HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'Espagne (suite et fin)

 

CHAPITRE XLI. — La France et l'Espagne relevées. Victoire de Philippe V à Villaviciosa. La paix proposée et négociée par l'Angleterre, décidée par la victoire des Français à Denain. Traités d'Utrecht et de Rastadt. Fin de la guerre pour la succession d'Espagne (fin de 1710 à 1714).

 

 

I. — Bataille de Villaviciosa. - Philippe V reprend la supériorité, même en Catalogne. - Efforts de Louis XIV pour soutenir la guerre : établissement de la dîme. - Nouveau ministère en Angleterre, qui propose la paix à la France. - Mort du Dauphin. - Mort de l'empereur Joseph. - Ralentissement des hostilités par les négociations ; Duguay-Trouin à Rio-Janeiro. - Préliminaires de Londres. - Marlborough destitué. - Opposition inutile du prince Eugène à la paix.

 

Il survient, çà et là, dans la marche des affaires humaines, des surprises dont Dieu s'est réservé le secret, et qui transforment les volontés, changent les temps et transportent les empires, sans qu'aucun politique puisse se vanter d'avoir prévu, préparé ou déterminé ces résultats. Tel est le secours inattendu qui releva, contre toute apparence, Louis XIV et Philippe V, au moment de leur plus grande détresse, quand le premier croyait n'avoir plus d'autre devoir que d'accepter la loi de ses ennemis, et le second d'autre perspective honorable que de succomber en combattant. Une victoire suffit au roi d'Espagne pour confondre à jamais les espérances de son vainqueur ; et le roi de France n'eut qu'à laisser agir les égoïsmes opposés de ses ennemis pour échapper à leurs convoitises, qu'à confier ses intérêts aux Anglais contre la Hollande, pour conserver l'intégrité de son territoire, et maintenir son petit-fils sur le trône que l'Angleterre et la Hollande s'étaient juré de lui ravir. C'est par l'Espagne que cette réparation commence.

A peine arrivé à Valladolid, Philippe V fut informé par le duc de Noailles que Louis XIV l'invitait à ne pas s'opiniâtrer plus longtemps contre la mauvaise fortune, et à échanger l'Espagne et les Indes contre le partage que ses ennemis consentiraient à lui laisser. C'était une faible compensation que la Sicile et la Sardaigne, mais la possession de ces deux îles valait encore mieux qu'une spoliation complète ; un royaume, si petit qu'il fût, mettait le prince en état de se recommander à l'estime de l'Europe par sa sagesse et sa bonne conduite, et lui laissait le temps d'attendre une conjoncture favorable pour agrandir sa fortune. Il n'y avait plus d'illusion possible ; plus on éclaircirait la situation, moins on trouverait de moyens solides et de ressources assurées pour résister encore. Il était plus avantageux au roi Catholique de contribuer au repos de l'Europe, à celui de la France et de l'Espagne, de sacrifier ses propres intérêts au bien de deux nations qui devaient lui être chères, de s'acquérir un honneur immortel en acceptant un partage, que de se voir honteusement chassé sans espérance de retour, et chargé peut-être de la haine commune de la France et de l'Espagne dont il aurait causé la ruine. Le temps pressait de se déterminer, le moindre malheur achèverait de tout perdre[1].

A ce découragement de son seul protecteur, à cette nécessité de s'avouer lui-même vaincu, à ces instances de ménager les dernières ressources de la France et de l'Espagne, Philippe V répondit par une fermeté qui devait relever l'une et l'autre, et lui conserver à lui-même sa couronne. II voyait les grands se rassembler autour de lui dans la résolution, unanime cette fois, de ne pas l'abandonner ; ceux même contre lesquels il avait eu jadis à sévir se ralliaient ouvertement à sa cause, comme s'il suffisait de la grandeur du péril pour ranimer et propager la fidélité. Il savait aussi que l'archiduc, malgré son entrée à Madrid, n'était pas maitre de la ville. Le peuple avait reçu l'Autrichien avec un dédain accablant jusqu'à ne pas ramasser l'argent qu'il faisait jeter dans les rues, ou plut& les rues restaient désertes sur son passage, et des comédiens furent assommés pour avoir représenté une pièce à sa louange, et l'auteur trouvé mort le lendemain. Deux vieux seigneurs que la faiblesse de l'âge avait retenus dans la capitale, Del Fresno et Mansera, invités à reconnaître le nouveau roi, avaient fièrement rejeté ses offres. Je n'ai qu'une foi, répondit Mansera, et qu'un roi ; tant qu'il vivra, je ne puis en reconnaître un autre[2]. Le même sentiment dominait dans les campagnes. Les peuples, de l'aveu de l'archiduc, étaient si attachés au duc d'Anjou, que tout l'avantage à espérer de la victoire se réduisait à quelques contributions pour payer les troupes, et encore le pillage des églises par les Anglais et les Hollandais, la vente à l'encan des calices et autres vases sacrés, exaspéraient si fort les esprits, qu'on aimait mieux brûler les provisions que d'en laisser l'usage à des impies et des sacrilèges.

Fort de ces garanties, et comptant sur les différents corps de troupes qu'il avait en diverses provinces, Philippe V rejeta d'abord l'offre de la Sicile et de la Sardaigne ; il ne se montra pas plus satisfait de la perspective d'y ajouter peut-être Naples ; il ne consentit à abandonner que ce qui n'était pas le continent de l'Espagne et les Indes[3]. Il écrivit à Louis XIV qu'il aimait mieux attendre en combattant ce que Dieu déciderait de lui, que de décider lui-même de son honneur, de sa gloire, et de l'intérêt de ses peuples par un consentement volontaire[4]. En même temps, au nom des chances favorables qu'il croyait entrevoir, il réclamait de nouveau l'assistance de la France en lui promettant le succès. Les grands d'Espagne réunis à Valladolid en firent autant ; dans une lettre commune adressée à Louis XIV, ils s'engageaient à former une bonne armée espagnole ; et, si le roi leur accordait un secours indispensable dans les difficultés présentes, ils répondaient de la victoire par la communauté des efforts.

Les événements leur donnèrent raison. Louis XIV, frappé de leurs arguments, voulut éprouver ce que vaudrait le secours demandé, et en les encourageant par là à tout oser, il assura leur triomphe. L'archiduc, en avançant sur Madrid, avait dégarni la Catalogne ; une diversion sur cette province étant facile et opportune pour délivrer la Castille, Louis XIV renforça son armée de Roussillon, et ordonna à Noailles d'entrer en Catalogne. Vendôme, qui venait de rejoindre Philippe V, ralliait d'autre part les débris des troupes espagnoles, et en formait rapidement une armée respectable. L'archiduc, déconcerté par le désaveu général des populations, n'osant.pas même loger à Madrid, demeurait oisif près de cette ville, sans autre soin que de lever des contributions qui irritaient de plus en plus la haine des habitants ; pour agir avec plus de décision, il attendait l'arrivée d'une armée portugaise. Les premières manœuvres de Vendôme eurent pour effet de rendre cette jonction impossible, et au contraire permirent aux Espagnols de rallier leurs troupes d'Estramadure (7, 17 octobre 1710). Au même moment, Noailles avant franchi les Pyrénées, l'archiduc crut prudent de ne pas se laisser fermer les montagnes de l'Aragon. Il s'éloigna de Madrid avec un détachement de deux mille hommes et reprit la route de Saragosse. Derrière lui, Stahrenberg et Stanhope conduisaient plus lentement le gros de l'armée. Furieux d'être réduits à reculer, ils s'en vengèrent d'abord sur Tolède, en pillant autant qu'ils purent les habitants, en détruisant à moitié le palais de l'Alcazar, œuvre de Charles-Quint, à l'aide de l'huile, du goudron et de barils de poudre. Sur la route, le long du Tage et du Hénarès, ils pillaient les églises, volaient les vases sacrés, frottaient des saintes huiles leurs chevaux et profanaient les hosties consacrées[5] ; souvent aussi leurs traînards tombaient aux mains des Espagnols qui les punissaient sans pitié. Tout à coup, dans les montagnes qui séparent l'Aragon de la Castille, leur armée fut coupée en deux. Stanhope, qui marchait à l'arrière-garde, perdit de vue Stahrenberg. Il avisa la petite ville de Brihuéga et s'y arrêta pour la nuit. Vendôme averti accourut sans délai et commença une attaque que l'enthousiasme des Espagnols rendit furieuse (8 décembre). L'Anglais avait eu le temps de se barricader à l'entrée des rues par des amas de charrettes, de poutres et de meubles. Quand il vit que ses barricades allaient être forcées, il y mit le feu s'enveloppant d'un incendie pour se rendre inaccessible. La flamme n'arrêta pas les Espagnols ; ils sautaient par-dessus à l'aide de leurs baïonnettes, comme d'une perche, et pénétraient ainsi dans la ville. Stanhope, cerné de toutes parts, épuisé de munitions, fut contraint de se constituer prisonnier de guerre avec tout son corps d'armée, c'est-à-dire deux généraux et cinq mille soldats. Stahrenberg, rappelé par le bruit du canon, était revenu sur ses pas. Vendôme qui le cherchait le rencontra le lendemain près de Villaviciosa (10 décembre 1710). Là s'engagea une seconde bataille, plus rude que la première. Tour à tour les Autrichiens et les Espagnols plièrent et revinrent à la charge. A la fin, une lutte héroïque entre les grenadiers de Stahrenberg et les cavaliers de Philippe V était encore indécise, lorsque, la nuit arrivant, Stahrenberg se retira derrière un bois, encloua ses canons, brûla ses bagages, et dès le point du jour s'échappa à la faveur d' u n brouillard. Vendôme, qui s'attendait à recommencer, ne trouva plus de l'armée ennemie que les morts nombreux qu'elle avait laissés sur le champ de bataille. Faute de vivres, il ne put la poursuivre avec toutes ses troupes, mais par sa précipitation à fuir, elle avouait elle-même sa défaite.

Les Autrichiens essayèrent de s'attribuer l'honneur de la journée. L'archiduc, à Barcelone, fit chanter le Te Deum, et expédia à Milan et à Naples l'ordre d'exprimer la même allégresse. Il suffit, pour le démentir, de suivre jour par jour les conséquences de la bataille de Villaviciosa. Stahrenberg fuyant ne s'arrête nulle part ; les chefs de bandes, lancés à sa poursuite par Philippe V, lui enlèvent tous ses équipages et lui tuent deux mille hommes avant son arrivée à Saragosse. Il ne peut s'arrêter à Saragosse, il n'a que le temps de faire jeter dans l'Èbre les munitions de guerre et de bouche amassées dans cette ville, et dès le 4 janvier 1711, Philippe V et Vendôme reprennent triomphalement possession de la capitale de l'Aragon. Il. rentre enfin en Catalogne avec cinq mille seulement des trente mille hommes qui avaient cru conquérir Madrid[6], et il y demeure dans l'inaction à côté d'une armée française qui, depuis le 16 décembre, assiégeait Gironne. Le duc de Noailles, par la prise de Gironne le 25 janvier 1711, donna à la victoire de Villaviciosa le complément incontestable : Philippe V était bien le vainqueur, et par sa victoire, roi d'Espagne pour toujours. Il n'appartenait plus à personne de lui contester sérieusement ce titre.

En France, la joie de la victoire de Villaviciosa fut d'autant plus vive qu'elle était inespérée. On n'avait vu qu'avec inquiétude Philippe V tenter encore la fortune des armes après l'entrée de l'archiduc à Madrid ; le salon de Marly, peuple incrédule et vraiment endurci, selon l'expression du duc de Noailles[7], avait refusé de croire la délivrance possible. Quand le succès eut substitué le vainqueur au téméraire, Paris et la Cour exhalèrent une satisfaction générale. Les anciennes fautes de Vendôme furent oubliées ; il remonta à son ancienne importance, parce qu'il était heureux. L'histoire métallique — depuis longtemps il ne nous est guère arrivé de la citer — reprit son œuvre par une médaille dont la devise annonçait une situation nouvelle que les événements n'ont pas changée ; le retour de la victoire, Victoria redux. Il convient pourtant de relever deux contradictions à ces espérances, elles témoignent combien le besoin de la paix dominait dans certains esprits l'amour, toujours un peu vain, de la gloire. Fénelon écrivait au duc de Chevreuse : Ce qui arrive en Espagne paraît excellent pour le roi d'Espagne, mais la suite nous montrera s'il est bon pour nous[8]. Après ce que nous avons rapporté plus haut de ses dispositions, cette défiance ne nous en semble que la conséquence naturelle. Ce qui étonne davantage, c'est de voir Mme de Maintenon s'accorder cette fois en politique avec lui. Paris est ravi de l'état de l'Espagne ; écrit-elle au duc de Noailles, le plus grand nombre en ce pays pense de même ; mais les habiles croient que nous n'y gagnons pas.... et Ma Solidité est persuadée que nous pâtissons[9]. N'était-ce pas un écho des sentiments de Louis XIV lui-même qui trouvait dans la victoire un nouvel ajournement de la paix, parce qu'elle offrait à son petit-fils un nouveau motif de résistance à toutes ses propositions ? Il ne pouvait encore deviner le secours providentiel que les divisions de ses ennemis allaient lui offrir spontanément dans quelques jours.

En tout cas, dans cette ignorance, il se préparait à subir honorablement la guerre. Desmarets s'ingéniait avec ardeur à rétablir les finances et le crédit. Au commencement de 1710, il avait offert au clergé le rachat de sa capitation moyennant une somme de vingt-quatre millions une fois payée[10]. La capitation du clergé étant de deux millions par an, c'étaient douze années payées d'avance, et un bénéfice évident pour le roi puisque la capitation devait cesser avec la guerre, et que la guerre ne pouvait plus durer douze ans. La suite a prouvé que le clergé perdait au change, la paix étant survenue avant la fin de la quatrième année. Mais ce bénéfice, bientôt absorbé par tant de nécessités, rendait indispensables de nouveaux expédients. Desmarets en trouva un plus abondant puisqu'il portait sur tout le monde et qu'il devait durer autant que les besoins. Il reprit les propositions de Dame royale formulées par Boisguillebert et par Vauban, et si mal reçues en 1707 parles ministres. On voit même par Dangeau[11] qu'il crut utile de se mettre à l'abri de ces noms populaires pour autoriser une institution onéreuse au peuple. Équivoque grossière puisque Vauban ne proposait la Dîme que pour abolir les autres impôts, et que Desmarets entendait conserver les autres impôts et y ajouter la dîme[12]. Mais la dîme devait n'épargner personne, tous les privilégiés y seraient assujettis ; à ce titre elle pouvait être populaire. On assurait de plus que le roi en tirerait assez d'argent pour éteindre tous les billets de monnaie, que les rentes de la maison de ville seraient payées dans leur entier à l'avenir, et que l'argent en viendrait intact dans les coffres du roi sans aucune retenue au profit des traitants. On laissa donc Saint-Simon traiter la dîme comme une sanglante affaire, et Fénelon la tourner en dérision par les effets surprenants qu'on lui attribuait et auxquels il avait peine à croire[13]. Le 15 octobre 1710, deux déclarations du roi annoncèrent que les billets de monnaie n'auraient plus cours que jusqu'au ter février. Le 20, l'édit de la Dîme royale sur le revenu de tous les sujets, pour toute la durée de la guerre, était scellé par le chancelier, et enregistré le 26 à la chambre des vacations. Quelques jours après (15 novembre), on signifia à tous les agioteurs qui avaient énormément gagné sur les assignations, sur les billets de monnaie, et les autres papiers royaux, une taxe de vingt millions. Par une combinaison assez heureuse, on ne leur demandait pas d'argent comptant ; ils pouvaient s'acquitter en billets du roi qui seraient déchirés aussitôt que rendus au Trésor. Du même coup, le prix de ces papiers remontait au bénéfice des détenteurs, et leur suppression par le Trésor débarrassait le commerce d'une valeur dépréciée. Introduite sous ces auspices, la Dîme royale fut acceptée sans beaucoup de réclamations. Elle ajouta au revenu annuel un surcroît de vingt-cinq millions, donna aux dépenses de guerre une garantie sérieuse, et, quoi qu'en pensât Fénelon[14], rabattit quelque chose de la confiance qu'inspirait aux ennemis l'épuisement du royaume[15].

Le roi se préparait donc contre les diverses nécessités de la guerre, quand tout à coup une proposition de paix bien inattendue vint le surprendre à Versailles (15 janvier 1711). Un émissaire de Londres lui apportait en cachette les avances du gouvernement anglais. La reine Anne avait changé de ministres, substitué les tories aux whigs, et ces nouveaux ministres offraient d'eux-mêmes la paix au roi de France. Il faut expliquer comment s'était opérée cette transformation de politique.

Les deux grands partis, qui divisent l'Angleterre depuis deux siècles, avaient des intérêts comme des opinions opposées. Les tories, zélateurs de l'église anglicane et de l'autorité monarchique, avaient subi à contre-cœur la révolution de 1688 qui substituait l'élection à l'hérédité, et le caprice des révolutions à la stabilité du droit. en outre, grands propriétaires, supportant presque tout le fardeau des contributions nécessaires à la guerre, ils désiraient la paix comme un soulagement et une délivrance. Les whigs au contraire dont la religion, s'ils en ont une, dit Torcy, était presbytérienne, penchaient pour le gouvernement républicain, ou au moins pour une monarchie révocable au gré du parlement ; ils étaient de plus partisans de la guerre, parce que leurs chefs, banquiers, prêteurs d'argent, échappant à la plupart des impôts, s'enrichissaient par tous les mouvements de fonds, emprunts, fournitures, indispensables à l'état de guerre. C'étaient eux qui avaient fait et maintenu la révolution, et ils avaient largement profité de la rivalité de Guillaume III contre la France, et de la guerre contre Philippe V[16]. Les whigs dominaient depuis deux règnes ; ils avaient successivement écarté du ministère tous les tories, et surtout, depuis le dernier avènement, ils menaient les affaires par l'importance de Marlborough leur affidé, et par la fascination que la duchesse de Marlborough exerçait sur la reine Anne.

Cependant la reine supportait péniblement leur domination. On a supposé que, tourmentée par les souvenirs de sa vie, croyant reconnaître la vengeance divine dans la mort de tous ses enfants, elle avait des remords de sa propre élévation, du renversement de son père Jacques II, de l'exil et de la spoliation de son frère le prétendant, et qu'elle eût volontiers défait la révolution de 1688 en ménageant à ce frère sa succession. On verra tout à l'heure que les jacobites au moins lui ont prêté ces sentiments, et ont eu par moments l'espérance d'en profiter. Mais sans pénétrer si avant dans sa conscience, il est permis d'expliquer son aversion pour les whigs par Je danger dont elle crut que leurs doctrines menaçaient son pouvoir. Un prédicateur tory, Sachewerel, s'émancipa dans quelques sermons à blâmer la révolution de 1688, à nier la souveraineté du peuple, à recommander l'obéissance passive envers le souverain, et l'exercice exclusif de la religion anglicane, à blâmer directement la conduite des ministres de la reine. Les ministres whigs le poursuivirent avec acharnement devant la Chambre des lords et le firent condamner lui-même à ne plus prêcher pendant trois ans, et ses sermons à être brûlés par la main du bourreau. La roi ne leur sut mauvais gré de leur zèle, parce que, dans leurs arguments contre l'accusé, ils avaient laissé voir combien peu ils respectaient l'autorité royale. S'ils avaient paru défendre la légitimité de son pouvoir en vengeant la révolution de 1688, ils avaient rabaissé l'exercice de ce pouvoir par leur manière de réfuter l'obéissance passive. La reine trouvait donc ses défenseurs plus dangereux pour elle que son ennemi. Ces sentiments furent de plus en plus fortifiés chez elle par les insinuations d'une jeune femme, appelée Hill, plus tard Mme Masham, agent secret des tories, qui avait gagné sa confiance à mesure que la duchesse de Marlborough la perdait. Cette duchesse en effet, à force d'être maîtresse dans le palais, en était arrivée à en prendre le ton, et à commander insolemment à la reine elle-même. Après une longue patience, la fierté de la souveraine se révolta enfin (avril 1710) ; elle déclara à sa surintendante qu'elle ne voulait plus ni l'entendre ni la voir[17]. Les Marlborough étaient les véritables chefs et le plus solide appui des whigs : nouveau grief et décisif contre le parti. Dans le courant de 1710, la reine disgracia successivement tous les ministres : Sunderland, gendre de Marlborough, le grand trésorier Godolfin, le président du conseil Sommers, le grand maître de la maison, etc., etc., et enfin la duchesse de Marlborough qui dut rendre les clefs d'or de surintendante. A leur place arrivèrent tous tories, entre lesquels il faut distinguer Harley, plus tard comte d'Oxford, et Saint-Jean qui devint bientôt vicomte de Bolingbroke. Le parlement fut ajourné, puis dissous et de nouvelles élections ordonnées. On n'ignora pas en France ces changements, Dangeau note exactement chacun à sa date ; on s'entretenait mène de la disgrâce probable de Marlborough ; mais on osait à peine s'en promettre quelque avantage. Mme de Maintenon écrivait à ce sujet : Si tout ce qui se passe en Angleterre n'apporte pas d'autre changement que celui de ce général, il me semble que c'est peu de chose. Nous sommes trop mal pour qu'un seul homme puisse nous rétablir ou nous sauver[18]. Le changement qu'elle n'entrevoyait pas était à sa porte

Les nouveaux ministres anglais avaient besoin, pour se maintenir, d'un parlement dévoué et de la paix générale. Pour avoir le parlement, ils firent en secret appel aux jacobites. Harley fit savoir à Berwick en France que la reine était disposée à rétablir le prétendant dans ses droits, mais qu'il fallait préalablement que la paix fût conclue, et, pour conclure la paix, que le ministère eût la majorité dans la Chambre basse, Berwick et le prétendant saisissant cette espérance s'empressèrent d'inviter leurs partisans en Angleterre à voter pour le parti de la cour. Berwick a reconnu plus tard que tout cela n'était qu'un jeu de la part de Harley pour s'assurer des voix[19]. Mais ce jeu lui réussit dans le moment même, et donna la majorité aux ministres. Le nouveau parlement était à peine assemblé que déjà l'hostilité éclatait contre Marlborough, et qu'on parlait d'examiner sa conduite comme général et comme plénipotentiaire.

Pour avoir la paix, Harley s'adressa inopinément à Louis XIV. Un abbé Gautier, Français, qui vivait obscurément à Londres dans la maison d'un des ministres, fut dépêché incognito à Torcy (15 janvier 1711), et, pour première parole, lui demanda s'il voulait la paix, la lui offrant de la part de l'Angleterre, et l'invitant à proposer aux Hollandais de nouvelles conférences. On peut juger de la surprise et de la joie de Torcy par cette phrase de ses Mémoires : Interroger un ministre du roi s'il souhaitait la paix, c'était demander à un malade attaqué d'une longue et dangereuse maladie s'il veut guérir. Cette proposition d'ailleurs, toute vague qu'elle était, suscitait quelques espérances dignes de considération. Que l'Angleterre, après tant d'acharnement hostile à La Haye et à Gertruydenberg, fit maintenant des avances bienveillantes, c'était laisser entrevoir des conditions moins dures, et peut-être déjà se séparer des Hollandais. Il n'aurait pas été raisonnable de repousser ces offres sans examen, de ne pas mettre à l'épreuve ces bonnes intentions. Le roi donc, par le conseil de Torcy, trouva utile d'accepter des négociations et de confirmer la bonne volonté des Anglais par une préférence marquée pour eux. Il répondit que justement irrité de la conduite des États-Généraux, il ne voulait plus entendre parler de la paix par la voie de la Hollande, mais qu'il en traiterait avec plaisir par l'entremise de l'Angleterre. Par là il les engageait dans ses intérêts, leur faisait un point d'honneur d'agir de concert avec lui, et de tenir en bride la convoitise de leurs alliés. Cette habileté porta immédiatement ses fruits. Les ministres anglais demandèrent au roi quelles seraient ses conditions et se chargèrent de les communiquer, ce qui voulait dire recommander, aux Hollandais. Le roi commença à les satisfaire, et les affermit de plus en plus dans son parti, en leur promettant des avantages pour eux-mêmes dont il n'avait pas été question à La Haye ni à Gertruydenberg, la cession de Gibraltar, par exemple, et des garanties suffisantes pour leur commerce dans la Méditerranée et dans les Indes.

Les négociations commençaient à prendre forme, quand une autre surprise leur vint en aide. En avril 1711, deux morts, d'importance bien différente, frappèrent à trois jours de distance la maison de France et la maison d'Autriche. Le Dauphin, fils de Louis XIV, succomba, le 14 avril, après une courte maladie, à la petite vérole. La disparition de ce prince sans grande valeur suscita quelques regrets même dans le peuple, comme l'attestent plusieurs témoignages contemporains[20]. Elle dissipa la cabale de Meudon ; si l'on en croit Saint-Simon, elle fut un soulagement et une espérance pour les amis du duc de Bourgogne qu'elle rapprochait du trime. La duchesse de Bourgogne avoue elle-même qu'elle s'en console comme les autres, et avec plus de raisons[21]. On reconnaît un sentiment analogue dans une lettre de Fénelon, d'une solennité froide, où, aux leçons que donne la mort, il mêle des conseils à son élève sur le parti qu'il doit tirer de cet événement pour s'insinuer auprès du roi[22]. La cabale des ministres se prépare dis lors à profiter de l'avènement prochain du nouveau Dauphin, et Fénelon commence à écrire ce plan de réforme du gouvernement dont nous reparlerons. Mais là se borne tout l'effet de la mort du Dauphin ; la politique extérieure n'en est aucunement modifiée.

L'autre mort, bien autrement significative, était celle de l'empereur Joseph Ier (17 avril 1711). Il ne laissait pas d'héritier mâle, et il transportait à son frère, l'archiduc Charles, la possession des domaines héréditaires de la maison d'Autriche en Allemagne et la perspective de la couronne impériale. Charles, qui se prétendait héritier légitime de toute la monarchie d'Espagne, allait donc y réunir l'Autriche avec ses dépendances, la Bohème et la Hongrie, et rétablir pour lui seul la puissance autrefois partagée entre Charles-Quint et son frère Ferdinand. Cette menace à l'équilibre européen était bien autrement redoutable que celle.qu'on avait cru voir dans l'avènement d'un prince français, non roi de France, au trône d'Espagne. C'était même une contradiction aux volontés de l'empereur Léopold qui, en transportant à son second fils ses prétendus droits sur l'Espagne, et réservant à l'aîné sa succession allemande, en avait donné pour raison la nécessité de prévenir la réunion des deux couronnes d'Autriche et d'Espagne sur une même tête[23]. Si maintenant les alliés s'obstinaient à faire triompher toutes les prétentions de l'archiduc, ils se mettaient d'eux-mêmes sous le joug ; leur meilleure sûreté était désormais de se retourner contre la maison d'Autriche et de laisser l'Espagne à Philippe V. Le sentiment général en France fut qu'il se préparait de grandes nouveautés. La mort de l'Empereur fait grand bien à tout le monde, écrivait la duchesse de Bourgogne[24]. De savoir ce qu'elle produira, disait aussi la marquise d'Huxelles, c'est ce qui ne se peut, mais tout le monde dit que c'est ce miracle qu'on a toujours observé arriver en faveur de la monarchie française[25].

La prévision était fondée. L'Angleterre, qui déjà promettait implicitement de laisser l'Espagne à Philippe V, sentit plus que jamais la nécessité de ne pas favoriser davantage l'archiduc ; elle dut même renoncer à obtenir de Philippe V les avantages exorbitants que l'archiduc lui avait promis pour son commerce, quand il se croyait assuré d'arriver au trône d'Espagne. Les Hollandais à leur tour comprirent qu'il leur devenait utile de ménager la France ; eux aussi ils voulurent faire des avances à Louis XIV. Les Anglais leur avaient communiqué les premières propositions du roi. Les Hollandais s'effrayèrent de la pensée que l'Angleterre allait prendre la haute main dans les négociations, et en profiterait peut-être pour traiter à leur préjudice. Ils firent donc prier le roi de reprendre les conférences avec eux, affirmant qu'il aurait lieu certainement d'être content des Hollandais. Aussitôt les Anglais le supplièrent de ne rien écouter de la part de gens qui l'avaient menacé de tant de demandes extravagantes, et traité si indignement ses ministres. Ainsi, par un heureux changement, dit Torcy, les deux puissances les plus opposées jusqu'alors au rétablissement de la tranquillité publique concouraient à ce grand ouvrage, et s'enviaient l'une à l'autre l'honneur de contribuer à sa perfection.

Le premier effet de cette situation nouvelle fut un ralentissement sensible dans la marche des hostilités. Quoiqu'il ne s'agit encore d'aucune suspension d'armes, l'incertitude des esprits, dans l'attente des changements entrevus, était déjà un obstacle au bon accord des belligérants, et aux grandes entreprises. Si Marlborough conservait encore le commandement de l'armée de Flandre, les ministres anglais lui enlevaient au moins une partie de son autorité, le pouvoir de disposer des charges vacantes et la qualité de plénipotentiaire. Le duc de Savoie, fort ému de la perte de son bon ami l'empereur Joseph Ier, prenait son temps pour délibérer sur ce qu'il avait à craindre ou à espérer du successeur. L'archiduc Charles, pour assurer son élection à l'Empire, et dans la crainte qu'une armée française n'essayât de la troubler, ordonnait à Eugène de rentrer en Allemagne avec trente mille hommes, et de pourvoir dans le voisinage de Francfort à la liberté de l'assemblée électorale. Aussi la campagne de 1711 languit péniblement, pendant les premiers mois surtout. Jusqu'en août, Marlborough et Villars demeurèrent à se regarder, sans autres événements que quelques coups de main partiels où les Français avaient l'avantage. A la fin, Marlborough voulut essayer d'une action d'éclat ; il en avait besoin pour relever son parti dans l'opinion, et s'imposer comme indispensable aux ministres anglais ses adversaires. Il se porta sur Bouchain, une des villes de l'Escaut français entre Valenciennes et Cambrai. Par un dessein apparent de grande bataille, il tint Villars et la cour de France pendant quelques jours dans l'anxiété ; puis, se dérobant par une marche de nuit, il passa le fleuve et investit la ville. Villars se donna sans succès de grands mouvements pour la secourir. Les marais embarrassaient sa marche ; la difficulté de nourrir ses troupes à la même place le contraignit à s'éloigner. Bouchain, quoique énergiquement défendu par Ravignan, capitula le 13 septembre ; c'était une nouvelle brèche à une frontière déjà si entamée, et les ennemis de Villars ne manquèrent pas d'en faire valoir contre lui l'importance malheureuse. Mais les Anglais ne furent que médiocrement flattés de leur avantage ; ils calculèrent que cette nouvelle gloire de Marlborough leur avait coûté sept millions de livres sterling ; près de deux cents millions de francs pour un colombier leur parut une dépense ruineuse. Ce fut le seul compliment que les ministres adressèrent au général ; et la prise de Bouchain marqua le terme des campagnes de Marlborough.

A l'autre bout du monde, la marine française se relevait par une brillante entreprise. Nous savons que, depuis la bataille de Malaga, cette marine ne soutenait plus sa réputation que par l'audace des corsaires, dont les prises regagnaient çà et là sur le commerce des alliés une partie de l'argent perdu dans les guerres du continent. Le plus illustre de ces corsaires, Duguay-Trouin, avait proposé à Louis XIV une expédition contre le Brésil, pour punir les Portugais des traitements cruels infligés l'année précédente à des matelots français. Les frais devaient être partagés entre le roi qui fournirait les vaisseaux elle pain des soldats, et les armateurs qui se chargeaient des vivres et de la solde des équipages. La flotte préparée à Brest mit à la voile au mois de juin, et passa devant la Rochelle sans que personne en soupçonnât la destination[26]. Elle se composait de quinze vaisseaux, et de cinq mille hommes de débarquement. Elle aborda à Rio-Janeiro, le 11 septembre, au moment même où Bouchain se préparait à capituler. Par un premier trait d'audace, Duguay-Trouin força l'entrée du port, c'est-à-dire un canal étroit, bien défendu par des forts, et parvint à ranger ses vaisseaux sous les murs de la ville. Alors débarquant ses troupes sans délai, il attaqua la ville elle-même du côté de la terre, et par un vigoureux bombardement, auquel vint se mêler l'horreur d'une tempête, il en chassa la plupart des habitants. Maître des marchandises considérables que renfermait Rio, il avait à craindre une armée portugaise rassemblée à quelque distance, et attendue par les vaincus comme une dernière ressource. Il marcha résolument au-devant de cette armée, la réduisit à l'inaction par l'énergie de son attitude, et traita en maître avec le gouverneur de la rançon de Rio. Le bénéfice était immense ; on l'évalua dans le temps même à vingt millions au moins, tant par les sommes payées pour la conservation de la ville que par le butin demeuré aux mains des vainqueurs[27]. Duguay-Trouin en acquit l'égalité de gloire avec Jean Bart et Duquesne, et la France un titre de plus à la considération des alliés qui s'étaient un peu vite flattés de sa ruine imminente.

Mais déjà avant que cet exploit pût être apprécié en Europe, la bonne volonté des ministres d'Angleterre et les prévenances de Louis XIV à leur égard avaient fort avancé la question de la paix. On s'en était tenu, dans les premiers mois, à des propositions échangées de loin sans débat contradictoire. Gautier en Angleterre transmettait à la reine Anne les offres de Louis XIV ; le poète anglais Prior en France transmettait au roi les demandes de la reine Anne ; ni l'un ni l'autre n'avait le pouvoir de discuter ou de répondre. Ces pourparlers, quoique de bon augure, n'aboutissant à aucun résultat, Louis XIV prit le parti de transporter la négociation à Londres, et d'accréditer dans cette ville un représentant de la France pour traiter directement avec le conseil et sous les yeux de la reine, et résoudre les difficultés sans attendre l'arrivée toujours incertaine des courriers de mer. Il choisit pour cette mission Ménager, député de la ville de Rouen au conseil du commerce, fort versé dans les affaires commerciales et particulièrement dans celles de l'Inde qui étaient un des points capitaux de la négociation présente. Ménager, arrivé à Londres le 18 août 1711, fit immédiatement un habile usage des instructions de son maître. A la demande des ministres anglais, il exposa dans deux mémoires : 1° ce que le roi était prêt à accorder à l'Angleterre ; 2° ce qu'il réclamait pour son royaume, pour ses sujets, son petit-fils et les alliés de la France et de l'Espagne. Louis XIV reconnaissait la royauté de la reine Anne, et l'ordre de succession royale en Angleterre, tel qu'il avait été réglé par le Parlement. Il abandonnait Terre-Neuve aux Anglais, et, de la part de l'Espagne, il promettait l'abandon de Gibraltar et de Port-Mahon, le privilège de transporter les nègres de la côte de Guinée dans les colonies espagnoles, et, en matière de commerce, les avantages de la nation la plus favorisée. A son tour, il réclamait la reconnaissance de Philippe V en qualité de roi d'Espagne, et l'intervention de l'Angleterre pour obtenir cette reconnaissance des autres alliés, le rétablissement du traité de Ryswick en tout ce qui concernait la frontière de la France et des Pays-Bas, de la France et de l'Allemagne, et enfin la réintégration des électeurs de Cologne et de Bavière dans leurs États.

Le gouvernement anglais trouva dans ces deux mémoires les bases raisonnables d'une négociation, et les conférences commencèrent le 26 août. Cependant il signifia qu'il ne devait être question pour le moment que des intérêts de l'Angleterre ; ceux du roi de France et de ses alliés ne seraient traités que dans les conférences de la paix générale. Cet égoïsme un peu violent, même de la part de trafiquants anglais, doit pourtant ici être atténué par la situation périlleuse des ministres de la reine. Ils faisaient la paix avec la France, la vieille ennemie, et en dépit d'un parti encore puissant, qui pouvait un jour remonter au pouvoir, et leur demander compte de leur conduite, et peut-être les proscrire. Leur meilleure sûreté était d'écarter tout soupçon de complaisance pour Louis XIV, et de faire une paix assez avantageuse à l'Angleterre pour que leurs rivaux n'eussent rien à y reprendre ; un accroissement sensible de la grandeur nationale était seul capable de leur garantir l'impunité. Louis XIV entra lui-même dans ces considérations, et consentit à restreindre les pouvoirs de Ménager au règlement des intérêts anglais. Ce premier point obtenu, les ministres exposèrent les prétentions anglaises et les étendirent fort au delà des propositions de Ménager. Ils exigèrent la démolition de tous les ouvrages de Dunkerque tant sur mer que sur terre, opposant à toute objection la jalousie britannique qui avait besoin de cette satisfaction ; ils n'accordèrent en retour que la promesse vague d'un dédommagement à faire obtenir au roi pour cette perte. L'offre de Gibraltar et de Port-Mahon leur parut une sûreté suffisante pour leur commerce de la Méditerranée, mais pour le commerce d'Amérique ils voulaient quatre places dans les Indes. Comme Ménager leur démontrait que le roi d'Espagne n'y pourrait jamais consentir, il fallut pour les dédommager étendre à trente années la durée du privilège promis pour la traite des nègres et leur assurer dans les États espagnols l'exemption des droits de Cadix et des Indes, c'est-à-dire un bénéfice de quinze pour cent, sur les marchandises du crû et de la fabrique d'Angleterre. La cession de Terre-Neuve leur paraissait incomplète si les Français n'étaient pas exclus du droit de pêcher et de sécher les morues sur la côte de cette île ; la France pour conserver ce droit dut leur abandonner le détroit et la baie d'Hudson. Ils auraient encore volontiers inséré une clause qui les eût rendus maîtres de Québec, parce que, tout en traitant, ils dirigeaient une expédition contre le Canada. Le mauvais succès de la tentative mit fin à leur prétention.

Tout en prétendant ne stipuler que pour l'Angleterre, les ministres comprenaient bien qu'ils ne pourraient engager les alliés à faire la paix s'ils n'avaient pas à leur offrir quelques conditions déjà convenues en leur faveur. Ils redoutaient surtout les reproches et les déclamations des Hollandais. Ils ne voulaient pas se donner l'apparence d'avoir déserté la cause commune. Une fois satisfaits pour eux-mêmes, ils pressèrent Ménager de reprendre quelques-unes des propositions indiquées par lui dans son premier mémoire pour la satisfaction des autres belligérants. De tous les débats, ce fut le moins épineux, parce que des deux côtés on était d'accord pour ne pas hasarder d'engagements compromettants. Il fut donc entendu et mis par écrit que tous les princes engagés dans la guerre, sans aucune exception, trouveraient une satisfaction raisonnable dans le traité de paix, que le commerce serait rétabli à l'avantage de l'Angleterre, de la Hollande et des autres nations accoutumées à trafiquer, que les Hollandais auraient dans les Pays-Bas une barrière de places fortes pour assurer leur repos contre toutes sortes d'entreprises du côté de la France, qu'une autre barrière sûre et convenable serait également formée pour l'Empire et pour la maison d'Autriche, et que, quand les négociations pour la paix seraient ouvertes, toutes les prétentions des princes et États engagés dans la guerre seraient discutées de bonne foi et à l'amiable[28]. Ces promesses et quelques-uns des engagements pris par la France envers l'Angleterre forment ce qu'on appelle les préliminaires de Londres, qui furent signés par Ménager le 8 octobre 1711.

Au premier abord, ces préliminaires étaient bien insignifiants. Ils étaient même loin de dire tout ce qui s'était traité à Londres. L'Angleterre cachait la plus grande partie des avantages obtenus par elle ; elle n'avouait que la reconnaissance de la royauté de la reine Anne par Louis XIV, pour fermer la bouche aux ennemis des ministres, et la démolition des murs de Dunkerque, pour ne pas soulever la jalousie des alliés ; elle ne reconnaissait même pas explicitement la royauté de Philippe V, elle s'en tenait à réclamer des mesures justes et raisonnables pour empêcher que les couronnes de France et d'Espagne fussent jamais réunies sur une seule tête. Mais en réclamant ces mesures, elle donnait suffisamment à entendre que, si le petit-fils de Louis XIV remplissait cette condition, elle ne s'opposerait plus à ce qu'il conservât l'héritage de Charles II. En annonçant les démolitions de Dunkerque, elle promettait au.roi de France un équivalent, et en signifiant qu'elle ne pouvait le donner elle-même, elle avertissait les Hollandais que c'était sur eux qu'en retomberait l'obligation[29]. Enfin, l'importance capitale des préliminaires était la résolution prise par l'Angleterre de traiter, de se séparer de ses alliés, et de les réduire par le défaut de son concours à poser les armes. A ce titre, il y eut une joie égale en Angleterre et en France. Harley-Oxford félicita chaudement Ménager de l'heureux accord des deux nations. Ex duabus gentibus, lui disait-il, faciamus unam gentem amicissimam[30]. La reine Anne voulut recevoir le négociateur français, et l'assura de ses dispositions pacifiques : Je n'aime pas la guerre et je contribuerai en tout ce qui dépendra de moi pour la faire finir au plus tôt. Je souhaite de bien vivre avec un roi à qui je suis tant alliée par la proximité du sang, et j'espère que les liens de notre union se fortifieront de plus en plus entre nous et nos sujets après la paix, par une correspondance et une amitié parfaite. Ces paroles retentirent à Versailles. Dangeau les cite avec soin et témoigne de la satisfaction qu'elles excitèrent. On est fort content, dit-il, de la reine Anne et du comte d'Oxford, son principal ministre, ils font tout ce qu'il faut pour témoigner l'envie qu'ils ont de conclure la paix promptement[31].

On éprouva sans retard les conséquences de cette première convention, et de la bonne volonté du gouvernement anglais. Dans le cours des conférences, après avoir débattu le lieu du congrès, la reine Anne, de concert avec Louis XIV, avait choisi Utrecht. Elle nomma immédiatement ses plénipotentiaires. Un d'eux, le comte de Strafford, son ambassadeur en Hollande, fut chargé de communiquer les préliminaires au grand pensionnaire Heinsius, et d'expliquer ses intentions. En ne stipulant pour les alliés que des conditions générales elle avait voulu respecter leurs intérêts et leur liberté. Elle était résolue à les aider à obtenir des arrangements raisonnables et suffisants, mais elle leur conseillait la modération. Dans le cas où les Hollandais aimeraient mieux continuer la guerre, elle était obligée de leur faire connaître que l'Angleterre n'était plus capable de soutenir un fardeau dont les alliés lui laissaient depuis quelque temps la part la plus lourde, et qu'ils n'avaient plus qu'à choisir entre faire la paix ou fournir dorénavant pour la continuation de la lutte tous leurs contingents de terre et de mer. Le congrès devant s'ouvrira Utrecht le 12 janvier de l'année suivante, elle demandait des passeports pour les plénipotentiaires français.

Cette déclaration et la publication des préliminaires suscitèrent de violentes clameurs. En Angleterre, les ennemis des ministres allaient criant qu'on en voulait à la révolution, à la religion, aux libertés du pays, et que le rétablissement du prétendant était certain. Burnet, dont on connaît la haine pour la France et pour la religion catholique, déclara que tout traité qui laisserait à Philippe V l'Espagne et les Indes livrerait du même coup l'Europe à la France. Il ajoutait d'un ton prophétique qu'en moins de trois ans la reine serait massacrée, et les bûchers allumés au cœur de Londres, comme au temps de Marie Tudor, pour anéantir tous les protestants. Au dehors plusieurs des alliés présentèrent par écrit leurs protestations : l'archiduc Charles devenu, par le choix des électeurs d'Allemagne, l'empereur Charles VI, le conseil d'État des Provinces-Unies, l'électeur de Hanovre, héritier présomptif de la couronne d'Angleterre. L'Empereur dénonçait dans ces préliminaires équivoques l'artifice d'un ennemi qui, à bout de moyens de résistance, ne se proposait plus que de diviser les alliés, et, dans la cessation d'une guerre entreprise pour la seule maison d'Autriche, le commencement du très-honteux esclavage de l'Europe ; il se refusait absolument à envoyer aucun plénipotentiaire pour traiter sur de pareilles bases. Le conseil d'État des Provinces-Unies repassait, dans un verbiage ampoulé et interminable, tous les événements de la guerre pour démontrer la nécessité de la continuer. Tant de victoires éclatantes attestaient la puissance des alliés ; mais les ressources que l'ennemi avait su tant de fois retrouver pour réparer ses pertes les obligeaient à le poursuivre jusqu'à son épuisement complet. Qu'importaient les charges extraordinaires imposées aux Provinces-Unies pour cet objet ? Les grandes choses ne s'acquièrent ordinairement qu'à haut prix, et l'honneur et la gloire ne si laissent aborder que par des chemins scabreux et escarpés. On devait à Dieu de persévérer dans la lutte, en reconnaissance de tant de victoires passées, et la prudence et la saine raison condamnaient une inaction qui entrainerait la perte de tant d'avantages. L'électeur de Hanovre s'attaquait directement au gouvernement anglais. Destiné à régner sur l'Angleterre, et y comptant les whigs pour amis, il faisait appel à leurs sentiments pour contrecarrer le projet des nouveaux ministres. Son grand grief était la conservation de l'Espagne à Philippe V. Selon lui le danger était le même qu'au temps de Guillaume III. Comme, malgré la paix de Ryswick, Louis XIV avait reconnu pour roi d'Angleterre le fils de Jacques II, dès qu'il avait senti sa puissance doublée par l'avènement de Philippe V, aujourd'hui l'affermissement de son petit-fils lui donnerait la puissance de rétablir le prétendant ; et, par l'union désormais inévitable de trois rois catholiques si forts par terre et par mer, c'en serait fait à jamais de la religion protestante et de la liberté de l'Europe[32].

Non contents de cette opposition ouverte par écrit, les trois alliés y joignirent l'action occulte des intrigues et des complots pour soulever l'opinion contre les ministres anglais, et supprimer par leur chute leur projet de paix. Buys le Hollandais, envoyé à Londres dès le mois d'octobre, y trouva une connivence utile dans le comte de Gallas, ambassadeur de l'archiduc, et dans le baron de Bothmar, représentant de l'électeur de Hanovre. Havait pour mission avouée de remontrer l'insuffisance des préliminaires, la nécessité d'attendre des propositions plus explicites de la part de la France, et d'écarter du congrès les plénipotentiaires d'Espagne, de Bavière et de Cologne. C'étaient là les points qu'il débattait avec le gouvernement anglais ; et pour les obtenir il ajournait indéfiniment la délivrance des passeports demandés à la Hollande pour les plénipotentiaires français et confiés à sa garde par ses maîtres. Mais en même temps il pratiquait en secret tous les mécontents ; il ne voyait, il ne recevait que des whigs et des partisans de Marlborough. Le comte de Gallas en était un, et des plus compromis ; il n'était resté en Angleterre, après l'élévation des nouveaux ministres, que sur les instances des whigs ; il avait cru dénoncer les ministres comme traîtres en faisant imprimer les préliminaires quand ils ne lui étaient encore communiqués qu'à titre confidentiel ; et il venait de se permettre contre la reine des offenses indignes de son caractère officiel. Bothmar était comme son maître un whig pur ; il ne connaissait d'autre parti que celui qui avait réglé la succession en faveur de la maison de Hanovre ; les tories ne pouvaient être pour lui que des instruments des Stuarts, et la paix proposée que le complément de la ruine des whigs. Avec des complices si bien disposés, Buys étudiait les moyens d'irriter et de soulever la nation anglaise. Tantôt on pensait à profiter des occasions qui appelaient la multitude dans la rue, comme la fête anglicane où le peuple s'amusait à brûler le pape en effigie, et à couvrir un coup de main politique, l'enlèvement des ministres ou même de la reine, sous le bruit et l'agitation d'une coutume nationale. Tantôt il s'agissait de renouveler la révolution de 1688, d'appeler sans délai en Angleterre l'électeur de Hanovre et de lui faire remplir contre la reine Anne le rôle du prince d'Orange contre Jacques II. Ces complots n'étaient pas si secrets que Louis XIV lui-même n'en eût connaissance, et ils n'étaient pas si téméraires qu'il fût prudent de n'en pas tenir compte.

La reine ne se laissa pas intimider. Elle interdit l'entrée de sa cour au comte de Gallas. L'Empereur fut averti qu'elle recevrait volontiers un autre ministre d'Autriche, mais qu'elle ne voulait plus d'un séditieux, fauteur de troubles dans son royaume. Louis XIV, en lui expliquant ses intentions envers chacun des belligérants, lui permettait d'offrir à chacun d'eux des conditions honorables, et la préservait du reproche d'avoir abandonné ses alliés. Encouragée par cette certitude, elle tint tête aux représentations belliqueuses de Buys ; elle lui opposa l'épuisement de l'Angleterre par des dépenses au-dessus de ses forces, l'épuisement même de la Hollande, qui depuis plusieurs années était impuissante à fournir son contingent : Vos maîtres, dit le grand trésorier à Buys, sont-ils en état de réparer le passé et de satisfaire désormais à leurs engagements ? Le Hollandais interdit fut réduit à avouer par son silence que, quand on ne pouvait plus payer la guerre, il fallait bien faire la paix. Tout ce que la reine lui accorda, et de concert avec Louis XIV, ce fut de retarder l'admission des plénipotentiaires d'Espagne, de Bavière et de Cologne, au congrès jusqu'à ce que le congrès eût réglé les points relatifs à ces princes. Le 18 décembre le Parlement s'ouvrit. La reine y annonça que nonobstant les artifices de ceux qui se plaisaient dans la guerre, on avait réglé le lieu et le jour pour commencer à traiter de la paix générale. Tout en demandant les subsides nécessaires en cas de continuation des hostilités, elle comptait sur le concours des Chambres pour conclure urne paix juste et honorable[33]. Elle les invitait à l'unanimité. Elle eut au moins une majorité imposante dans la Chambre des communes ; il lui manqua une voix dans la Chambre des lords, mais elle annula cette opposition par la création de quelques nouveaux pairs. Alors Boys, convaincu de l'inutilité de sa résistance, délivra les passeports pour les plénipotentiaires français, et prit congé des ministres. Il ne dut pas être bien flatté des adieux du grand trésorier. Oxford lui reprocha ses menées souterraines, ses relations coupables avec tous les ennemis du gouvernement : Vous vous êtes conduit, lui dit-il, non comme le ministre d'une puissance amie, mais comme un incendiaire envoyé pour mettre le feu partout ; et il lui cita les maisons qu'il avait fréquentées, le langage qu'il y avait tenu, et jusqu'à ses conversations de la veille. Puis avec un flegme tout anglais, et pour ne manquer à aucune des convenances diplomatiques, il ajouta : Tenez, voilà une bourse de mille pistoles dont la reine vous fait présent[34].

Les adversaires de la paix ne se tinrent pas encore pour battus. Depuis quelque temps déjà ils méditaient une apparition du prince Eugène à Londres pour effrayer et dominer la reine. Dans leurs calculs, la popularité de ce général, l'autorité de ses victoires, devaient protester victorieusement contre une paix qui menaçait d'en détruire les bénéfices. L'arrivée d'un pareil personnage serait encore l'occasion d'un grand mouvement dans les rues : On enverrait à sa rencontre une multitude qui serait ainsi toute rassemblée pour un coup de main. Il avait transpiré au dehors quelque chose de ces intentions, et les ministres anglai, avaient chargé leur ambassadeur en Hollande de détourner Eugène de son projet de voyage en Angleterre. Après l'échec des négociations de Bu ys, le parti reprit avec une nouvelle ardeur l'espoir de réussir par Eugène. Le général de l'Empereur devait apporter beaucoup d'argent pour s'assurer beaucoup d'amis. faire à la reine et au Parlement des propositions si avantageuses au commerce anglais qu'il serait impossible aux ministres de les combattre, et, le ministère ainsi renversé, appeler en Angleterre l'électeur de Hanovre. Ce plan n'était pas sans danger ; il devenait urgent pour les ministres d'y opposer une preuve manifeste de leur confiance en leur force. Il leur fallait un coup d'éclat pour se sauver, ils n'hésitèrent plus ; ils le portèrent directement sur Marlborough. Les tories, dans la Chambre des communes, accusèrent Marlborough de péculat, pour les sommes immenses qu'il avait retenues à son profit sur la solde des troupes étrangères, et les pots-de-vin considérables qu'il avait exigés des munitionnaires de l'armée ; un seul de ces articles montait au chiffre de 480.000 livres sterling (dix millions de francs). L'inculpé eut beau se défendre par l'usage et par un règlement de Guillaume III ; la Chambre des communes déclara qu'il avait fait une chose illégitime et insoutenable, et qu'il y avait lieu de lui en demander compte suivant les formes régulières. La reine, confirmant cette décision, signifia qu'il convenait de laisser un libre cours à l'examen d'une matière aussi importante, et de ne pas entraver la marche de la justice par la qualité des personnes. En conséquence elle destitua le duc de Marlborough de toutes ses charges, et nomma immédiatement le duc d'Ormond commandant général des forces de terre de la Grande-Bretagne. C'en était fait. L'ancien favori disgracié saris retour et flétri comme un malfaiteur, le héros de la guerre, le vainqueur d'Hochstett et de Ramillies, cassé comme un simple officier, avertissait à la fois les whigs de ne plus compter sur le pouvoir, et les alliés de ne plus attendre le concours de l'Angleterre par les armes.

Le prince Eugène s'obstina. Il arriva à Londres quelques jours après la destitution de Marlborough (16 janvier 1712). Il y trouva des complices assez découragés par leur dernière déroute, mais espérant encore rallier leurs partisans par la patience et la modération. Ce fut le conseil qu'ils donnèrent à Eugène. Le représentant impérial en tint compte, et avec un respect affecté pour la reine, et sans colère avec les ministres, il exposa les propositions de son maitre ; c'étaient d'abord des excuses pour la conduite du comte de Gallas ; ensuite le désir de participer au congrès pour la paix, si la reine obtenait des préliminaires plus explicites, enfin un état des forces présentes de l'Autriche qui semblait assurer désormais un concours véritable pour la continuation de la guerre. Cette diplomatie doucereuse échoua encore. La reine répondit par l'excès des charges que la guerre imposait à l'Angleterre pour la cause d'autrui ; elle mit en regard le peu d'efforts que l'Empereur avait fait jusque-là pour sa cause, et quant aux troupes que l'Empereur se vantait de tenir maintenant toutes prêtes, elle ne pouvait, dit-elle, y faire entrer les garnisons de Lombardie, de Naples et de Hongrie ; autrement elle devrait elle-même compter comme troupes de la coalition celles qu'elle entretenait en Écosse, en Irlande et dans les colonies d'Amérique pour la garde de ces possessions[35]. Les Communes vinrent en aide à ce raisonnement. La Chambre s'était mise à dresser le bilan des alliés, à reconnaître la part réelle de chacun dans les dépenses de la guerre ; et elle publiait dans une adresse à la reine le résultat de cet apurement. Les États-Généraux n'avaient fourni qu'un tiers de leur contingent de mer, que la moitié de leur contingent total ; en Espagne ils n'avaient entretenu aucune troupe depuis 1708 ; en Flandre, ils avaient donné 20.837 hommes de moins qu'ils ne devaient. L'Empereur, ce prétendant à la couronne d'Espagne, qui avait armé toute l'Europe pour lui seul, n'avait rien fait en Espagne. Il n'avait jamais eu dans cette contrée à ses frais qu'un régiment de deux mille hommes, et depuis une année seulement ; il s'en était remis de tout le fardeau à l'Angleterre qui avait constamment fourni et entretenu 56.000 hommes de ses troupes, et soldé 13 bataillons et 18 escadrons de troupes impériales. Aussi la dépense annuelle de l'Angleterre, qui ne montait en 1702 qu'à trois millions sterling, s'élevait maintenant à huit millions. Plus les armes de Votre Majesté, disaient les députés, ont eu d'heureux succès, plus notre fardeau s'est appesanti ; et de l'autre côté, plus vos efforts ont été vigoureux et plus vos alliés en ont retiré d'avantages, plus ces mêmes alliés en ont diminué la portion de leur dépense[36].

L'Angleterre se réveillait. Le peuple marchand reconnaissait enfin qu'il avait fait une mauvaise affaire : tout pour les autres, à ses frais ; rien, ou beaucoup trop peu pour lui-même. Cette raison de conclure la paix au plus tôt devenait le sentiment public, et laissait Eugène sans réplique valable. L'envoyé de l'Empereur le comprit bien, et dans son impuissance, s'il faut en croire les bruits qui coururent, il examina, avec Marlborough et consorts, s'il n'y aurait pas une dernière ressource dans la violence. Ces hommes justement renommés dans toute l'Europe pour de grands talents, en seraient venus, comme des bandits vulgaires, à combiner des assassinats ou des incendies. Marlborough voulait, en soudoyant des gens sans aveu pour insulter les passants, entretenir dans les rues des querelles, des troubles nocturnes, à la faveur desquels il ferait assassiner ses adversaires personnels sans qu'il fût possible de démêler les vrais coupables. Eugène eut la pensée de mettre le feu à divers quartiers de Londres à la fois ; dans la confusion d'une pareille calamité, et avec l'aide d'officiers affidés, on pourrait s'emparer de la Tour, arrêter la reine, et convoquer un autre parlement. Quoi qu'il en soit de ces imputations, il reste toujours certain qu'il y eut des complots contre la vie de la reine, que le jour de la naissance de cette princesse (6 février) était marqué pour l'exécution, et que les ministres, pour mieux dénoncer le danger, doublèrent sa garde. Ils profitèrent des troubles qu'ils avaient à craindre pour donner aussi une garde à Eugène, en apparence pour le protéger, au fond pour le surveiller et tenir de près. Déjà on l'avait prévenu plusieurs fois que, quand il voudrait repasser sur le continent, ses yachts étaient tout prêts. Averti par cette politesse dérisoire qu'il était pénétré, sa présence à Londres suspecte, et ses projets d'autant plus difficiles à exécuter, il tenta encore de combiner avec Marlborough et Bothmar quelques moyens pour agir sur le continent contre la paix. On convint sans peine qu'il serait bon de soustraire à l'obéissance de la reine les troupes étrangères qui étaient à sa solde ; mais quand Eugène proposa de faire donner par l'Empereur le gouvernement des Pays-Bas avec le commandement de l'armée à l'électeur de Hanovre, la bonne intelligence cessa. Marlborough, qui convoitait ce commandement pour lui-même, avec le titre de vicaire général de l'Empire, n'entendit pas céder la seule chance qui lui restât de réparer sa disgrâce. Alors Eugène, rebuté par le gouvernement anglais, dédaigné par la population, et brouillé avec ses propres amis, se décida à quitter Londres, et à rendre aux ministres un peu de sécurité chez eux.

Le gouvernement anglais avait tenu bon contre toutes les secousses ; il restait fidèle à son alliance secrète avec Louis XIV ; il était décidément compromis pour la paix. Aussi a-t-on dit, un peu plus tard, que la paix ne se ferait pas à Utrecht, mais qu'elle était déjà faite à Londres et à Versailles[37]. En France on la regardait si bien comme déjà faite, qu'on en exécutait d'avance le premier article. On payait la reine Anne de ses bonnes dispositions en reconnaissant sa royauté. Quand on parle présentement en France de la reine Anne, écrivait Dangeau[38], on ne doit plus se servir de ce terme, et on la doit appeler la reine de la Grande-Bretagne.

 

 

 



[1] Dépêche de Torcy à Noailles, 7 septembre 1710, dans les Mémoires de Noailles, tome IV.

[2] Mémoires de Saint-Philippe. Dangeau, Journal, 9 novembre 1710.

[3] Mémoires de Noailles, tome II.

[4] Lettre de Philippe V, 25 septembre.

[5] Mémoires de Saint-Philippe.

[6] Mémoires de Berwick, d'autant plus digne de foi qu'il ne conteste pas le mérite de la résistance glorieuse de Stahrenberg pendant la bataille.

[7] Mémoires de Noailles, tome III : lettre à Vendôme, janvier 1711.

[8] Fénelon à Chevreuse, 5 janvier 1711.

[9] Maintenon à Noailles, 27 décembre 1710 et 12 janvier 1711.

[10] Dangeau, 17 mars 1710.

[11] Voici le texte de Dangeau, 23 septembre 1710 : On parle fort d'une dîme royale sur tous les biens du royaume. M. le duc de Sully en parle dans ses Mémoires. Boisguillebert avait travaillé sur cela et en avait parlé à M. le chancelier pendant qu'il était contrôleur général. Depuis ce temps-là, feu M. le maréchal de Vauban avait fait imprimer un livre dans cet esprit-là, et où il était entré dans de plus grands détails. M. Desmarets fait examiner l'idée que les uns et les autres ont eue.

[12] Cette contradiction est remarquée par le vieux Foucauld, dans une addition faite à ses Mémoires, à l'année 1689.

[13] Fénelon à Chevreuse, 2 novembre 1710.

[14] Dans la lettre déjà citée du 2 novembre.

[15] Voir Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome I, page 10 : une proposition générale du conseil d'État des Provinces-Unies.

[16] Mémoires de Torcy, IIIe partie, et Mémoires de Bolingbroke.

[17] Nous ne disons rien de l'histoire légendaire du verre d'eau, parce que nous ne la trouvons dans aucun livre sérieux.

[18] Lettres de Maintenon, 27 décembre 1710.

[19] Mémoires de Berwick, en 1711 et 1714.

[20] Dangeau, Berwick, Torcy, la marquise d'Huxelles.

[21] Mémoires de Noailles, tome IV : lettre de la duchesse de Bourgogne au duc de Noailles, 11 mai 1711.

[22] Fénelon, fin d'avril 1711 : le nom du destinataire manque.

[23] Voir chapitre XXXVIII, § III, la déclaration de l'empereur Léopold.

[24] Mémoires de Noailles, 11 mai.

[25] Lettre d'Huxelles, 1er mai.

[26] Dangeau, Journal, 1er, 10, 18 Juin 1711.

[27] Voir dans Ernest Moret, tome III, les détails tirés des Mémoires de Duguay-Trouin.

[28] Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome I, page 99.

[29] C'était la pensée de Prior, rapportée par Torcy.

[30] Des deux nations, faisons par la force de l'amitié une seule nation.

[31] Mémoires de Torcy. Dangeau, Journal, 18 et 21 octobre 1711.

[32] Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome Ier : Protestations de l'Empereur, 8 novembre 1711 ; du conseil des Provinces-Unies, 13 novembre ; de l'électeur de Hanovre, 9 décembre.

[33] Discours de la reine, dans les Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome Ier.

[34] Mémoires de Torcy.

[35] Mémoires de Torcy, quatrième partie.

[36] Actes et Mémoires de la paix d'Utrecht, tome Ier : Représentation de la Chambre des communes à la reine, 18 février 1712.

[37] Mémoires de Torcy, troisième partie.

[38] Dangeau, Journal, 19 décembre 1711.