HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

 

AVERTISSEMENT.

 

 

Ce livre n'est pas une histoire complète, mais un plan d'histoire, une méthode d'enseignement. Ce n'est pas un système au profit d'une idée, et j'espère qu'on ne me reprochera pas d'avoir fait étalage d'érudition malgré les textes quelquefois nombreux qu'il m'a paru indispensable de mêler au récit, ou d'ajouter au bas des pages. Ce travail s'adresse à deux sortes de lecteurs ; aux élèves des collèges qui étudient l'histoire pour la première fois, et aux hommes du monde, qui après un long oubli se ressouviennent de leurs anciennes études et veulent les recommencer. Aux uns et aux autres il faut d'abord des faits élémentaires, une disposition facile qui aide à la mémoire des faits et à l'intelligence de l'ensemble, enfin un premier travail qui touche tout sans développer tout et qui serve à diriger des lectures et des travaux plus approfondis. C'est ce que j'ai essayé de faire, au lieu de présenter le moyen âge dans toute l'étendue de ses détails.

Aussi bien toutes les parties d'une histoire générale ne méritent pas d'être également développées. Il y a de grandes nations comme il y a de grands hommes. Les grands hommes, en dominant les autres de leur génie et de leur commandement, résument en eux seuls la gloire qu'ils se sont faite par toutes les mains, et semblent confisquer l'histoire à leur profit. Les grandes nations font à peu près de même ; elles laissent vivre les petites dont elles se servent quelquefois, mais elles ne leur laissent pas de gloire. Ces petites nations ont elles-mêmes la conscience de leur obscurité ; sans doute elles se regardent parce qu'elles se sentent, elles se redisent ce qu'elles ont fait ou qu'elles ont souffert, parce qu'elles portent encore des cicatrices ; mais leur patriotisme ne va pas jusqu'à demander l'admiration ni même l'intérêt de l'étranger. Karamsin, en dépit de la puissance des Romanow, quand il raconte les divisions et les malheurs de la Russie primitive, ne s'adresse qu'à sa patrie, et aux Russes ses compatriotes, descendants comme lui de ces misérables qui voulurent bien s'égorger pour les princes sans nom de Wladimir, de Suzdal, et de Tcernigow. Ce que le patriotisme n'ose pas faire, l'histoire impartiale qui vient d'ailleurs ne le fera pas non plus. Elle pourra dire comment sont nés, comment ont vécu, pendant huit siècles, et la Russie et la Suède, et le Danemark et la Pologne ; mais son récit sera plein de dédain. Pour partager à d'autres la gloire qu'elle réserve pendant Longtemps à l'Allemagne, à l'Italie, à la France, à l'Espagne, à l'Angleterre, aux Turcs même, adversaires heureux des croisades, elle attendra Sobieski ou Pierre le Grand, Gustave-Adolphe ou Frédérik.

La France elle-même n'aura pas dans ce travail la part qui semble lui revenir. Ce n'est pas qu'elle ne soit pas grande de Clovis à Napoléon, grande en bien, grande en mal, car c'est son rôle au milieu des nations dont on croirait qu'elle fait le bien ou le mal à son gré. Mais il nous a semblé que la France méritait bien une histoire à part et dans l'ensemble de cette histoire universelle nous lui avons réservé un cours spécial. Ici je ne ferai qu'indiquer la France, la plaçant toujours à son lieu, disant le mieux qu'il me sera possible son influence, et même groupant autour d'elle tous les peuples qu'elle a remués. Mais j'ai réservé les détails pour toutes les autres nations que nous ne devons étudier qu'une fois.

Il est une autre puissance qui ne tenait pas au sol avant le XIIe siècle, mais qui dominait le monde par la parole, qui déplaçait les hommes quand elle voulait, et les organisait quand elle voulait aussi, la seule qui ait organisé l'Europe en société et qui un joue jeta l'Europe sur l'Asie. C'est la puissance chrétienne des évêques de Rome. Il n'est pas de peuple moderne qui n'ait reçu d'elle avec le baptême catholique la première pensée de la civilisation. Quoiqu'elle n'eût pas d'empire, ni de terre ni de famille régnante, son règne inébranlable a pris droit sur l'histoire, et avant tous les autres règnes. Le christianisme, la puissance pontificale au moyen âge, c'est la vie, et la seule vie. Son histoire dominera donc les autres qu'elle renferme en soi et qu'elle explique.

Trois mondes vont vivre sous cette influence, les deux grands empires, et le monde slave et scandinave, A l'occident, l'empire romain qui renouvelle ses races par la Germanie, qui s'éclaircit elle-même et devient nation. Il n'y a plus unité politique, mais union chrétienne, union de civilisation et d'institutions. L'empire est mort, mais de cette mort qui frappe le corps pour donner à l'âme la vie éternelle. A l'orient, l'empire grec qui demeure empire tant qu'il peut, mais qui cesse de l'être à mesure qu'il cesse d'être chrétien, le triomphe des barbares d'Orient et l'unité de la barbarie orientale. L'empire à continué de vivre, mais pour mourir enfin sans espoir de résurrection. Entre ces deux races, les Slaves et les Scandinaves, toujours en dehors des anciennes possessions de Rome et des Grecs, qui ne demandent au midi et ne reçoivent qu'une chose, le christianisme et l'influence pontificale qui civilise. Le monde du moyen âge, plus étendu que l'empire romain, n'a pas cependant rapproché tous les hommes ; les temps modernes achèveront l'unité.

Telle est la double pensée de ce petit livre, le renouvellement du monde sous l'influence chrétienne. Je voudrais par la disposition des faits représenter à tous cette grande et solennelle unité du moyen âge. Je voudrais être utile en cela à cette jeunesse dont je ne me sépare pas encore quoique devenu un de ses maîtres. Je sais que mon travail ne serait pas en vain, et qu'il y aurait dans plus d'un cœur quelque reconnaissance pour moi. C'est à cette jeunesse du moins que je dédie ce livre ; à mes élèves surtout. Il y a dans l'enseignement des souvenirs heureux qui ne s'effacent pas.

Et moi-même je finirai par un souvenir qui m'est bien cher. Ce travail doit beaucoup aux leçons de M. Édouard Dumont, le maître de toute ma vie, qui après avoir instruit mon enfance ne se lasse pas de diriger encore ma jeunesse, et dont ma reconnaissance n'égalera jamais les bienfaits. Je saisis du moins cette occasion. de le dire ; trop heureux ai je pouvais répondre à cette affection paternelle, qui m'a prévenu, par le dévouement sans bornes d'un fils !

 

1er mars 1854.