HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE

 

CHAPITRE XXXVI. — La décadence à l'Intérieur, dans l'administration, dans le travail, dans les lettres, dans l'esprit religieux.

 

 

I. — Efforts insuffisants du roi pour maintenir son autorité intérieure. - Affaiblissement sensible de la prospérité publique. -Dépopulation. - Suspension du commerce et de l'industrie ; dépérissement des chemins. - Rapports des intendants sur l'état du royaume.

 

La décadence était partout ; déjà nous l'avons entrevue, à travers la guerre, comme la raison, en quelque sorte fatale, d'une paix désavantageuse. Au lieu qu'autrefois la grandeur et la puissance au dedans avait assuré à Nimègue la prépondérance française, aujourd'hui la revanche de l'Europe à Ryswick s'expliquait par l'affaiblissement de l'autorité en France et par l'épuisement des ressources de la nation. Tout baissait évidemment comme la gloire politique, l'administration, le travail, et même les lettres, et l'esprit religieux.

Ce n'est pas que, dans cette période tourmentée et laborieuse, l'autorité royale n'eût tenté de se maintenir à sa hauteur, et fait de louables efforts, en concurrence avec les préoccupations extérieures, pour conserver les éléments du bien-être public. Au mois d'août 1688, au moment où la querelle des franchises et les dangers de Jacques II multipliaient les embarras politiques, Louis XIV trouvait du temps pour protester par des lettres patentes contre l'inobservation de son ordonnance de 1667 dans quelques cours et juridictions, contre l'impunité de certains crimes, et l'oppression des faibles par la négligence ou la connivence des juges. Il déléguait des commissaires de son conseil dans les provinces pour prendre connaissance des abus commis au fait de la justice, et punir les officiers coupables[1]. De cette ordonnance sortirent les Grands-Jours ouverts à Poitiers le 10 décembre 1688, qui renouvelèrent pour le Limousin, la Saintonge, le pays d'Aunis et le Poitou, les sévérités utiles exercées autrefois à Clermont et à Toulouse[2]. Noblesse et peuple, et officiers de judicature, furent atteints par ces juges suprêmes. Un sieur de Fontenelle était condamné à perdre la tête pour avoir tué son frère, à côté de paysans pendus ou envoyés aux galères pour meurtre[3]. Plusieurs lieutenants généraux et lieutenants des présidiaux étaient châtiés selon leurs méfaits, et de bons règlements opposés aux malversations des petits juges[4]. Ce soin de la justice est un des titres les plus honorables de Louis XIV ; jamais il ne veut souffrir qu'elle soit dénaturée par de hautes influences ni compromise aux yeux des justiciables par l'impunité des vices de ceux qui sont chargés de la rendre. Un jour on avait avancé que le dauphin sollicitait pour deux plaideurs ; le roi fit déclarer par Seignelay que le dauphin ne sollicitait pour personne, et qu'il ne désirait autre chose sinon que justice exacte fût rendue[5]. Un autre jour le roi apprit que le doyen du parlement de Paris se servait de l'importance dont ses fonctions l'investissaient pour ne pas payer ses créanciers ; il lui envoya immédiatement l'ordre de se défaire de sa charge[6]. Un conseiller donnait l'exemple de résister aux agents de la police ; il avait tué un archer dans une de ces occasions ; il fut arrêté et jugé par toutes les chambres réunies selon le droit de sa dignité.

Même inflexibilité à maintenir les édits contre le duel. Le prince d'Elbeuf et le chevalier de Soissons s'étant battus, Sa Majesté, écrivait Seignelay au premier président[7], aura grande attention à ce qui se passera en cette occasion. Elle ne veut pas que la qualité des coupables empêche l'exécution de ses édits dont elle est fort jalouse. Un comte d'Albret, se plaignant d'avoir été l'objet d'une tentative d'assassinat, était soupçonné de dissimuler sous ce nom le crime d'une rencontre volontaire interdite par le roi ; une information fut aussitôt commencée ; d'Albret ayant osé se présenter dans cette circonstance à la cour, le roi lui défendit d'y reparaître tant que l'information ne serait pas terminée à son avantage (1694). L'année suivante, le marquis de Pluveau, sorti de France à la suite d' une affaire du même genre, était condamné par contumace à avoir la tête tranchée, et ses coaccusés à être pendus (1695). Plus tard un duel du bailli d'Auvergne et du chevalier de Caylus était puni par l'exil des deux demoiselles de Soissons et de Chambonneau, qui avaient été l'occasion de ce forfait, et par la fuite du chevalier de Caylus qui n'eut d'autre ressource que de rester à l'étranger et de se laisser faire grand d'Espagne. A la fin de la guerre (novembre 1697), le comte de Lamarck, colonel du régiment de Furstenberg, pour une querelle qu'il avait eue à l'armée de Boufflers, était, par l'avis du roi, mis en prison et cassé. Le roi, écrivait Dangeau, veut punir rigoureusement tout ce qui a l'apparence du moindre duel[8].

Même vigilance à réprimer la passion du jeu, ce danger des fortunes de toutes sortes, dans toutes les conditions. On s'en était aperçu dans les dernières années de Colbert, après une trop longue tolérance et trop d'exemples venus de haut. Mais la répression, pour avoir été un peu tardive, n'en continuait pas moins sous les successeurs de Colbert, avec d'autant plus d'à-propos que la passion se ranimait avec fureur, et envahissait la bourgeoisie, comme on le voit dans les comédies de l'époque[9]. Plus que jamais, écrivait Pontchartrain à La Reynie, Sa Majesté veut empêcher les jeux publics ; il n'y aura ni personnes ni lieux qui soient exempts. Le roi demandait donc au lieutenant de police un mémoire de tous les lieux où l'on jouait, de ceux qui tenaient le jeu, des protections dont les joueurs se couvraient. Par suite, interdiction aux marchands des foires de faire jouer leurs marchandises dans leurs boutiques. Interdiction du jeu dans les maisons particulières et surtout dans les maisons des princes. Défense à Mademoiselle de Soissons de faire une loterie chez elle et de donner à jouer au billard, sous peine de bris des billards. Recommandation au duc d'Orléans de ne plus laisser jouer dans ses écuries ou dans celles du duc de Chartres. La première instruction de Pontchartrain à d'Argenson, successeur de La Reynie, était brève et précise : Je n'ai rien de nouveau à vous dire sur ce qui regarde les jeux ; il n'y a qu'à exécuter les ordonnances de police et les ordres particuliers que vous avez reçus à cet égard[10]. Le roi se faisait un devoir de garantir ses sujets des suites de leurs propres entraînements.

Par un semblable motif ou prétexte d'utilité populaire, Louis XIV, à cette époque, supprima en grande partie les libertés municipales. Nous avouons que nous ne sommes pas très-sensible à cet attentat si souvent reproché au grand roi. Ne cédait-il qu'au besoin de tout ramener à sa volonté unique, d'étouffer toute indépendance, ou bien les vues étroites, les égoïsmes de ces autorités locales, tant dénoncés par Colbert (voir tome IV, ch. XXVIII, § 3), n'appelaient-ils pas une réforme pour le bien même des populations ? Les préambules des édits de 1690 et 1692 contiennent, à cet égard, des considérants qui ne sont pas seulement des excuses spécieuses. Le peu d'ordre qui se rencontre, dit le roi, dans l'administration des affaires commune. ; des villes et des communautés, procède de deux causes : du fréquent changement des magistrats, échevins, capitouls, syndics, dont les fonctions ne durent pas assez pour leur donner l'expérience et la pratique nécessaire, et de l'insuffisance des particuliers commis à la charge de greffiers, qui n'étant pas responsables des papiers et registres, les négligent le plus souvent, les divertissent ou les suppriment, soit au profit de leurs parents ou amis, soit dans l'intérêt d'un bénéfice personnel illicite. Quant aux maires choisis par le roi sur une liste qu'on lui présente, là cabale et les brigues ont beaucoup de part à leur élection, et la brièveté de leurs fonctions leur ôte toute indépendance et toute autorité utile. Ils se trouvent partagés entre deux sentiments : le besoin de plaire aux uns et de se venger des autres ; de se venger de ceux qui leur ont refusé leur suffrage, de favoriser ceux qui les ont élus ou ceux sous l'autorité desquels ils peuvent retomber à leur tour. Dans certaines localités où il n'y a pas de maire, les fonctions en soin disputées par un grand nombre de fonctionnaires, dont les contestations ne peuvent que nuire aux affaires des administrés[11].

En vertu de ces considérations, un premier édit (juillet 1690) institua, en chaque ville et communauté du royaume possédant un hôtel commun, un conseiller-procureur et un greffier nommés par le roi. Ces représentants du pouvoir central avaient pour mission d'assister à toutes les assemblées municipales, de veiller à l'emploi des revenus, en empêcher la dissipation, proposer et requérir tout ce qui serait d'utilité publique, rédiger les délibérations, expédier les bulletins de logement des gens de guerre, et tenir les livres du cadastre. La combinaison ne manquait pas de sagesse. C'était, la surveillance d'en haut contenant, sans la supprimer, une liberté locale jusque-là effrénée, mais supprimant les rivalités et les connivences de voisinage, et les friponneries trop longtemps impunies, et conciliant les intérêts particuliers de chaque communauté avec l'intérêt général du royaume. Colbert aurait sans doute été content de ce progrès. Louis XIV voulut davantage. Deux ans après (1692), on autre édit réserva au, roi seul le choix du maire. Il est bon, dit le texte, qu'il y ait un maire partout et que le maire soit un homme éclairé et capable. Pour cela, il était établi en chaque ville ou communauté, en titre d'office formé et héréditaire, sauf à Paris et à Lyon, un maire avec tous les pouvoirs et émoluments de ceux qui auparavant étaient élus ; ce maire aurait droit d'entrée aux états de la province, et dispense de tutelle et curatelle, de taille personnelle et logement des gens de guerre. Jusque-là, sauf l'hérédité, l'institution n'avait rien. de trop répréhensible ; mais à ce maire étaient joints des assesseurs nommés par le roi, et afin de ne laisser les charges d'échevins, jurats, ou capitouls, qu'à des hommes capables, la moitié de ces magistrats, lors des élections, serait choisie parmi les assesseurs. C'était ne conserver à l'élection qu'une apparence de droit. Un autre grief, bien capable de discréditer les intentions du souverain, apparut presque aussitôt dans la vente de ces offices de maires. Le roi supprimait les libertés municipales, moins pour y substituer un système plus honnête que pour tirer une finance du changement. Il y eut des villes comme Montluçon, comme Limoges même, où personne ne se présenta pour acheter la mairie, et auxquelles le roi ne parut pas s'inquiéter de donner un maire éclairé et capable. Plus tard même, il permit aux communautés qui le pouvaient dei rembourser le prix d'achat au titulaire, et de rentrer ainsi dans le droit de désigner leur premier magistrat[12].

Ce besoin de tout dominer, de tout réglementer au moment où la force commence à lui faire défaut, éclate encore mieux dans quelques ordonnances relatives à la juridiction ecclésiastique. Le roi entre ici sans façon dans le domaine spirituel et se pose en évêque des évêques. Il est vrai qu'il se réclame de l'assemblée du clergé, à la demande de laquelle il a, dit-il, édicté ces dispositions ; elles n'en sont pas moins singulières de la part de l'autorité temporelle. Par un édit d'avril 1695, il prescrit de quelle manière les personnes pourvues de bénéfices entreront en possession ; ce ne sera jamais sans l'autorité des évêques. Le droit de propriété qu'il s'attribuait sur les biens ecclésiastiques nous a habitués depuis longtemps à de pareilles prétentions. Voici quelques points plus nouveaux qu'on est surpris davantage de voir régler par un laïque. Qu'il interdise à ses juges et aux seigneurs d'autoriser les prédicateurs à prêcher, c'est la puissance séculière se renfermant chez elle, et forçant ses subordonnés à ne pas franchir ces limites : cela se comprend, cela est même irréprochable ; mais il oublie aussitôt cette sage distinction, et, une fois lancé sur le territoire d'autrui, il ne s'arrête plus. De par le roi, les réguliers ne pourront prêcher dans leurs chapelles ou églises propres sans avoir reçu la bénédiction de l'évêque ; à bien plus forte raison ils ont besoin de cette bénédiction pour prêcher dans les autres églises. De par le roi, les archevêques et évêques visiteront tous les ans au moins une partie de leurs diocèses. De par le roi, ils veilleront à la discipline des monastères exempts et non exempts, tant d'hommes que de femmes, sans souci évidemment de l'autorité da Saint-Siège qui a consacré les exemptions. De par le roi, les prélats observeront la résidence, ils feront acquitter les services et les aumônes dont ils peuvent être chargés ; ils entretiendront les bâtiments dont ils ont la garde. Il n'hésite même pas devant la sanction à donner à ses commandements. L'Église a pour les siens les censures et les excommunications et l'adhésion de la conscience. Le roi, qui ne pourrait sans rire excommunier personne, a ses baillis et ses sénéchaux, et par-dessus il compte sur les impressions de sa crainte. Les baillis et les sénéchaux réprimanderont les prélats désobéissants, et, s'ils ne les l'ont pas trembler par des paroles, ils les dompteront par des effets sensibles : ils saisiront leur temporel[13]. En lisant ces canons d'un nouveau genre, on se demande si ce sont là des libertés gallicanes, et si la distance est bien grande du roi très-chrétien, qui se permet ces empiétements, aux rois hérétiques qui se sont déclarés chefs de l'Église dans leurs États.

Or, cette autorité qu'il avait la prétention d'étendre à tout et à tous, c'était précisément parce qu'elle s'ébranlait de toute part qu'il s'opiniâtrait à en faire un si pompeux éloge. Il s'était déjà bien aperçu de cette décadence dans l'armée, aux résistances qu'il rencontrait de ce côté, aux changements regrettables qu'il se voyait contraint de subir dans les institutions de Louvois. L'indiscipline se produisait sous des formes inconnues depuis longtemps. Il avait dû mettre à la Bastille le baron de Cornberg, créateur et premier colonel des hussards français, qui, mécontent, d'avoir perdu sa charge, menaçait de faire déserter tous ses anciens soldats, et tenait d'autres discours séditieux, dignes de la prison[14]. Au temps de la perte de Casal (juin 1695), il apprit la révolte de deux compagnies d'infanterie dans un château près de Nice. Le rebelles avaient égorgé le gouverneur, lié les officiers, pillé le château, et trouvé asile en pays ennemi. Il ne parlait de cet événement qu'avec horreur, comme d'une honte pour la nation. Jamais, disait-il, les Français n'avaient rien fait qui approchât de ce crime. Pour resserrer la surveillance, il établit des charges nouvelles destinées à tenir les colonels en respect : quatre directeurs dans l'infanterie et quatre dans la cavalerie ; au-dessous de chacun d'eux, des visiteurs. Ces nouveaux agents de l'autorité centrale avaient inspection et autorité sur les troupes en quartiers d'hiver et en campagne. Les visiteurs rendaient compte aux directeurs, les directeurs avaient droit de punir les brigadiers et rendaient compte au ministre de la guerre ou au roi. L'institution devait avoir du bon, puisqu'elle déplaît à l'orgueil nobiliaire de Saint-Simon, qui la déprécie[15]. Mais, à peu près dans le même temps, le roi rendait un pouvoir dangereux aux colonels en leur laissant la désignation d'une partie des officiers. L'excellente organisation des cadets en compagnies spéciales succombait, faute d'argent pour l'entretenir. Au lieu de cette raison, qui pour être grave n'était pas sans réplique, le roi allégua le mauvais prétexte que les officiers sortis des cadets ne demeuraient pas dans les régiments ou servaient mal ; il cassa les quatre mille cadets qu'il entretenait, et régla qu'à l'avenir les colonels mettraient eux-mêmes ces officiers dans leurs régiments, à la seule condition qu'avant de les recevoir, ils les amèneraient au bureau de la guerre pour les faire approuver.

Un symptôme également mauvais se manifestait dans la multiplicité des libelles qui se répandaient en France. L'opinion publique s'émancipait de l'ancien respect et infligeait au roi, on le voit par les aveux de ses ministres, de sérieuses inquiétudes. Sans doute il n'avait jamais dominé entièrement les esprits. Même aux plus beaux temps de sa gloire, il était resté un refuge à la malice malveillante dans les conversations insaisissables, dans de petits vers clandestins, dans des confidences secrètes que çà et là les correspondances nous ont révélées. Les ennemis du dehors surtout n'avaient pas manqué de rabattre l'orgueil de ses médailles par des médailles non moins fières, et de réformer par des pamphlets insolents l'admiration de ses panégyristes officiels. Les lardons de la Gazette de Hollande, dont plusieurs venaient même d'un Français réfugié, lui rappelaient fréquemment qu'il était homme Avec les préliminaires de la seconde coalition avait commencé la publication des Soupirs de la France esclave, où rien n'était ménagé de ses procédés envers Innocent XI, ou de ses cruautés dans le Palatinat. Mais l'origine étrangère de ces attaques en infirmait la valeur par l'imputation de partialité et de dépit qu'elle provoquait naturellement. Un souci plus alarmant fut le goût qui se manifesta à la fin, en France, pour ces productions hostiles, non-seulement pour les accueillir de l'étranger, mais pour les imprimer, les composer même dans le royaume et les propager de proche en proche. En 1693, Daniel de Larroque écrivait un mauvais livre contre le défaut de prévoyance du gouvernement en face de la disette. En 1694, les Intrigues galantes de la cour de France s'imprimaient à Lyon ; presque en même temps paraissaient les Travaux d'Hercule par Lenoble. En 1697, La Bisardière publiait, comme une dérision de la diplomatie française, l'Histoire de la scission arrivée en Pologne contre l'élection du prince de Conti. La police parvenait de temps en temps à saisir les libelles et même leurs auteurs. En 1694, deux libraires, distributeurs de libelles, furent condamnés à mort et exécutés ; trois particuliers de Lyon, dénoncés par eux, furent amenés à Paris sur l'ordre de Pontchartrain ou enfermés au château de Pierre-en-Seize. Mais cette répression n'atteignait que des individus, et non la connivence qui avait favorisé la publication et la ranimait sous une autre forme. Cette complicité introuvable des esprits opposants était ce qui désespérait les officiers du roi. Lenoble, écrit La Reynie, a trouvé des protecteurs et des particuliers qui ont cru qu'il était utile de laisser à cet homme la liberté d'écrire sur toutes sortes de matières. Pontchartrain ne se préoccupe pas moins de ce qui arrive dans une ville comme Lyon, où des libraires et imprimeurs se donnent la licence d'imprimer ce que les ennemis ne peuvent faire entrer dans le royaume, et de recevoir les libelles en manuscrit ou en feuilles imprimées, par la voie des courriers ordinaires. Le roi, dit-il, est extrêmement surpris que ses sujets fassent les affaires de ses ennemis sans que ceux-ci aient la peine de s'en mêler. La paix elle-même ne mit pas fin à ces hostilités. Le ministre, en 1698, s'en prenait aux agents de l'administration. On a des avis certains, écrivait-il aux fermiers généraux, qu'il entre un grand nombre de livres défendus, par les bureaux de Lyon et de Rouen, faute d'attention de la part des commis qui ne font pas leurs visites avec assez d'exactitude[16]. Les délégués de l'autorité conspiraient-ils donc contre elle avec l'opinion ?

On n'avait plus, pour confondre ces mauvaises dispositions, à présenter au peuple le tableau de la prospérité publique, à faire valoir, comme vingt ans plus tôt, les heureux effets de l'application du roi au développement du bien-être de ses sujets. La guerre avait détruit les résultats d'une administration active et féconde. Tout ce que le gouvernement pouvait faire dans l'état présent se réduisait à constater et à s'expliquer par les véritables causes la pénurie dénoncée par Boisguillebert, et désormais flagrante à tous les yeux. Il existe un document contemporain et irrécusable de cette situation dans l'enquête ordonnée par Louis XIV, pour l'instruction du duc de Bourgogne, aussi tôt a près la conclusion de la paix. Tous les rapports des intendants, ainsi provoqués par le roi, sont unanimes à reconnaître la dépopulation du pays, la ruine des sujets par les charges publiques, la cessation du commerce par l'interruption des rapports internationaux, par la pauvreté des maîtres et des ouvriers, et par le dépérissement des voies de communication, ponts et chemins, sans lesquels la vie ne peut plus circuler d'une extrémité du royaume à l'autre[17].

La dépopulation ! Elle est telle qu'on voudrait croire que les intendants se sont trompés par ignorance ou par mauvaise humeur. Mais alors comment expliquer leur unanimité sur le fait général, et l'accord de leurs chiffres dans leurs différences mêmes ? C'est pour la généralité de Paris, une diminution à peu près de la moitié dans les élections de Mantes et d'Étampes, du tiers ou au moins du quart dans les autres élections ; du douzième dans la généralité d'Amiens ; du cinquième dans celle d'Orléans ; de la moitié dans la Flandre occidentale ; du quart dans la généralité de Tours ; du cinquième dans celle de Moulins, du huitième dans celle de Grenoble. A Troyes la population est tombée de cinquante mille âmes à vingt mille ; à Rouen elle a baissé de vingt mille âmes. A Tours où l'on consommait autrefois quatre-vingt-dix bœufs par semaine, c'est à peine si on en débite maintenant vingt-cinq. L'intendant d'Alençon ne donne pas de chiffres précis ; mais il accuse un déficit considérable, beaucoup plus sensible dans les villes que dans les campagnes. C'est pitié, dit-il[18], de voir partout la moitié des maisons dépérir faute de réparation ou d'entretien. Les propriétaires le plus souvent n'y sont pas à couvert, et la pauvreté répand partout une tristesse et une férocité qui surprend. La tristesse était sans doute plus grande encore que la surprise ; car, avant même ces comptes rendus, le mal était constant pour tout le monde. Le roi en avait le sentiment à l'époque de la conclusion de la paix, comme on le voit parce passage de Dangeau[19] : Le roi règle que les soldats qui retournent chez eux, pourvu qu'ils se marient, ne payeront que cinq sols de taille pendant .cinq ans. C'est le moyen d'obliger beaucoup de gens à se marier, et le roi songe à repeupler son royaume.

En tête des causes d'une diminution aussi sensible, faut-il, comme on le fait presque toujours, placer la révocation de l'édit de Nantes, et les émigrations qui en ont été la suite ? Nous n'avons pas nié ces émigrations, nous les avons déjà regrettées ; toutefois il nous semble que le chiffre en a été fort exagéré, et les rapports des intendants nous confirment dans cette opinion. Dans plusieurs provinces, Bretagne, Limousin, Auvergne, Bourgogne, Lyonnais, les huguenots étaient en fort petit nombre. Si quelques-uns avaient fui, leur retraite n'avait pas eu d'effet sensible. Ailleurs l'importance de l'émigration était bien plutôt dans la valeur personnelle des fugitifs que dans leur chiffre. Ainsi à Tours, sur neuf cents huguenots, cinq cents étaient marchands ou fabricants ; en passant tous en Hollande ou en Angleterre, ils avaient plus nui au commerce qu'à la population ; il en était de même à Rouen et à Caen. Dans plusieurs autres provinces, les huguenots étaient restés avec l'apparence trompeuse de convertis, mais soumis aux ordres du roi ; en Béarn, dans l'espoir, dit l'intendant, que le prince d'Orange à la fin relèverait leurs temples, et dans la généralité de Bourges, peut-être parce que de ce côté l'industrie avait trouvé un nouvel aliment dans les fournitures pour la guerre ; mais quelle qu'en fût la cause, sur soixante-six gentilshommes deux seuls étaient sortis de France, et aucun des vingt-cinq mille particuliers, dont vingt-deux mille dans le territoire de Sancerre, n'avait quitté le royaume ; les plus riches et les plus échauffés seulement étaient allés chercher à Paris, non à l'étranger, une liberté plus grande[20]. Les généralités de Paris, d'Amiens, de Dauphiné, de Montauban, avaient perdu davantage. L'intendant de Montauban ne donne pas de chiffre, Dans la généralité de Paris, sur 1.823 familles huguenotes il en était sorti 1.195 ; dans celle d'Amiens, 60 familles de Montreuil, 40 de Boulogne, 2.600 individus d'Amiens, 2.700 de Calais, 80 d'Abbeville ; dans le Dauphiné le quart des huguenots, c'est-à-dire 10.290 sur 39.244 que l'on comptait au moment de la révocation. Mais la population de la généralité restait encore au chiffre de 543.585[21]. Si dans le Dauphiné l'abaissement total de la population était d'un huitième, ce huitième dépassait six fois le nombre des émigrés pour cause de religion.

Il convient donc de chercher d'autres causes, et les intendants s'accordent à donner pour une des principales la mortalité de 1693, par la famine et par les maladies qu'elle avait engendrées. Ce mot de mortalité est douloureux par son retour si fréquent et par sa brièveté même, qui donne plus à penser que de longs détails. Le mal a été si grand, il est si connu qu'il est inutile d'y insister. Le nom tout seul en rappelle la gravité, et suffit à constater une situation que personne ne conteste. Il est donc vrai qu'en 1693, comme Fénelon l'écrivait à Louis XIV, les peuples mouraient de faim. Il n'est pas moins vrai que le mal se continuait

encore dans les années suivantes. La misère des paysans est telle, dit le rapport de la généralité de Paris, que les enfants deviennent maladifs, faibles et de courte vie, parce qu'ils manquent des commodités que procure une bonne génération et éducation. L'intendant de La Rochelle dit à son tour : L'extrême pauvreté et misère des paysans les contraint à retrancher leur nourriture et leurs forces, et les fait mourir avant l'âge

Cette misère avait des causes qu'on pourrait encore compter parmi celles de la dépopulation, comme nous allons le voir : c'étaient l'énormité des charges publiques, et l'interruption du commerce et de l'industrie. A ces tailles, à ces impôts indirects, à la capitation, à ces offices publics que nous avons énumérés ci-dessus, se joignaient surtout pendant la guerre, les passages et séjours de troupes, l'ustensile en argent, la fourniture des rations de fourrage et d'avoine à un prix insuffisant. Par toutes ces nécessités, la petite généralité des Trois-Évêchés payait annuellement la somme de plus de cinq millions, disproportion accablante entre les ressources et les charges contre laquelle l'intendant Turgot croyait juste de réclamer. Dans l'Artois, pays d'états, où le don gratuit n'était que de 400.000 livres, les fournitures extraordinaires d'avoine et de fourrage montaient, par l'insuffisance du remboursement, à 800.000 livres. L'Alsace, outre l'imposition régulière de 1.402.364 livres, avait fourni tous les fourrages des magasins et places, et des quartiers d'hiver, les logements, les suppléments, les ustensiles, l'entretien de deux régiments de milice, les corvées de chevaux et de voitures pour les armées. L'obligation de 'remettre toutes les récoltes de fourrage dans les magasins du roi n'avait laissé aux particuliers que de la paille pour les chevaux, et rien pour le bétail dont il avait fallu abandonner l'élève en grande partie[22]. Aussi, pour échapper à de tels fardeaux, les habitants des campagnes s'enfuyaient dans les villes franches (génér. de Paris), les plus riches des petites villes, comme ceux de Châlons, se retiraient à Paris ; les plus pauvres des communautés de Bourgogne émigraient vers un domicile moins exposé aux taxes. Ceux qui restaient dans leur pays n'y vivaient guère plus commodément. Dans la Beauce, la terre la plus abondante en blé, les paysans se contentaient de seigle et d'orge, les plus riches de quelques salaisons sur leur pain, tous de vin mêlé de beaucoup d'eau ; à ces conditions seulement, ils parvenaient à payer leurs subsides, à s'acquitter envers leurs maîtres, à acheter ce qui était rigoureusement nécessaire à leurs familles[23]. En Champagne, le peuple vivait toute l'année de blé noir, n'allant au marché que pour y débiter ses denrées et n'en rapportant rien que l'argent nécessaire à payer ses contributions. D'autres encore plus misérables, selon le rapport de l'intendant de Moulins, s'étaient vu priver, pour s'acquitter envers le roi, non-seulement des commodités de la vie, des ressources et des espérances de leurs familles, mais encore du pain nécessaire au soutien de leur vie, et, réduits à la mendicité, ils n'avaient pour soulagement que le témoignage que l'intendant pouvait rendre de leur obéissance et fidélité.

Il serait injuste de prétendre que l'industrie et le commerce fussent anéantis partout. Il y avait des exceptions évidentes, comme dans la généralité de Bourges, où la guerre elle-même avait alimenté le travail. A Châteauroux, dix mille personnes, soit à la ville, soit à la campagne, n'avaient cessé de préparer, de tisser la laine pour l'habillement des soldats. A la Charité-sur-Loire, les forges avaient fabriqué sans relâche des ancres, des boulets pour la marine, des armes de guerre. En Alsace même, le tabac avait prospéré plus que jamais ; dans la seule ville de Strasbourg, quinze cents individus étaient employés journellement à cette préparation, et le débit en était de 1.500 quintaux par semaine. Il convient en outre de reconnaître que certaines industries ne pouvaient imputer leur dépérissement qu'à la marche naturelle des choses, à des concurrences légitimes, aux changements du goût et de la mode. Ainsi, la fabrication des futaines et basins avait baissé à Lyon par l'établissement de manufactures semblables à Marseille et en Flandre ; au contraire, l'établissement de foires à Lyon avait nui au commerce de Troyes. Ce qui est vrai, c'est un affaiblissement sensible du travail dans l'ensemble du royaume ; ce qui est vrai encore, et peut être imputé à faute au gouvernement, c'était le départ de fabricants qui, forcés de passer à l'étranger, avaient entraîné avec eux, hors de France, d'importantes industries ; c'était la guerre qui, par une longue rupture des relations avec les peuples voisins, faisait hausser le prix des marchandises, et rendait le débit et le commerce extérieur impossible ou difficile et rare ; c'étaient encore les impositions qui, en obérant les industriels, leur ôtaient le moyen de se procurer les matières premières et condamnaient les ouvriers eux-mêmes à aller chercher une existence plus assurée au dehors.

En parcourant les généralités l'une après l'autre, on vérifie à chaque pas ces assertions. En Picardie, la cherté des laines a réduit à l'inaction les métiers de Crèvecœur, d'Aumale, de Grandvilliers. Les fileuses recherchées pour leur adresse à manier la laine passent en Hollande et en Angleterre. A Lille, jadis, on fabriquait 500.000 pièces d'étoffes par an ; la moitié des ouvriers sont allés mettre leur activité au service des manufactures rivales à Gand, à Bruges. A Reims, les métiers d'étoffes de laine sont tombés de 1.812 à 950 pour deux raisons : la cherté des laines et l'enl4veasent de la moitié des ouvriers par la mortalité de 1693. A Caen, l'industrie des serges et toiles est fort diminuée par la fuite des religionnaires, qui étaient les fabricants les plus solides ; ceux qui restent n'ont pas les ressources nécessaires pour tenir contre les exigences de ce travail. Tours n'a plus que 1.200 métiers pour la soie au lieu de 2.000, que 70 moulins à dévider au lieu de 700, que 4.000 ouvriers au lieu de 40.000. Il convient de s'en prendre à la fuite des religionnaires, et aussi à la nécessité de tirer toutes les soies de Lyon ; par suite d'une ordonnance qui a prétendu favoriser l'industrie lyonnaise. A Valognes, il ne reste que quatre drapiers, tous les autres se sont retirés par l'impuissance de suffire aux tailles et autres impositions. A Château-Chinon les maitres drapiers sont si pauvres que, malgré le bas prit du blé, ils manquent de pain et sont hors d'état d'acheter de la laine, de la faire dégraisser, de préparer les étoffes au foulon. Ici l'intendant invoque le souvenir de Colbert, le plus parfait ministre qui jamais ait été ; il réclame les subventions qu'on accordait en ce temps-là aux industries particulières, et la remise en vigueur des règlements pour les manufactures.

Entre les souffrances du commerce, il en est une signalée seulement dans la généralité d'Orléans, qui révèle l'influence funeste du système financier d'alors sur le travail des particuliers. Cette généralité était faite pour un commerce considérable, puisqu'il pouvait se tirer des régions méridionales et occidentales de la France et des pays étrangers, puisque le vignoble d'Orléans produisait cent mille tonneaux, et que trois sucreries consommaient à peu près trois cents millions de cassonade. Malgré cet appât, il y avait moins de marchands dans tout le territoire que d'officiers de judicature et de gens d'affaires : on y comptait 6.182 marchands seulement, et au contraire 7.747 officiers tant royaux que seigneuriaux, officiers de finances et des hôtels de ville, avocats, procureurs, notaires, huissiers et praticiens. C'est, dit l'intendant, que ces charges assuraient des exemptions fort enviées, donnaient un grand crédit à leurs titulaires, et un revenu plus certain que des vignes ou autres propriétés soumises, malgré les chances de la récolte, aux rigueurs régulières du fisc. Ainsi la volonté manquait au commerce, là même où la matière semblait abonder.

Ailleurs c'était le pouvoir qui manquait. L'Alsace, par l'effet de la guerre, avait dû renoncer au grand commerce de châtaignes, de prunes, de graines d'oignons et de pavots, d'anis, de fenouil, de térébenthine, qu'elle faisait jusque-là en Allemagne et en hollande avec un grand profit d'argent. Toute l'Auvergne avait également été atteinte par la guerre. Autrefois six mille Auvergnats allaient annuellement en Espagne travailler aux gros ouvrages dédaignés par les Espagnols, et rapportaient 800.000 livres dans le pays. D'autres, chaudronniers ou scieurs de long, se répandaient dans le reste de la France, en Italie, en Allemagne même, puis rentraient dans leurs familles avec de bonnes sommes qui les entretenaient dans l'aisance. La quincaillerie de Thiers, occupant cinq mille familles, trouvait son meilleur débouché en Espagne et aux Indes. Clermont commerçait fréquemment avec l'Italie pour les vins, la soie, les dentelles, les rubans : Depuis la rupture avec Victor-Amédée, avec l'Espagne et l'Empire, toutes ces ressources avaient été taries ; les uns demeuraient forcément et sans utilité chez eux, les autres ne trouvaient plus à écouler leurs marchandises dans les marchés accoutumés. Du côté de la mer, la lutte maritime avait ravi l'activité et la prospérité aux ports de la Manche. Les prises faites par les corsaires français ne profitaient qu'aux armateurs ; la crainte des représailles retenait les commerçants dans l'inaction. Le commerce de Rouen avec l'étranger perdait à peu près les neuf dixièmes. Le bureau de la traite foraine de cette ville avait reçu, en 1688, 1.247.617 livres ; il ne donnait plus en 1695 que 167.271 livres. La pêche de la morue, autrefois florissante pour Honfleur, le Havre et Saint-Valery, était réduite de deux cents vaisseaux à quarante[24]. L'intendant de Caen, Foucauld, donne des renseignements analogues pour Bayeux et Granville. Il en rapporte, il est vrai, la cause directe aux manœuvres regrettables des financiers plutôt qu'à la guerre elle-même. A Baveux, plus de zèle pour le commerce maritime ; la pauvreté fait que les vaisseaux manquent pour les grandes pêches ; les matelots ont fui devant les tailles malencontreusement établies sur quiconque entreprenait le moindre commerce. A Granville, il ne reste que huit vaisseaux de 200 tonneaux au lieu de quarante, et cinq ou six marchands en état d'entreprendre le grand commerce. Huit ou dix autres ont de petites barques pour porter de la chaux à Saint-Malo et en rapporter de l'ardoise. Autrefois ces sortes de commerce étaient répandues sur toute la côte. Mais les traitants, pour épargner le nombre de leurs commis, ou par pure malice, ont fait interdire la plus grande partie des petits ports, même celui de Coutainville.

Le roi essayait çà et là de pallier le mal, de ranimer l'industrie par des actes de protection, d'encourager le commerce par ln perspective du profit et par l'espérance d'une coopération efficace. Mais il suffit de rapporter quelques-uns de ces efforts pour en démontrer l'insuffisance. En 1694, il défendait la confection des boutons de drap, attendu, disait-il, que les boutons de soie donnaient lieu à une grande consommation, et particulièrement en Languedoc, et fournissaient de l'emploi à un grand nombre de ses sujets. Tout tailleur coupable d'avoir fait des boutons de drap payerait 500 livres d'amende, tout particulier qui en porterait sur ses habits payerait 300 livres[25]. L'année suivante (25 sept. 1695), pour encourager la course et ensemble favoriser les fabriques françaises, il exemptait de tout droit les marchandises étrangères provenant de prises ; mais il en exceptait celles dont l'entrée ou la franchise pourrait porter préjudice aux manufactures du royaume[26]. Sed quid hæc inter tantos ? On trouve, sans avoir le soin de réfléchir que c'était là une affectation de bonne volonté bien plus qu'une assistance réelle. Évidemment, impuissant à tout protéger, le roi saisissait les plus petites occasions pour prouver qu'il ne dépendait pas de lui de faire davantage. En 1696, il fonda une compagnie pour le commerce du Sénégal. Fidèle à l'usage de mettre sa bienveillance en relief, il se loue, dans le préambule, de son attention à défendre le royaume contre toutes les puissances de l'Europe, et à accroitre en même temps le bien-être de ses peuples. Le commerce étant lin des meilleurs éléments de ce bien-être, il propose surtout celui du Sénégal, si fécond par le trafic des cuirs, gommes, cires, morfil, poudre et matières d'or, et par le trafic des nègres, si nécessaires en Amérique à la culture des sucres, tabacs, cotons, indigos et autres denrées dont les Français tirent de grands avantages[27]. Ici encore, il se heurtait à d'insurmontables difficultés. A une pareille entreprise, il fallait des adhérents nombreux et bien pourvus ; et comment les trouver au milieu de la pénurie générale ? Il aurait fallu surtout des subventions comme celles qu'il avait autrefois données avec tant d'éclat à la compagnie des Indes ; et, loin d'avoir de l'argent pour cette grosse aventure, il en manquait pour rétablir chez lui la circulation du commerce par l'entretien des voies de communication.

Le dépérissement des chemins et des ponts est la plainte peu près universelle et uniforme des intendants. La généralité d'Alençon fait seule exception. Le Dauphiné, encore, ne gémit qu'à moitié, et ne dénonce que l'abandon des routes qui ne sont plus nécessaires pour la guerre d'Italie. Le Lyonnais aussi ne réclame que contre le trop petit nombre de ponts. Partout ailleurs, la désolation est complète. Dans la généralité de Paris, les grandes routes de Paris à Rouen, à Beauvais, à Amiens, sont impraticables dans la plus grande partie de l'année ; cependant les chemins qui mènent aux palais construits par les financiers pour leur usage sont pavés et bien entretenus. Dans la généralité d'Amiens, les ponts ne sont que de bois, et dans un tel état de vétusté qu'on les croirait destinés à se rompre plus facilement sous l'ennemi et à suspendre ainsi les invasions du dehors. En Artois, en Flandre, il n'y a qu'un mot pour exprimer l'état des chemins : Ils sont tous dans le plus mauvais état où ils puissent être. Dans la généralité d'Orléans, l'intendant, d'abord tout fier de ses chemins pavés, comparables à ceux des Romains, et dont il compte une longueur totale de vingt-cinq lieues, est bientôt réduit à déclarer que les ponts sont ruinés sur le Loing, sur les ruisseaux de la forêt d'Orléans, sur le Loir, le Cher et leurs affluents. En Normandie, les pays de Bray et d'Auge sont impraticables pendant six mois ; dans les élections de Saint-Lô et de Carentan, par la rupture des chemins et des ponts, le commerce est impossible avec la Bretagne ; on a perdu, faute d'entretien, un beau pavage entrepris vingt-cinq ans plus tôt. En Bourgogne, une grande voie d'Auxerre à Langres, construite par les Romains, a dû être abandonnée ; en Bresse, on en vient à ouvrir de nouveaux chemins à travers des propriétés voisines des anciens, au grand détriment des propriétaires. En Touraine, les ponts rompus, les piles écroulées dans l'eau, entravent la navigation. Dans l'Anjou et le Maine, l'inégalité du terrain et la boue collante arrêtent à chaque pas les voyageurs ; les chemins n'y sèchent jamais, parce que, contrairement aux recommandations de Colbert, ils sont étroits, profonds, bordés et couverts d'arbres qui y entretiennent l'humidité. On avait essayé, dans la généralité de La Rochelle, de joindre par un canal la Seudre au Brouage et à la Charente ; la nécessité d'appliquer les ouvriers aux fortifications a fait suspendre le travail et perdre la dépense commencée, résultat d'autant plus regrettable que les chemins de terre ne permettent qu'avec de grandes difficultés l'arrivée des denrées du haut Poitou aux magasins de Rochefort. Le langage de l'intendant de Montauban fait présumer que chez lui les chemins sont encore en plus mauvais état qu'ailleurs. Le terrain, dit-il, est coupé de hautes montagnes qui brisent les alignements ; les plaines se détrempent sous la stagnation des eaux de la pluie ; les routes ne sont praticables qu'aux courriers et gens de cheval. Le pont de Montauban est fort beau ; mais il est le seul ; tous les autres sont rompus.

Toutes ces misères, qui n'en font qu'une par leur ressemblance, s'expliquaient également par le défaut d'argent, par la confiscation de l'argent pour les besoins de la guerre. La généralité de Paris n'avait aucun fonds pour les travaux de voirie ; les trésoriers de France ne pouvaient que de temps en temps y appliquer quelque revenant-bon du domaine. La guerre, écrivait l'intendant d'Orléans, n'a pas permis d'employer aux réparations ordinaires les mêmes sommes que pendant la paix. Quelques chiffres produits par d'autres généralités justifient cette assertion. A Soissons, en 1697, on ne pouvait consacrer aux chemins que 7.782 livres, dont 3.042 pour l'entretien de ce qui existait déjà, et le reste pour de nouveaux ouvrages. A Bourges, au lieu des 24.000 livres dépensées annuellement dans les temps de paix, on était réduit pendant la guerre à 4 ou 5.000. L'intendant Foucauld avait adressé requête sur requête au conseil du roi pour obtenir le rétablissement des voies de communication ; le malheur des temps, dit-il, en avait empêché l'effet. Aussi, de tous côtés, on invoquait la paix comme le moyen de réparer un passé désastreux, et encore, quand elle fut faite, l'intendant de Bourgogne ne croyait pas à son efficacité, tant était grand l'épuisement de sa province qu'il osait représenter sous les couleurs les plus vives. Il y eut pourtant un intendant qui eut la joie d'exécuter à ce moment un bel ouvrage. Foucauld termina le chemin de Lisieux à Caen en 1697. Il a, dit-il, 36 pieds de large dont 24 pour la chaussée, en certains endroits le cailloutage a quatre pieds d'épaisseur. Cette réparation m'a attiré bien des bénédictions des voituriers. Tout le commerce des bœufs, des volailles, des beurres, des chevaux, des toiles et autres denrées de la basse Normandie se fait par ce chemin[28]. Foucauld avait d'autant plus de raison de triompher que son bonheur n'était pas celui de tout le monde.

Si Louis XIV prit connaissance par lui-même des résultats de l'enquête qu'il avait ordonnée, son orgueil dut être touché d'une comparaison qui se présente comme d'elle-même dans plusieurs de ces rapports. L'intendant d'Arras disait de la chaussée de Brunehaut : Elle est élevée dans la campagne, et sert de monument à l'attention des anciens au bien public. L'intendant de Moulins, le même qui ne craignait pas de regretter les bienfaits de Colbert, était encore plus explicite que celui d'Arras. On ne peut voir, disait-il, dans le Nivernais, les restes des grands travaux que les empereurs romains y avaient fait faire, sans concevoir encore du respect pour les soins qu'ils donnaient au bien de leur empire. Les palais que les princes font bâtir pour eux sont à la vérité des monuments de leur grandeur, mais ils ne le sont pas moins de leur amour-propre ; on les peut accuser d'y avoir cherché leur plaisir et leur commodité, mais les ouvrages publics sont des témoignages de leur amour pour leurs peuples, et des preuves éternelles de l'attention qu'ils ont eue au bien de leurs sujets. La leçon était claire et directe. L'intendant avait beau la tempérer en remerciant le roi de l'ordre récemment donné pour la réparation de la grande route de Paris à Lyon et le rétablissement des ponts de Nevers et de Saint-Porcien, en proclamant que rien n'était plus convenable au bien du présent règne. La pensée des Romains plus forts que lui, et de leurs ouvrages plus durables que les siens, devait rembrunir le front de l'homme qui s'était laissé tant de ibis proclamer incomparable. Sa gloire avait trouvé son maitre.

 

 

 



[1] Isambert, tome XX : lettres patentes du 4 août 1688. Dangeau, Journal, 8 août.

[2] Les juges étaient Fieubet, Bignon, Marillac, l'abbé Pelletier, Marie.

[3] Mémoires de Foucauld, alors intendant à Poitiers.

[4] Dangeau, 13 février 1689. Histoire métallique : médaille Emendati provinciarum judices.

[5] Depping, tome II : lettre de Seignelay au président Croiset.

[6] Dangeau, 10 avril 1690.

[7] Depping, tome II : lettre de Seignelay au premier président de Paris, juin 1688.

[8] Dangeau, 1694, 1695, 1697. Note de Saint-Simon sur le Journal de Dangeau.

[9] Voir en particulier, outre le Joueur de Regnard, les Comédies de Dancourt, et entre autres les Bourgeoises à la mode.

[10] Depping, tome II : lettres de Pontchartrain à La Reynie, à Robert, procureur du roi, à d'Argenson, en 1696 et 1697.

[11] Voir pour ce qui précède et ce qui suit le texte des deux édits, dans Isambert, tome XX.

[12] Voir dans les rapports des intendants, en 1698, ceux qui appartiennent à la généralité de Bourges, où le maire perpétuel a payé sa charge 33.000 livres, aux généralités de Limoges et de Moulins pour Montluçon, et à celle de Montauban, où l'on comptait 170 mairies achetées.

[13] Isambert, tome XX.

[14] Dangeau, Journal, janvier 1694.

[15] Dangeau, 11 juin 1695, 29 nov. 1694. Saint-Simon, Mémoires, tome Ier.

[16] Depping, Correspondance administrative, tome II : lettres de La Reynie à Harlay, 1694 ; de Pontchartrain à d'Herbigny, 1694 ; du même aux fermiers généraux, 1698.

[17] Ces rapports existent en manuscrit à la Bibliothèque nationale. Ils ont été abrégés et commentés au commencement du siècle dernier par le comte de Boulainvilliers dans le livre intitulé : L'État de la France.

[18] Rapport de l'intendant d'Alençon.

[19] Dangeau, Journal, 19 nov. 1697.

[20] Rapport de l'intendant de Bourges.

[21] Rapport de l'intendant Boucher.

[22] Généralité d'Alsace, intendant La Houssaye.

[23] Généralité d'Orléans, intendant Bouville.

[24] Généralité de Rouen, intendant Labourdonnaye.

[25] Isambert, tome XX : déclaration du 25 septembre 1694.

[26] Isambert, tome XX.

[27] Isambert, tome XX : édit de mars 1898.

[28] Mémoires de Foucauld, 1697.