HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE

 

CHAPITRE XXXII. — Guerre de la seconde coalition, première partie, jusqu'à la mort de Louvois.

 

 

I. — Succès des Français en 1690. - Victoire de Fleurus ; victoire navale de Beachy-Head. - Défaite de Jacques II à la Boyne. - Victoire de Catinat à Staffarde. - Résistance des Jacobites : Limerick. - Victoire des Turcs sur l'Autriche. - Mort de Seignelay.

 

Luxembourg avait débuté par passer l'Escaut, pour faire contribuer ou pour brûler tout ce qui u ne voudrait pas le faire[1], le long de la Lys et jusqu'aux portes de Gand. Il revenait vers la Sambre, dans la direction de Maubeuge, quand il fut averti par Louvois que l'armée du prince de Waldeck se portait également vers la Sambre pour y attendre l'arrivée de l'électeur de Brandebourg. Il importait d'empêcher cette jonction en battant d'abord le prince de Waldeck, et de fermer le passage de la rivière à l'électeur de Brandebourg. En conséquence de ces ordres, Luxembourg choisit un poste favorable sur la rive gauche, entre Charleroi et Namur, à quelque distance du ruisseau de Fleurus. Le 30 juin, en allant à la découverte avec quelques escadrons, il donna sur une grosse troupe de cavalerie, qui n'était pas autre chose que l'avant-garde du prince de Waldeck. Il la mit en désordre d'abord ; puis, à la vue de forces supérieures qui arrivaient au secours des vaincus, il se replia ; mais certain dès lors que l'ennemi était là, il se prépara à l'attaquer le lendemain. Par une innovation qui pouvait passer en ce temps pour une témérité, il ne mit en ligne que la moitié de ses troupes, et envoya l'autre, par une marche couverte, pour prendre l'ennemi en flanc. Cette manœuvre bien exécutée, il attaqua et rompit la première ligne du prince de Waldeck. Ce ne fut pas sans peine. Ces hommes, outre la supériorité évidente de leur tir, avaient encore une solidité qui semblait impénétrable à l'artillerie. A chaque coup de canon qui emportait une file entière, ils se resserraient comme si de rien n'eût été. Cinq de leurs bataillons, réduits à la fin à reculer, se retirèrent au moins sans hâter le pas et sans désordre. Mais la seconde ligne n'était pas vaincue. Bien plus, se renforçant des débris de la première, ou même des blessés qui se relevaient de terre, elle parut un moment près d'envelopper l'armée française. Le canon restait sans effet contre elle, une charge de cavalerie ne l'entama pas davantage ; ce ne fut que le feu de toute l'infanterie française qui, au bout d'une heure, lui donna à penser ; elle se retira à la fin devant une charge impétueuse, mais en masses compactes et gardant ses rangs malgré des pertes énormes. Il y avait dans deux châteaux du voisinage, deux forts détachements que le prince de Waldeck y avait laissés sans emploi pendant toute la bataille. Après la défaite de leurs camarades, Luxembourg les somma de se rendre ; ils voulaient résister quand même ; la vue du canon et des chemins fermés par les vainqueurs les contraignit à se rendre à discrétion. Telle fut la bataille de Fleurus (1er juillet 1690).

L'ennemi laissait aux mains de Luxembourg 7.800 prisonniers, et 8.000 morts sur le champ de bataille. Les trophées se comptaient par 106 drapeaux, 49 canons, 5 pontons et 200 caissons d'artillerie. Un avantage plus précieux encore était l'effet moral du succès. La plus grosse armée de la coalition, Hollandais, Espagnols, Liégeois, Anglais, Suédois, Hessois, Hanovriens, contingents de Brunswick et même de Brandebourg, tous ces représentants de l'Europe, succombaient devant l'armée française seule. Les ennemis personnels du roi, dont les alliés attendaient la plus vigoureuse assistance, les réfugiés français subissaient une bonne part du désastre ; quinze cents étaient prisonniers, et Louis XIV, pour le châtiment de ce qui était à ses yeux une trahison capitale, et pour décourager l'imitation, les envoyait aux galères. L'armée victorieuse avait elle-même souffert en proportion de la résistance qu'elle avait rencontrée, mais quoique le prince de Waldeck se vantât d'être prêt dans huit jours à prendre sa revanche, et quoique Louis XIV lui-même ait cru prudent de s'arrêter pour voir venir, on put justement se féliciter en France de ce retour de bonne fortune. Ne trouvez-vous pas, disait-on, que Dieu prend toujours le parti du roi, et que rien ne pouvait être ni plus glorieux à la réputation de ses armées, ni mieux placé que cette pleine victoire[2].

On n'avait pas encore cessé de parler de la victoire de Fleurus, que, neuf jours après, on reçut la nouvelle d'une grande victoire navale. Tourville avait mis en mer le 23 juin, et manœuvrait si près des côtes d'Angleterre que de Plymouth on distinguait clairement ses vaisseaux. En France on avait grande opinion d'une flotte si supérieure en nombre et d'un marin tel que Tourville dont on disait qu'il était capable de tous les emplois du métier, depuis celui de charpentier jusqu'à celui d'amiral. Seignelay attendait avec anxiété le prix de ses soins ; et jamais Colbert lui-même n'avait témoigné tant d'impatience. Il écrivait lettre sur lettre à Tourville pour lui imputer à lenteur ou à mauvaise volonté tout retard ou toute manœuvre de prudence. Il lui disait le 3 juillet : Vous savez que toute l'Europe a les yeux sur vous ; vous savez tout le succès que peut avoir le gain d'un combat naval pour le service du roi et pour vos propres avantages. Il lui disait le 4 : Le peu de volonté qui paraît en vous pour l'exécution de vos ordres me cause l'inquiétude la plus grande que j'aie eue de ma vie. Je n'ai pas encore reçu un mot de vous qui ne soit d'un homme qui veut éviter l'exécution des ordres de Sa Majesté et se préparer des excuses. Rassuré le 6 par un compte rendu qu'il trouvait plus favorable, il retombait le 7 dans la crainte que l'ennemi ne reçût des renforts, et, obsédé par la gloire toute fraîche de Fleurus, il lui semblait que l'opinion l'opposait déjà à l'inaction ou à l'échec de la marine[3]. Le 12, il apprit enfin qu'il pouvait être content.

Le 10 juillet, une rencontre avait eu lieu devant Beachy-Head — cap Beveziers —, au sud du comté de 8ussex. L'amiral anglais Herbert, par ordre exprès de son gouvernement, avait rallié les Hollandais, et attaqué la flotte française. Il avait moins de vaisseaux que son adversaire, mais ses équipages étaient mieux fournis, ce qui rétablissait à peu près l'égalité, de l'aveu des Anglais eux-mêmes[4]. La bataille fut vivement disputée ; les Hollandais, placés à l'avant-garde, firent tout ce que de braves gens peuvent faire ; mais la mollesse des Anglais à les soutenir rendit inutile une valeur digne des temps de Tromp et de Ruyter. Accablés par la supériorité des Français, ils durent se retirer laissant un vaisseau aux mains du vainqueur, huit coulés à fond, sept autres démâtés. Les Anglais ne songèrent plus qu'à se mettre en sûreté : Herbert détruisit lui-même quelques-uns des bâtiments hollandais hors de service, puis il cingla vers Kent pour rejoindre la Tamise ; une fois entré dans le fleuve, il enleva toutes les balises qui auraient pu indiquer le chemin à l'ennemi, et se déroba à la poursuite par cette précaution, qui attestait à la fois sa défaite et sa peur.

L'importance de cet événement se fit bien connaître aux sentiments divers qu'il suscita chez les belligérants. Les Hollandais exprimèrent une profonde irritation contre les Anglais ; on pouvait craindre une rupture entre les deux alliés. Les Anglais furent consternés. Si les Français, dit Burnet[5], avaient voulu continuer leur victoire par l'incendie de nos villes maritimes, ils auraient pu nous faire bien du mal et déranger cruellement nos affaires, car nous n'avions pas alors plus de sept mille hommes en Angleterre. En France, l'enthousiasme éclata en fiers rapports, et en glorieux commentaires du triomphe, à la confusion des vaincus. Louis XIV écrivait à Mme de Maintenon : Le major de l'armée navale vient d'arriver... il y a de brûlés ou coulés à fond quatorze vaisseaux, et les bâtiments légers en suivent encore quatre incommodés. Je n'en ai aucun hors de combat... Je crois que vous ne serez pas fâchée de savoir cette nouvelle[6]. Seignelay, dans une relation officielle, proclamait la supériorité des Français enfin reconnue sur mer ; il ne craignait pas de narguer au vif l'amour-propre de ses adversaires : La victoire que l'armée navale du roi a remportée sur les flottes d'Angleterre et de Hollande, vient de décider de la supériorité que les Anglais ont si longtemps prétendue sur la mer et principalement dans la Manche. Pour maintenir cet empire de la mer, ils étaient soutenus par la Hollande, dont la puissance a toujours été formidable à l'Angleterre même, et qui a presque toujours remporté l'avantage dans tous les combats que ces deux nations ont donnés l'une contre l'autre. Cependant l'armée navale du roi les a cherchés jusque sur les côtes d'Angleterre et par delà l'île de Wight. Ils ont fui sept jours entiers, et il a fallu l'avantage du lieu où on est allé les attaquer, et du vent qui leur a toujours été favorable, pour les obliger à combattre, C'est dans ce combat qui a duré sept heures qu'ils ont été défaits avec la perte de quinze de leurs vaisseaux capitaux et de trois de leurs brûlots ; et ils ne doivent qu'à une fuite honteuse et au vent, qui a été contraire à l'armée du roi, le salut de leur flotte[7]. Ainsi, le ministre constatait la gloire de la France par l'humiliation de ses ennemis ; mais il ne faisait pas assez explicitement la part du roi ; les courtisans s'en chargèrent : Avez-vous jamais entendu parler, disait Bussy[8], de tant et de si longues prospérités ? Et ne trouvez-vous pas qu'il faut ajouter aux attributs de Louis le Grand, le victorieux et le bien servi, encore celui de Louis le Fortuné.

Il y avait pourtant, au moment même, un contrepoids à cette fortune qui compromettait d'une façon bien sensible, sinon l'honneur des armes, au moins la politique de Louis XIV. Son allié Jacques II était pitoyablement vaincu. Cet incapable malheureux n'avait su profiter ni de la suspension des hostilités pendant l'hiver, pour discipliner ses troupes, ni de l'envoi d'un corps auxiliaire par Louis XIV ; les Français, en arrivant, n'avaient rien trouvé de prêt pour leur réception ; et leur marche jusqu'à Dublin n'avait été qu'une suite de privations et de misères. Par tous les rapports qui arrivaient d'Irlande, on n'attendait en France que de mauvaises nouvelles de ce côté. Si Dieu ne fait un miracle en faveur du roi d'Angleterre, écrivait Louvois[9], je crains bien que le prince d'Orange ne fasse la conquête de l'Irlande avec beaucoup plus de facilité qu'il ne se l'imagine. — Le roi Jacques, disait-on dans les correspondances intimes[10], gâte tout, et montre tous les jours par sa conduite qu'il mérite ses disgrâces. Le moment était proche où ces pressentiments allaient se réaliser. Schönberg avait ouvert la campagne. Guillaume III, pressé par les Anglais, passait en Irlande pour décider en personne sa querelle (21 juin). La crise était grave pour lui-même. Les démonstrations maritimes de la France avaient ranimé en Angleterre le parti jacobite, et pendant que Guillaume s'embarquait pour l'Irlande, sa femme avait à surveiller des complots contre sa royauté, à arrêter les suspects, à conjurer le danger de l'approche de Tourville. Il comprit que la rapidité des opérations était seule capable de le sauver ; il annonça, malgré les conseils de Schönberg, la résolution de marcher en avant, et, comme il disait, de ne pas laisser pousser l'herbe sous ses pieds. Jacques II, comprenant de son côté qu'une bataille perdue pouvait lui coûter Dublin, ne voulait combattre que là où il aurait l'avantage du terrain. Pour le trouver, il recula jusqu'à la vallée de la Boyne, et, arrivé près de Drogheda, il mit la rivière entre lui et son ennemi et attendit.

Le 9 juillet, les deux armées étant en observation ; les Irlandais, qui avaient reconnu Guillaume, pointèrent sur lui deux pièces de canon. Il fut blessé à l'épaule assez grièvement pour s'affaisser, à la première commotion, sur le cou de son cheval, et pour ne plus pouvoir se servir de la main droite pendant quelques jours. Les Irlandais crurent l'avoir blessé mortellement, et cette erreur rapidement répandue porta dans toute l'Europe une émotion dont la population parisienne a été la dupe la plus empressée, mais non pas la seule. Cependant, le lendemain, le jour même de la bataille de Beachy-Head, Guillaume commanda le passage de la Boyne. Il avait trente-six mille soldats, hommes solides par l'habitude des armes, ou par l'excitation des haines nationales, des passions religieuses ou des intérêts menacés : protestants de diverses contrées de l'Europe, Anglais ennemis séculaires de l'Irlande ou colons acharnés à reprendre ou à retenir .les propriétés que la conquête de Cromwell leur avait faites, enfin réfugiés français qui, en combattant les papistes, frappaient, selon le mot de Schönberg, sur leurs persécuteurs. Jacques n'avait de bon que la cavalerie irlandaise peu nombreuse et le corps auxiliaire français ; tout le reste manquait de pratique militaire, de sang-froid et aussi de direction. La cavalerie irlandaise seule résista assez noblement pour tenir pendant quelque temps la victoire incertaine. Le corps français donna peu ; Lauzun l'avait placé à distance dans la prévision d'une manœuvre de l'ennemi, qui, en cas de défaite, aurait coupé le chemin aux vaincus. Quant à l'infanterie elle lâcha pied comme par une terreur panique et s'enfuit en jetant ses armes, drapeaux et manteaux. Cette fuite déplorable fut au moins couverte par le corps français. Jacques reprit la route de Dublin ; désespérant pour le moment d'arrêter l'ennemi, il courut de Dublin à Waterford, de Waterford à Kinsale où il s'embarqua sur un vaisseau français pour Brest. Derrière lui, Irlandais et Français évacuèrent Dublin et cédèrent la place à Guillaume (16 juillet).

Le retour de Jacques II en France ne lui fut pas plus favorable que sa première apparition. Son impassibilité, toujours la même, n'excitait que l'impatience ; sa confiance absurde dans le triomphe de ses droits faisait pitié. A son passage à Caen, il reçut de l'intendant une hospitalité conforme à sa dignité. Il mangea fort bien, comme l'année précédente chez le gouverneur de Bretagne, et pendant le repas il causa et rit avec les dames. Il devisa agréablement des usages, des manières de vivre des Anglais, de leur politique, des familles qui lui étaient attachées. Il ne paraissait pas plus consterné de ses affaires que si elles n'eussent pas été les siennes ; il ne regardait pas du tout sa cause comme perdue. A l'entendre, le peuple anglais était entièrement dans ses intérêts ; il n'avait contre lui que le prince d'Orange et les troupes étrangères que l'usurpateur avait introduites en Angleterre. Ce pauvre prince, ajoute l'intendant, croit que ses sujets l'aiment encore, et pourtant il avait quitté l'Irlande, parce que le peuple irlandais, le seul à qui il eût quelque raison de se fier, n'était plus en état de continuer la lutte[11]. Le même langage répété à la cour, à Saint-Germain, produisit le même effet. Les courtisans riaient de sa naïveté. Louis XIV lui-même, à en croire des témoignages anglais, lui donna à entendre avec des formes de politesse exquise, qu'il n'avait plus à espérer autre chose que la continuation de l'hospitalité personnelle dont il était l'objet[12].

Mais si la fortune de Jacques n'inspirait plus que de l'indifférence, il n'en était pas de même de ce qui concernait Guillaume. On en eut bientôt une preuve regrettable que la malignité ennemie n'eut pas de peine à tourner à la confusion des Français. La nouvelle de la blessure de Guillaume avait circulé avec une grande rapidité ; puis était venue la nouvelle de sa victoire. Mais quelles avaient été les conséquences d'une blessure qu'on croyait grave et même incurable ? Tout à coup le bruit arriva que Guillaume était mort ; on le crut en Hollande, en Allemagne, à Rome, on le crut à Paris avec une véritable furie française. Le 27 juillet, vers minuit, Paris réveillé par cette rumeur s'emporta à tous les excès de la joie : illuminations, libations copieuses de vin dans les rues, outrages à l'effigie de Guillaume et de sa femme. Les magistrats, les gens de police, qui essayaient de conseiller la prudence, ne furent pas écoutés ; comment ! le grand ennemi était mort, et l'on n'avait pas le droit de célébrer cet avantage inespéré, cette délivrance, cette contre-partie de la journée de la Boyne ! Dans ce délire du triomphe, personne, sauf le roi et ses ministres[13], ne s'apercevait de l'hommage rendu au prince d'Orange par cette satisfaction d'en être délivré : Je ne sais, dit le mécontent Lafare[14], si le prince d'Orange a jamais reçu un plus grand éloge, ni qui marquât mieux la crainte que ses ennemis avaient de lui. Ce fut aussi l'argument victorieux des gazettes ou des pamphlets étrangers, quand on sut enfin à quoi s'en tenir, c'est-à-dire que Guillaume n'était pas mort. Car il fallut à la vérité plusieurs semaines, en pays étranger comme en France, pour se faire reconnaître, désabuser les ennemis triomphants et rassurer les amis inquiets[15]. Les Français restèrent avec le ridicule d'avoir dévoilé leurs craintes par des feux de joie, et de retrouver leur adversaire plus vif, pour ainsi dire, après sa mort, plus irrité contre ses insulteurs, et plus sûr de la confiance et du concours de ses alliés.

La victoire de la Boyne troublait évidemment les projets et les espérances de Louis XIV. Outre qu'elle était venue rompre une série de grands succès, elle faisait entrevoir de sérieuses difficultés dans l'avenir. Elle inspira, par exemple, à Louvois la pensée d'éviter, pour la fin de l'année, les batailles rangées dans les Pays-Bas ; il en fit à Luxembourg une recommandation expresse. Elle redonna de l'aplomb aux Anglais ; humiliés à la première heure par l'affront de Beachy-Head, ils se ranimèrent par la revanche que leur roi venait de prendre ; ils se levèrent en grand nombre sur les côtes pour résister aux projets de débarquement qu'ils supposaient à Tourville. Cette démonstration commanda au marin français une prudence qui désolait Seignelay. A en croire le ministre de la marine, le vainqueur de Beachy-Head n'avait qu'à vouloir pour ruiner la marine anglaise ; il le pressait de compléter sa victoire par la destruction des ports et des vaisseaux de Plymouth[16]. Tourville, plus prudent, répondait en rendant compte des obstacles qu'il était sage de ne pas affronter ; il se contenta de débarquer à Teignmouth, où il brûla douze vaisseaux et à peu près toutes les habitations, puis il se retira dans la rade de Bertheaume, en dépit des durs reproches de Seignelay[17]. Le roi lui-même paraissait comprendre la nécessité de rabattre de ses sévérités, de diminuer le nombre de ses ennemis, de se réconcilier en particulier avec ceux dont il avait à craindre la plume. On trouve précisément à la date du 29 juillet 1690, la permission donnée à Saint-Évremond et à Arnauld de rentrer en France[18]. Saint-Évremond qui avait jadis ardemment sollicité cette grâce, n'en voulut plus quand il sentit que le roi avait intérêt à la lui donner. Il était en faveur auprès de Guillaume, qui en faisait volontiers son commensal. Il allégua qu'il était trop vieux pour se transplanter, que les Anglais étaient habitués à sa loupe et à ses cheveux blancs, qu'il Craignait de n'être plus en France qu'étranger et ridicule. Il demeura auprès de Guillaume dont il a célébré les exploits, la sagesse et la popularité, en vers et en prose, et dans la société des esprits forts, dont les libertés anglaises autorisaient mieux le langage et les entreprises[19].

Néanmoins l'ennemi ne jouit pas longtemps de la halte que la bataille de la Boyne avait imposée à la France. Après quelques semaines de surprise et d'observation, les hostilités recommencèrent, et sur tous les points, même en Irlande, soit par l'habileté ou la bravoure de ses armées, soit par l'impuissance de ses adversaires, le roi maintint sa supériorité : l'année devait lui être bonne jusqu'au bout.

D'abord à l'entrée de l'Italie, le duc de Savoie apprit à quoi il s'était exposé en bravant l'ancien protecteur de sa maison. Quoique renforcé par ses alliés, Espagnols et impériaux, il avait vu brûler la plaine au sud-ouest de Turin, sans troubler ce ravage : pour ne rien compromettre par trop de précipitation, il attendait près de Carignan une attaque en règle. Catinat, qui l'attendait de son côté, jugea enfin le moment venu d'agir ; tout à coup (2 août) il se rejeta, vers la France, sur la petite ville de Cavor dont il s'empara. Les Piémontais, pour l'observer, s'étant portés sur Villafranca, Catinat leur tendit un piège en simulant une marche de flanc, tout près d'eux, dans la direction de Saluces, et les attira près de Staffarde, sur un terrain qu'il aurait volontiers choisi lui-même[20]. Ils se croyaient en excellente position, entre des cassines, des bois et surtout des marais, formés par le Pô, qui ne laissaient qu'un étroit passage pour arriver jusqu'à eux ; encore ce passage était-il obstrué de haies et de chevaux de frise. Ils avaient compté sans la prévoyance de Catinat et sans l'audace aventureuse des Français. Une vive bataille s'engagea le 18 août. Après une première canonnade, et de feintes manœuvres qui tenaient les esprits en suspens, la gauche piémontaise fut assaillie par trois bataillons qui s'étaient plongés dans les marais, sur la parole de Catinat, pour prendre l'ennemi en flanc sans être vus. Devant le choc inattendu et terrible de ces hommes couverts de limon et d'herbes, elle recula sur le centre et ne put jamais reconquérir le terrain perdu. A la droite, soutenus par les Espagnols et protégés par les cassines, les Piémontais tenaient plus solidement. Une évolution de l'infanterie française d'un côté du champ de bataille à l'autre commença l'attaque décisive. Cependant telle était la résistance, que deux heures de lutte n'avaient pas encore suffi. Alors Catinat appela sa réserve d'infanterie et l'aile gauche de sa cavalerie. Une brillante charge de l'infanterie à l'épée, et les cavaliers pénétrant à leur tour dans les marais, abattirent la confiance de l'ennemi. La contenance superbe des Espagnols naturels, à laquelle Catinat n'hésite pas à rendre hommage, fut impuissante à arrêter la dispersion. Les débris de l'armée de Victor-Amédée se jetèrent dans les bois, et le prince Eugène couvrit leur retraite[21].

Pour son coup d'essai, Victor-Amédée n'avait pas été heureux. Il laissait sur le champ de bataille quatre mille morts, mille cinq cents prisonniers, onze canons sur douze qui composaient toute son artillerie, cinq drapeaux, ses bagages et ses munitions. Par une conséquence naturelle de sa défaite, Saluces se rendit le lendemain aux Français, Savigliano et Fossano quelques jours après. Simultanément aux opérations de Catinat, le lieutenant-général Saint-Rhue avait occupé toute la Savoie, à l'exception de Montmélian. La France avait bien le droit de célébrer avec enthousiasme cette revanche de la bataille de la Boyne. On fit même remonter l'humiliation de la défaite jusqu'aux aïeux de Victor-Amédée. Une médaille, en l'honneur de la bataille de Staffarde, représenta Hercule tenant à la main la couronne de Savoie, et sous ses pieds un centaure abattu, par allusion à la devise orgueilleuse que Charles-Emmanuel Ier s'était donnée après l'occupation du marquisat de Saluces, en 1588[22]. Il est vrai que Victor-Amédée ne désespérait pas encore. Il pouvait savoir que la petite armée de Catinat était affaiblie par les maladies plus encore que par les pertes qu'avait dû lui coûter une victoire rudement disputée. Par ses instances auprès de ses alliés, il obtint de nouveaux renforts de troupes. Il adhéra à la grande alliance par un traité spécial avec l'Angleterre et la Hollande (20-octobre 1690). Ce traité lui promettait un subside de trente mille écus par mois pour repousser l'ennemi, pour entretenir ses troupes, les Vaudois et les réfugiés français, armés aux frais de S. M. Britannique et de leurs Hautes Puissances. La restitution de Pignerol lui était garantie aux mêmes conditions que dans son traité avec l'empereur ; enfin, pour braver directement son vainqueur, il révoquait son édit contre les Vaudois, et s'engageait à traiter favorablement, comme les Vaudois, les autres gens de la religion qui voudraient s'établir dans ses vallées[23]. Il pouvait se croire déjà relevé de son désastre, d'autant plus que Louis XIV, craignant pour ses troupes les rigueurs d'un climat meurtrier, ordonnait à Catinat de les ramener en deçà des Alpes. Victor-Amédée fut bien surpris lorsque Catinat, changeant son mouvement de retraite, se dirigea à travers les neiges, sur la ville de Suze. Cette place, autrefois prise par Richelieu, était la porte du Piémont, et avait ouvert le chemin aux Français contre la puissance espagnole en Italie. Victor-Amédée accourut pour la défendre, mais il n'arriva que pour recevoir un nouvel affront. Le 13 novembre, Catinat occupait Suze avec son château, à la vue du duc de Savoie ; et jusqu'aux dernières limites de la saison, maintenait les conséquences de sa victoire[24].

En Irlande aussi, après un moment de désarroi où tout avait semblé perdu, les vaincus avaient fait voir qu'ils n'étaient pas domptés. Ces Irlandais n'étaient pas aussi dignes de mépris que leurs vainqueurs ont essayé de le faire croire, afin de se justifier eux-mêmes de leur tyrannie. Pour avoir manqué de tactique et de discipline militaire, pour n'avoir pas su se modérer vis-à-vis de leurs oppresseurs dans la première revendication de leurs droits, ils n'en étaient pas moins braves ni moins profondément attachés à leur patrie. Le défaut d'un chef, d'un organisateur intelligent, était la cause de leur désastre ; dès qu'ils eurent rencontré un homme capable de mettre en œuvre leurs bonnes qualités, ils se relevèrent noblement. Tout n'était pas dit par la bataille de la Boyne, et par l'entrée de Guillaume à Dublin. L'armée d'Irlande s'était retirée à Limerick sur l'estuaire du Shannon ; d'autres villes tenaient dans l'Ouest, et Guillaume sentait bien qu'il n'était encore qu'au début de la conquête. Cependant Tyrconnel avait peu de foi dans la résistance ; quant à Lauzun, dégoûté du séjour en Irlande, il ne demandait que la permission de ramener en France son petit corps d'armée : rôle honteux que l'histoire peut signaler contre ce bouffon de cour, sans faire tort à la nation qu'il représentait si mal. Tyrconnel et Lauzun se retirèrent à Galway, plus au nord et sur le bord de l'Océan ; mais l'armée irlandaise s'obstina à rester à Limerick et à défendre cette place, la première de l'île après Dublin ; et il se trouva un Français qui prit sur lui, en dépit de Lauzun, de les commander, et de mêler une gloire française à celle des défenseurs de la patrie irlandaise ; c'était le capitaine aux gardes Boisseleau.

Guillaume marchait sur Limerick (14 août 1690). Boisseleau s'empressa de consolider les fortifications de la ville, dont la faiblesse avait servi de prétexte à Lauzun pour se refuser à combattre. Un Irlandais audacieux ayant appris que les Anglais avaient laissé en arrière leur artillerie de siège avec un convoi de vivres et de munitions, se risqua pour les surprendre, à travers les montagnes et les mines abandonnées ; après avoir dispersé l'escorte, il fit sauter en l'air les canons et les approvi3ionnements. Force fut bien à Guillaume, pour réparer cette perte, de ralentir ses opérations. Pendant qu'il travaillait à se refaire, tant bien que mal, une artillerie, les assiégés le harcelaient de sorties vigoureuses. Ils s'inquiétaient peu des privations et même de la mort. Ils se contentaient d'une pâte grossière d'avoine et d'orge ; n'ayant ni médecin ni hôpital, les blessés mouraient sans soin et sans plainte. Jamais, écrivait Lauzun lui-même[25], on n'avait vu de soldats si propres à pâtir. L'armée anglaise souffrait moins patiemment des influences malsaines des bords du Shannon. Il y avait vingt-deux jours qu'elle attaquait sans succès ; un plus long séjour en cet endroit pouvait lui être irréparablement fatal. Guillaume essaya d'en finir par un grand effort. Le 6 septembre il ordonna un assaut général ; déjà une partie de ses grenadiers avait pénétré dans les rues, lorsqu'un retour énergique des assiégés les écrasa. Toute la population s'en mêlant, les femmes avec les hommes, les pierres et les tessons de bouteilles venant en aide à l'action des armes, l'explosion d'une mine ayant dispersé en l'air un bataillon allemand, après un carnage de quatre heures, et au milieu d'un nuage immense de fumée, les Anglais rentrèrent dans leurs cantonnements. L'honneur de l'Irlande était vengé.

La royauté n'avait pas ôté à Guillaume l'habitude de lever des sièges. Il se hâta de se retirer de Limerick. Il en donne pour raison — et tous les historiens anglais le répètent à satiété après lui — les pluies abondantes qui lui faisaient un devoir d'éloigner son armée d'une contrée pestilentielle. Mais, dit Berwick[26], qui était présent au siège, je peux certifier qu'il n'était pas tombé une goutte d'eau d'un mois auparavant, et qu'il ne plut pas de trois semaines après. Quel que soit le motif de la retraite, Guillaume reculait, et bien à propos pour les Irlandais ; car, dit encore Berwick, il ne restait dans Limerick que cinquante barils de poudre, et nous n'avions pas, dans toute la partie de l'Irlande qui nous était soumise, de quoi y en mettre encore autant. Le vainqueur de la Boyne laissait son œuvre incomplète, incertaine ou au moins ajournée à la campagne suivante ; il dut se rappeler Maëstricht ou Charleroi. Les Anglais, il est vrai, l'en dédommagèrent à son retour au milieu d'eux par des feux de joie, et une insulte populaire à Louis XIV. On promena dans Londres une caricature en cire du roi de France, avec cette inscription : Louis le plus grand tyran de quatorze ; on la brûla, à la fin de la promenade, au bruit d'acclamations universelles. Il y avait peu de tact dans ces représailles. C'était folie en septembre pour folie en juillet, et par des motifs analogues. Le premier outrage aux convenances était effacé par le second.

En France on applaudit à la délivrance de Limerick ; n'y avait-il pas en effet un avantage réel dans un événement qui humiliait Guillaume et qui pouvait remettre l'Irlande en état d'inquiéter le chef de la coalition ? La France, au moins par un de ses représentants, avait contribué à ce succès. Il ne s'agissait pas de Lauzun, qui selon l'expression de Berwick, n'avait montré ni capacité ni résolution ; il rentra en France sans gloire comme sans danger sur la flotte de Tourville. Mais Boisseleau avait suffi à soutenir l'honneur du nom français ; quand il reparut à la cour, Louis XIV lui rendit cette justice, en lui disant publiquement : Vous avez travaillé pour votre gloire particulière et pour la gloire de la nation, je vous fais brigadier.

En Allemagne le succès fut d'une autre sorte, mais réel quoique négatif. Le dauphin y commandait avec la coopération du maréchal de Lorges. Dangeau était à sa suite, et il y est resté jusqu'à la fin de la campagne. A la première vue, on est tenté de sourire quand on lit dans son Journal des bulletins tels que ceux-ci : Monseigneur fit prendre les armes à la première ligne d'infanterie, et la vit compagnie par compagnie.... — Monseigneur est allé ce matin se promener à une lieue et demie du camp, et voir une garde que nous avions mise là pour couvrir les fourrageurs et la pâture... — Monseigneur fait célébrer des réjouissances dans tous les corps d'armée en l'honneur de la victoire de Fleurus, à Philipsbourg, Fort-Louis, Strasbourg, Brisach et Huningue... — Monseigneur ordonne trois salves de réjouissance pour la victoire navale. Il a placé les grenadiers au delà du ruisseau, qui ont fait trois décharges en même temps que la cavalerie. On a allumé des feux sur toutes les hauteurs afin qu'on pût voir et entendre de Mayence... C'est assez dire que l'armée du dauphin ne fait rien, et bien plus, le prince ne veut rien faire ; il s'applique, au contraire, à modérer l'ardeur de ses officiers. Un jour, à la nouvelle d'un mouvement ennemi vers une île dont la prise aurait pu inquiéter les Français de Worms, le dauphin commande cinq régiments en cas de besoin, mais il ne veut pas que ce bruit se répande, de peur que tout ce qu'il y a de jeunes gens auprès de lui ne veuillent y aller. Un peu plus tard (août), quand on a la certitude que l'électeur de Brandebourg se porte vers les Pays-Bas, le dauphin passe le Rhin, mais c'est afin que l'armée française ne mange pas l'Alsace. Les plus grands événements sont des fourragements heureux après de petites attaques contre des paysans barricadés, et la conquête de cinquante mille sacs de blé en un jour ; une autre fois, c'est, comme distraction, une visite au lieu où M. de Turenne a été tué, à l'arbre au pied duquel il est mort, et aux croix qu'y ont élevées les paysans des environs[27].

Assurément cette inaction n'a rien de glorieux ; mais quand on en pénètre la cause, on la trouve encore moins avantageuse à l'ennemi. Le dauphin ne combat pas, parce que les Allemands n'osent pas l'y contraindre ; il se tient sur la défensive, parce que ses adversaires ne veulent pas non plus en sortir. L'électeur de Brandebourg lui-même arrivé dans les Pays-Bas, au lieu d'attaquer Luxembourg, se tint à distance et n'échangea que des politesses avec le général français. Les électeurs de Bavière et de Saxe, restés seuls en face du dauphin, ne montrèrent pas plus de résolution ; leurs manœuvres prudentes et indéterminées provoquèrent quelques évolutions du camp français, jamais une rencontre décisive. Ceux qui avaient emporté Mayence et Bonn l'année précédente ne firent aucune menace sérieuse sur l'Alsace, sur le Palatinat cisrhénan, ni sur Philipsbourg et ils laissèrent ravager leur territoire. Après avoir entrepris la guerre avec tant d'espérances, ils sentaient maintenant leur faiblesse. Ils renoncèrent même les premiers à la lutte, et rentrèrent dans les montagnes de la Forêt-Noire pour séparer leurs troupes ; le dauphin quitta l'armée du Rhin avec l'assurance de ne pas fuir le danger (30 septembre). Aussi sa campagne fut-elle célébrée comme une victoire. Il se trouva même des flatteurs qui l'élevèrent au-dessus des victoires de Luxembourg et de Catinat. Il y a, disait le Mercure[28], différentes manières de faire la guerre. Les plus ordinaires sont de livrer des batailles ou de faire des sièges. Les deux parties perdent dans l'une et dans l'autre. Il est vrai que la perte du vainqueur n'est pas égale à celle qu'il fait souffrir à ses ennemis, mais la victoire ne laisse pas de lui coûter quelque sang. Il y a une troisième manière tout à fait admirable, et qui demande qu'un général ait une parfaite intelligence du métier de la guerre, c'est de savoir, par d'heureux campements, fatiguer son ennemi, ruiner son pays, vivre à ses dépens, porter la famine chez lui, et lui faire finir la campagne avec autant de perte que s'il en était venu à un combat. Il est aisé de voir à quoi conclut ce raisonnement, puisque Monseigneur le dauphin vient d'exécuter tout ce que je viens de dire. Jamais on n'a vu d'activité pareille à celle de ce jeune prince, il s'est acquitté de toutes les fonctions d'un grand général, comme vous pouvez voir par ses divers campements, par tous les mouvements qu'il a faits pendant ce mois, et une infinité de choses dignes d'être remarquées. Nous sommes loin d'accepter ce jugement dans toute son étendue, mais cet échantillon du journalisme officiel ou complaisant du XVIIe siècle nous a paru un trait de mœurs bon à citer.

Entre les explications qu'on peut donner de la faiblesse des Allemands, la guerre des Turcs n'était pas celle qui avait le moins servi Louis XIV. Obligé de renforcer le duc de Savoie d'une part, et de tenir tête de l'autre aux infidèles et aux mécontents de Hongrie, l'empereur était un allié perdu pour la coalition allemande. L'automne en particulier lui fut fatal. Les Turcs prirent Sémendria, marchèrent sur Belgrade et la réoccupèrent le 8 octobre, après des combats qui coûtèrent plus de douze mille hommes à l'Autriche ; le mois suivant, ils reprirent possession d'Eszeck sur la Drave, et débloquèrent Grand-Waradin et Temesvar[29]. On était aux aguets de ces nouvelles en France ; on les accueillait comme une garantie de la supériorité du roi. On comptait jour par jour, comme Dangeau, les progrès d'auxiliaires si utiles. Le 21 octobre on annonce que les infidèles marchent sur Belgrade ; le 26, que le siège de cette ville est commencé, et que les assiégeants comptent se rendre bientôt maîtres de la place ; le 29, Louvois et son fils Barbezieux viennent annoncer que Belgrade est prise, et qu'il ne s'est sauvé que deux cents hommes de la garnison avec le due de Croy et le comte d'Aspremont. Le ton du narrateur n'est pas équivoque, c'est celui de la satisfaction ou du soulagement. Nous voilà bien loin de l'esprit des croisades, et de l'enthousiasme qui accueillait les exploits de Huniade au XVe siècle. Mais depuis deux cents ans les rivalités nationales avaient étouffé en Europe le sentiment du bien commun de la chrétienté.

Les colonies elles-mêmes apportèrent leur contingent aux satisfactions de Louis XIV. Pendant que les Turcs occupaient Belgrade, les Anglais échouaient devant Québec. Depuis longtemps la guerre était déclarée en Amérique, entre le Canada, colonie française, et les Anglais de New-York et de la baie d'Hudson. La supériorité semblait acquise aux Français. Pour n'être pas accablés dans New-York même, les Anglais, unis aux Iroquois, parurent devant Québec (16 octobre 1690). Leur chef, au nom du roi Guillaume et de la reine Marie, et pour la sûreté de leurs possessions, somma le gouverneur d'abandonner le Canada. Le Français Frontenac répondit qu'il ne connaissait pas d'autre roi d'Angleterre que Jacques II, qu'il ne voyait dans Guillaume qu'un usurpateur coupable d'avoir violé les droits les plus sacrés du sang et de la religion. Il ajouta qu'il allait faire comprendre par son canon qu'on ne sommait pas en termes si injurieux un homme tel que Frontenac. Ce langage fut soutenu par un combat de trois jours. Vaincus sur leurs vaisseaux, dispersés après le débarquement, les Anglais s'enfuirent en laissant leurs canons montés sur leurs affûts, et les boulets qu'ils n'avaient pas employés[30]. La délivrance de Québec prit rang parmi les gloires de l'année. La France victorieuse dans le nouveau monde fut le sujet d'une médaille qui alla s'ajouter à celles de Fleurus, de Beachy-Head et de Staffarde[31].

Celui qui avait le plus le droit de s'applaudir de la délivrance de Québec était sans doute Seignelay. Ce Canada, si cher à Colbert, n'avait pas dégénéré entre les mains de son fils. Mais le ministre de la marine n'eut pas même le temps de recevoir cette nouvelle retardée par la distance. Il mourut le 3 novembre 1690. Cette catastrophe, rapprochée de sa jeunesse, de ses établissements, de sa brillante fortune, paraissait à Mme de Sévigné une grande leçon d'égalité donnée par la mort à tous les hommes, et une consolation pour ceux qui ne sont pas fortunés. Louis XIV aurait pu lui-même y voir un avertissement de l'instabilité de sa propre grandeur, de la fragilité de ses meilleurs instruments. Il perdait un ministre de premier ordre, et il ne trouvait, pour le remplacer, que Pontchartrain, qui réunit aussitôt aux finances la marine et la maison du roi. Cette perte était le prélude d'une autre plus considérable encore, qui lui était réservée pour le milieu de l'année suivante.

 

 

 



[1] Bussy-Rabutin, 31 mai 1690.

[2] Rousset, Histoire de Louvois, tome IV. — Dangeau, Journal. — Sévigné, 12 juillet 1690.

[3] Voir ces lettres, coll. Clément, tome des Œuvres et Mémoires de Seignelay.

[4] Macaulay, Histoire de Guillaume III, tome II, ch. I.

[5] Burnet, Histoire de ce qui s'est passé en Angleterre pendant la vie de Burnet.

[6] Œuvres de Louis XIV, tome VI.

[7] Voir cette relation mêlée à la correspondance de Seignelay : Collection Clément.

[8] Bussy-Rabutin, 16 juillet 1690.

[9] Louvois à Louis XIV, avril 1690, cité par Rousset.

[10] Bussy-Rabutin, 31 mai 1690.

[11] Mémoires de Foucauld.

[12] Macaulay, Guillaume III, tome II, ch. II : Pendant quelque temps chaque fois que Jacques se présentait à Versailles, on lui faisait entendre respectueusement que S. M. T. C. n'était pas en état de s'occuper d'affaires.

[13] Voir Dangeau, au 30 juillet et 2 août. Réjouissances que le roi n'a pas approuvées. Les magistrats n'ont pas pu contenir le peuple. Voir les lettres de Louvois citées par Rousset. La mort du prince d'Orange est publique dans le camp des ennemis, quoique j'en doute fort. — Dieu le veuille, disait Chamlay... Cependant il me parait que le roi d'Angleterre (Jacques II) s'est bien empressé de s'embarquer.

[14] Mémoires de Lafare.

[15] Dangeau, 8 septembre. Bussy-Rabutin, 13 sept. 1690 : Enfin voilà qui est fait, on n'en doute plus, et tous les parieurs pour sa mort ont perdu.

[16] Lettres de Seignelay à Tourville, coll. Clément.

[17] Seignelay à Tourville, 23 août : L'affaire de Plymouth manquée sans vous être donné le loisir de la tenter, votre impatience de revenir à Brest, nonobstant les ordres précis et réitérés que vous avez reçus du roi, me font clairement connaître que rien ne peut vous obliger à rester en mer quand une fois l'impatience de retour vous a saisi.

[18] Dangeau, Journal, 29 juillet 1690.

[19] Vie de Saint-Évremond en tête de l'édition de ses véritables œuvres de 1707. Voici quelques échantillons des éloges prodigués à Guillaume. A propos de la bataille de la Boyne :

Si d'un faux accident la fâcheuse nouvelle

Venait imprudemment occuper nos esprits,

A Londres on verrait plus de douleurs mortelles

Qu'on a vu de transports et de joie à Paris.

Il exalte le passage de la Boyne par Guillaume bien au-dessus du passage du Leck par Gustave-Adolphe, du Rhin par Louis XIV, du Granique par Alexandre, du port d'Alexandrie par César. — Guillaume est à la fois un sage et un héros qui combat pour la liberté. Il célébrera encore la prise de Namur, la paix de Ryswick, et les qualités du cœur de Guillaume.

J'ai fait voir ma valeur et montré ma constance ;

J'ai toutes les vertus contre les ennemis,

Et contre l'amitié je n'ai pas de défense.

[20] Feuquières, Mémoires, ch. L, rend hommage à cette habile manœuvre de Catinat.

[21] Voir dans Rousset les détails de la bataille de Staffarde.

[22] Histoire métallique.

[23] Dumont, Corps diplomatique, tome VII.

[24] Mémoires de Feuquières, ch. L.

[25] Voir, dans Rousset, les lettres par lesquelles Lauzun essaye de justifier son inaction, et ne fait que mieux éclater sa lâcheté.

[26] Mémoires de Berwick.

[27] Dangeau, Journal, de mai 1690 au 30 septembre.

[28] Mercure de septembre 1690.

[29] Hammer, Histoire des Turcs, tome XII.

[30] Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France.

[31] Histoire métallique. La médaille représente la France assise sur des trophées d'armes, ayant à ses pieds le Saint-Laurent et des castors sur le bord du fleuve. La légende est Kebeca liberata, et l'exergue Francia in orbe novo victrix.