HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE

 

CHAPITRE XXXIII. — Guerre de la seconde coalition, deuxième partie, depuis la mort de Louvois jusqu'à la fin des grandes batailles (1691-1693).

 

 

II. — Préparatifs pour la campagne de 1692. - Projets de descente en Angleterre et de conquêtes dans les Pays-Bas ; bataille de la Hogue, prise de Namur par Louis XIV. - Nouvelles tentatives des alliés pour envahir la France. - Guillaume à Steinkerque, le duc de Savoie en Dauphiné. - Les Allemands vaincus à Pforzheim ; courses maritimes contre le commerce des alliés.

 

Cependant rien ne se décidait, ou même, si l'on commençait à entrevoir une solution à travers ces lenteurs, c'était plutôt à l'avantage de Guillaume III. Sa lutte contre Jacques II, la première cause de la guerre européenne, avait tourné à son profit et contre Louis XIV. Maintenant le dernier désastre de l'Irlande, le dégageant de ses embarras personnels, le laissait libre de servir sans partage la cause commune de la coalition. A en croire une relation officielle française[1], il avait lui-même marqué l'an 1692 comme l'année fatale à la France, comme le moment de ces grands changements de fortune qu'il promettait toujours à ses alliés, et que ceux-ci ne se lassaient pas d'espérer malgré leurs défaites.

Ailleurs, l'Autriche prenait une attitude justement suspecte. Rentrée en Italie sous le prétexte désintéressé de secourir le duc de Savoie, elle profitait de cette occasion pour agir en souveraine dans cette contrée. Les plaintes de Louis XIV à ce sujet concordent mot pour mot avec le témoignage des historiens d'Angleterre. L'Autriche s'attachait, dit Burnet[2], beaucoup plus à lever des contributions qu'à pousser vigoureusement la guerre. Son général Caraffa contrariait les projets belliqueux du jeune due de Schönberg, qui commandait de ce côté quelques troupes de Guillaume. Au lieu, dit Louis XIV[3], de disputer à la France la possession de Nice, Villefranche, Suze et Montmélian, elle logeait ses armées dans les petits États italiens, rançonnait la république de Gênes, les ducs de Mantoue, de Parme et de Modène, en tirait plus de 400.000 pistoles par payement direct, outre la nourriture des soldats et le produit de leurs pillages et de leurs cruautés. L'Autriche, si prompte à accuser les Français d'exactions et de violences, ne s'est jamais interdit les excès de ce genre quand elle a pu s'en assurer le profit. Amis ou ennemis, elle pillé, elle ruine sans scrupule, les uns pour compléter sa victoire, les autres pour se payer de sa protection. C'était déjà sa politique au XVIIe siècle, comme au XIXe, et nous aurons à en citer d'éclatants exemples. Mais n'était-ce pas un moyen de fonder sa domination ? Après avoir reconquis la Hongrie, n'avait-elle pas le dessein d'y joindre la Lombardie ? N'était-ce pas pour se frayer un chemin à la monarchie de l'Italie qu'elle avait envoyé ses troupes en foule dans le Milanais ?

Aussitôt après la prise de Montmélian, Louis XIV tenta d'anéantir ces desseins. Il s'adressa au duc de Savoie pour le détacher de la coalition. Il lui offrait la restitution immédiate de ses États, excepté Suze, Nice et Montmélian, qui ne seraient d'ailleurs retenus que jusqu'à la paix générale ; il promettait de remettre Casal aux mains du pape ou des Vénitiens, et demandait en retour la neutralité du Milanais et l'envoi d'une partie de l'armée piémontaise au service de la France. Victor-Amédée comprit qu'il était trop recherché pour n'être pas redoutable, et se montra d'autant plus difficile à accorder son alliance que le grand roi paraissait y tenir davantage. Mécontent de ce refus, le roi adressa un manifeste aux Suisses (25 mars 1692) pour dénoncer la méchante volonté du duc de Savoie et inquiéter l'Italie sur son avenir. Il y expliquait comment, par ses dernières propositions, il voulait rendre la paix à l'Italie ; comment, en les rejetant, ses ennemis livraient l'Italie à l'Autriche. L'Autriche ruinait les Italiens, en apparence pour leur bien, sous prétexte de les délivrer de l'oppression des Français. Les princes déjà tributaires seraient bientôt les sujets de leurs libérateurs. Au nom des anciens droits de l'empire, dont les contributions étaient une forme, l'Autriche rétablirait l'empire en Italie, et recevrait du concours des ennemis de la France une augmentation considérable qu'elle estimait encore plus en Italie qu'en Hongrie. Les princes italiens avaient donc à voir s'ils voulaient, se laisser tromper plus longtemps. La manœuvre, si habile, si spécieuse qu'elle fût, manqua son effet. L'Italie ne parut pas croire au danger que la France lui dénonçait ; la crainte de la puissance française dominait toutes les autres craintes.

Contre Guillaume et ses autres alliés, Louis XIV élaborait des projets qui promettaient d'être plus efficaces. Jacques II ne cessait de répéter que, s'il reparaissait en Angleterre, ses anciens sujets le recevraient avec enthousiasme. Il en était surtout convaincu depuis qu'un des traîtres, principaux auteurs de sa catastrophe, lui avait fait offrir son repentir et ses services. Ce traître était Churchill, devenu comte de Marlborough, dont la cupidité mal satisfaite par Guillaume cherchait ailleurs un dédommagement digne de son orgueil et de ses appétits. Il avait laissé entendre à Jacques II, qu'il renverserait l'usurpateur soit en faisant défection avec les troupes placées sous son commandement, soit en disposant le Parlement, par la haine des étrangers, à renvoyer Guillaume. Ce complot venait à la vérité d'être découvert, et la disgrâce de Marlborough, suivie de celle de la princesse Anne, disait assez clairement qu'il n'était plus raisonnable de compter sur lui[4]. Mais il restait encore une illusion à laquelle Louis XIV lui-même a pu se laisser prendre. Il y avait en Angleterre des mécontents. Le caractère de Guillaume heurtait les Anglais : on lui reprochait sa vie retirée, ses journées passées tout entières dans la solitude, ses réceptions muettes, son silence plus insupportable qu'un refus d'audience. Sa préférence pour les Hollandais blessait l'amour-propre national ; il plaçait ses compatriotes dans l'armée, dans la Chambre des lords, dans les plus beaux domaines. Il opposait quelquefois son veto aux lois votées par les Chambres ; quoique ce fût son droit, on craignait qu'il ne portât bien haut les prérogatives royales : on lui avait donné récemment une nouvelle preuve de défiance, en lui représentant que, l'Irlande une fois soumise, l'Angleterre n'avait plus besoin de grandes armées[5]. Dans une telle disposition des esprits, ses ennemis avaient bien des chances favorables, surtout si ces ennemis se présentaient en corps d'armée et avec l'appui d'une grande puissance. Louis XIV le crut, et promit à Jacques II une descente en Angleterre. Déjà, de ces Irlandais transportés en France, Jacques avait formé d'assez beaux régiments dont il était fier, et qu'il demandait au roi d'habiller de rouge pour les distinguer des autres troupes[6]. Onze mille de ces Irlandais furent destinés à l'expédition d'Angleterre ; on leur adjoindrait quelques milliers de Français. La France en outre fournirait les vaisseaux ; ceux de la Méditerranée réunis à ceux de l'Océan attaqueraient avec avantage les flottes de Guillaume. On commença en France à soupçonner ce projet, quand on sut que des troupes nombreuses, mais surtout des sujets de Jacques II, se rassemblaient dans la presqu'île de la Manche, et qu'on faisait porter à Rouen beaucoup d'instruments propres à remuer la terre[7]. Guillaume, qui ne se doutait pas du danger, était revenu sur le continent à la fin de mars. Parallèlement à l'expédition d'Angleterre, Louis XIV s'en promettait une autre dans les Pays-Bas pour renouveler la surprise et l'effet du siège de Mons. Il voulait, comme dit son narrateur[8], porter aux alliés des coups inattendus, les forcer par quelque entreprise éclatante à faire la paix ou à ne continuer la guerre qu'avec d'extrêmes difficultés. Pour cela, il ne crut pas devoir se borner à une médiocre conquête ; il choisit Namur, la capitale d'une province, comme Mons était la capitale du Hainaut. Namur, au confluent de la Sambre et de la Meuse, était la ville la plus importante qui restât aux alliés ; elle pouvait encore leur ouvrir le chemin de la France ; elle devait ouvrir aux Français le chemin du pays de Liège, des Provinces-Unies et de la Basse-Allemagne. Sa position, son château, les provisions dont elle regorgeait, la rendaient difficile à prendre ; mais sa possession fortifierait les Français au cœur du pays ennemi. La gloire et l'intérêt s'y rencontrant, l'hésitation n'était pas permise devant les difficultés ; le seul souci devait être de les surmonter par les moyens nécessaires. Déjà, du vivant de Louvois, il avait été question de conquérir Namur. Le roi, continuant son ministre, peut-être dans l'espoir de prouver qu'il pouvait s'en passer, faisait depuis plusieurs mois de grands préparatifs avec l'aide des agents habituels de Louvois. Des magasins considérables de vivres et de munitions avaient été établis le long de la Meuse et dans les villes frontières des Pays-Bas. De grands corps de troupes hivernaient dans les provinces voisines, sous prétexte d'observer les troupes ennemies. La cavalerie, l'infanterie, augmentées de levées énormes, n'avaient rien à craindre des cent vingt mille hommes dont l'ennemi disposait.

Au 16 avril, on ne doutait plus à la cour du projet d'invasion en Angleterre, et de l'embarquement prochain de Jacques II. Cependant Guillaume III se donnait tranquillement le plaisir de la chasse dans son château de Loo. Le 10 mai, le roi quitta Versailles, annonçant qu'il allait en Flandre, afin d'attirer principalement sur ce point l'attention de l'ennemi. Le lendemain, il déclara qu'il avait donné ordre à Tourville de chercher et d'attaquer les flottes des alliés ; Tourville, en effet, quitta Brest le 12 mai. Ces nouvelles tirèrent Guillaume de sa sécurité ; il comprit du même coup le danger de l'Angleterre et le danger des Pays-Bas. Il rassembla à la hâte un corps d'armée sous Bruxelles ; il expédia son favori Bentinck, devenu lord Portland, en Angleterre, pour combiner avec la reine les moyens de défense ; il pressa ardemment jour et nuit la mise en état des flottes anglaise et hollandaise, pour opposer au moins par mer la supériorité du nombre. Cependant Louis XIV était arrivé près de Mons ; il y passait en revue son armée et celle du maréchal de Luxembourg (20 mai 1692). Racine, qui assistait en qualité d'historiographe, et à cheval, à cette solennité militaire, nous en a laissé moins le tableau que l'expression de son ébahissement[9]. Six-vingt mille hommes ensemble, sur quatre lignes ; commencer à marcher à onze heures du matin, et, allant toujours au grand pas du cheval, ne finir qu'à huit heures du soir ; il y avait bien de quoi être las, ébloui de l'éclat des épées et des mousquets, et étourdi d'entendre tant de tambours, de trompettes et de tymbales. Je ne me souviens pas, dit-il, que les Romains aient jamais eu un spectacle pareil... tout cela nous prépare de belles matières. Le roi ne lui fit pas longtemps attendre la besogne. L'ennemi, incertain de la destination de l'armée française, craignait pour Charleroi, pour Ath, pour Liège, pour Bruxelles même ; il se croyait rassuré sur Namur par la bonté de la place et par sa grosse garnison. Le 25, il apprit avec stupéfaction que Namur était investi.

Un ordre téméraire de Louis XIV réduisit de moitié les résultats attendus. L'armée d'Angleterre devait partir sous le commandement de Jacques II et du maréchal de Bellefonds ; Tourville devait les transporter sur ses vaisseaux, après avoir rallié ceux de la Méditerranée, ce qui aurait porté la flotte à quatre-vingts vaisseaux. Par une disposition malheureuse, Tourville, sans qui rien n'était possible, n'avait pas le commandement en chef ; il était subordonné, sauf pour la manœuvre navale, aux deux commandants de l'armée de terre ; il dépendait de l'incapacité de Jacques et des idées bizarres de Bellefonds. En outre, ses quarante-quatre vaisseaux rassemblés sur les côtes de la Manche risquaient fort de ne pas suffire contre les flottes réunies d'Angleterre et de Hollande ; il était indispensable d'attendre d'Estrées, mais d'Estrées était retenu par les vents contraires. Louis XIV, impatienté, envoya l'ordre à Tourville d'attaquer la flotte ennemie, fort ou faible[10]. Cette flotte était considérable : quatre-vingt-dix vaisseaux de ligne et trente ou quarante mille matelots, l'élite des marins de Hollande et d'Angleterre. Jamais, dit un historien anglais, un plus puissant armement n'avait paru dans la Manche. Condamné à affronter une difficulté insurmontable, Tourville fit de son mieux. Le 29 mai, au large de Barfleur, il attaqua, 44 contre 90. Pendant la première partie de la lutte, secondé par le vent, il semblait avoir l'avantage ; pas un de ses vaisseaux n'était désemparé ; au contraire, selon un témoin presque oculaire[11], il coula deux vaisseaux ennemis et en démâta plusieurs. Mais tout à coup le vent changea, rapprocha les alliés les uns des autres et les porta en masse sur les Français. Ils devenaient trop nombreux : la retraite était nécessaire. Tourville recula avec honneur, avec une intrépidité que l'ennemi admira. Son vaisseau, ruisselant de sang et criblé de boulets, repoussa victorieusement toutes les tentatives d'abordage. Grâce à cette fermeté, vingt-neuf de ses vaisseaux s'évadèrent vers Brest par des passages où l'ennemi n'osait pas s'engager, trois regagnèrent Cherbourg, lui-même, avec les douze autres, se replia sur la baie de la Hogue d'où cette bataille a tiré son nom.

C'est là que, par la faute de Bellefonds et du roi Jacques, commença le désastre si célèbre de la Hogue. Les douze vaisseaux étaient au mouillage, avec bonne contenance ; et l'ennemi au large, à deux portées de canon, n'osait les attaquer. Tourville, comme il y était malheureusement forcé, tint conseil avec Jacques, Bellefonds, Villette, Bonrepaux et l'intendant Foucauld, pour déterminer ce qu'il avait à faire. Malgré quelque divergence d'avis, il fut convenu qu'on se défendrait en cas d'attaque. Bellefonds promit d'envoyer des chaloupes bien armées pour protéger les vaisseaux ; Foucauld fit immédiatement venir toute la poudre des magasins de Valogne et de Carentan. Depuis deux jours, l'ennemi n'avait rien tenté, la poudre était arrivée, les chaloupes seules ne paraissaient pas. Quelle était la cause de ce retard ? Bellefonds la fit connaitre par une résolution inattendue dont il faut lui laisser cette la responsabilité. Il avait changé d'avis; sur la nouvelle que les trois vaisseaux réfugiés à Cherbourg venaient d'être brûlés par l'ennemi, il trouvait convenable de faire échouer ceux de la Hogue. Il en donna l'ordre qui fut exécuté le 2 juin au matin. Il n'eut pas même la pensée d'en faire jeter les canons à la mer, d'en sortir les agrès et ustensiles, pour diminuer, en les allégeant ainsi, les avaries de l'évènement. A peine les alliés eurent-ils vu cette manœuvre suicide, que, ne craignant plus de résistance, ils détachèrent des chaloupes pour brûler les vaisseaux échoués. Il eût encore été possible de repousser cette attaque par les canons des batteries de la baie ou par des chaloupes allant à la rame ; Tourville essaya d'en donner l'exemple pour éteindre le feu de l'Ambitieux. Mais il ne fut pas soutenu. Pendant deux jours, l'ennemi brûla tout ce qu'il voulut, vaisseaux du roi, vaisseaux et barques de marchands. Bellefonds et le roi d'Angleterre assistaient de Saint-Vaast à ce spectacle lamentable comme à un feu d'artifice pour une conquête de roi. — Il n'y a personne, dit Foucauld, qui n'ait vu leur indolence avec indignation. Les marins, petits et grands, ne lui ménagèrent pas les épithètes qu'ils méritaient[12].

Les alliés célébrèrent avec emportement leur triomphe. A réduire froidement les faits à leur valeur, ils devaient être plutôt contents que fiers. La gloire n'était pas si grande qu'ils la faisaient, d'avoir vaincu avec une telle supériorité de nombre. Ce n'est pas Louis XIV seul qui le dit, ou le fait dire[13] ; l'Anglais Macaulay n'hésite pas à le reconnaître : Dans la lutte sur mer, dit-il, les alliés avaient eu une telle supériorité de nombre, qu'ils ne pouvaient guère se vanter de leur succès. Mais ils étaient délivrés d'une grande menace ; les Anglais, surtout Guillaume, n'avaient plus à craindre le rétablissement de Jacques II ; une des grandes entreprises de Louis XIV était confondue. Ils tournèrent donc ce profit en gloire ; ils y trouvèrent même une satisfaction pour leur vieille jalousie maritime contre la France. Une médaille, non moins arrogante que celles du grand roi, prétendit lui enjoindre de renoncer à l'empire de lamer ; elle portait pour légende :

Maturate fugam, regique hæc dicite vestro

Non illi imperium pelagi.....[14]

Le bruit qu'ils firent autour de cette victoire a duré plus longtemps qu'eux dans l'histoire et même en France. Il en est resté le préjugé que la marine française avait été détruite à la Hogue. Cependant, dès l'année suivante, ils purent reconnaître à leurs revers que cette marine vivait toujours ; et déjà moins d'un mois après le désastre de la Hogue, ils avaient appris par leur impuissance que Louis XIV avait encore l'empire de la terre.

Le siège de Namur n'avait pas été troublé par le sinistre de mer. L'armée du roi destinée aux attaques s'élevait à cinquante mille hommes ; Luxembourg en avait quatre-vingt-dix mille pour veiller aux environs et prévenir les mouvements de l'ennemi extérieur. Il était naturel qu'une pareille force inspirât une grande appréhension aux assiégés, une grande prudence à ceux qui auraient envie de les secourir. Namur se composait de la ville proprement dite, d'un château neuf appelé le fort Guillaume, parce qu'il avait été construit sur le conseil de Guillaume III, et d'un vieux château que le premier renforçait. Le roi s'en prit d'abord à la ville seule. L'attaque en fut vivement conduite par Vauban : le 3 juin tous les dehors étaient emportés. Racine tremble encore en racontant que l'artillerie française avait tué, en deux jours, douze cents hommes, et qu'on trouvait les dehors tout pleins d'hommes dont le canon avait emporté les têtes comme si on les eût coupées avec des sabres[15]. Le 5 juin la ville capitula. A ce moment, Guillaume, se croyant rassuré sur l'Angleterre par de bonnes nouvelles de sa flotte, fit un mouvement contre les assiégeants et s'approcha de la rivière de Méhaigne. Cela n'empêcha pas les Français d'entreprendre l'attaque des châteaux et en particulier du fort Guillaume. Vauban traça une tranchée qui embrassait à la fois plusieurs montagnes et plusieurs vallées, avec une infinité de détours et retours autant presque qu'il y a de rues dans Paris[16]. Vainement le prince d'Orange, animé par les nouvelles de la bataille de la Hogue, menaça Luxembourg, soit en jetant des ponts sur la Méhaigne, soit en essayant de couper le pont de bateaux sur la Meuse qui mettait en communication les deux armées françaises ; il fut toujours retenu dans l'inaction par la fière contenance du maréchal, ou par les promptes mesures qui prévinrent l'exécution de ses plans. Sous cette garde, le siège marcha avec un succès irrésistible. Le 13 juin, les Français enlevaient un retranchement de 400 toises de long d'où il devenait facile de foudroyer le reste des ouvrages assiégés. Le prince de Condé, son fils, le duc de Bourbon, y firent à la Condé, selon le mot de Racine ; le comte de Toulouse reçut, sans s'émouvoir, une forte contusion au poignet, le roi ne fut sauvé d'une balle qui venait droit à lui que par un gabion qui rompit le coup. Le 18, le 19, toute communication était ôtée aux assiégés entre le fort Guillaume et le vieux château. Le 22, le fort Guillaume capitula, et l'ingénieur Cohorn, qui l'avait construit, rendit hommage à la supériorité du génie de Vauban, en lui disant : Si vous m'aviez attaqué selon les règles ordinaires, j'aurais tenu quinze jours de plus, et la prise du fort vous aurait coûté beaucoup plus de monde.

Guillaume, à partir de ce jour, renonça à toute diversion. Louis XIV était souvent pris de la goutte, quoique la relation composée à sa louange n'en parle pas. Il donnait de son lit, quand il ne pouvait pas sortir, ses ordres pour prendre vile Namur, pour hâter l'entrée du duc de Large en Allemagne, assurer la victoire à Catinat sur le duc de Savoie, à Noailles sur les Espagnols, et maintenir, malgré son absence, la paix dans l'intérieur de son royaume. C'est Mme de Maintenon, venue à sa suite avec les dames, mais établie à Dinant pendant le siège, qui parle ainsi de l'activité du roi[17]. Il fit vivement pousser les travaux contre le vieux château, dernier refuge des assiégés. Comme il avait remarqué que sa présence avançait extrêmement les opérations, il se montra presque tous les jours, à partir du 25, au milieu des travailleurs et des bombes. Le 30, un assaut vigoureux rendit les Français maîtres de l'ouvrage à corne. Orange décampa en tournant le dos à Namur, et le gouverneur rendit le vieux château, 30 juin[18]. Louis XIV ne manqua pas de renvoyer à ses adversaires leurs chants de triomphe. Une des premières paroles qu'il prononça le jour de sa rentrée a Versailles (16 juillet) fut pour remettre à leur place les vainqueurs de la Hogue. Tourville s'étant présenté, il lui dit : Je suis content de vous et de toute la marine. Nous avons été battus, mais vous avez acquis de la gloire et pour vous et pour la nation ; il nous en coûte quelques vaisseaux, cela sera réparé l'année qui vient, et sûrement nous battrons les ennemis[19]. On racontait aussi que Van Beuningen avait invité les Hollandais à la modération en rapprochant la prise de Namur du combat naval. On avait, disait-il, coupé les cheveux au roi de France, qui reviendraient l'année suivante ; mais le roi de France avait coupé aux alliés un bras qui ne reviendrait pas. C'était le mot du vizir de Selim II aux Vénitiens après la bataille de Lépante ; mais il était si bien dans la situation qu'il a pu y être appliqué par un Hollandais intelligent, et recueilli avidement en France. La médaille des alliés provoquait aussi une riposte directe : l'Académie des médailles la leur lança avec son ton habituel, et sans exagérer la vérité. Sub oculis Germanorum, Hispanorum, Anglorum et Batavorum centum millium[20] : tel fut l'exergue de la médaille française consacrée à la prise de Namur. Le prince d'Orange était considéré par les alliés comme le rival personnel, comme le contrepoids de Louis XIV. La relation officielle, dont nous avons déjà parlé, proclama que la grande expédition de Namur était uniquement l'ouvrage du roi, qu'il l'avait entreprise sur ses seules lumières, et exécutée de ses propres mains à la vue de toutes les forces de ses ennemis ; et quant à l'inaction du prince d'Orange, elle en donnait une explication où un reste d'estime pour le vaincu ne servait qu'à l'abaisser davantage devant le vainqueur : On a parlé diversement de la conduite du prince d'Orange pendant le siège... on a même allégué des raisons qui ne lui font pas honneur ; mais, à juger sans passion d'un prince en qui l'on reconnaît de la valeur, on peut dire qu'il y a eu beaucoup de sagesse dans le parti. qu'il a pris. L'expérience du passé lui ayant fait connaître combien il était inutile de s'opposer à un dessein que le roi conduisait lui-même, il a jugé Namur perdu, dès qu'il, a su que le roi l'assiégeait en personne.

Ces atteintes à la considération de Guillaume n'étaient pas restreintes à la France. Chez lui, chez ses alliés, on commençait à douter de sa capacité. Burnet le confesse expressément[21] : A propos de la prise de Namur, sa conduite fut extrêmement blâmée. Tout le monde disait qu'il aurait dû donner quelque chose au hasard plutôt que de souffrir qu'une telle place fût prise en sa présence. A Amsterdam, on en faisait des pasquinades publiques. Des bateleurs le représentaient comme le plus heureux des souverains, qui avait trouvé le secret de prendre de toutes mains pour ne rien faire[22]. On comprend quelle abondance de bile devait amasser dans cette âme sombre et orgueilleuse la conscience d'affronts réels et le dépit de cette dérision irritante. Il essaya donc d'imposer silence aux censeurs par une entreprise décisive, et d'envahir la France par lui-même et par le plus opiniâtre de ses imitateurs. Tandis qu'il battrait Luxembourg pour forcer la frontière du Nord, le duc de Savoie entrerait au Midi par le Dauphiné. La simultanéité des deux attaques est la meilleure preuve de la connivence (3 août 1692).

Louis XIV avait laissé à Luxembourg le commandement dans les Pays-Bas. Le maréchal était venu se poster près de Steinkerke, entre Hall et Senef, sur un terrain entrecoupé de haies et de marais, et d'un abord difficile pour tout assaillant ; au contraire, il pouvait être facilement rallié par Boufflers campé à quelques milles de distance ; des espions gagnés dans le camp ennemi le tenaient au courant de tous les desseins des alliés. Ce fut un de ces espions qui faillit donner la victoire à Guillaume. Découvert sans pouvoir nier, et sous la menace d'être mis à mort immédiatement, il envoya de sa main à Luxembourg un faux avis qui devait confirmer le maréchal dans sa sécurité. Tout à coup, le 3 août, au point du jour, on signala dans le camp français un mouvement des ennemis, que Luxembourg prit pour une simple manœuvre de fourragement, selon l'avis de l'espion. Il n'y accorda aucune importance, jusqu'à ce que la brigade, dite la Bourbonnaise, fut vigoureusement assaillie, et, après le premier choc, dispersée en laissant ses tentes et sou canon. C'était donc une attaque générale. Luxembourg, qui n'en pouvait plus douter, prévint rapidement les autres conséquences de la surprise. L'ennemi ne connaissait pas bien le terrain où il s'était engagé ; il y rencontrait à chaque pas des haies et des clôtures qui rompaient ses mouvements et rendaient la cavalerie inutile. A la faveur de ce retard, Luxembourg expédia à Boufflers l'ordre de rallier, mit ses troupes. en bataille selon le terrain, et plaça en réserve la maison du roi, où l'on distinguait le jeune duc de Chartres, les princes de Conti, le duc de Vendôme. Les ennemis, surpris à leur tour d'une résistance si vite organisée, s'opiniâtrèrent à l'attaque. D'abord ils repoussèrent avec un grand carnage les Suisses, de l'aimée française ; leurs fusils en plus grand, nombre donnaient à leur feu plus d'ensemble et de vivacité ; mais les Français, qui s'en aperçurent, jetaient d'eux-mêmes leurs piques et leurs mousquets pour prendre les fusils des ennemis morts ou blessés. On combattait en colonnes profondes, et souvent corps à corps, au sabre, à l'épée ou à la baïonnette. C'était, de l'avis de Luxembourg, la mêlée la plus furieuse où il eût encore assisté. A la fin, l'arrivée de Boufflers qui avait marché de lui-même au canon, et une dernière charge de la maison du roi, l'épée à la main, Luxembourg en tête, décidèrent de la journée. Les régiments anglais avaient été particulièrement écrasés ; Guillaume en était furieux contre ses alliés, mais sa colère ne l'empêcha pas de reconnaître la nécessité de la retraite. Il laissa le champ de bataille couvert d'une immense multitude de morts, et regagna sa position de la veille sans être poursuivi.

C'était une horrible boucherie que la bataille de Steinkerke. La perte des ennemis allait à huit ou neuf mille Nommés, tant morts que blessés. La perte des Français était aussi fort sensible. Luxembourg, dans son rapport au roi, parle d'un grand nombre d'officiers tués ou blessés[23] ; Louis XIV dit lui-même : Je suis très-fâché de ceux que nous avons perdus, mais clans des occasions comme celles-ci, il est impossible que cela soit autrement. Il était également affecté de la conduite de cette brigade qui n'avait pas si bien fait que les autres : — Vous devez, écrivait-il à Luxembourg, parler en particulier aux officiers de ces régiments. Je parlerai de mon côté à un homme qui est intéressé de réparer leur faute si l'occasion s'en présente. Mais enfin, si chère que fût la victoire, les conséquences en étaient très-heureuses : Décidément le mérite de Guillaume diminuait aux yeux de ses alliés ; on ne le croyait plus capable d'égaler Luxembourg. D'autre part, les desseins de Guillaume sur la France étaient au moins ajournés. Vraisemblablement, écrivait encore Louis XIV[24], cela a dérangé les projets qu'ils pouvaient avoir faits. La bataille de Steinkerke resta populaire, et le souvenir s'en prolongea par une mode dans la toilette des courtisans.

Elle fut aussi une occasion de progrès dans l'organisation de l'armée. Elle avait prouvé la supériorité du fusil sur le mousquet et l'insuffisance de la pique. Louis XIV, sans adopter encore exclusivement le fusil armé de la baïonnette, mit au moins la question à une nouvelle étude, qui devait hâter le triomphe du système préféré par Louvois. Elle était enfin, quoique bataille d'infanterie, une grande journée ; elle releva l'infanterie du dédain où Louis XIV s'obstinait à la tenir, et tout d'abord elle valut une médaille aux fantassins français. Virtus peditum Francorum fut le second nom donné par l'histoire métallique à la bataille de Steinkerke.

Le roi avait raison de croire Guillaume hors d'état pour cette année de reprendre ses agressions. Toutefois, par une vigilance qui l'horaire, il invita Luxembourg à ne plus être surpris. Le 12, le 24 août, il l'avertissait de certains bruits qui faisaient supposer chez les vaincus l'intention de recommencer. Il lui conseillait la prudence. Se retrancher pour ne combattre qu'avec avantage lui semblait le système le plus sûr. En vain alléguerait-on que cette conduite pourrait ternir les armes françaises, et inspirer à l'ennemi une trop haute idée de sa force. Il importait avant tout de préserver l'armée de tout accident, et de ne pas combattre à perte égale. Il vaut mieux reprendre, disait-il[25], les vieilles coutumes si on les croit bonnes, que de hasarder beaucoup pour un faux point d'honneur. Ni cette réserve, ni l'audace d'initiative ne fut nécessaire, la guerre était finie pour le moment dans les Pays-Bas. Il ne s'y passa plus rien jusqu'au jour où Guillaume reprit la route d'Angleterre.

Au fond, si l'ennemi avait été battu et se retirait, l'avantage n'était pas sans reproche et sans compensation. Tant de troupes réunies pour le siège meut de Namur, tant de précautions contre les batailles à perte égale, n'y avait-il pas dans cette défiante évidente la conscience d'une diminution de forces ? Cet affaiblissement devenait déjà très-sensible par l'invasion du duc de Savoie en Dauphiné. Pendant que l'armée française était surtout en Flandre où Louis XIV tenait à humilier Guillaume, Catinat n'avait qu'une armée insuffisante, et ses instructions, eu conséquence, le réduisaient à la défensive, à la conservation des villes conquises en Piémont. Victor-Amédée avait calculé ces conditions, il comptait en outre sur les religionnaires du Dauphiné, mécontents de leur conversion, qui ne manqueraient pas de se soulever à l'apparition d'un libérateur. On ne songeait pas à l'attaquer ; il attaqua, il entra en Dauphiné le jour de la bataille de Steinkerke (3 août). Laissant derrière lui le jeune Schönberg dans les montagnes pour assurer la route de Briançon, il marcha lui-même vers Embrun. Il prit d'abord Guillestre, malgré la résistance d'un bataillon de milice et de deux cents Irlandais. Le 7, il arrivait devant Embrun ; le 17, cette ville était prise. Catinat, établi sur le mont Genèvre, n'avait sous la main que treize bataillons ; il fallait bien attendre des renforts. Par une contre-invasion, il aurait ramené le duc de Savoie en arrière ; mais il aurait eu besoin de chevaux d'artillerie pour un équipage de campagne, et d'un autre équipage pour voiturer le pain de l'armée dans la plaine du Piémont ; on avait oublié de le munir de ces moyens[26]. L'envahisseur continua d'avancer, et prit Gap le 4 septembre. Cependant Catinat commençait à rallier son infanterie ; les habitants eux-mêmes prenaient les armes par sentiment national et aussi par besoin de se soustraire aux pillages. La famille de Latour-du-Pin la Charce était à la tête de ces volontaires. La mère, par ses paroles, retenait les peuples dans le devoir ; sa fille aînée, Mme d'Urtis, faisait couper toutes les cordes des bateaux qui traversaient la Durance pour les soustraire à l'ennemi ; son autre fille, Philis de la Charce, montait à cheval, armait les villages de son canton pour les amener à Catinat, et guerroyait comme un chevalier dans les défilés des montagnes[27]. Les renforts envoyés par le roi arrivaient successivement, vingt bataillons, puis trente escadrons de dragons, puis Vauban lui-même. Au contraire, les religionnaires manquaient au duc de Savoie ; ils restaient fidèles à la France et immobiles : conduite que Dangeau relève plusieurs fois à leur honneur et à la confusion de celui qui avait espéré les entraîner à la trahison. Enfin, Victor-Amédée fut atteint de la petite vérole, et obligé à se faire transporter à Turin. Il devenait bien difficile de continuer les hostilités. Les Piémontais et les impériaux, déterminés à la retraite, brûlèrent tout ce qu'ils purent de villages, firent sauter les tours et les murailles de Guillestre et d'Embrun ; et se retirèrent au delà des Alpes (fin de septembre). Leurs amis à l'étranger célébrèrent cette invasion comme le plus grand affront que la France eût encore reçu ; ils comptaient avec complaisance, ils exagéraient même la quantité de millions à laquelle on pouvait évaluer les pertes de Louis XIV[28]. Mais immédiatement le gouvernement français se mit à l'œuvre pour réparer ce désastre, et en prévenir d'autres semblables. Le roi distribua des grains et des farines aux populations qui avaient le plus souffert. Vauban travailla à fortifier les places, raccommoda le fort de la Pérouse, et construisit le Mont-Dauphin, à la pointe d'un rocher sur la Durance. Philis de la Charce reçut en récompense une pension de 2.000 francs, et fut autorisée à déposer son épée, ses pistolets et le blason de ses armes dans le trésor de Saint-Denis[29]. Dans la répartition des armées pour l'année suivante, une part respectable fut réservée pour Catinat : Je ne doute pas, écrivait Racine[30], que le roi ne tire une rude vengeance du pays de M. de Savoie.

Tant bien que mal, l'affront reçu du duc de Savoie s'effaçait. Il se présenta même fort à propos, à côté de la retraite de Guillaume et de Victor-Amédée, une victoire inusitée depuis quelque temps. L'armée d'Allemagne venait de sortir de la temporisation et de livrer un combat ; le maréchal de Lorge envoyait ses petits trophées. Il avait fait investir, entre Philipsbourg et Durlach, la petite ville de Pforzheim (fin de septembre). A cette nouvelle, les Allemands se remuèrent pour venir au secours ; ils envoyaient en avant quarante escadrons ; mais ils ne firent pas assez de diligence. De Lorge prit Pforzheim le premier jour, avec les cinq cents hommes de la garnison. Puis, marchant à l'avant-garde ennemie, il la culbuta, lui prit deux pièces de canon, deux paires de timbales, neuf étendards, treize cents cavaliers et le général qui était l'oncle du duc de Wurtemberg et administrateur de ce duché. Cette gloire ne coûtait aux Français qu'un maréchal des logis, un cavalier et six dragons. C'était moins un combat qu'une déroute[31]. L'avantage était toujours bon à enregistrer dans les fastes de l'année, au moins comme leçon aux Allemands complices de Victor-Amédée. Aussi Pforzheim eut sa médaille, et l'historiographe Racine prit bonne note de la conquête. Cependant un autre succès dont on fit moins de bruit était alors attesté par les plaintes amères des coalisés, et méritait d'autant plus d'attention qu'il était, de leur aveu même, une revanche de la Rogue.

Depuis le commencement de la guerre, la course maritime n'avait pas cessé. Les Français y excellaient ; Jean Bart de Dunkerque y avait conquis une grande renommée et le grade de capitaine. Les profits en étaient considérables ; on calculait en 1692 que le bénéfice du duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, montait à 8 ou 900.000 livres, et il n'avait que le dixième des prises faites par les armateurs de sa province[32]. Les représailles tentées par les corsaires des autres nations restaient bien au-dessous de dommage qu'elles s'efforçaient de venger. Après la bataille de la Hogue, les coalisés s'étaient promis qu'il n'y aurait plus de marine française ; et il se trouva qu'il y eut encore plus de corsaires français qu'auparavant. Ils avaient eu, les Anglais surtout, la tentation de compléter leur victoire en ruinant les ports de France ; on avait vu leurs vaisseaux de guerre en grand nombre devant Saint-Malo à la fin de juillet ; et après une station de quelques jours, l'examen fait des chances de l'entreprise, ils s'étaient aperçu qu'ils n'avaient pas les troupes de débarquement nécessaires. Ils avaient également renoncé à se porter sur Brest, sur Rochefort, parce que la saison était trop avancée. Pendant qu'ils demeuraient dans cette incertitude, les corsaires français ne laissaient ni sécurité ni liberté au commerce d'Angleterre et de Hollande. C'étaient chaque jour des traits d'audace désespérants, des prises énormes ; le Journal de Dangeau en est rempli. Plus de cent prises, de l'aveu des Anglais, entrèrent à Saint-Malo pendant l'automne. Nesmond en avait cinq ou six pour sa part. Jean Bart d'un seul coup ramenait à Dunkerque vingt-trois vaisseaux de blé provenant de Dantzick, puis s'attaquant à l'Angleterre même il descendait sur la côte de Northumberland, et y promenait à son gré l'incendie. Le jeune Duguay-Trouin, sur un petit bâtiment, pénétrait dans les bouches du Shannon, et ravageait les châteaux. Le 15 décembre, un Français capturait, à l'ouest des Sorlingues, une flotte hollandaise de trente bâtiments convoyée par un navire de soixante canons. Les coalisés en perdaient la tête ; les Anglais surtout ne se résignaient pas à la pensée de n'avoir pas repris l'empire de la mer ; c'était une clameur universelle des négociants et armateurs anglais contre l'administration de la marine. Burnet, dans l'histoire de cette année, déplore ce résultat contradictoire en termes non suspects : Nos marchands, dit-il[33], se plaignirent des grandes pertes qu'ils firent cet été. Car les Français, après avoir mis leurs vaisseaux en sûreté, permirent aux matelots de s'engager au service des armateurs qui firent un tort considérable à notre commerce. Ainsi, par une espèce de compensation, après n'avoir presque rien perdu deux ans auparavant pendant que les Français étaient maîtres de la mer, nos négociants firent de grandes pertes dans les temps que notre empire sur cet élément paraissait le plus absolu.

En résumé les vainqueurs. de la Hogue reconnaissaient l'insuffisance de leur victoire ; le duc de Savoie avait perdu son temps et risqué sa vie sans profit dans l'invasion du Dauphiné. Mais Louis XIV avait-il gagné beaucoup à la prise de Namur, et qu'était-ce que Steinkerke sinon un malheur évité ? La position respective (les deux partis n'avait pas changé. Encore une année laborieuse et conteuse, fertile en grands événements, et stérile en résultats décisifs.

 

 

 



[1] Œuvres de Louis XIV, tome IV : Relation de ce qui s'est passé au siège de Namur, d'un rédacteur inconnu, quoiqu'on l'ait quelquefois attribuée à Racine et rangée parmi ses œuvres.

[2] Burnet, Histoire de ce qui s'est passé pendant la vie de Burnet.

[3] Manifeste adressé par Louis XIV aux cantons suisses et aux Italiens, en mars 1692.

[4] Pour tous ces faits qui sont particuliers à l'Histoire d'Angleterre, voir Macaulay, tome II.

[5] Burnet, Histoire de ce qui s'est passé pendant la vie de Burnet.

[6] Dangeau, janvier 1692.

[7] Dangeau, 7 avril 1692.

[8] Relation du siège de Namur.

[9] Racine, lettre à Boileau, 21 mars 1692.

[10] Dangeau, Journal.

[11] Mémoires de Foucauld, intendant de Caen.

[12] Voir les Mémoires de Foucauld, la relation adressée par lui à Pontchartrain, et un extrait des Mémoires du marquis de Villette, dans l'édition des Mémoires de Foucauld par M. Baudry.

[13] Relation de Namur : Bien que le combat n'eût pas été fort glorieux pour les Hollandais et pour les Anglais, et qu'il fût jusqu'alors inouï qu'une armée de quatre-vingt-dix vaisseaux, attaquée par une autre de quarante, n'eût fait pour ainsi dire que soutenir le choc, sans pouvoir, pendant douze heures, remporter aucun avantage ; néanmoins comme le vent, en séparant la flotte française, leur avait en quelque sorte livré quinze de ses vaisseaux..... Il y avait toute sorte d'apparence que le prince d'Orange saisirait le moment favorable où il semblait que la fortune commençât à se déclarer contre les Français.

[14] Virgile, Énéide, livre II : Hâtez-vous de fuir et dites à votre roi que ce n'est pas à lui qu'appartient l'empire de la mer.

[15] Racine à Boileau, 3 juin.

[16] Racine à Boileau, 24 juin.

[17] Maintenon, Lettres, juin 1692.

[18] Relation de ce qui s'est passé au siège de Namur ; lettre de Louis XIV au maréchal de Lorge, 30 juin 1892.

[19] Dangeau, Journal, 16 juillet.

[20] Sous les yeux de cent mille Allemands, Espagnols, Anglais et Hollandais.

[21] Burnet, Histoire de ce qui s'est passé pendant la vie de Burnet, an 1692.

[22] Un bateleur disait au peuple qu'il avait résolu de se faire une condition à souhait, qu'il ne voulait pas être empereur des Turcs, parce qu'il avait trop de femmes ; ni empereur des Chrétiens, parce qu'il avait autour de lui trop de princes et trop de jésuites ; ni pape, parce qu'il fallait être trop vieux et tenir trop de consistoires ; ni roi d'Espagne, parce qu'il était trop gueux ; ni roi de France, parce qu'il avait trop d'ennemis ; mais qu'il voulait être le roi Guillaume, parce qu'il prenait de l'argent de tant côtés el ne faisait rien. (Dangeau, Journal, 1692.)

[23] Dépôt de la guerre.

[24] Lettres de Louis XIV à Luxembourg, 11 et 12 août 1692.

[25] Œuvres de Louis XIV, tome IV : lettre à Luxembourg, 24 août 1692.

[26] Mémoires de Feuquières.

[27] Mercure de septembre 1692.

[28] Bayle, Lettres, octobre 1692.

[29] Dangeau, 3, 4, 9 août ; 1er, 4, 8, 15, 22, 24 septembre.

[30] Racine à Boileau, 6 octobre 1692.

[31] Dangeau, Journal, 1er octobre. Racine, Lettres à Boileau, 5 octobre. L'expression déroute plutôt qu'un combat leur est commune.

[32] Dangeau, Journal, octobre 1692.

[33] Burnet, Histoire de sa vie, an 1692.