à son tour, le commandant des fidèles envoya de nouvelles forces. Les Grecs s'enfuirent, et ce qui restait de Carthage fut anéanti. Restaient les Maures indépendants ou Berbers, espèce de sauvages dont les mœurs avaient autrefois effrayé Procope. Ils mangeaient le blé, l'orge, l'avoine, sans les réduire en farine. Leurs demeures étaient pour la plupart des cavernes où l'on respirait à peine. Toujours couverts d'une tunique dure, ils n'avaient pas d'autre lit. Les plus riches avaient quelquefois une peau de bête pour dormir[24]. Leur reine Kahina appela à elle toutes les tribus indépendantes et se battit avec un courage égal au fanatisme arabe. Hassane fit sa retraite en Égypte. Le parti de Kahina se grossit d'un grand nombre d'Africains. Mais en leur conseillant d'anéantir leurs trésors et d'abattre leurs fortifications, elle les mécontenta. Les Arabes reparurent comme des sauveurs. Kahina fut tuée, les Maures soumis. Musa, successeur d'Hassan, anéantit l'esprit de révolte, réduisit trois cents raille Maures en captivité, en enrôla trente mille dans ses troupes. Il força les autres à apprendre la religion et la langue du prophète, et bientôt il sembla qu'un même peuple habitait de l'Atlantique à l'Euphrate.

Conquête de l'Espagne. — Le vainqueur de l'Afrique eut l'honneur d'accomplir la dernière conquête des Arabes à l'Occident. L'Espagne, préparée par sa décadence à l'invasion (voyez le ch. III), fut ouverte aux Arabes par le comte Julien. Musa, ayant consulté le khalife, en obtint la permission de conquérir les royaumes de l'Occident. Cent Arabes et quatre cents Africaine partirent d'abord pour reconnaître le pays. Tarik leur chef a marqué de son nom le lieu du débarquement, Gebel-al-Tarik a formé plus tard le nom de Gibraltar. Ils poussèrent jusqu'à Algésiras, et revinrent conter à Musa l'hospitalité qu'ils avaient reçue, la richesse du pays, la tranquillité de leur retour. Alors l'invasion commença (710). Cinq mille vétérans suivirent Tarik. A leur arrivée, le roi visigoth, Roderik, assembla les ducs et les comtes, les nobles et les évêques, et jusqu'à cent mille hommes. On se rencontra près de Xérès. Roderik semblait plutôt un roi d'Orient qu'un fils des Goths. Sa tête portait un diadème de perles, une longue robe bordée d'or et de soie l'enveloppait, et il se couchait nonchalamment sur un char d'ivoire, traîné par des mules blanches. Et cependant les Sarrazins étaient d'abord accablés par le nombre et reculaient. Mais Tarik leur cria qu'il avait résolu de rouler aux pieds le roi des Romains. Cette espérance les ranima ; une trahison décida la fuite des Goths. Roderic s'élança sur un cheval et disparut ; on crut qu'il s'était noyé dans le Guadalquivir. Il fut le dernier roi des Goths. Tarik marcha sur Tolède. La Bétique fut soumise ; Tarik accorda aux habitants de Tolède sept églises pour le culte chrétien, et laissa aux Goths et aux Romains leurs juges de leur nation. Les juifs eurent aussi part à sa protection. En Arabie, on les avait tués comme ennemis ; en Espagne, on les gardait comme auxiliaires contre les chrétiens. Ils firent cause commune avec les Arabes jusqu'au jour de la résurrection des Goths.

De Tolède, Tank s'avança rapidement vers le nord, et envoya à Damas une table d'émeraudes que les Romains avaient apportée d'Orient en Italie, et les Goths d'Italie en Espagne. Il vint jusqu'à Gijon, où l'Océan borna sa course victorieuse et sa gloire. En quelques mois il avait soumis la plus grande partie de l'Espagne, mais il l'avait fait sans Musa qui l'avait envoyé. Musa, jaloux le rappelait et assiégeait Mérida. Surpris de la beauté de cette ville, il s'écriait : La race humaine a donc réuni ici tout son art et toute sa puissance. Il la prit et les deux religions se partagèrent les églises. Tarik vint saluer Musa entre Mérida et Tolède. Mais l'accueil de Musa fut froid. Tarik rendit compte des trésors de l'Espagne, et fut fustigé par ordre de Musa. Après cela, il fut, chargé de soumettre la province de Tarragone ; telle était la fidélité des musulmans que Tarik s'en se quitta loyalement.

L'Espagne était soumise, à l'exception des Asturies. Les Goths soumis par les Arabes ne pouvaient tous s'habituer au joug musulman. Quelques familles allèrent se réfugier dans les montagnes des Asturies ; les cavernes de Cabadonga furent le premier asile de mille guerriers, qui, sous la conduite de Pélage, fondèrent une monarchie nouvelle[25]. Mais ils se cachaient encore ; Musa ne les vit point. Il passa les Pyrénées peur soumettre la Septimanie, comme dépendance du royaume des Goths, tandis que son fils Abdelazis combattait le Gogh Théodomir. Musa trouva à Carcassonne sept statues équestres d'argent massif, puis il entra dans Narbonne. Il y éleva une colonne qui sembla marquer la limite des conquêtes arabes, et il revint en Espagne. Abdelazis avait accordé à Théodomir la province de Murcie, sous la condition d'un tribut. Musa ne jouit pas de ce qu'il avait fait. Les amis de Tarik l'accusèrent auprès du khalife Walid. Tout à coup un messager arriva à son camp, saisit la bride de son cheval et lui ordonna de le suivre à Damas. Il eut beau marcher en triomphateur de Ceuta à Damas, étalant les dépouilles de l'Afrique et de l'Espagne, suivi de quatre cents Goths, ornés de couronnes et de ceintures d'or ; le successeur de Walid, Soliman, le condamna à une amende exorbitante, le fit fustiger en public, et après l'avoir exposé au soleil, devant la porte du palais, lui accorda un exil honnête sous le nom de pèlerinage à la Mecque. Abdelazis fut mis à mort en Espagne, et sa tête fut portée à son père.

Ceux qui leur succédèrent en Espagne organisèrent l'établissement des Arabes, et une civilisation nouvelle. Ils s'efforcèrent dé faire aimer la domination arabe, ils y transplantèrent les arbres de l'Afrique et de l'Asie, introduisirent de nouveaux moyens d'agriculture, et préparèrent la gloire des khalifes de Cordoue.

Les Arabes semblaient comprendre qu'ils étaient arrivés à la fin de leur course conquérante : et en effet, Musa avait semblé élever la borne que leur puissance ne devait pas franchir. Dès l'an 719, les vainqueurs voulurent pénétrer dans les Asturies. Plus de soixante mille furent précipités du mont Auene dans la Déva par la valeur de Pélage. Leurs ossements et leurs armes demeurèrent longtemps connue un témoignage de leur défaite, et le pèlerinage de Notre-Dame de Cabadonga n'a pas d'autre origine (Muller). Les Arabes n'eurent pas un meilleur sert au-delà de la Septimanie. L'émir Abdérame avait destiné au joug du prophète les pays de la domination des Francs, et le reste de l'Europe. Vainqueur du Maure Munuza, qui avait épousé la fille du duc d'Aquitaine, il osa assiéger Arles, et après une victoire sur le duc il n'eut pas le tempe de compter les ennemis morts. Il planta son étendard devant Tours et devant Sens. Mais il emportait trop de butin. Karle Marteau l'attendit entre Tours et Poitiers (732). Les mains de fer des Germains furent invincibles, et la masse d'armes du héros chrétien écrasa, en ce jour-là, trois cent soixante-quinze mille Sarrazins. Eudes reprit son Aquitaine, et les Arabes ne s'agitèrent plus que dans la Septimanie.

L'Orient même, qui était réservé à la religion musulmane, arrêta encore une fois les soldats du prophète. Vers l'an 707, Catibah, le conducteur de chameaux, avait acquis la Transoxiane, atteint les hordes turques, et communiqué avec la Chine. En même temps, Kasim avait parlé aux Hindous le langage du Koran, et fait des prosélytes sur la cote de Malabar. Mais Constantinople échappa encore. A Justinien II avaient succédé Philépique Bardane, puis Artémius ou Anastase II. Le khalife Soliman préparait un armement contre C. P. Anastase II fit réparer les murs, chassa de la ville tous ceux qui n'avaient pas de vivres pour un siège de trois ans, et conçut un moment la pensée de brûler les munitions navales de l'ennemi, et les bois de cyprès apportés sur la côte de Phénicie. Le dessein échoua par trahison, comme il arrivait toujours chez les Grecs, et Anastase tué fut remplacé par Léon l'Isaurien. Alors, Moslémah, frère du khalife, parut devant C. P. Pour augmenter sa confiance, l'empereur fit briser les chaînes du port, attira la flotte ennemie, plus près du feu grégeois, et la brûla. Omar II, successeur de Soliman, voulut continuer le siège. Mais pendant un hiver de cent jours, la neige couvrit la terre, et engourdit les Arabes habitués à la chaleur du désert. Deux flottes vinrent à leur secours, mais les Grecs rallumèrent leurs feux. Les Arabes avaient perdu dix-huit cents vaisseaux. L'alliance de Léon avec les Bulgares acheva l'armée de terre. Après treize mois de siège, Moslémah obtint la permission de se retirer.

Ainsi fut brisée la violence de l'invasion arabe. Le temps approchait d'une grande révolution, qui devait diviser l'islamisme, et venger le monde chrétien sans le délivrer encore.

 

 

 



[1] Cédrénus, page 357.

[2] Procope, De bello Persico, 1-2.

[3] Théophane, l'an 17 d'Anastase.

[4] J'ai voulu conserver quelque chose du Τυμβογέρων Procope.

[5] J'ai cru nécessaire de donner ce long récit de Procope (Histoire secrète, 7) comme un exemple de la vie habituelle des Byzantins.

[6] Procope, Histoire secrète.

[7] Procope, De bello Persico, 1-12, 13..

[8] Théophane, Chronographie, an 5 de Justinien.

[9] Procope, De bello Persico, 1-24. Théophane, cité plus haut.

[10] Procope, De bello Vand., 11.

[11] Théophane, an 9 et 10 de Justinien.

[12] Procope, De bello Persico, 2-4.

[13] Tous les détails de cette guerre s'ont longuement rapportés par Procope, De bello Persico, 2-ch. de 4 à 14.

[14] Théophanie, Chronog., an 9 et 18 de Justinien.

[15] Procope, De bello Persico, 2-22, 23.

[16] Théophane.

[17] Voyez Procope, De bello Persico, fin du liv. 11, et De bello Goth., lib. 4.

[18] Théophane an 31 et 32 de Justinien.

[19] Procope, De ædificiis, passim.

[20] Corippus, De laudibus Justini, liv. 2.

[21] Makawkas était Jacobite. Par haine de la religion catholique il se faisait l'ami de Mahomet.

[22] C'est un chapitre du Koran.

[23] Toute cette histoire de Mahomet est extraite des pièces rapportées par Gagnier, dans la vie de Mahomet.

[24] Procope, De bello Vandalico, 2.

[25] Muller.