HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'Espagne (suite et fin)

 

CHAPITRE XXXVII. — Intervalle de quatre ans entre la paix de Ryswick et la guerre de la succession d'Espagne : fin de 1697 à 1701.

 

 

III. — Nouveaux ministres en France, Chamillard. - Effet produit en Europe par l'acceptation du testament. - Indécision de l'Angleterre et de la Hollande. - Résistance ouverte de l'Autriche : son manifeste, ses alliances ; la Prusse érigée en royaume. - Louis XIV gouvernant l'Espagne ; occupation des Pays-Bas par les troupes françaises ; premier grief contre Louis XIV. - Préparatifs de guerre en France : mesures financières et levées de troupes.

 

Avant d'aller plus loin, pour mieux faire comprendre le rôle de divers personnages dans la guerre de la succession d'Espagne, il convient de dire un mot des changements survenus en France dans les ministres et les secrétaires d'État.

Torcy, neveu de Colbert, déjà secrétaire d'État des affaires étrangères en survivance de son père Croissy, n'avait pas eu d'abord de place au conseil des ministres, quoique cette dignité semblât inhérente à ses fonctions. C'était Pomponne, son beau-père, qui le doublait dans ce conseil, dit Saint-Simon, comme rapporteur des affaires et des dépêches extérieures ; il n'y paraissait lui-même que par moments à la suite de Pomponne à titre d'auxiliaire. A la fin, le roi, content de lui, l'invita à s'asseoir et à demeurer. Cet instant le constitua ministre d'État (9 mars 1699) : il n'avait que trente-quatre ans ; mais, sa capacité reconnue dépassant son âge, la faveur royale fut universellement applaudie comme une justice. Six mois après, Pomponne mourut (sept. 1699) ; de fonctions administratives directes il n'avait eu que la surintendance des postes. Torcy hérita de cette surintendance et la joignit aux affaires étrangères.

Une autre mort, celle du chancelier Boucherat (2 sept. 1699) entraîna de plus grands changements. Pontchartrain, qui succombait sous le poids de tant de charges fut heureux d'y échapper en acceptant les fonctions de chancelier, quoique les émoluments en fussent inférieurs à ceux du contrôle général des finances[1]. Il devint dès lors M. le chancelier et ne fut plus désigné que sous ce nom. Ses anciennes fonctions furent partagées : la maison du roi et la marine, avec le titre de secrétaire d'État, passèrent à son fils, jusque-là appelé le comte de Maurepas, qui reprit le nom de M. de Pontchartrain et ne porta plus que celui-là. Le contrôle général des finances fut donné à Chamillard, ancien magistrat, ancien intendant, ancien administrateur des revenus de Saint-Cyr, d'une grande assiduité au travail, d'une probité exemplaire, d'une simplicité de manières et de conduite louée par Saint-Simon, et aussi d'une grande habileté au billard, par où, dit encore Saint-Simon, il s'était d'abord fait remarquer du roi (5 sept. 1699). Il jouit immédiatement d'une grande faveur. Sa femme, dès le mois de juillet suivant, était autorisée à entrer dans le carrosse de la duchesse de Bourgogne : honneur que n'avait encore reçu aucune femme de contrôleur général[2]. Lui-même, en novembre 1700, il fut fait ministre d'État. Ce n'était pas assez : en janvier 1701, Barbezieux mourut. Ce fils de Louvois, qui dirigeait depuis dix ans l'administration de la guerre, n'avait jamais été que secrétaire d'Etat et point ministre. Louis XIV n'hésita pas à donner la guerre à Chamillard quoiqu'il eût déjà les finances, et à réunir sur une seule tête les héritages de Colbert et de Louvois. Cet amas excessif et imprévoyant d'honneurs pourrait être rapporté à l'influence de Mme de Maintenon, si l'on en juge par la joie qu'elle en témoigne et par le profit qu'elle s'en promet : M. de Chamillard, écrit-elle[3], est un honnête homme ; s'il gouverne les finances du royaume comme celles de Saint-Cyr, nous ne trouverons pas à dire : Monsieur Colbert. Le roi lui a promis de partager avec lui le travail du département de la guerre. Mme la duchesse de Bourgogne a pris de l'affection pour lui, et il travaillera quelquefois avec M. le duc de Bourgogne pour le former. Ses manières honnêtes lui ont gagné tous les cœurs. Il emploiera nos amis, et ne se fera pas un chagrin, comme M. de Louvois et son fils, de travailler avec le roi en bonne compagnie.

Les ministres d'État étaient donc alors le duc de Beauvilliers, le chancelier, Torcy et Chamillard. Il y en eut bientôt un autre in petto, qui ne fut déclaré qu'après plusieurs années, mais qui ne tarda pas à devenir le conseiller intime et écouté du roi : c'était le duc de Chevreuse, beau-frère de Beauvilliers, dont Saint-Simon a révélé l'histoire. Il y en eut, plus vite encore, un autre, inconnu du roi, quoique peut-être soupçonné, qui au moyen de son amitié avec Beauvilliers et Chevreuse, s'insinua dans les affaires et dans les conseils, et qui, tenu loin de la cour pu la disgrâce, y rentrait souvent par ses mémoires et ses plans de gouvernement. C'est Fénelon, l'archevêque de Cambrai, que Saint-Simon appelle, non sans justesse, le pilote de la cabale des ministres[4]. Il existe de lui un mémoire du milieu de 1701 où il examine, dans l'ordre politique et dans l'ordre militaire, les mesures à prendre pour éviter la guerre ; il en existe un autre, mais par fragment, où il débat le plan de la campagne de 1702. Plus tard il interviendra, par ses amis, dans la question de savoir si Philippe V doit renoncer à la couronne d'Espagne. A la fin, dans la prévision de la mort de Louis XIV, il enverra un système complet de réorganisation du royaume.

A la première nouvelle de l'acceptation du testament, l'ambassadeur hollandais en France avait présenté à Louis XIV ses réclamations en faveur du traité (le partage (25 nov. 1700). Guillaume III fit également déclarer qu'il s'en tenait à ce traité, et attendrait l'expiration des deux mois accordés à l'Empereur pour y entrer[5]. Louis XIV répondit (4 décembre 1700) par un mémoire sérieux, quoique un peu subtil parfois, où il exposait lui-même les arguments que nous avons déjà développés. Selon lui, accepter le testament, c'était observer l'esprit du traité de partage, qui avait été de maintenir la paix de l'Europe. Cette paix, si l'on observait les termes du traité, devenait impossible par l'opposition obstinée de l'Empereur au partage, par l'attachement des Espagnols à l'unité : il faudrait combattre l'Empereur pour le réduire à sa part, et les Espagnols pour les démembrer. Les droits d'ailleurs avaient changé depuis que, au lieu de voisins et de médiateurs, c'était le roi d'Espagne lui-même, le premier intéressé, qui avait réglé la succession et établi l'ordre de ses héritiers. Le testament substituait, à défaut d'un prince français, l'archiduc d'Autriche ; dès lors, si le Français n'acceptait pas, l'Autrichien prenait sa place ; l'Empereur, investi du droit de tout avoir, s'obstinerait avec plus de force à ne rien abandonner ; et les Espagnols, par fidélité à leur dernier roi, par attachement à leur unité, reconnaîtraient son fils. Dans tous les cas donc les contractants étaient impuissants à faire valoir leur traité : leurs efforts ne pouvaient aboutir qu'à accroître la grandeur et la puissance de la maison d'Autriche. Quant à la crainte d'augmenter outre mesure l'importance française, il était clair que les États ajoutés à la France par le traité de partage, étaient bien plus faits pour exciter une juste jalousie que la conservation de la monarchie d'Espagne sous un prince, Français d'origine, mais devenu Espagnol par sentiment de ses devoirs. Les peuples de Hollande et d'Angleterre s'étaient émus pour leur commerce dans la Méditerranée des avantages assurés à la France par l'acquisition des royaumes de Naples et de Sicile. Ces appréhensions n'étaient plus fondées quand l'Espagne subsistait entière sous un roi intéressé à relever la splendeur de sa monarchie, et que les affections mêmes de famille interdisaient à l'aïeul tout attentat aux domaines de son petit-fils[6].

Ces raisons étaient si naturelles, si plausibles, que déjà l'opinion les avait trouvées et les colportait en Angleterre et en Hollande. Le dépit de Guillaume, dans sa correspondance, en offre une preuve irrécusable. Dès le 16 novembre, il se désolait de l'imprévoyance des Anglais : Le pire de tout ceci, c'est l'état où se trouvent les choses dans ce pays-ci. L'aveuglement du peuple est incompréhensible ; car sur le bruit qui circule que le roi d'Espagne a fait un testament au profit du duc d'Anjou, l'opinion généralement se prononce en faveur de l'exécution du testament et de préférence à l'exécution du traité de partage. Deux jours après la douleur augmente : Je gémis du fond du cœur en voyant qu'à mesure que la chose devient publique dans ce pays, la majorité se réjouit que le testament ait été préféré par la France, et cela parce que le testament est plus avantageux à l'Angleterre et à l'Europe. Ce jugement est fondé sur la jeunesse du duc d'Anjou ; c'est un enfant, dit-on ; il sera élevé en Espagne, on lui inculquera les principes de cette monarchie, il les adoptera, et, ses relations venant à cesser avec la France, il sera gouverné par le Conseil d'Espagne. Un mois plus tard (14 décembre), rien ne paraissait changé : Tout le monde me presse avec instance pour que je reconnaisse le roi d'Espagne, et n'ayant rien à démêler avec ce monarque ni avec la nation, je ne prévois pas que je puisse le différer plus longtemps. Un autre mois s'écoule, et au milieu de janvier 1701 cette obsession n'est pas amortie : ... la nécessité où nous pourrions nous trouver de reconnaître le roi d'Espagne.... je devrai en venir là sous peu ; et trois jours après : Vous ne sauriez croire combien mes ministres me pressent là-dessus[7]. Guillaume était réservé à une bien plus vive contradiction. Encore trois mois, et la Chambre des Communes mettra en accusation plusieurs de ses ministres, entre autres son Portland, pour avoir signé, sans consulter le Parlement, le traité de partage si dangereux dans ses conséquences par les avantages immenses qu'il accordait à la France[8]. Cette réprobation de l'œuvre à laquelle il prétendait se tenir, équivalant à l'acceptation du testament, il se résoudra, pour n'avoir pas la main forcée, à reconnaître de lui-même Philippe V.

Heinsius, grand pensionnaire de Hollande, constatait avec un égal regret les mêmes dispositions dans les Provinces-Unies. Dès le 23 novembre, Amsterdam accueillit avec joie l'acceptation du testament par Louis XIV. Les fonds publics et les actions montèrent ; et bien que cela ne repose sur rien de solide, dit Heinsius, Votre Majesté sait combien un fait semblable a d'influence. On en vit en effet la suite dans les débats prolongés où s'engagèrent, en janvier 1701, les assemblées de la République. Le testament y trouva de nombreux défenseurs, Amsterdam en tête. Leurs arguments étaient le besoin d'éviter les maux et les dépenses d'une nouvelle guerre, de ne pas interrompre les relations commerciales avec l'Espagne et ses colonies, la défiance qu'inspirait toujours l'assistance illusoire de l'Autriche, l'opinion publique en Angleterre, et la légitimité des droits du duc d'Anjou à l'héritage de Charles II. Les adversaires ripostaient sans grande faveur que la République était désormais livrée à tous les coups de main de la France, que l'Espagne n'était plus qu'une annexe de la France, que la puissance de Louis XIV était doublée. Ces prévisions touchaient médiocrement la majorité. Le grand motif, dit encore Heinsius[9], est le même qu'en Angleterre, c'est-à-dire l'intérêt présent des marchands, et pourvu que celui-ci soit à l'abri, peu leur importe que nous hasardions notre avenir.

Une seule puissance protesta haut et sans délai contre le testament, ce fut l'Empereur. Comme il avait rejeté obstinément toute proposition de partage, il devait avoir encore plus d'horreur d'une décision qui ne lui laissait rien. Le manifeste qu'il publia est un chef-d'œuvre d'assurance imperturbable en ses droits, d'indignation ou de dédain pour ses adversaires. Il n'y a, si on veut l'écouter, que des Français accoutumés, selon le génie de leur nation, à flatter lâchement leurs rois, qui aient pu croire, depuis la mort de Philippe IV, que le roi très-chrétien et tous ses descendants n'étaient pas à jamais exclus de la succession espagnole. Mais lui, qui n'était pas Français, dans quelle conviction ou quel sentiment avait-il donc reconnu au roi très-chrétien un droit à la moitié au moins de cet héritage par le traité de partage de 1668 ? Il n'admet plus qu'une règle pour cette succession : les renonciations confirmées par les testaments des prédécesseurs de Charles II, et la nécessité de prévenir la réunion des couronnes de France et d'Espagne sur la même tête. Il atteste les renonciations sans en prouver la validité, et il bafoue, sans les réfuter, ceux qui affirment que la réunion est suffisamment prévenue par le choix d'un prince cadet non destiné au trône de France. Il termine en traitant de prévaricateurs et de transfuges les ministres de Charles II, promoteurs d'une pareille résolution, et il fait appel à la conscience de la nation espagnole. Ces peuples, dit-il, sont opprimés aujourd'hui par la main étrangère ; ils se ressouviendront de la douceur de l'Autriche qu'ils ont éprouvée par tant de siècles, et en même temps de leur devoir, et ils retourneront bientôt ouvertement à leur première obéissance[10]. Quelle présomption et quelle paternité tudesque après tant de misères amassées sur l'Espagne par le gouvernement allemand ! Ne croirait-on pas entendre les Prussiens de 1871 se faire honneur d'avoir libéré l'Alsace de l'oppression française ?

Depuis qu'il prévoyait la nécessité d'une guerre pour le triomphe de ses prétentions, il s'y préparait par des levées de troupes et des alliances. A cette fin, en dépit des oppositions permanentes d'une partie de l'Allemagne, il avait conféré définitivement la dignité électorale à la maison de Hanovre. Il satisfit l'ambition de l'électeur de Brandebourg en lui conférant la dignité royale. L'élévation de l'électeur de Saxe au trône de Pologne offusquait ses pairs allemands. L'électeur de Brandebourg, Frédéric III, prince fastueux, aussi sensible aux dehors brillants de l'autorité qu'à l'agrandissement solide de ses domaines, aspirait ardemment à devenir roi dans un de ses États, dans la Prusse qui ne relevait pas de l'Empire. Par la force du vieux prestige qui entourait toujours la Majesté impériale, c'était à l'Empereur seul de donner des couronnes. Frédéric sollicita de Léopold la grâce d'être reconnu roi de Prusse ; l'Empereur saisit cette occasion de se faire assister dans la lutte prochaine. Un traité du 16 novembre 1700 stipula de la part du requérant un secours de dix mille hommes pendant toute la durée de la guerre, l'accord toujours constant avec l'Empereur dans les affaires d'Empire, le renoncement au subside que l'Autriche lui devait, la promesse de sa voix pour l'élection impériale des petits-fils de Léopold. A ce prix, il fut roi, il courut en hâte à Kœnigsberg, et s'y fit couronner le 18 janvier 1701. La plupart des puissances ne firent pas difficulté de lui reconnaître ce nouveau titre. La France seule, avec l'Espagne, refusa son approbation. Aussitôt les rapports furent rompus entre Versailles et le Brandebourg ; l'envoyé français reçut l'ordre de quitter Berlin le 9 janvier 1701, dix jours après l'envoyé de Brandebourg quittait la France[11]. L'avantage d'avoir suscité un ennemi à Louis XIV déroba aux yeux de Léopold la vue des dangers où sa nouvelle alliance mettait la maison d'Autriche. Le titre de roi, par l'égalité de rang, encourageait le vassal à tenter l'indépendance, et de suite en suite à disputer la supériorité. Le prince Eugène y voyait plus clair quand il disait que l'Empereur aurait dû faire pendre les ministres qui lui avaient donné un pareil conseil.

L'Empereur se rapprochait en même temps des puissances maritimes. Après avoir menacé de les planter là, quand elles ne lui offraient que la moitié de l'héritage espagnol, maintenant qu'il avait tout perdu, il les trouvait bonnes à prendre les armes pour lui et à déposséder son concurrent heureux. Il ne voulait commencer la guerre qu'après s'être assuré, par une alliance offensive, de la participation de l'Angleterre et des États-Généraux. Il espérait même, comme par le passé, laisser retomber tout le poids de la guerre sur l'Angleterre et la Hollande. C'est le soupçon exprimé alors par Guillaume[12], et vérifié par l'aveu formel de Léopold à Villars. Je n'y mettrai guère du mien, disait-il à l'envoyé français[13], l'Angleterre, la Hollande et tous les princes de l'Europe me fourniront des troupes et de l'argent. Mais cet égoïsme cynique était peu de nature à lui concilier d'actifs coopérateurs. Guillaume en particulier voulait attendre que son Parlement eût parlé, ou que l'Empereur se fût compromis par un commencement d'hostilités.

Cependant Louis XIV exerçait royalement ses fonctions de tuteur de l'Espagne. Pendant le voyage triomphal de Philippe V vers Madrid — et il dura longtemps, du 4 décembre 1700 au 19 février 1701 —, la junte de régence espagnole remit en quelque sorte au roi de France les soins du gouvernement. Les dépêches d'Espagne affluaient au Conseil de Versailles, en plus grand nombre que de toms les autres pays de l'Europe ensemble. Le roi disait lui-même qu'il travaillait plus aux affaires d'Espagne qu'a celles de France. Dangeau le loue de répondre ainsi à la confiance de ses protégés[14] ; Mme de Maintenon appelle cette confiance le comble de la gloire, car rien n'est plus flatteur que de se faire aimer après s'être fait craindre[15]. Dans la prévision des dangers dont la résistance autrichienne pouvait menacer l'Italie espagnole, le comte de Tessé fut expédié (décembre 1700) dans le Milanais pour surveiller les dispositions du peuple, pour gagner à la cause de Philippe V le duc de Savoie, dont les États ouvraient le Milanais aux Français, le duc de Mantoue et les Vénitiens, dont les États n'avaient qu'à rester neutres pour fermer le Milanais à l'Autriche. L'accueil fait à Tessé fut un nouveau sujet de contentement pour la cour de France ; on avait crié partout : Vive le grand Louis en même temps que Vive son petit-fils Philippe ; il semblait que les deux rois régnaient ensemble. Bientôt une mesure capitale de la junte transporta en quelque sorte à Versailles le siège du gouvernement d'Espagne. Ordre fut donné aux gouverneurs et vice-rois d'obéir au roi de France comme au roi d'Espagne ; ordre aux ambassadeurs, ministres et envoyés d'Espagne, de rendre compte au roi de France de l'état de leurs négociations, d'entrer dans toutes les ligues, de faire tous les traités que Sa Majesté leur conseillerait, en un mot, de lui obéir comme s'ils étaient ministres de France. Cette fois toute la monarchie d'Espagne était assujettie à l'autorité directe de Louis XIV, depuis l'extrémité de la Sicile jusqu'aux Alpes, depuis les Pays-Bas jusqu'à l'Amérique (janvier 1701). Les courtisans n'y voulaient voir qu'un nouveau triomphe pour leur maitre, cet abandon absolu des Espagnols à sa protection étant à leurs veux la preuve irrécusable de sa supériorité dans le monde. Des serviteurs ou des amis mieux inspirés ou plus sincères auraient craint pour lui, dans ce pouvoir illimité, la tentation d'en abuser, et quelque entreprise capable de donner raison à ses ennemis. L'usage qu'il ne tarda pas à en faire fut en effet le premier grief d'où sortit la guerre générale.

Guillaume attendait et épiait les occasions. Profondément ulcéré d'avoir été la dupe du traité de partage, il aspirait à la vengeance, il l'avouait à ses confidents : Je ne peux vivre, écrivait-il[16], en bonne intelligence avec la France, l'affront que je viens d'essuyer est trop éclatant pour que je puisse le dissimuler. Contenu par l'opinion pacifique des Anglais, il cherchait à changer cette opinion, à la disposer tout doucement à la lutte, c'est encore lui qui le dit : Le seul jeu que j'aie à jouer avec ce peuple (les Anglais), d'est de l'y disposer insensiblement[17]. Mais les prétextes lui manquaient ; il n'en trouvait pas même dans l'élévation du duc d'Anjou au trône d'Espagne, ni dans la conduite de ce roi depuis son avènement ; il reconnaissait que ni l'Espagne ni Philippe V ne lui avaient donné aucun sujet de plainte[18]. Il n'avait donc d'autre ressource que d'exciter sur quelque point, par un de ses anciens alliés, un commencement d'hostilités, espérant des complications, qui ne manqueraient pas de suivre, le droit d'y faire intervenir l'Angleterre et la Hollande. Dans cette pensée, il poussait secrètement l'Empereur à réclamer par les armes contre le testament, et lui faisait entrevoir son appui. Si l'Empereur, disait-il à un envoyé autrichien[19], veut prendre sur lui de commencer la guerre avec vigueur, la France nous fournira bientôt l'occasion d'y entrer. Pendant qu'il spéculait ainsi sur les provocations de la France, Louis XIV le servit à souhait par un coup hardi, qui fut pris par les Hollandais pour une menace à leur indépendance, et qui était de nature, par l'effet du voisinage, et Guillaume aidant, à inquiéter les Anglais.

Après la paix de Ryswick, et par défiance de Louis XIV, le duc de Bavière, gouverneur des Pays-Bas espagnols, avait conclu avec les États-Généraux un arrangement en vertu duquel des troupes hollandaises devaient tenir garnison dans les villes de Luxembourg, Namur, Charleroy, Mons, Ath, Oudenarde et Nieuport. Par cette occupation, le gouvernement espagnol avait cru mieux assurer à l'avenir la défense de ces places contre les entreprises de la France, et les États-Généraux se constituer, en avant de leur propre territoire, une barrière contre le renouvellement de l'invasion de 1672. Ces calculs, ces accords d'un autre temps venaient de perdre leur raison d'être par l'avènement de Philippe V. Si l'Espagne avait désormais un voisin à craindre pour les Pays-Bas, c'était bien plutôt la Hollande que la France, et il ne convenait plus au nouveau roi d'entretenir en camp retranché, dans un de ses États, les adversaires de sa cause, les ennemis éternels de son protecteur. Louis XIV ne pouvait souffrir cette attitude belliqueuse contre lui-même, ce danger pour la royauté de son petit-fils. Investi de pouvoirs illimités par la junte, il résolut de substituer les Français aux Hollandais dans la garde des Pays-Bas. Après s'être assuré de la connivence de l'électeur de Bavière, il donna ordre au maréchal de Boufflers, alors à Lille, d'expédier des troupes contre chacune des villes qui composaient la barrière. Les mesures furent prises avec une admirable précision et un secret impénétrable. Le 6 février 1701, à la même heure, malgré la différence des chemins et des distances, chaque corps français arrivait à sa destination sans que personne eût soupçonné sa marche. Les commandants hollandais et leurs troupes, surpris, déconcertés, inférieurs en nombre, ne tentèrent aucune résistance. Vingt-deux bataillons des États-Généraux, leurs plus vieux et leurs meilleurs soldats, se trouvèrent par le fait prisonniers, et pendant quelques jours inspirèrent de grandes inquiétudes à leur gouvernement et à Guillaume. Mais Louis XIV n'avait voulu que donner un avertissement aux Hollandais, non leur déclarer la guerre. Il crut même qu'une marque de générosité, après cette démonstration de sa force, lui concilierait les esprits modérés ; il renvoya, au bout de cinq jours, les vingt-deux batail tons avec armes et bagages[20]. Il se contenta de faire expliquer ses intentions aux États-Généraux par l'ambassadeur d'Espagne. Celui-ci déclara que l'entrée des Français dans les Pays-Bas avait eu lieu du consentement de la cour d'Espagne, que cette occupation avait été rendue nécessaire par la lenteur des États à reconnaître Philippe V. Quand les États négociaient des alliances avec les ennemis de l'Espagne, quand ils augmentaient incessamment leurs troupes, le roi très-chrétien était en droit de pourvoir aux dangers de son petit-fils, et surtout de ne pas laisser la garde d'une partie de la monarchie espagnole à ceux qui ne reconnaissaient pas le roi.

Il sembla d'abord que ce trait d'audace dût tourner au profit de son auteur. A la vue des troupes françaises cantonnées à leurs portes, un cri s'éleva dans les Provinces-Unis, et la voix d'Amsterdam plus haut que les autres, qu'il fallait sans plus de délai reconnaître Philippe V. En vain Heinsius combattit cette proposition comme un engagement qui lierait les mains à la République vis-à-vis de ses anciens alliés et de son éternel ennemi. La peur d'irriter, d'attirer immédiatement les forces irrésistibles du dominateur sur un territoire mal préparé à la résistance, prévalut contre toute autre considération. Le 21 février 1701, les États-Généraux reconnurent solennellement Philippe V. Il y eut en Angleterre un mouvement pareil. Dès l'ouverture du Parlement (20 février 1701), une minorité nombreuse proposa de reconnaître le nouveau roi d'Espagne, et quoique la motion eût été écartée par un tour d'éloquence assez heureux, les débats qui suivirent ne tardèrent pas à la ramener et à la faire réussir. Dans cet esprit d'hostilité qui était le tourment de Guillaume, les Communes blâmèrent hautement le traité de partage, conclu et scellé du grand sceau par des favoris d'origine étrangère sans le concours des Anglais naturels, vrais défenseurs des intérêts nationaux, et elles mirent en accusation Portland et quelques-uns de ses collègues. Les lords reconnurent bien que le roi de France paraissait avoir violé le traité de partage ; mais, au lieu de demander une réparation par les armes, ils se contentèrent d'inviter leur roi à mettre à l'avenir plus de prudence dans ses négociations avec Louis XIV. Déconcerté par le blâme des uns, par les conseils peu belliqueux des autres, Guillaume craignit que le Parlement, par amour de la paix, ne lui forçât la main pour reconnaître Philippe V : il aima mieux se conserver un air de liberté en reconnaissant de lui-même le nouveau roi d'Espagne (29 avril 1701).

Mais Guillaume et Heinsius avaient fait leurs restrictions mentales et se les étaient communiquées. Cette simple reconnaissance du roi d'Espagne, écrivait Guillaume[21], nous laisse libres de contracter tous les engagements que nous jugerons nécessaires avec la cour de Vienne, hormis le seul point de commencer immédiatement la guerre. Heinsius avouait à son tour que cette reconnaissance pure et simple n'engageait à rien la Hollande, qu'elle ne tranchait pas les questions, que c'était une manière de donner aux Hollandais l'apparence de la bonne volonté, et, en cas de guerre, de rejeter tout le tort sur la France[22]. Les Etats-Généraux le laissèrent voir au moment même où ils reconnaissaient Philippe V, en demandant au roi de France l'ouverture de négociations pour régler à l'amiable la succession d'Espagne, se donner à eux-mêmes et à l'Angleterre toute la sécurité désirable, et une satisfaction convenable à l'Empereur. Ils voulaient que le roi de France retirât dans le plus bref délai ses troupes des Pays-Bas ; et leur livrât à eux-mêmes la garde de Venloo, Ruremonde, Stewenwerth, Luxembourg, Namur, Charleroi, Mons, Dendermonde , Damme et Saint-Donat, avec commandement et pleine autorité dans ces places, et interdiction à l'Espagne même de bâtir aucun fort à l'entour, d'élever des lignes et ouvrages de fortification sur son propre territoire. Ils réclamaient pour l'Angleterre, dans les mêmes conditions, la garde des villes d'Ostende et de Nieuport, et bientôt sur le conseil de Guillaume ils proposèrent, pour la satisfaction de l'Empereur, l'abandon du Milanais et des Pays-Bas espagnols. De telles exigences étaient tout au plus ce qu'un vainqueur aurait pu imposer à un ennemi épuisé ; c'était en outre un attentat à la souveraineté de l'Espagne sur son propre territoire, une violation de l'unité de la monarchie contre le gré des Espagnols. Louis XIV les fit imprimer et publier pour accabler ses adversaires sous le ridicule[23], et il se contenta d'y opposer l'offre de renouveler le traité de Ryswick comme garantie de la paix de l'Europe. Il n'y avait aucune entente à espérer d'une négociation ainsi conduite ; mais, en trainant en longueur, en prolongeant pour les États-Généraux une situation menaçante, elle aigrissait les esprits contre la France ; elle donnait le temps de faire des préparatifs de guerre, et d'attendre que l'Angleterre elle-même entrât dans ce courant belliqueux.

Guillaume travaillait sans relâche à disposer insensiblement les Anglais à la guerre. D'abord il les prit par un de leurs endroits les plus sensibles, le zèle du protestantisme et la crainte (le l'intervention de Louis XIV dans leurs affaires religieuses. La princesse Anne, sa belle-sœur, destinée à le remplacer sur le trône, venait de perdre le duc de Glocester, son dernier enfant. C'était une question de savoir à qui reviendrait après elle la couronne d'Angleterre, et si le fils de Jacques II n'était pas l'héritier naturel comme le plus proche parent. Au milieu de ces préoccupations une lettre, évidemment égarée et qui n'avait rien d'officiel, tomba à Londres, au lieu d'aller à Saint-Germain sa destination. C'était un ancien ministre de Jacques II, retiré en France, qui parlait un peu à l'aventure d'un parti assez nombreux de Jacobites en Écosse et de la confiance qu'ils pouvaient mettre dans la protection de Louis XIV. Guillaume en tira habilement parti pour établir la connivence entre les espérances des jacobites et les dispositions de Louis XIV contre la religion des Anglais. L'opinion une fois émue, il en profita pour enlever à la descendance de son beau-père sa dernière espérance, pour faire déclarer par le Parlement que nul ne pouvait ceindre la couronne d'Angleterre sans professer la religion protestante, pour faire appeler au trône après la princesse Anne l'électrice de Hanovre, petite-fille de Jacques Ier par l'électeur palatin Frédéric V[24]. Par cet acte d'établissement fut complétée la Déclaration des droits de 1689. Par là, disent les admirateurs de Guillaume, adonna la plus grande preuve de son désintéressement en sacrifiant, sans aucune réserve, les intérêts de famille à la consolidation du protestantisme et des libertés anglaises[25]. Mais déjà il retirait de cette manœuvre un premier bénéfice très-opportun. La crainte de voir encore une fois Louis XIV poursuivre le rétablissement de Jacques II avait ranimé les esprits contre la France, et réveillé les idées de guerre. La Chambre dès lors, en l'autorisant à sévir contre les papistes, à désarmer les suspects, le pressait d'équiper au plus tôt une flotte suffisante pour la défense de son royaume, et il promettait de ne rien négliger contre les ennemis de son gouvernement tant à l'intérieur qu'au dehors.

Cette première impulsion donnée, il exploita une autre apparence de danger : Il n'y a, écrivait-il, que la crainte d'un danger qui puisse inspirer à ces hommes (le Parlement) des mesures salutaires. Cette fois ce fut la lenteur des négociations de La Haye auxquelles il prenait part, et le refus par Louis XIV de comprendre l'Angleterre dans le même traité que la Hollande. Il avait pourtant été reconnu par le passé que la barrière des Pays-Bas espagnols intéressait également la République et la Grande-Bretagne. Le parlement, informé à propos de cette nouveauté, déchira, par un respect inflexible des vieilles alliances, qu'il ne fallait pas souffrir que les intérêts de l'Angleterre fussent séparés de ceux de ses voisins. En même temps des pamphlets, trop favorables à Guillaume pour ne pas procéder de son inspiration, circulèrent contre la Chambre des communes, lui reprochant comme une ingratitude son opposition à un roi qui avait fait tant de grandes choses, et la menaçant de la colère du peuple anglais. Ces écrivains anonymes flétrissaient les adversaires du traité de partage, recommandaient les droits de l'Empereur à la succession d'Espagne, et demandaient la guerre contre Louis XIV s'il n'évacuait pas sans délai les Pays-Bas espagnols[26]. Pendant que ces manœuvres agitaient les esprits en sens divers, une démarche des États-Généraux les réunit tout à coup dans la même pensée. Le nombre des troupes françaises dans les Pays-Bas augmentait à mesure que les négociations de La Haye traînaient en longueur ; les positions qu'elles occupaient pouvaient être prises pour l'annonce d'une guerre imminente. Les États-Généraux écrivirent à Guillaume pour implorer son assistance (mai 1701). Ils représentaient les Français formant une ligne d'Anvers à la Meuse, une autre ligne d'Anvers à Ostende, entassant des munitions de guerre et des approvisionnements de fourrage en Flandre, en Brabant, en Gueldre, à Namur, et construisant des forts jusque sous le canon des places hollandaises. Dans cette extrémité, les États-Généraux n'avaient plus d'autre ressource que la rupture de leurs digues et les inondations, à moins que Guillaume et son parlement, pour prévenir leur propre ruine, ne vinssent en aide à leurs anciens alliés[27]. Ce cri de détresse fut entendu. Dès qu'il eut retenti, par les soins de Guillaume, dans la Chambre des communes, celle-ci montra tant d'ardeur pour les intérêts de l'Europe et des alliés de la Grande-Bretagne, qu'il n'y fut plus question que de la nécessité d'entrer en guerre. Ainsi s'exprimait Guillaume triomphant (20 mai 1701). Les préparatifs devaient être longs ; on ne passe pas en quelques semaines d'un état de paix exagéré à la mise en train d'une guerre générale. Mais le principe était posé. Les Communes votèrent pour les dépenses de l'année suivante 2.700.000 livres sterling (soixante-sept millions de francs), l'entretien de trente mille hommes de mer ; et le transport en Hollande d'un corps auxiliaire de dix mille hommes conformément au traité de 1678.

L'ébranlement fut assez fort pour déterminer l'Empereur à se déclarer. Nous avons vu que Léopold répugnait à entamer lui-même sa querelle, à faire les premières avances pour la revendication de ses droits. Il en aurait volontiers laissé le soin et la charge à ses alliés de la dernière coalition. La Hollande et l'Angleterre n'ayant encore pris avec lui aucun engagement formel, il s'en plaignait parfois avec véhémence et criait à l'abandon[28]. Il finit par comprendre que ces deux gouvernements ne demandaient pas mieux que de le servir, mais qu'ils ne pouvaient agir avant d'être prêts, qu'il leur fallait d'ailleurs un prétexte pour intervenir en sa faveur, et que c'était à lui de le faire naître en commençant les hostilités. Un grief tout récent avait redoublé sa haine contre Louis XIV. La Hongrie frémissait sous le joug autrichien, appesanti plus que jamais depuis la paix de Ryswick. Le chef désigné d'une nouvelle révolte était le jeune Ragoczi, beau-fils de Tekely, petit-fils du comte de Serin, et descendant de ces palatins de Transylvanie qui avaient plus d'une fois inquiété l'Autriche. Une lettre adressée Far lui à Louis XIV fut livrée par un traître à l'Empereur, et le complot ainsi éventé et ajourné. Quoiqu'il fût familier à Louis XIV de favoriser les rébellions en Hongrie, et que quelques années plus tard il ait soudoyé ce même Ragoczi comme ses ancêtres, on peut affirmer que cette fois du moins nulle connivence réelle n'existait encore entre lui et le jeune conspirateur. La lettre saisie prouvait que Ragoczi essayait d'attirer le roi de France à sa cause, elle ne prouvait pas que le roi de France y eût adhéré. Néanmoins la cour d'Autriche s'emporta en colères et en menaces contre le roi et son envoyé Villars. Pendant que Ragoczi était arrêté (mai 1701), Villars était insulté dans Vienne, provoqué en duel, ou poussé par des avis perfides à de fausses démarches de nature à le faire passer pour un coupable inquiet et effrayé. Il se sauva par la dignité de son attitude. Par ordre de Louis XIV, il demeura à Vienne pour qu'on ne pût attribuer sa retraite à la crainte d'être convaincu ; par ordre il refusa la garde de sûreté, qu'un ministre autrichien lui offrait, pour que le public ne crût pas que c'était une manière de s'assurer de sa personne ; et il fit savoir que l'ambassadeur d'Autriche en France répondrait de la vie de l'envoyé français à Vienne[29]. Au milieu de cette animation des esprits, les troupes impériales, dont on n'avait pu jusque-là deviner la destination, se dirigèrent vers l'Italie[30]. L'Empereur, sans s'attaquer encore à la France même, entendait reprendre sur le nouveau roi d'Espagne le Milanais, fief de l'empire. Laguerre allait commencer.

A la première vue, Louis XIV était préparé à bien recevoir ses ennemis. Depuis qu'il avait pu entrevoir la guerre, il n'avait rien négligé, levées de troupes, alliances étrangères, mesures financières, pour s'assurer toutes les garanties du succès. Ses adversaires ne parlaient que tout bas et en tremblant de ses préparatifs. Les milices avaient été convoquées en janvier 1701 aux frais du roi, afin, disait l'ordonnance, qu'il n'en menât rien aux habitants des paroisses que l'honneur et la satisfaction de contribuer de leurs personnes au bien du service[31] ; c'était un service de deux ans au moins, de cinq ans au plus. Dans les régiments chaque compagnie avait d'abord été augmentée de dix hommes, et cent nouvelles compagnies ajoutées aux anciennes, puis bientôt l'augmentation avait atteint un total de cinquante mille fantassins et de seize mille cavaliers[32]. Quatre-vingts vaisseaux de ligne devaient veiller sur la mer et protéger jusqu'en Amérique les possessions espagnoles. D'utiles assistances paraissaient acquises en Italie, en Allemagne, en Portugal. Le duc de Savoie, Victor-Amédée, avait offert dix mille hommes pour la défense du Milanais à la condition qu'il commanderait avec ces troupes celles de France et d'Espagne en Lombardie, et que sa seconde fille épouserait Philippe V (février et avril 1701). Le duc de Mantoue, la princesse régente de la Mirandole, avaient reçu dans leurs murs une garnison française (avril 1701) et fermaient de ce côté la route de Milan. Dans l'Empire, la maison de Bavière, abjurant tout son passé, faisait défection à. Léopold. L'électeur Maximilien II, jadis serviteur si actif de l'Empereur, mais frustré de ses récompenses, embrassait la cause contraire d'où il attendait de l'argent pour son luxe et ses dettes, et pour son ambition la souveraineté des Pays-Bas espagnols ; en retour d'un subside mensuel de quarante mille écus, il promettait à Louis XIV quinze mille soldats (9 mars 1701). Son frère l'électeur de Cologne, ce prince Clément de Bavière, dont la nomination par Innocent XI avait fait éclater la guerre de la seconde coalition, se mettait aussi à la disposition de l'ancien protecteur de Furstenberg, au prix de quinze mille livres par mois (13 février 1701). Le Portugal, cette porte de l'Espagne du côté de l'Océan, qui pouvait si bien ouvrir ou fermer la péninsule aux puissances maritimes, s'était encore laissé gagner, malgré la vigilance de Guillaume, aux intérêts du nouveau roi d'Espagne. Il venait de s'engager à garantir le testament de Charles II, à combattre tout prétendant à cette succession, et à ne laisser entrer dans ses ports aucun vaisseau anglais ou hollandais, si ces deux puissances déclaraient la guerre à Philippe V. (Traité du 10 avril, ratifié le 30 juin, dans Dumont, Corps diplomatique, tome VIII.)

Mais à côté de ces apparences favorables, il y avait l'état financier du royaume qui ne permettait d'illusion à personne et surtout aux gouvernants. Si l'on trouvait à peu près l'argent nécessaire, ce n'était que par un retour à ce système d'expédients onéreux et insuffisants que nous avons tant de fois jugés, ou de surcharges qui menaçaient indéfiniment toutes les fortunes. Déjà l'année précédente, pendant les discussions si prolongées du traité de partage, et en prévision d'une lutte contre l'Autriche, le pauvre Chamillard avait inauguré ses fonctions de contrôleur général par une saignée sur les gens d'affaires, c'est-à-dire en reprenant aux financiers une partie du gain réalisé par eux pendant la dernière guerre. Ce gain étant évalué à 82 millions, il paraissait convenable de leur en faire restituer cinquante, si on le pouvait, ou au moins trente. Au nombre des difficultés d'une pareille opération, Chamillard plaçait avec raison le danger d'aliéner des gens dont on avait souvent besoin. En leur retirant leurs profits, on leur ôtait la volonté de servir désormais l'État, de lui prêter par eux-mêmes, ou d'employer leur crédit à lui trouver des préteurs. De là des ménagements, des compositions personnelles, et en fin de compte une rentrée de fonds qui ne vaudrait pas l'émotion qu'elle avait causée[33]. Les mesures imaginées en 1701 ne méritaient pas plus de confiance. C'étaient des loteries proposées à la cupidité publique, dont la duchesse de Bourgogne se faisait patronnesse, et où Chamillard pressait la magistrature de mettre en corps[34]. Avec quarante mille billets, on espérait un bénéfice de 1.040.000 livres. C'était plus tard un privilège pour la vente de la glace qui rapportait un peu plus d'un million[35]. Mais en présence de ces recettes dérisoires, il devenait indispensable de recourir aux grands moyens. Une déclaration du roi rétablit la Capitation (12 mars 1701), pour toute la durée de la guerre, et l'augmenta même en raison des besoins extraordinaires que créait à la France l'envie des princes voisins contre la juste décision du roi d'Espagne qui avait appelé Philippe V au trône[36]. Tous les propriétaires, principaux locataires, chefs de famille, furent avertis de fournir un état détaillé de leurs domestiques, commis, secrétaires, clercs, valets et servantes, à peine de répondre en leur nom des têtes omises, et d'être imposés au double s'ils déguisaient leur véritable qualité. On calculait une rentrée de 30 millions au moins, sans compter la part du clergé. La ressource était assez belle pour inquiéter l'ennemi, comme on le voit par une lettre de Heinsius qui en exagère le produit. Et cependant quelques semaines après cet établissement, le roi était contraint de créer de nouvelles charges de finances pour les vendre, et de proposer une augmentation de gages à tous les officiers du royaume payant Paulette, moyennant une avance immédiate de 14 millions[37].

Si l'on veut encore une fois apprécier ce que c'est que la vie d'un ministre et les prétendues jouissances de la place, il n'est pas sans intérêt de considérer Chamillard ait milieu de ces embarras, se lamentant, appelant en vain au secours, perdant courage, puis se reprenant à la moindre lueur d'espérance pour retomber bientôt dans les mêmes appréhensions. Au printemps de 1701, il était à court d'argent ; il n'avait pas une foi bien robuste au produit de la Capitation, et, pour surcroit de peine, il croyait entrevoir une mauvaise récolte. Il écrivait donc au premier président Harlay[38] : J'ai le malheur de remplir la place de contrôleur général au commencement d'une nouvelle guerre, à la suite d'une autre qui a épuisé tous les moyens nécessaires pour la soutenir. Vous connaissez mon éloignement pour tout ce qui peut donner de véritables sujets de plainte. Les fonds sont épuisés ; la Capitation est un remède. Il y aurait lieu d'espérer de grandes ressources d'un secours aussi puissant, si les dépenses en temps de paix étaient égales à la recette. Vous connaissez l'état des affaires. Aidez-moi de vos conseils... J'ai vu pleuvoir ce matin. La pluie m'a fait autant d'impression qu'aux marronniers et autres arbres, que je vois devant mes yeux, qui se sont épanouis dans l'instant. Si ce temps-là continue, il n'y aura rien de gâté, et nous aurons une bonne année. Vos soins et votre attention nous attireront des bénédictions dans un temps malheureux. Hélas ! la récolte sera bonne en effet, le blé se donnera presque pour rien, et le ministre n'en sera pas plus riche ni plus content.

Ainsi s'effaçaient les espérances de prospérité et de bien-être qu'avaient fait naître, après la paix de Ryswick, les intentions bienfaisantes et réparatrices de Louis XIV. L'histoire de ces quatre années, que nous avons commencée par le désarmement, par la suppression des charges publiques les plus lourdes, le payement des dettes, les encouragements au travail, au commerce, aux belles-lettres et aux sciences, il nous faut la finir par le retour d'un état militaire écrasant, par l'augmentation des impôts, par un système d'emprunts ruineux pour le présent, ruineux pour l'avenir, par la perspective d'une guerre européenne plus formidable que toutes les autres. Nous entrons dans l'époque la plus douloureuse du règne ; nous touchons à la période d'expiation.

 

 

 



[1] D'après Dangeau, le chancelier n'avait guère avec les sceaux plus de 40.000 écus ; le contrôleur général touchait 200.000 livres.

[2] Dangeau, 24 juillet 1700.

[3] Maintenon à Saint-Géran, 2 mars 1701.

[4] Mémoires de Saint-Simon, tome IV, chapitres XIII et XXXVII.

[5] Lettre de Guillaume à Heinsius, 28 novembre 1700.

[6] Œuvres de Louis XIV, tome VI : Mémoire présenté par le comte de Briord aux États-Généraux, le 4 décembre 1700. Une copie fut envoyée à Guillaume III.

[7] Lettres de Guillaume à Heinsius, le 18 novembre, 14 décembre 1700 ; 11 et 14 janvier 1701.

[8] Voir Sirtema de Grovestins, tome VIII. — Dangeau, 8 et 29 avril 1701. Le fait est rappelé en 1709 dans une lettre du duc de Chevreuse à Fénelon. Voir la correspondance de Fénelon.

[9] Lettres de Heinsius à Guillaume, 7, 11 et 14 janvier 1701.

[10] Dumont, Corps diplomatique, tome VIII.

[11] Dangeau, Journal, 9 et 19 janvier 1701.

[12] Lettres de Guillaume à Heinsius, 11 et 18 janvier 1701.

[13] Mémoires de Villars, première partie.

[14] Dangeau, décembre 1700.

[15] Maintenon au duc de Noailles, 11 janvier 1701.

[16] Lettre à Heinsius, 11 décembre 1700. Un Anglais, ami de Guillaume, écrivait au prince de Vaudemont : Le roi (Guillaume) est au désespoir d'avoir été pris pour dupe dans la succession d'Espagne, lui qui croyait avoir pris l'autre pour ce qu'il est. Lettre de Tessé à Louis XIV, du 4 janvier 1701, dans laquelle Tessé rend compte des dispositions de Vaudemont.

[17] Lettre à Heinsius, 16 novembre 1700.

[18] Lettre à Heinsius, 14 décembre 1700.

[19] Lettre de Guillaume Heinsius, 18 janvier 1701.

[20] Dangeau, février 1701. Saint-Simon, Mémoires, tome II, chapitre XIV : Lettres de Guillaume à Heinsius.

[21] Guillaume à Heinsius, 18 janvier 1701.

[22] Heinsius à Guillaume, 25 février 1701.

[23] Dangeau, 27 mars 1701.

[24] Dumont, Corps diplomatique, tome VIII.

[25] Sirtema de Grovestins, tome VIII. Il veut absolument que toutes les entreprises de Guillaume aient été inspirées par un esprit de philanthropie cosmopolite, que soit l'invasion de 1688, soit le dernier coup porté en 1701 aux droits des Stuarts, comme aussi sa lutte acharnée contre Louis XIV, n'aient pas eu d'autre mobile qu'un zèle désintéressé pour les libertés d'une grande nation, la conservation du protestantisme et de l'équilibre européen.

[26] Pamphlets signés Légion, adressés au roi, à la Chambre des communes et à la Chambre des lords. Voir Sirtema de Grovestins, tome VIII, chapitre VII.

[27] Lettre des États-Généraux à Guillaume : Sirtema de Grovestins, tome VIII.

[28] Guillaume à Heinsius, 27 mars 1701 : Le comte de Wratislaw (agent de l'Empereur) se lamente furieusement. Il veut qu'il soit évident que nous abandonnons l'Empereur et, me demande avec violence une réponse catégorique sur ce que l'Empereur peut attendre de moi.... Si le comte de Wratislaw possédait la plus petite parcelle de modération, il conviendrait lui-même que ce m'est chose impossible. Mais la fougue de cet homme est si grande, fera plus de tort que de bien aux affaires de son souverain.

[29] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettres de Louis XIV à Villars, des 9 et 25 mai 1701.

[30] Dangeau, Journal, mai 1701. Mémoires de Saint-Simon, tome II ; Mémoires de Villars : lettre de Villars à Torcy, 18 mars 1701.

[31] Isambert, tome XX.

[32] Dangeau, janvier 1700.

[33] Depping, Correspondance administrative, tome III : lettre de Chamillard à Harlay, 8 avril 1700.

[34] Depping, Chamillard à Harlay, avril 1701.

[35] Dangeau, Journal, mai 1701.

[36] Isambert, tome XX.

[37] Dangeau, 24, 27 juin 1701.

[38] Depping, tome III : lettre de Chamillard, 28 avril 1701.