HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE

 

CHAPITRE XXIX. — La période de l'orgueil, de 1679 à 1688. Domination exagérée de Louis XIV sur l'Europe. Interprétation arbitraire des traités. Querelles avec Innocent XI ; révocation de l'Édit de Nantes. Ligue d'Augsbourg.

 

 

II. Questions religieuses. Nouvelles sévérités contre Port-Royal. - Continuation de la querelle de la Régale, assemblée de 1682, les Quatre Articles. - Révocation de l'Édit de Nantes.

 

De tous les empiétements qui tentent l'ambition des princes, il n'en est pas de plus convoité que l'usurpation de la puissance spirituelle. Cette souveraineté morale de la religion qui les atteint comme les autres hommes, qui subordonne, quoi qu'osa en ait, le temporel au spirituel, c'est-à-dire la conduite de la vie à la foi, leur apparaît tout ensemble comme une entrave à l'exercice de leur pouvoir, et au contraire, s'ils pouvaient la faire passer dans leurs mains, comme un instrument d'autorité sur leurs sujets. S'affranchir eux-mêmes de toute censure, et diriger à leur gré et dans leur intérêt la conscience des populations, tel a été pour un grand nombre le secret de leur conversion à l'hérésie et au schisme ; telle est encore aujourd'hui la pensée de ces gouvernements qui fondent sur la suppression de l'Église catholique l'unité de leur domination ou le succès de leurs théories politiques ou athées. On ne peut méconnaître que Louis XIV n'ait eu une tentation de ce genre, surtout à l'époque d'enivrement où toute l'Europe fléchissait sous sa volonté. Le roi que nous avons vu, à Strasbourg, tenir la crosse épiscopale pendant la harangue de l'évêque, aspirait évidemment à exercer l'autorité dans l'Église, et à le proclamer tout haut. Il le fit mieux voir encore par son intervention dans les querelles religieuses, par son ardeur à convertir à sa manière les hérétiques, par les limites qu'il prétendit poser à l'autorité spirituelle du pape. Jansénistes, catholiques, protestants, ressentirent tour à tour les rigueurs de ce zèle beaucoup plus royal que chrétien.

Depuis la paix de Clément IX, quoique les débats du jansénisme fussent suspendus, l'évêque d'Angers avait apporté une contradiction à cet apaisement par ses efforts pour interpréter l'accommodement dans le sens des restrictions consignées aux procès-verbaux secrets. Un ordre du roi, daté du camp de Ninove (1676), força l'évêque à se rétracter, et une circulaire de Colbert aux intendants (1677) pourvut à ce qu'on ne présentât pas à la signature des évêques de France un projet de mémoire tendant à renouveler des questions qui avaient troublé le royaume pendant vingt ans[1]. Mais le roi avait un autre grief de ce côté. Port-Royal des Champs était dans tout son éclat ; il y affluait de nombreux visiteurs, curieux ou amis, et particulièrement des esprits trop enclins à l'opposition pour n'être pas suspects. Les assemblées, sous prétexte de bonnes œuvres, qui se tenaient chez la duchesse de Longueville, ne plaisaient pas davantage au roi, et il ne les tolérait que par un reste d'égards personnels pour cette princesse. Aussitôt qu'elle fut morte (avril 1679), Pomponne, qui était encore ministre, alla avertir son oncle Antoine Arnauld de ces dispositions du roi. Presque en même temps, le vice-gérant de l'officialité de Paris se rendit à Port-Royal pour visiter la maison, et demander compte du nombre et de la qualité des personnes qui fréquentaient ce lieu ou y faisaient leur demeure. L'abbesse Angélique de Saint-Jean crut se tirer d'affaire par des subterfuges, et par l'éloignement d'une partie des habitués[2]. Mais huit jours après, arriva l'archevêque lui-même, François de Harlay, ce serviteur empressé de tous les désirs du roi (17 mai 1679). Il déclara que Sa Majesté voulait 'qu'on ne reçût plus de novices, que le monastère fût réduit à cinquante religieuses de chœur, et les pensionnaires renvoyées. Cependant il ne niait pas que la bonne réputation de Port-Royal fût méritée ; mais, quand l'abbesse lui demanda comment il accordait cette estime avec la rigueur de ses ordres, il répondit : Eh ! mon Dieu ! ne le voit-on pas ? On parle toujours de Port-Royal, de ces Messieurs de Port-Royal... Le roi n'aime pas tout ce qui fait du bruit ; le roi ne veut pas de ralliement ; un corps sans tète est toujours dangereux dans un État. Il veut dissiper tout cela et qu'on n'entende pas toujours dire : ces Messieurs, ces Messieurs de Port-Royal[3].

En conséquence Saci eut ordre de se retirer. Les confesseurs et ces Messieurs s'en allèrent ; on renvoya les pensionnaires et les postulantes. Arnauld crut prudent de se mettre en sûreté à l'étranger, il quitta la France, le 17 juin 1679. Leurs amis n'en parlèrent plus qu'à mots couverts. Après une allusion à leurs livres, Mme de Sévigné disait d'eux : Ces coupeurs de bourse sont bien aimables dans la conversation ; je ne vous les nommais point parce qu'il me semblait que vous deviniez le principal ; les autres, c'est l'abbé de Pile et M. Dubois que vous connaissez et qui a bien de l'esprit ; le pauvre Nicole est dans les Ardennes, et M. Arnauld sous terre comme une taupe[4].

Au fond, le grand grief du moment contre ces messieurs, c'était leur intervention active contre les prétentions du roi dans l'affaire de la Régale. Après avoir résisté au Saint-Siège pour la défense de leur doctrine, ils prenaient en main une cause où le Saint-Siège était intéressé, parce que leurs amis Pavillon d'Aleth et Caulet de Pamiers s'en étaient déclarés les champions. Arnauld soutenait que dans cette affaire capitale pour la religion il fallait tout refuser sans distinction. La querelle en était arrivée à la phase la plus critique. Malgré le silence du reste du clergé, malgré la mort de Pavillon, la fermeté d'un seul homme tenait le roi en échec et provoquait de son dépit les plus inflexibles rigueurs. Le vieux Caulet ne croyait pas que, évêque depuis trente ans, il cessât de l'être pour n'avoir pas rempli les formalités nouvellement imposées ; il n'envoyait pas son serment de fidélité. Il ne croyait pas davantage que les bénéfices, qu'il avait régulièrement conférés par l'ancien droit, fussent devenus vacants par la récente ordonnance, et que le roi, au moyen d'un effet rétroactif odieux, pût en pourvoir qui bon lui semblait, au détriment des anciens et légitimes possesseurs. Loin de tenir compte de ces raisons d'ailleurs irréfutables, le roi signifia enfin, par un arrêt du Conseil (28 nov. 1677), que l'évêque eût à faire enregistrer dans les deux mois, à la Chambre des comptes de Paris, son serment de fidélité, et à recevoir les nouveaux bénéficiers, à peine de saisie du temporel de l'évêché. Deux hommes furent chargés de bien servir le roi dans l'exécution de cet ordre : l'archevêque de Toulouse, métropolitain, en cassant les sentences de l'évêque de Pamiers contre les nouveaux pourvus, et Foucauld l'intendant de Montauban en opérant la saisie. Caulet ayant répondu qu'il ne pouvait se soumettre sans offenser Dieu mortellement, Foucauld saisit son temporel (mars 1678), et si rigoureusement, que k vieillard fut réduit à vivre d'aumônes. Jusque-là il avait circonscrit la querelle entre le roi et lui ; il se décida à en appeler au pape. Jusque-là aussi le pape Innocent XI, tout en observant ce qui se passait en France, s'était abstenu d'intervenir ; à l'appel de Caulet, il se montra[5].

Disons d'abord qu'Innocent XI est un des plus vertueux pontifes qui aient occupé la chaire de Saint-Pierre. Même à la Cour de France, on le qualifiait de grand homme de bien[6]. Sa vie privée était admirable. Il n'appela à Rome aucun de ses proches ; il ne donna aucune autorité à son neveu : Mes neveux, disait-il, ce sont les pauvres. Il abandonna son revenu personnel à sa famille, ne s'en réservant que ce qui était nécessaire pour sa nourriture, une demi-pistole par jour. Il travailla incessamment à acquitter les dettes de la Chambre apostolique, et à en tenir en équilibre les revenus et les dépenses[7]. Au dehors il ne cessa de pourvoir, de ses exhortations ou de ses dons, à la guerre contre les Turcs, ne voyant qu'un danger pour la foi chrétienne dans ces infidèles que d'autres recherchaient comme un auxiliaire pour leur politique. Sévère dans la discipline, inflexible sur le droit, ennemi des doctrines relâchées, il ne respirait que la charité, la paix et l'union des fidèles[8]. Arnauld, qui l'admirait, a comparé sa fermeté à celle d'un pilier qui n'avance ni ne recule ; mais cette image de la roideur sans jugement ne convient pas à celui qui savait au besoin se prêter aux accommodements permis. On a cru rabaisser son rôle vis-à-vis de Louis XIV, en appelant la querelle de la Régale une affaire d'argent, en insinuant qu'Innocent XI ne contestait la part du roi sur le temporel des évêchés que pour ne pas laisser amoindrir la sienne. Il faut qu'on sache que la Régale n'enlevait pas un florin au trésor du pape, et que son abolition ne devait rien lui rapporter.

Si l'on veut apprécier équitablement la lutte d'Innocent XI contre Louis XIV, il faut se souvenir que le droit du roi n'était pas bon, c'est Bossuet lui-même qui l'a dit[9]. Il n'était pas bon parce qu'il était contraire aux canons alors respectés par l'autorité civile dans tous les États catholiques, et sans cesse invoqués en France par les partisans mêmes du roi. Le concile général de Lyon de 1274 avait interdit l'extension de la Régale aux églises qui n'y avaient pas été soumises jusque-là ; et maintenant le roi imposait la Régale partout comme un droit essentiel de la couronne, ne prétendait reconnaître en cette matière d'autre juge que lui-même, non pas même un concile général, ne consentait à soumettre son droit à aucun juge, bien résolu à employer son autorité pour faire valoir ses déclarations de 1673 et de 1675[10]. Ce droit n'était pas bon parce qu'il subordonnait les nominations ecclésiastiques au caprice ou à la cupidité du roi, enfin parce qu'il livrait au roi la puissance spirituelle par le pouvoir de conférer des bénéfices qui entraînaient charge d'âmes. En supposant (bien gratuitement) que le roi actuellement régnant n'en abusât pas, le principe était dangereux par la possibilité d'en abuser. Un roi qui serait assez malheureux pour quitter la foi de l'Église ne cesserait pas d'avoir le droit de Régale, de nommer aux évêchés, etc., etc. J'avoue, dit un contemporain, que je ne sais pas de réponse à cette question, à moins que ceux qui confondent en la personne du roi le sacerdoce et l'empire, la primauté et la royauté, après avoir donné au sceptre tout ce qui appartient au sanctuaire, ne veuillent encore reconnaître dans nos rois cette infaillibilité qu'ils refusent au vicaire de Jésus-Christ[11].

En mars 1678, un premier bref du pape avertissait le roi qu'il avait blessé les droits de l'Église ; un second, le 21 septembre, rappelait cet avertissement laissé sans réponse, et était suivi d'un éloge à l'évêque de Pamiers, et d'un blâme à l'archevêque de Toulouse. Enfin, en décembre 1679, le roi s'obstinant depuis vingt et un mois à ne pas répondre, un troisième bref lui fit entrevoir les censures apostoliques : Nous craignons extrêmement, disait le pape, que vous n'éprouviez la vengeance du ciel, comme nous vous l'avons ci-devant dénoncé, et que nous vous le dénonçons de nouveau et pour la troisième fois quoique à regret, à cause de la tendresse dont nous vous chérissons ; mais nous ne pouvons résister au mouvement de Dieu qui nous presse de vous le déclarer. Pour nous, nous ne traiterons plus désormais cette affaire par lettres, mais aussi nous ne négligerons pas les remèdes que la puissance dont Dieu nous a revêtu nous met en main, ce que nous ne pouvons omettre dans un danger si pressant sans nous rendre coupable d'une négligence très-criminelle dans l'administration de la chaire apostolique qui nous a été confiée.

Qui donc avait la force de parler ainsi au grand roi, et dans quel temps ? La paix de Nimègue achevait de s'imposer à l'Europe par la soumission du roi de Danemark ; et tandis que tous les souverains subissaient chez eux la volonté du roi de France, le pape osait rappeler au dominateur qu'il n'était pas libre de tout faire chez lui. Louis XIV en fut un moment ébranlé : des écrits du temps, les aveux de ses propres partisans, témoignent qu'il craignit l'excommunication, surtout pour l'effet qu'elle produirait au dehors[12]. Après plusieurs expédients débattus en conseil, il s'arrêta à la pensée d'envoyer un négociateur à Rome ; le pape, tout prêt à entrer dans cette voie pacifique, invita de son côté le cardinal d'Estrées à venir à Rome pour tout arranger par son bon esprit. Mais il en aurait trop coûté à l'orgueil du roi de ne pas rendre menace pour menace ; il voulut au moins montrer qu'il négociait à forces égales, et qu'il avait aussi son parti dans l'Église. Ses affidés surprirent[13] à l'assemblée quinquennale du clergé, qui venait de clore ses séances, une lettre contre le pape où les prélats s'indignaient du langage du souverain pontife envers le roi, et protestaient de leur fidélité pour leur souverain temporel (10 juillet 1680). Cette lettre était d'autant plus singulière qu'on savait très-bien que la plupart d'entre eux subissaient la Régale, mais ne l'approuvaient pas, et qu'en se déclarant contre le pape ils tiraient sur leur propre défenseur. Si Louis XIV espérait faire peur au pape avec cette pièce, il fit au moins sourire ses propres sujets. A la cour même, on comparait le clergé à cette femme de la comédie qui veut être battue. On bafouait ces chevaliers des libertés de l'Église, qui ne voulaient pas qu'on les affranchît de la Régale : De quoi vous mêlez-vous, Saint-Père, nous voulons être battus. Et là-dessus ils se mettent à le battre lui-même, c'est-à-dire à le menacer adroitement et délicatement[14].

Ce qui suivit démontre mieux encore que l'envoi du cardinal d'Estrées à Rome n'était qu'une feinte. La mort de Caulet (août 1680) fut le signal de nouvelles usurpations au nom du roi. Elles sont attestées par un témoin irrécusable, l'intendant Foucauld, qui ne dissimule rien des violences et des roueries dont il fut l'instrument empressé. En attendant la nomination d'un nouvel évêque, il fallait un vicaire général au diocèse de Pamiers. Le droit de le choisir appartenait au chapitre ; mais quel était le chapitre ? Les chanoines anciens et légitimes injustement dépossédés, ou les intrus violemment introduits à leur place par ordre du roi et excommuniés par Caulet ? De là un schisme lamentable. D'un côté les chanoines légitimes élurent le P. d'Aubarède, qui monta aussitôt en chaire pour renouveler les censures prononcées par l'évêque mort, tandis que le peuple, canonisant Caulet, se disputait comme des reliques les lambeaux de ses pauvres vêtements. De l'autre, l'archevêque de Toulouse, Montpezat, d'accord avec l'intendant, et contrairement aux règles canoniques, nommait tout seul un autre vicaire général. D'Aubarède fut arrêté par Foucauld et jeté dans une prison d'où il ne sortit jamais ; l'élu de l'archevêque fut installé de force à Pamiers par un déploiement de troupes et de garnisaires chez les habitants. Mais les chanoines légitimes élurent le P. Rech, et quand celui-ci eut été arrêté comme d'Aubarède, ils élurent le P. Cerles, qui ne se laissa pas prendre. Cerles, invisible et inévitable, rappela à lui tout le gouvernement du diocèse ; appuyé du pape, des curés, du peuple, il régna par ses lettres pastorales, et ne laissa aucun repos aux intrus. Vainement le gouverneur Mirepoix arrêta des curés, vainement on chassa les chanoines légitimes. Foucauld lui-même reconnaissait que ces arrestations ou ces exils pouvaient avoir des suites fâcheuses dans un pays de montagnes, et que, quand même on se saisirait de la personne de Cerles, on retrouverait à sa place son successeur déjà nommé par prévision, et assuré de la même popularité.

Un moment, dans l'espoir de calmer les esprits, on tenta un semblant de régularité. Mais cet essai même va nous faire voir à quels détours, disons le mot, à quelles friponneries la cause du roi avait recours. Un des griefs saillants, incontestables, des partisans de Cerles, c'était la nomination d'un vicaire général par l'archevêque de Toulouse ; un métropolitain n'a ce droit de nomination que dans le cas où le chapitre n'a pas procédé à l'élection en temps et lieu. On imagina donc, au parlement de Paris, d'ordonner que le chapitre, les chanoines intrus bien entendu, s'assemblerait pour nommer un vicaire général, et en même temps une instruction ministérielle prescrivit à Foucauld d'empêcher ce chapitre de s'assembler, afin que, faute par les chanoines d'avoir usé de leur droit, la nomination fût dévolue canoniquement au métropolitain. L'autorité aurait ainsi l'honneur ou l'apparence de rentrer dans la règle, et le profit de l'avoir violée selon ses caprices. Diplomatie familière à Louis XIV depuis l'infraction secrète de la paix des Pyrénées en faveur du Portugal, jusqu'à tous ces traités pour la conservation de la paix d'Aix-la-Chapelle, qui n'étaient qu'une manœuvre cachée pour l'enfreindre. Cette honteuse comédie est avouée sans, pudeur par Foucauld[15]. Quoique plusieurs de ses chanoines fussent disposés à faire une élection, il les en détourna ou empêcha, tira certificat de la non-élection ; et l'archevêque de Toulouse, révoquant son premier choix, donna l'administration du diocèse de Pamiers à l'évêque de Léon. Cette régularité subreptice, loin d'apaiser la lutte, lui imprima une nouvelle vigueur.

Innocent XI ne connaissait pas les détours. En réponse à ces hideuses machinations, il excommunia (1er janvier 1681) les grands vicaires de Pamiers établis par le métropolitain, leurs fauteurs et le métropolitain lui-même, et déclara nulles toutes les confessions faites aux prêtres qui tiendraient leur pouvoir de ces grands vicaires, nuls aussi tous les mariages contractés devant ces prêtres. A ce rétablissement vigoureux de la régularité, les gallicans, pour en infirmer la valeur, opposent les maximes reçues en France au sujet des appellations et le concordat de 1516[16]. Mais en leur accordant qu'il manquât au bref pontifical quelqu'une des formalités convenues entre les deux puissances, l'autorité royale elle-même ne viola-t-elle pas toutes les lois de la justice et toutes les convenances en poursuivant à mort le P. Cerles pour avoir publié l'acte d'Innocent XI ? La poursuite allait en effet à la mort. Le Tellier écrivit au premier président du parlement de Toulouse pour lui inspirer les peines (textuel) que méritait le prétendu grand vicaire de Pamiers. Il faut, disait le chancelier, qu'on instruise incessamment les défauts qu'on instruit contre ledit religieux, et que, lorsque l'instruction sera parachevée, on le condamne d la plus grande et d la pita sévère peine qu'il se pourra. Les magistrats ne faillirent pas aux intentions de leur chef ; ils décrétèrent prise de corps contre Cerles et le condamnèrent à mort (avril 1681). Comme ils ne le tenaient pas en personne, ils ordonnèrent l'exécution en effigie. Elle se fit d'abord à Toulouse avec un grand appareil et un concours extraordinaire de peuple, dit Foucauld. Le spectacle était assez nouveau pour piquer la curiosité publique : l'habit religieux livré à l'infamie sur l'échafaud, un mannequin revêtu de la robe blanche et du surplis des chanoines réguliers, à genoux devant le bourreau qui semblait le frapper au cou de la hache ; c'était là le respect que les agents du roi très-chrétien portaient à la religion. L'effet fut grand, mais plutôt d'horreur que d'adhésion. Le bourreau de Pamiers avait été contraint de faire cette exécution 'dans sa ville. Sachant qu'il fallait recommencer ailleurs le lendemain, il s'enfuit pendant la nuit avec toute sa famille. Arrêté à soixante milles de Pamiers, il protesta qu'il ne retournerait pas dans une ville où l'on profanait si outrageusement la religion, qu'il était catholique quoique pauvre et malheureux, qu'il savait que son évêque était un saint, et qu'il était bien assuré que ce saint dans l'autre monde conservait de la charité pour lui[17]. Foucauld néanmoins ne s'intimidait pas de ce refus de service. Je l'ai fait prendre, disait-il, et conduire à Pamiers où M. le juge-mage l'obligera à faire le devoir de sa charge. Il écrivait encore un peu plus tard : J'ai appris que cet arrêt et son exécution a ramené beaucoup de curés à la soumission aux ordres de M. l'archevêque[18].

Mais la terreur, le silence, n'est pas la conviction. L'autorité avait besoin de se donner raison dans les, esprits par une approbation solennelle et publique. Pendant les poursuites contre Cerles, on conseilla au roi de s'adresser aux évêques alors présents à Paris pour les affaires de leurs églises ; ils étaient cinquante-deux, cinquante-deux prélats, dit malicieusement Racine, qui ne résidaient pas[19]. Ces évêques furent invités à donner leur avis sur le principe de la Régale, sur des livres, les uns favorables, les autres contraires à la suprématie pontificale, sur l'affaire de Pamiers, et sur un monastère de religieuses, à Charonne, où le roi, de concert avec l'archevêque Harlay, consommait en ce moment même une iniquité flagrante. Contrairement aux constitutions qui ordonnaient le renouvellement triennal de l'abbesse par élection, le roi prétendait imposer une abbesse à vie, choisie par lui seul. Harlay avait récemment été admonesté par le pape pour sa participation à cet abus de pouvoir. L'assemblée (mai 1681), sur le rapport de Maurice Le Tellier, archevêque de Reims, n'osa contredire aucune des prétentions du roi. L'aveu de cette timidité est explicite dans le rapport de Le Tellier. Des hommes plus courageux, disait-il en s'appliquant à lui et à ses collègues un texte d'Yves de Chartres, parleraient peut-être avec plus de courage. De plus gens de bien pourraient dire de meilleures choses. Pour nous qui sommes médiocres en tout, nous exposons notre sentiment, non pour servir de règle en pareille occurrence, mais pour céder au temps et pour éviter de plus grands maux dont l'Église est menacée, si on ne peut les éviter autrement. Toutefois l'assemblée ne décidait rien, et concluait en demandant au roi un concile national, ou une assemblée générale du clergé composée de deux députés du premier ordre par province, de deux députés du second avec voix consultative seulement. Telle est l'origine de l'assemblée de 1682.

Quand on parle de l'assemblée de 1682, le nom de Bossuet se présente le premier à tous les souvenirs. La routine n'en démord pas : il a été l'âme, le dominateur de l'assemblée ; l'œuvre de l'assemblée est l'œuvre de Bossuet. Au contraire, il ressort clairement de ses lettres, de ses confidences[20], et surtout du fameux sermon de l'Unité, qu'il appréhendait, dans cette convocation extraordinaire, de grands dangers pour l'Église. Il ne ressort pas moins clairement de la marche de l'assemblée qu'il : en a été tout au plus et par moments le modérateur, qu'il a été débordé par des meneurs rompus à l'intrigue, que plus d'une fois ses avis ont été méprisés, ses propositions raturées ; et, s'il est un reproche qu'on puisse lui infliger sans injustice, c'est d'avoir pris tant de peine dans la suite pour justifier une déclaration qui n'était pas la sienne. Que craignait-il donc ? Disons-le tout d'abord sans restriction, il craignait un schisme ; il le craignait du roi, de Colbert, et surtout de la nature et de la composition de l'assemblée.

Des deux moyens proposés par les évêques, le roi-avait rejeté la convocation d'un concile national. Un concile était de droit ouvert à tous les évêques, sans choix ni exclusion possible ; il ne pouvait en outre rien faire de valide sans l'assentiment du pape : deux conditions trop peu favorables aux desseins de l'autorité temporelle. Une assemblée du clergé par députés, comme celles qui se tenaient tous les cinq ans, offrait plus de garanties de docilité, parce que les membres en étaient élus, fort souvent, sous la pression royale. Mais une assemblée de œ genre pouvait-elle remplacer un concile dans ta décision de questions spirituelles ? Elle n'avait ordinairement qu'un pouvoir temporel, comme de voter le don gratuit et régler les affaires économiques, décimes, etc. ; c'est Louis XIV lui-même qui le reconnaît dans une lettre officielle[21]. Il trancha tout seul la difficulté. Il se décida pour une assemblée du clergé, et déclara qu'on y traiterait pour cette fois de matières spirituelles ; selon l'expression d'un légiste moderne, il lui donna un nouvel être par l'autorisation du souverain. Après avoir défini le pouvoir de l'assemblée par son caprice, il appliqua son industrie à la composer d'hommes dont il n'avait pas à redouter les contradictions. Dans cette Église de France du XVIIe siècle, si justement honorée pour de grandes vertus et de grands talents, il se glissait, hélas ! plus d'un infidèle dont toute la vocation était l'ambition, et le principal mérite un ferme propos de servilité envers le roi. Le Tellier et Colbert les connaissaient bien : leurs fils en étaient, et des plus avides. Le roi et ses ministres firent composer à leur gré les assemblées provinciales qui devaient élire les députés, excluant du droit d'élection les chapitres, les curés, et même des évêques[22]. L'archevêque d'Aix, Grimaldi, vieillard vénérable, fidèle au Saint-Siège et peu rassuré sur les tendances du roi et de ses partisans, hésitait à convoquer son clergé pour faire les élections. On lui signifia que le roi avait le droit de convoquer le clergé toutes et quantes fois qu'il le jugeait convenable[23]. On écrivit à ses suffragants qu'ils eussent à se concerter pour se passer de lui[24] ; on obtint à la fin son consentement par un mensonge, en lui promettant à peu près que la question de la Régale ne serait pas agitée à Paris[25].

Les élections furent dignes de ces préparatifs. On élut ceux dont Sa Majesté avait fait choix[26]. Toulouse, par exemple, désigna les évêques de Montauban et de Lavaur, quoique absents, parce que le roi le voulait ; et pour députés du second ordre, l'official et le théologal de Paris, entièrement étrangers et inconnus à la province, mais connus du roi. On sait déjà que Bossuet, qui aurait voulu fuir cette charge, ne fut élu que parce que le roi le voulut ; c'est lui-même qui le dit et qui le regrette[27]. La plupart de ces prélats étaient gorgés de bénéfices par la faveur royale, ou compromis par leur dévouement, dans des circonstances analogues, contre le pape[28]. On en peut juger par les deux principaux qui furent aussi chargés de la présidence de l'assemblée. Maurice Le Tellier, archevêque de Reims, avait écrit quelques mois auparavant à l'archevêque de Paris : Nous ne devons songer qu'à profiter de concert de l'occasion qui se présente de servir Sa Majesté et de lui plaire. Cette lettre lue au roi par Louvois, le roi avait témoigné en être fort satisfait[29]. Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, a mérité que Bossuet dît de lui à ses confidents : Monsieur de Paris ne faisait, en tout cela, que flatter la cour, écouter les ministres et suivre à l'aveugle leurs volontés comme un valet[30]. Il était bien près de se jeter dans le schisme ; Bossuet lisant devant lui, avant l'ouverture de l'assemblée, son sermon de l'Unité, à cette phrase : qu'il faillait tout souffrir plutôt que de se séparer de l'Église romaine, Harlay proposa de supprimer romaine, et de s'en tenir à l'expression vague d'Église en général. Il n'osa pourtant pas insister contre le refus de Bossuet[31].

C'était la connaissance de cette disposition des esprits qui faisait l'inquiétude de Bossuet. Il écrivait à l'abbé de Rancé : Vous savez ce que c'est que les assemblées, et quel esprit y domine ordinairement. Se vois certaines dispositions qui me font un peu espérer de celle-ci, mais je n'ose me fier à mes espérances, et en vérité elles ne sont pas sans beaucoup de crainte. Il disait encore à un évêque étranger : Priez Dieu pour qu'il nous apprenne à rechercher la paix, à guérir les blessures de l'Église au lieu de les multiplier. Aussi, au début de l'assemblée (9 novembre 1681), chargé du sermon d'ouverture, il prêcha, avec une insistance explicite, la nécessité de l'unité. L'ensemble de ce discours, le choix des arguments, le tour des pensées, ne sentent que le besoin de conserver l'unité, la crainte de la voir rompue. Avec quel assemblage de faits et quelle solennité de langage il établit la primauté de Pierre et du Saint-Siège ; et, malgré une distinction obscure entre l'indéfectibilité du Saint-Siège et l'infaillibilité de la personne du pape, il proclame que l'Église romaine n'a jamais connu l'hérésie, que la foi romaine est toujours la foi de l'Église, et que Pierre demeure dans ses successeurs le fondement des fidèles. S'il loue l'Église gallicane de ses mérites, de ses gloires incontestables, c'est dans son anion avec le Saint-Siège qu'il relève son plus beau titre, dans sa fidélité à se gouverner par les traditions de l'Église romaine, à recevoir avec révérence les réponses de Rome ; et s'il demande que les canons soient respectés par le Saint-Siège, il fait répéter par Charlemagne que, quand cette Église romaine imposerait un joug à peine supportable, il faudrait le souffrir plutôt que de rompre la communion avec elle. Il élève ses avertissements jusqu'au roi, et, par les éloges mêmes qu'il lui offre, il tache à le prémunir contre les tentations secrètes dont il pourrait être atteint. Quel aveuglement, quand des royaumes chrétiens ont cru s'affranchir en secouant, disaient-ils, le joug de Rome qu'ils appelaient un joug étranger... Quelle erreur quand des rois ont cru se rendre plus indépendants en se rendant maîtres de la religion !... Dieu préserve nos rois très-chrétiens de prétendre à l'empire des choses sacrées, et qu'il ne leur vienne jamais une si détestable envie de régner ! Ils n'y ont jamais pensé. Invincibles envers toute autre puissance, et humbles envers le Saint-Siège, ils savent en quoi consiste la véritable hauteur. Combien ces appréhensions durent devenir plus vives, lorsque, quelques jours après ce sermon (24 novembre 1681), un nouveau sujet de délibération fut soumis par ordre du roi à l'assemblée. On y avait pu croire qu'il ne s'agissait que de la Régale, e de Charonne, de Pamiers ; tout à coup l'assemblée fut invitée à examiner l'étendue de la puissance du pape, à en fixer les limites, à se prononcer sur ces questions déjà essayées en 1663 pendant l'affaire de la garde corse. Bossuet nous apprend encore que l'inspirateur des propositions. du clergé sur la puissance du pape était Colbert, que Colbert seul y avait déterminé le roi. M. Colbert, selon la confidence de Bossuet, prétendait que la division qu'on avait avec Rome sur la Régale était la vraie occasion de renouveler la doctrine de France sur la puissance des papes ; que, dans un temps de paix et de concorde, le désir de conserver la bonne intelligence, et la crainte de paraître être le premier à rompre l'union, empêcherait une telle décision ; et qu'il attira le roi à son avis par cette raison contre M. Le Tellier, qui avait eu, ainsi que son fils, les premiers cette pensée et qui ensuite l'avaient abandonnée par la crainte des suites et des difficultés[32]. Ainsi il serait possible que cette grosse entreprise contre l'autorité pontificale fût l'effet de la rivalité entre deux familles de ministres, et que Colbert ait cru contrebalancer l'influence des Le Tellier en flattant dans le roi un goût de domination que ses rivaux renonçaient à servir. Bossuet fut péniblement embarrassé de ce coup inattendu. Je serais assez d'avis, écrivait-il à ce sujet, qu'on n'entamât pas de matières contentieuses ; je ne sais si tout le monde sera du même sentiment. Il disait un mois après, quand on eut cédé sur la question de la Régale : Je souhaite que, dans les autres affaires, nous ne donnions pas lieu à de nouvelles difficultés ; et c'est à quoi tous les gens de bien doivent s'appliquer[33].

L'assemblée céda successivement à toutes les exigences du roi. Malgré les protestations des assemblées antérieures, malgré le sentiment de ceux qui, comme Bossuet, ne trouvaient pas bon le droit du roi, elle accepta l'extension de la Régale à toutes les églises du royaume (3 fév. 1682). Ce ne fut pourtant pas tout à fait gratuitement. Le roi content de jouir des fruits des bénéfices vacants en Régale, et d'y nommer ses favoris, en retour de ces avantages pécuniaires et politiques, consentit à ne plus exercer l'autorité spirituelle. Jusque-là, quand il nommait aux bénéfices vacants en Régale, ses élus entraient en fonctions, et même en charge d'âmes, sans autre investiture. Il déclara (3 février 1682), par respect pour la pureté de la foi et la discipline de l'Église, que ceux qu'il nommerait à l'avenir auraient à recevoir l'investiture canonique des vicaires généraux établis par les chapitres[34]. L'assemblée, estimant que ses concessions étaient suffisamment justifiées par cet échange, exprima le vœu que le pape donnât sa bénédiction apostolique à cet ouvrage de paix et de charité.

Elle sacrifia complètement le monastère de Charonne supprimé par le roi pour une résistance légitime, et sur une accusation mensongère de mauvaise administration. Par un raffinement de déférence, elle soumit les termes de sa décision au roi, et ne les adopta que lorsque l'archevêque de Reims eut rapporté l'approbation du souverain. Elle ne prononça qu'en partie sur le schisme de Pamiers. Elle blâma Caulet, loua le zèle de l'archevêque de Toulouse, et toutefois ne voulut pas juger les procédures de ce prélat, parce que le Saint-Siège en était saisi ; mais elle protesta contre les brefs du Saint-Siège suscités par cette affaire.

Mais un service plus précieux au roi que le droit de Régale fut la déclaration sur l'autorité du pape, si connue sous le nom des Quatre Articles. Ici plus d'une rancune particulière s'unissait à celle du roi. Si le roi avait entrevu l'excommunication dans un bref pontifical, plusieurs prélats avaient été muletés par les censures du pape : l'archevêque de Paris, l'archevêque de Toulouse, dont le frère siégeait dans l'assemblée, étaient les principaux. On avait donc besoin, ce besoin si français, de donner une leçon au souverain pontife. On était impatient de mettre des bornes à une puissance dont on avait senti l'action légitime. Il ne paraissait pas y avoir de meilleur moyen pour cela que de nier son infaillibilité en matière de foi, et de subordonner l'exercice de son autorité à la supériorité des conciles généraux et à l'observation des canons de l'Église. Mais il était au moins singulier, sinon contradictoire, de rappeler le pape à l'observation des canons, lorsque, dans toute la querelle présente, le pape n'avait fait que réclamer l'exécution des canons d'un concile général. La question de l'infaillibilité était encore libre, puisqu'elle n'avait pas été définie par l'autorité souveraine ; l'infaillibilité pontificale avait été contestée quelquefois, comme en 1663, par l'ordre de Louis XIV ; mais il s'en fallait bien que l'opinion qui la niait eût été dans tous les temps et partout l'opinion de l'Église de France. Bossuet, qui distinguait entre l'infaillibilité du Saint-Siège et l'infaillibilité personnelle du pape[35], et n'admettait pas celle-ci, répugnait à prendre une décision sur ce grave sujet : il le trouvait hors de saison, et capable d'augmenter la division au lieu de l'éteindre[36]. Pourquoi laisser entrer l'assemblée dans ce vaste champ où elle pouvait s'égarer ? Il proposait d'examiner toute la tradition, afin de gagner du temps et de rendre aux esprits la liberté de se calmer et de connaître véritablement les sentiments de l'Église dans tous les siècles. Mais cet ajournement ne faisait pas le compte des empressés. L'archevêque de Paris représenta au roi que l'examen durerait trop. Colbert pressant aussi, l'ordre vint d'en haut de conclure et de décider sur l'autorité du pape.

Quelques années après, Bossuet se glorifiait d'e voir bien servi Rome dans l'assemblée de 1682, et d'avoir contenu ceux qui voulaient porter les choses à une extrémité dangereuse. Ce témoignage, qu'il se rendait à lui-même, est confirmé par des faits qui dénoncent les intentions coupables de plusieurs membres de l'assemblée. Harlay ne voulait pas qu'on parlât dans la déclaration ni de la primauté du pape ni de sa supériorité. La résistance de Bossuet empêcha cet avis schismatique de prévaloir[37]. L'évêque de Tournay, chargé de rédiger la déclaration, n'entendait pas reconnaître même l'indéfectibilité du Saint-Siège. La résistance de Bossuet le força à renoncer, sinon à son erreur, au moins à l'honneur de rédiger les articles, et fit avorter un projet contraire au dogme de l'indéfectibilité dans le Saint-Siège dont l'approbation aurait peut-être été surprise à l'assemblée[38]. Bossuet fut moins écouté sur un autre point. Il avait été chargé, après l'évêque de Tournay, de rédiger la déclaration. Au IVe article, tout en reconnaissant le consentement de toute l'Église nécessaire pour valider définitivement les jugements des papes, il établissait implicitement que, si le chef avait besoin du consentement des membres, les membres avaient besoin du consentement du chef : Nec nisi in ea capitis membrorumque consensione certum ac tutum Spiritus sancti judicium agnoscendum. Cette seconde partie ne fut pas admise par l'assemblée, et on la trouve raturée sur une copie de la déclaration découverte dans les papiers de l'archevêque de Reims[39].

L'assemblée adopta, le 19 mars 1682, les Quatre Articles. Ils établissent : 1° que le pape n'a aucune autorité sur le temporel des rois ; 2° que la plénitude de puissance du siège apostolique sur les choses spirituelles doit être réglée d'après les canons du concile de Constance ; 3° que l'exercice de l'autorité pontificale doit être conforme aux canons ; 4° que les décisions du pape en matière de foi ne sont irréformables qu'après avoir été confirmées par le consentement de l'Église. L'assemblée se glorifiait dans le préambule d'avoir raffermi la primauté des successeurs de saint Pierre contre ceux qui osaient la contester, d'avoir rassuré les princes sur la possession de leurs États, et enlevé aux hérétiques le prétexte dont ils se servaient souvent pour rendre l'Église catholique odieuse aux princes. Néanmoins la déclaration ne décidait rien. Il avait fallu, sur la demande de l'archevêque de Cambrai, insérer aux procès-verbaux que les Quatre Articles n'étaient pas une décision de foi, mais la constatation d'une opinion. Une assemblée qui n'était pas un concile, qui ne procédait pas d'une convocation .canonique, n'avait aucune autorité en matière de dogme. Malgré cette restriction, le roi, quatre jours après (23 mars 1682), donna un édit pour rendre obligatoire l'enseignement de la doctrine contenue dans les Quatre Articles. Il la présentait naïvement comme le sentiment de l'assemblée, mais il défendait à tous sujets et étrangers dans le royaume d'enseigner dans leurs maisons, collèges et séminaires, ou écrire aucune chose contraire à ce sentiment. Tout aspirant aux grades en théologie et en droit devait faire profession de cette doctrine et la soutenir dans une de ses thèses. Nul ne pourrait enseigner la théologie sans s'être soumis à cette doctrine[40]. Le roi-pontife, qui ne voulait pas de l'infaillibilité du pape, ne doutait pas de la sienne propre ; il érigeait en dogmes les sentiments de ses commissaires, du même droit qu'il leur avait conféré le pouvoir de traiter les questions spirituelles. Usurpation hypocrite que se sont fidèlement transmise tous les gouvernements, chrétiens ou philosophes, qui ont passé sur la France depuis deux siècles, invasion de l'autorité temporelle dans le domaine de la conscience, assujettissement de la foi à la politique, révolte à l'égard du pape, servitude à l'égard de l'État.

Cette tyrannie ne passa pas sans résistance. A l'exception du premier article, la déclaration heurtait trop les sentiments du grand nombre pour être accueillie avec faveur. Ceux même qui l'avaient votée n'y tenaient que par le service ou la crainte du roi. La plupart changeraient demain et de bon cœur si on le leur permette ; c'est le procureur général, un autre Harlay, qui dénonçait avec effroi à Colbert cet état des esprits[41]. La faculté de théologie de Paris était en si grande majorité hostile à la déclaration, que déjà, en prévision de leur résistance, des arrêts du parlement avaient réduit le nombre des docteurs qui avaient le droit de voter. Quand le premier président, assisté de Harlay et de six conseillers, vint à la Sorbonne réclamer l'enregistrement de la déclaration et de l'édit du roi sur les registres de la faculté, on ne lui répondit que par le silence ; la faculté voulait, dans une autre assemblée, relire la déclaration et l'édit pour en délibérer. Le roi ne l'entendait pas ainsi : il signifia, par une lettre de sa main (16 mai 1682), que les docteurs n'avaient pas à parler sur des matières depuis si longtemps décidées. Ils parlèrent cependant, et avec une telle énergie[42] que les hommes du roi crurent tout perdu, si l'on n'employait pas la force. On cita devant le parlement le doyen et six professeurs de la Sorbonne avec le greffier de la faculté. Le premier président Novion, du haut de sa commission royale, leur dit qu'ils étaient indignes de s'assembler dans les occasions de doctrine, et leur signifia un arrêt de la cour qui leur défendait de s'assembler jusqu'à ce que ladite cour leur en eût prescrit la manière. Il ordonna en suite au greffier de passer au greffe, et d'y aller faire l'enregistrement de l'édit du roi, de la déclaration et de l'arrêt sous la dictée du greffier de la cour On avait le projet de réformer la Sorbonne, et di réduire le nombre des docteurs pour avoir enfin la majorité. En attendant, le roi exila huit docteur (21 juin) en Basse-Bretagne, à Lescar, à Bazas ; ou en destitua d'autres ; et quand on crut la faculté suffisamment convaincue par la peur, on lui propos de signer une supplique à l'effet d'obtenir le rétablissement des assemblées de Sorbonne. Cette supplique ne promettait pas adhésion ni obéissance aux Quatre Articles ; elle ne parlait que de respect pour la déclaration et l'édit du roi ; mais ces termes vagues pouvant être interprétés à adhésion doctrinale au fond, on ne trouva que cent soixante-deux docteurs sur sept cent cinquante qui consentissent à la signer. Qu'on dise encore que la doctrine des Quatre Articles était la vieille et commune doctrine de l'Église de France !

Le roi vint à bout à la longue de mater la faculté de théologie de Paris, en la désorganisant par des changements de professeurs, par des augmentations de revenus aux uns, par des suppressions d'honoraires à ceux qui n'enseignaient pas ses doctrines. Mais il ne triompha pas dans l'opinion publique. L'université de Douai lui fit savoir que ses docteurs aimaient mieux abandonner leurs écoles, voire même renoncer à toute promotion et dignité que de se soumettre à des opinions répugnantes à leurs consciences. Même dans sa cour, dans sa famille, il rencontrait de ces coups d'épingle que la puissance ne peut ni prévenir ni châtier : Au moins, disait la dauphine à l'archevêque Harlay, je veux mourir catholique. L'ironie de certains compliments ne lui était pas moins sensible ; l'ambassadeur d'Angleterre disait tout haut que dans peu l'Angleterre et la France seraient d'une même religion. Le roi ne réussit pas davantage à vaincre la résistance d'Innocent XI.

Le décret de l'assemblée sur la Régale avait été envoyé au pape avec une lettre explicative ; Innocent XI n'avait pas tenu compte des raisons spécieuses dont une complaisance regrettable cherchait à se couvrir. Il leur répondit par un bref plein de reproches, et opposant à leur timidité, à leur flexibilité devant la puissance, les principes du devoir et de la sollicitude pastorale ; il improuva, cassa et annula tout ce qui s'était fait dans l'assemblée touchant l'affaire de la Régale, ainsi que tout ce qui s'en était ensuivi. La condamnation tomba sur les députés (11 avril 1682), trois semaines après la déclaration sur la puissance ecclésiastique que le pape ne connaissait pas encore. Cette assemblée sans os, comme on a trop légèrement qualifié Bossuet, quoiqu'elle fût toute prête, au dire du procureur général, à renier ce qu'elle avait fait, se sentit piquée au vit et voulut se dresser contre l'autorité pontificale. Elle prépara une réponse au bref, et fit une protestation malheureuse où elle disait : L'Église gallicane se régit par ses propres lois, garde inviolablement ses coutumes propres ; et les anciens pontifes gallicans n'ont jamais souffert qu'il y fût dérogé par aucune définition ni aucune autorité. Était-ce le schisme qui s'annonçait ? Et Louis XIV, plus catholique que ses évêques, eut-il peur de l'excès suprême où ils menaçaient de l'entraîner ? Ce qui est certain, c'est que cette dernière audace fut le coup de grâce de l'assemblée. Soit qu'il craignît vraiment pour lui-même la chute de Henri VIII, soit que les Quatre Articles lui parussent une arme suffisante contre le pape, il congédia brusquement l'assemblée, d'abord par une suspension de ses séances, et bientôt par l'ordre formel de se séparer. Mais s'il avait espéré par là donner un commencement de satisfaction à Innocent XI, il se trompa. Le pontife ne se pressa pas de condamner les Quatre Articles, mais il entendit en punir les auteurs en les excluant de l'épiscopat. Deux députés du second ordre venaient d'être nommés évêques par le roi ; Innocent leur refusa les bulles nécessaires à leur institution. C'était son droit d'après le concordat, et il n'avait pas même à rendre compte des motifs de son refus. Si l'on alléguait que le refus ne pouvait être fondé raisonnablement que sur le défaut de bonnes mœurs et de foi orthodoxe, le pape répondait que ç'avait été manquer à la foi que de souscrire des propositions injurieuses au Saint-Siège. Vainement, pour intimider le pontife par des représailles, Louis XIV défendit à d'autres évêques nommés, qui n'avaient pas siégé à l'assemblée, de solliciter leurs bulles ; vainement cette abstention jointe au refus du pape laissa vaquer un grand nombre de sièges. Jamais Louis XIV ne put obtenir de transaction tant que vécut Innocent XI. Le roi très-chrétien resta ouvertement en lutte avec le chef suprême de sa religion, et encourut les critiques, même de protestants qui, comme Leibnitz, justifièrent le refus des bulles, et donnèrent raison au pape contre des ecclésiastiques insolents et désobéissants au dernier point, qui s'étaient écartés de leur devoir et de leur serment[43]. Mais dans ce temps même, il croyait effacer ce mauvais effet en déployant sa puissance contre le calvinisme, en montrant qu'il avait des rigueurs contre les hérétiques aussi bien que contre les ultramontains, en révoquant l'édit de Nantes.

Pour remplir toute condition d'impartialité, rappelons-nous qu'au XVIIe siècle personne, dans aucune-1 religion, excepté Richelieu, ne pratiquait la tolérance comme nous l'entendons aujourd'hui. Et pour nous en tenir aux gouvernements que leurs intérêts mettaient alors en rapport ou en opposition avec la France, que se passait-il en Angleterre et en Hollande ? En Angleterre, nous avons vu assez Longuement l'intolérance du parlement envers les dissidents, surtout envers les catholiques, et les embarras ou les lâchetés de ce triste Charles II dans la défense d'une cause légitime. A la fin de la guerre de Hollande, sur la déposition de Titus Oates, un imposteur misérable, et sans autre preuve que son audace, toute l'Angleterre se crut menacée, avec le roi, du poignard des jésuites, et de l'établissement d'un nouveau gouvernement par le pape. C'est cette burlesque conspiration papiste que personne aujourd'hui n'ose prendre au sérieux. Dans cette terreur, on remplit les prisons de la capitale de deux mille conspirateurs supposés ; on arrêta cinq pairs catholiques ; on exclut les catholiques de la pairie, et cette exclusion a duré plus de cent cinquante ans ; on chassa îles environs de Londres plus de trente mille catholiques pour refus du serment d'allégeance et de suprématie. On mit à mort le secrétaire du duc d'York, Coleman, dont tout le crime prouvé, et d'ailleurs avoué par lui, était d'avoir travaillé à obtenir la tolérance pour les catholiques. De nombreuses exécutions suivirent la mort de Coleman ; dix-huit mois après, la fureur durait toujours, elle se satisfit par le procès et la mort du vicomte de Strafford, un des pairs emprisonnés dès le commencement. Ce vieillard, affaibli par l'âge et les infirmités, avait encore été soumis à un secret étroit, sans pouvoir obtenir, ce qui appartenait à tout Anglais, d'être laissé en liberté sous caution. On le livra aux insultes de la multitude chaque fois qu'il était conduit à la barre ou ramené à la Tour, quoiqu'il représentât que ces mauvais traitements lui ravissaient le calme d'esprit nécessaire à sa cause. Aux dépositions des témoins subornés contre lui, les juges eux-mêmes applaudissaient sans pudeur et d'un air de triomphe. Il fut interdit à son avocat de se placer à côté de lui, et de lui donner un conseil ; enfin, l'instruction achevée, on lui refusa le délai qu'il réclamait pour préparer sa défense. Dans le jugement définitif, les commissaires accusateurs rappelèrent, comme pour les mettre à sa charge, les persécutions de la reine Marie Tudor, la Saint-Barthélemy, la conspiration des poudres, l'incendie de Londres, la destruction de la flotte à Chatam, et présentèrent sa mort comme un gage de la ruine du papisme. Il fit inutilement ressortir les incohérences, les contradictions des dires de Titus Oates et des complices de cet imposteur ; il fut condamné à mort. Tout ce qu'on lui accorda, ce fut de voir, avant de mourir, sa femme, ses enfants et ses amis[44]. Voilà ce qui se passait, en 1680, en Angleterre, cette terre classique de la liberté.

Les principes n'étaient pas plus libéraux en Hollande. Nous avons entendu les Hollandais, au congrès de Cologne (1673), signifier qu'ils aimeraient mieux abandonner dix de leurs villes importantes t que d'accorder la tolérance aux catholiques. Une pièce, peu connue mais authentique, prouve que, même après la révocation de l'édit de Nantes dont ils firent tant de bruit, ils ne respectaient pas plus que Louis XIV les droits des dissidents. A propos de l'abolition du Test et des lois pénales par Jacques II, un Anglais demandait au grand pensionnaire quels étaient à cet égard les sentiments du prince et de la princesse d'Orange. Fagel répondit que Guillaume et sa femme ne trouveraient pas mauvais qu'on laissât aux catholiques et autres non-conformistes une liberté privée d'exercer leur religion sans bruit et sans ostentation, mais qu'il fallait conserver en leur pleine vigueur ces lois par lesquelles les catholiques romains étaient exclus de tous les emplois publies, tant ecclésiastiques que civils et militaires, comme aussi toutes les autres lois qui confirmaient et mn-raient la religion protestante contre les attentats des catholiques romains. Il est certain, écrivait Fagel, que la religion protestante est, par la grâce de Dieu et par les lois du parlement, la religion établie et publique des royaumes d'Angleterre, Écosse et Irlande, et que ces lois n'admettent soit au parlement, soit à quelque autre emploi public que ceux qui sont de la religion protestante, et non catholiques romains... Il est certain aussi qu'il n'y a pas de royaume, ni de république, ni aucun corps ou société d'hommes, quelle qu'elle puisse être, qui n'ait établi des lois pour sa sûreté, et pourvu par ces lois à toute entreprise contre son repos. Il en concluait qu'il fallait maintenir les exclusions, qu'après tout les catholiques ne seraient privés que d'un avantage secondaire, l'exercice des droits politiques, et que, si les autres dissidents étaient frappés de la même privation, ils ne pourraient s'en prendre qu'aux catholiques contre lesquels une défiance légitime autorisait tant de précautions. Cependant de tels principes n'étaient-ils pas contraires à ce qui se pratiquait dans les Provinces-Unies ? Les catholiques, dans ces provinces, n'étaient-ils pas admis aux emplois et charges importantes ? Non, répondait Fagel[45], vous vous trompez beaucoup en cela ; il est vrai qu'on ne les exclut pas des emplois militaires ; cela aurait été véritablement trop dur, après que, dans la première fondation de notre État, ils s'étaient joints à nous pour la défense de la liberté publique ; mais ils sont exclus en termes exprès de toute part dans le gouvernement, et de tous les emplois de la police et de la justice, parce que c'est dans ces emplois qu'ils pourraient exercer une influence funeste. En d'autres termes, les catholiques étaient assez bons soldats pour conquérir et défendre la liberté, mais trop mauvais citoyens pour avoir leur part des avantages conquis par leurs sacrifices et leurs dangers.

Le protestantisme n'hésitait pas davantage à réclamer le concours du bras séculier pour contraindre les consciences à la foi. Henri VIII, Élisabeth, Calvin, Jeanne d'Albret, Charles Ier d'Angleterre, l'avaient prouvé surabondamment. Ce qui dépasse ces exemples, c'est de voir les victimes du bras séculier en reconnaître et en invoquer le droit, au milieu même de la dispersion. Après la révocation, de l'édit de Nantes, un des plus ardents adversaires de cette mesure, le ministre Jurieu, remarquait avec douleur que les indifférents, ou sociniens, pullulaient parmi les protestants. Il excitait les ministres, les synodes, à surveiller les coupables, à les suspendre, à les excommunier. Mais le principe même de la réforme, l'interprétation individuelle, ruinant l'autorité des censures comme des synodes, des docteurs comme de l'Écriture, Jurieu en vint bientôt à recourir aux magistrats. Il faut lire ses paroles dont aucun commentaire ne peut égaler la force : Les princes et les magistrats sont les oints de Dieu et ses lieutenants en terre... Mais ce sont d'étranges lieutenants de Dieu, s'ils ne sont obligés à aucun devoir par rapport à Dieu en tant que magistrats : comment donc peut-on s'imaginer qu'un magistrat chrétien, qui est le lieutenant de Dieu, remplisse tous ses devoirs en conservant pour le temporel la société à la tête de laquelle il se trouve, et qu'il ne soit pas obligé d'empêcher la révolte contre ce Dieu dont il est le lieutenant, afin que le peuple ne choisisse un autre Dieu, ou ne serve le vrai Dieu autrement qu'il ne veut être servi. En conséquence, il invite les princes à gêner, à bannir les hérétiques ; il permet encore qu'on procède jusqu'à la peine de mort, lorsqu'il y a des preuves suffisantes de malignité, de mauvaise foi, de dessein de troubler l'Église et l'État conjoint avec audace, impudence et mépris des lois[46]. Ne croit-on pas déjà entendre l'auteur du Contrat social condamner au bannissement quiconque n'admet pas les dogmes de la religion civile[47] ? Voilà ce que prêchait en 1690 un défenseur des bannis, et le modéré devant ces emportements était Bossuet qui, dans l'Histoire des variations, justifiant par ces aveux protestants, et par l'exemple de Luther et de Calvin, la conduite des princes catholiques, ajoutait : Le droit est certain, mais la modération n'en est pas moins nécessaire[48].

Il n'y avait donc rien d'extraordinaire à ce que Louis XIV suivît l'impulsion de son siècle et de ses voisins. Il s'y sentait en outre porté par la disposition presque générale des esprits en France. Depuis vingt ans, à chacune de ses assemblées quinquennales, le clergé réclamait la suppression de quelqu'une des libertés laissées aux protestants. L'uniformité de croyance était le vœu des cœurs les plus modérés, tels que Vauban. La coalition des protestants étrangers contre la France, leur ancienne protectrice, rendait le peuple peu favorable aux huguenots de l'intérieur. Ce peuple, tout en réclamant contre les charges de la guerre de Hollande, tenait cependant à la gloire et aux avantages de la guerre ; il n'avait pas vu sans rancune ces avantages compromis ou restreints par la Triple-Alliance, par l'obstination des amis du prince d'Orange, par les espérances que ces ennemis fondaient sur le concours des religionnaires français. L'antipathie populaire se manifestait çà et là par des violences partielles. Un arrêt du conseil (6 mai 1681) nous fait connaître que, à Grenoble, on avait forcé les portes du temple protestant, et brûlé la Bible ; en divers lieux du Dauphiné, enlevé les portes, les bancs, le tapis de la chaire et les registres ; à Houdan, mis le feu au temple ; à Saintes, rompu les portes et les fenêtres et abattu les tuiles du toit ; à Vendôme, tué un ministre qui allait consoler un malade[49]. Le roi, qui réprimait ces actes par esprit d'équité, y voyait pourtant une manifestation des vœux du plus grand nombre. Il s'était d'abord montré tolérant chez lui, protecteur de la tolérance chez les autres, mais à la fin dégagé de toute réserve par les refus qu'il éprouvait à l'étranger, encouragé au dedans par le sentiment public, et dans un temps où rien ne lui résistait, il entreprit de supprimer le protestantisme en convertissant les huguenots à sa manière, en les contraignant au besoin à se convertir. Il lui arriva, comme à tous ceux qui n'ont pas grâce d'état, et qui ne savent pas attendre, de compromettre et de gâter son œuvre par des moyens frauduleux ou violents, funestes à sa gloire et à sa politique, et désapprouvés du Saint-Siège.

Dès que sa volonté fut bien connue, il trouva autour de lui une grande ardeur à l'accomplir. Ministres et intendants luttèrent de zèle à qui combattrait le mieux une religion qui ne plaisait pas au roi. La conversion ou la réduction des huguenots fut un service de cour comme un autre, un gage nouveau des faveurs du roi. Louvois y eut une part si grande, qu'on l'a rendu responsable de tout ; mais nous allons voir que Seignelay, malgré la répugnance de Colbert, donna aussi et vanta son concours. Entre les intendants, personne ne montra plus de vigueur à pousser les choses à l'extrême que Marillac et Foucauld.

En tout temps le roi avait eu pour système de gagner les huguenots par des bienfaits, ou par le refus des faveurs ou des emplois qui ne dépendaient que de lui (V. tom. III, ch. XVIII). A la fin de la guerre de Hollande il s'appliqua à renforcer l'efficacité de ces moyens. En 1676, la caisse des conversions fut créée, sous la direction de Pellisson, nouveau converti, pour rémunérer par des dons d'argent les changements de religion. Elle eut un succès qui n'honore pas plus la pénétration de ceux qui s'en réjouissaient que la conscience des religionnaires. Au bout d'un an, l'évêque de Grenoble annonçait que sept à huit cents personnes étaient rentrées dans l'Église au prix modique de 2.000 écus[50]. Un peu plus tard Seignelay, au retour d'une visite à Rochefort, disait dans un rapport au roi, que, dans le diocèse de Saintes, des familles entières se convertissaient pour une pistole[51]. En 1679, on commença par Montauban à exclure les religionnaires des charges politiques des villes, et bientôt de tout emploi dans la recette des deniers du roi[52]. Foucauld promettait des conversions plus fréquentes par la peur de perdre ces emplois lucratifs. Seignelay affirmait à son tour que le désir d'avancer, la crainte d'une destitution, produisait un effet semblable dans la marine. Trois gentilshommes de bonne maison, et qui ont déjà servi quelques campagnes sur les vaisseaux du roi, se sont convertis par l'espérance d'être reçus dans les gardes de la marine. Je crois qu'il serait de la bonté du roi de leur accorder cette grâce. Ce que j'ai dit aux officiers huguenots de la part de Votre Majesté fait tout le bon effet qu'on en peut attendre ; ils sont bien persuadés que s'ils ne changent pas, Votre Majesté les congédiera, et j'espère que cette crainte produira plusieurs conversions[53].

Il y avait un procédé de conversions beaucoup plus régulier, plus catholique, que quelques agents du roi conseillaient eux-mêmes : instruire les populations. Le duc de Noailles, lieutenant général en Languedoc, insistait pour qu'on leur fit connaître la vraie religion qu'elles ignoraient. Selon lui, le clergé catholique, dans le Midi, dans les Cévennes surtout, avait trop négligé ce soin capital. Une cathédrale, des collégiales, des cures, plusieurs communautés, fournissaient à peine un sermon par mois aux catholiques, tandis que les calvinistes du même lieu en avaient un par jour[54]. Foucauld écrivait de son côté que les ministres et principaux religionnaires de Montauban, prêts à se convertir, n'attendaient, pour le faire honorablement, que des conférences où seraient débattus les points controversés, qu'à leur avis c'était la seule voie qui pût favoriser le grand projet des conversions, que celle de rigueurs, de privations d'emplois, de pensions et de grâces, serait inutile[55]. Mais cette tactique, conforme au véritable esprit ecclésiastique, ne pouvait convenir à des hommes d'État peu exercés à gouverner les âmes, impatients avant tout de satisfaire le roi par l'accomplissement de sa volonté. Le chancelier Le Tellier affecta de craindre que les conférences eussent la même inutilité que le colloque de Poissy ; ou que le pape en prît de l'ombrage ; il défendit à Foucauld de porter sa proposition au roi[56]. Ou commençait à n'avoir de confiance que dans les mesures d'intimidation. Une déclaration avait déjà interdit aux protestants de tenir aucun synode sans permission du roi, et sans l'assistance d'un commissaire royal. Un édit (1680) avait prohibé les mariages entre catholiques et protestants, et déclaré illégitimes les enfants nés de ces mariages. En 1681, on essaya de la peur des soldats.

Une ordonnance, inspirée, à ce qu'il parait, par l'intendant de Poitou Marillac, exemptait pendant deux ans les nouveaux convertis du logement des gens de guerre. Un commentaire de Louvois expliquait comment ce privilège pouvait être une source abondante de conversions, si dans la répartition des logements, tout en faisant une part à chacun, on imposait les plus lourdes aux religionnaires les plus riches. Un régiment de dragons fut envoyé en Poitou avec cette destination ; ce sont les dragons qui ont ainsi inauguré les conversions par logement de troupes ; de là le nom de dragonnades et de mission bottée, qui désigne encore aujourd'hui cette terreur et cette prédication militaire. Il faut bien reconnaître que cette antipathie fut justifiée dès le premier jour .par la manière dont Marillac appliqua l'ordonnance. Il ne logea aucun soldat chez les catholiques, malgré les ordres de Louvois. Il permit la licence aux soldats en ne la réprimant pas ; il encouragea leurs exigences en leur faisant donner, outre le logement qui seul leur était dû, la nourriture sans payer et des sommes d'argent régulières, avec une part pour les officiers proportionnée à leurs grades. Il en résulta des plaintes d'abord, qui furent portées jusqu'au roi ; mais Marillac n'en tenant pas compte, non plus que des réprimandes du ministre, la crainte de ces vexations poussa un bon nombre de religionnaires à la fuite ; l'émigration commença vers les pays étrangers, Angleterre, Hollande, Allemagne, où ils trouvaient un accueil d'autant plus empressé que Louis XIV y était plus odieux. Inquiet de ce symptôme menaçant, Louvois retira les dragons du Poitou, et prescrivit à Marillac de ne plus employer d'autres armes contre les récalcitrants que les gratifications et les décharges de taille. Marillac ayant essayé d'en faire encore à sa tête fut révoqué[57]. On put croire que le roi renonçait aux dragonnades.

Alors ce fut le tour des religionnaires de se mettre dans leur tort. Le roi paraissait revenir aux voies de la modération (1682). Une ordonnance, qui défendait l'émigration sous peine des galères, était compensée par une lettre où il recommandait aux archevêques et évêques (10 juillet) de ménager les esprits de ceux de ladite religion, et de ne se servit que de la force des raisons pour les ramener à la connaissance de la vérité[58]. Il promettait la même sagesse de la part de ses intendants ; il en donnait une garantie en permettant aux religionnaires de la Haute-Garonne de tenir leur synode en Rouergue[59]. Ils interprétèrent à peur cette modération ; ils se crurent assez forts pour se faire craindre en se rassemblant, et par tout le Midi il y eut des attroupements considérables, où se mêlaient des bandits de e toute espèce pour exercer le brigandage à la faveur du trouble. Le Dauphiné se remuait, comme le Languedoc, sous la parole ardente des ministres. Une assemblée se formait à Chalençon de députés envoyés par les consistoires des deux provinces (juillet 1683) : on y prit des résolutions violentes, comme de rouvrir les temples interdits, de se réunir sur les ruines de ceux qui avaient été abattus. En même temps, plusieurs ministres du Languedoc se rendirent à un synode en Suisse, et y firent triompher la résolution de réclamer des rois et princes protestants leur intervention auprès du roi de France en faveur de ses sujets calvinistes[60]. Cet appel à l'étranger ne pouvait être aux yeux de Louis XIV qu'une trahison ; les prises d'armes à l'intérieur constituaient bien une révolte : camps retranchés où l'on faisait continuellement l'exercice, postes fortifiés pour la résistance, menaces de traiter en ennemis les troupes du roi. La maréchaussée était trop peu nombreuse pour triompher de ces séditions ; Noailles demanda des troupes, et Louvois voulut faire sentir aux rebelles combien il est dangereux de se soulever contre son roi. Quinze cents dragons et deux mille hommes d'infanterie, commandés par Saint-Rhue, lieutenant général, entrèrent d'abord en Dauphiné (août 1683). La prompte dispersion des insurgés de cette province leur valut une amnistie qui n'excepta que les instigateurs du mouvement. La résistance fut plus hardie sur l'autre bord du Rhône. L'intendant du Languedoc, d'Aguesseau, s'était trop vite laissé prendre à de belles promesses de soumission de ce côté, il avait obtenu que le bénéfice de l'amnistie s'étendît au Vivarais. Lorsque Maint-Rhue passa le fleuve, il trouva entre Charmes et Belcastel des attroupements qui le reçurent à coups de fusil. Il les dispersa, pendit quelques-uns des prisonniers, puis, de concert avec Noailles et d'Aguesseau, il consentit encore à traiter les moins coupables moins rigoureusement. Louvois s'opposa tout ce qui avait l'air de négociations entre le roi et les rebelles. Il ordonna, au nom du roi, que les troupes vivraient aux frais des habitants dans tous les lieux où leur présence serait nécessaire, que les coupables seraient livrés à la justice de l'intendant, les maisons rasées de tous ceux qui étaient morts les armes à la main, ou qui ne reviendraient pas chez eux après la publication de l'ordonnance, et les huit ou dix principaux temples du Vivarais démolis. Pour mieux assurer la tranquillité à l'avenir, le port d'armes était interdit aux catholiques comme aux protestants. Quand je dis le port d'armes, ajoutait-il, ce n'est pas seulement de ne pas marcher dans le chemin avec des armes, l'intention de Sa Majesté étant que vous leur défendiez d'en conserver chez eux[61].

Que le châtiment paraisse dur pour une résistance aussi impuissante, il n'en est pas moins vrai que les calvinistes avaient commis une faute grave dans l'ordre politique, et qu'un roi aussi jaloux de l'Obéissance de ses sujets se croyait en droit de supprimer une religion qui les entraînait à la révolte. Aussi, après les grandes affaires de l'année 1684, après la trêve de Ratisbonne, Louis XIV reprit définitivement ses projets contre le calvinisme. Mais toujours préoccupé de ne pas se mettre en contradiction avec son passé, d'écarter dans une affaire di conscience toute apparence de caprice et de despotisme, il trouvait utile de recourir aux formes de la persuasion autant que de la force, de paraître ôter eu calvinistes leur erreur plutôt que de leur interdire leur culte, et de ne révoquer l'édit de Nantes que lorsque cet édit n'aurait plus de raison d'être. Il en revint donc à ses moyens de conversion. Tout en recommandant la douceur et le respect des consciences, il mit plus que jamais à la disposition de ses officiers l'argent de la caisse des conversions, et les logements de troupes qui avaient déjà jeté tant d'effroi chez les religionnaires. Ses agents, intéressés à le flatter, ne lui firent pas longtemps attendre la satisfaction dont il était si avide.

Foucauld est assurément le plus actif de ces serviteurs ; le tableau qu'il a lui-même tracé de ses succès donne l'idée de ce qui se passait dans la plupart des provinces. Il venait d'être transféré de Montauban en Béarn, le royaume de Jeanne d'Albret. A Montauban il avait saisi l'occasion d'abattre légalement des temples calvinistes. En vertu de certains édits, les contraventions d'un ministre entraînaient de droit la démolition de son temple : Foucauld tira bon parti de cette jurisprudence en Béarn. Il exposa lui-même au roi son plan pour la conversion des hérétiques : Je lui montrai, dit-il, la carte que j'avais faite du Béarn, avec la situation des villes et bourgs où il y avait des temples ; je lui fis voir qu'il y en avait un trop grand nombre, et trop proches les uns des autres, qu'il suffisait d'en laisser cinq, et j'affectai de ne laisser subsister que les temples justement au nombre de cinq dans lesquels les ministres étaient tombés dans des contraventions qui emportaient la peine de la démolition dont la connaissance était réservée au parlement, en sorte que par ce moyen il ne devait plus subsister de temples eu Béarn. Ce plan fut exécuté à la lettre. En moins de six semaines il ne resta pas un seul temple en Béarn ; leur démolition fit sortir les ministres de la province, et le champ des conversions resta libre à l'intendant.

L'œuvre des conversions fut aussi facile. Il y en a beaucoup en Béarn qui, à l'approche des gens de guerre, ont abjuré sans les avoir vus. La distribution d'argent en a aussi beaucoup attiré à l'Église. Le Béarnais a l'esprit léger, et l'on peut dire que, avec la même facilité que la reine Jeanne les avait pervertis, ils sont revenus à la religion de leurs pères. Voici maintenant quelques détails : J'ai demandé à M. de Louvois des ordres en blanc pour faire loger une ou plusieurs compagnies dans les villes remplies de religionnaires. M. de Louvois m'ayant envoyé plusieurs ordres en blanc, il s'est converti six cents personnes dans cinq villes ou bourgs sur le simple avis que les compagnies étaient en marche J'ai fait faire l'abjuration au sieur Goulard, ministre d'Oléron, dans la cathédrale de la ville, en présence de Mgr l'évêque et de plus de huit mille personnes de l'une et de l'autre religion. Il leur a rendu si bon compte des motifs de sa conversion, que plusieurs religionnaires se sont convertis avec lui, et que la plus grande partie des autres m'ont promis de se faire instruire. Voici enfin le résultat général : Dans la ville d'Orthez trois mille huit cents religionnaires se sont convertis sur quatre mille. De vingt-deux mille qu'il y avait dans le Béarn, il n'en reste pas mille ; les gentilshommes commencent à se détacher[62].

En vérité on ne rapporte rien de pareil des apôtres et de leurs héritiers les plus bénis de Dieu. Il était si déraisonnable de faire fond sur ces conversions, que Louvois recommandait aux autres intendants de ne pas se proposer un si parfait modèle ; et néanmoins il enregistrait lui-même des nouvelles analogues venues des autres généralités ; du 15 août au 4 septembre, soixante mille conversions dans la généralité de Bordeaux, vingt mille dans la généralité de Montauban[63]. D'Aguesseau, avant de céder l'intendance du Languedoc à Bâville, avait envoyé un total de cent quatre-vingt-deux mille abjurations ; le duc de Noailles déclarait à son tour que les conversions étaient si rapides, qu'il ne savait plus que faire des troupes devenues inutiles. Il avait d'abord fixé le 25 novembre pour l'époque du résultat total ; quelques jours après il se reprenait pour annoncer que ce résultat viendrait encore plus tôt[64]. Louis XIV était donc servi au delà de ses espérances ; une hérésie invétérée cédait en quelques mois parce qu'il l'avait voulu. Il n'éprouvait que le regret, que la crainte de manquer d'argent ou de faveurs pour tenir toutes ses promesses à tant d'obéissances.

Il y avait pourtant quelqu'un qui ne partageait pas cette confiance : c'était le pape, c'est-à-dire l'autorité la plus compétente en ces matières, et celle aussi qu'on n'avait pas consultée. Innocent XI, disent des témoignages contemporains, ne se contentait pas de cette manière de convertir ; il appelait cela mettre la main à l'encensoir, et se relever d'une erreur pour tomber dans une autre. Il n'approuvait ni le motif ni le moyen de ces conversions à milliers dont aucune n'était volontaire. Le nonce ne craignit pas de le faire savoir au roi lui-même (25 juin 1685). Il blâma également la démolition des temples, et tant d'édits et de déclarations contre ceux de la religion. L'effet, lui dit-il, en est très-mauvais en Allemagne ; cela sert de prétexte aux princes protestants pour ne pas secourir l'empereur d'hommes et d'argent contre les infidèles[65].

Loin de tenir compte de cette sagesse, Louis XIV franchit enfin la dernière limite. Malgré tant d'adhésions, il restait toujours des calvinistes inconvertis. Ses agents, impatients de n'en pas laisser un seul, lui répétaient que ce qui autorisait encore ces retardataires, c'était la pensée que, tout en poussant au changement de religion, le roi n'interdisait pas absolument l'exercice de la religion réformée dans le royaume : si ces derniers obstinés avaient au contraire la conviction que le roi ne souffrirait plus de dissidence, ils se soumettraient immédiatement. Ainsi d'un côté l'édit de Nantes ne profitait plus qu'à un bien petit nombre d'individus, et de l'autre sa révocation aurait pour effet de supprimer ces derniers tolérés, de leur consentement même[66]. Ce raisonnement détermina la révocation. Le 15 octobre 1685, une déclaration, élaborée lentement par le chancelier Le Tellier, était approuvée du roi et immédiatement envoyée à tous les intendants pour supprimer l'édit de Nantes. Louis XIV voulant continuer l'œuvre que Louis XIII — c'est-à-dire Richelieu — n'avait pas eu le temps d'achever, révocation était faite de tout édit ou concession en faveur des prétendus réformés (art. 1) ; défense à eux de s'assembler pour l'exercice de leur religion, en aucun lieu ou maison particulière, défense à tous seigneurs de faire aucun exercice de cette religion dans leurs maisons et fiefs à peine de confiscation de corps et de biens (II, III) ; ordre à tous les ministres qui n'adopteront pas la religion catholique de sortir du royaume, promesse de pensions et de quelques privilèges à ceux qui se convertiront (V, VI) ; interdiction de toutes écoles particulières pour les enfants de cette religion ; ces enfants seront baptisés par les curés des paroisses, et leurs pères et mères tenus de les envoyer à l'église (VII, VIII) ; par un effet de la clémence du roi, les religionnaires qui ont déjà émigré, s'ils reviennent en France dans un délai de quatre mois, rentreront dans la possession de leurs biens, mais ceux qui sont encore en France n'en sortiront pas, sous peine de galères (IX, X) ; enfin, par un reste de tolérance (art. xi), pourront lesdits de la religion prétendue réformée, en attendant qu'il plaise à Dieu les éclairer comme les autres, demeurer dans les villes et lieux de l'obéissance du roi, et y continuer leur commerce, sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte de ladite religion prétendue réformée, à condition de ne point faire d'exercices ni de s'assembler sous prétexte de culte et de prière de quelque nature qu'il soit[67].

Cette tendance des esprits à l'uniformité que nous avons signalée plus haut, et qui est évidente dans les documents contemporains, donna à la révocation de l'édit de Nantes la consécration de l'immense majorité du suffrage public. Ce n'est pas seulement Bossuet qui exalte, dans l'oraison funèbre de Le Tellier, la piété du roi, nouveau Constantin, nouveau Théodose, nouveau Marcien. C'est encore Arnauld, exilé volontaire dans les Pays-Bas, qui écrit : On a été bien surpris ici de la déclaration ; comme on y est bon catholique, on s'en réjouit fort. On sera bien aise de savoir ce qui en sera arrivé, et s'il y aura bien des gens à qui elle aura fait ouvrir les yeux, comme saint Augustin remarque que les édits des empereurs portant peine d'amende contre les donatistes furent cause que plusieurs d'entre eux retournèrent à l'Église (2)[68]. Ce n'est pas seulement l'assemblée du clergé, qui, dans un discours attribué à Racine et prononcé par le coadjuteur de Rouen, remercie le roi d'avoir accru le troupeau de chaque évêque, et fait à chaque pasteur une obligation de redoubler de zèle[69] ; les érudits, les artistes, chacun à sa façon et par les procédés de son art, rendent hommage au zèle et aux triomphes du prince. Ducange, dans l'épître dédicatoire du Chronicon Paschale, l'appelle, à plus juste titre que ses plus nobles prédécesseurs, le défenseur, le vengeur, le soutien de l'Église et de la foi chrétienne, le pieux, le très-chrétien, pour avoir arraché les derniers restes de l'hérésie dont les factions coupables avaient si souvent ébranlé la France[70]. Girardon, le sculpteur, envoyait à Troyes sa ville natale un médaillon du roi, et cet ouvrage, reçu avec acclamations par les habitants, était consacré au pieux triomphateur qui avait éteint l'hérésie[71]. La haute société disait, comme Sévigné, de la déclaration qui révoquait l'édit de Nantes : Rien n'est si beau que tout ce qu'elle contient, et jamais roi n'a fait et ne fera rien de plus mémorable[72]. Bussy-Rabutin admirait la conduite du roi pour ruiner les huguenots : Les guerres qu'on leur a faites autrefois, disait-il, et les Saint-Barthélemy ont multiplié et donné vigueur à cette secte. Sa Majesté l'a frappée petit à petit, et l'édit qu'il vient de rendre, soutenu des dragons et des Bourdaloue, a été le coup de grâce. Le peuple enfin prouvait à sa manière ; celui de Paris se jeta sur le temple de Charenton, et le démolit en quelques heures.

Le pape, toujours inflexible dans la justice et la sagesse, ne se montra pas aussi empressé. C'est le témoignage que lui rend Arnauld, c'est le reproche dont l'honorent, sans le vouloir, les admirateurs fanatiques de Louis XIV. Il n'y eut pas de réjouissance publique à Rome pour la révocation de l'édit de Nantes et la conversion de tant d'hérétiques : conduite sage, écrivait Arnauld[73], car comme on y a employé des voies un peu violentes, quoique je ne les trouve pas injustes, il est mieux de n'en pas triompher. Il n'y eut pas d'approbation même tacite du souverain pontife. Le croira-t-on, s'écrie un fougueux admirateur du roi, un des adversaires les plus gallicans d'Innocent XI, le croira-t-on ? cependant la chose n'en est pas moins vraie. Quelque joie qu'eussent les catholiques d'un si heureux événement, on ne s'en réjouit guère à Rome, Innocent XI moins qu'un autre, disant pour se disculper qu'il ne pouvait approuver ni le motif ni les moyens de ces conversions à milliers dont aucune n'était volontaire[74]. Le pape ne s'inquiétait pas de cette contradiction où on croyait le prendre. Dans les écrits polémiques du temps on trouve une réponse à ces plaintes qui est évidemment inspirée de Rome, où il est dit que le désir, très-légitime en soi, de faire rentrer les hérétiques dans le sein de l'Église, ne devait pas être confondu avec des procédés d'exécution regrettables. Une augmentation de peuple n'est pas toujours une augmentation de joie, selon ces paroles d'Isaïe : Multiplicasti gentem, non magnificasti lætitiam. Ce n'était donc pas un grand sujet de joie qu'une conversion extérieure et apparente de près de deux millions de personnes, quand on savait que la plupart n'étaient rentrées dans le sein de l'Église que pour le souiller par des sacrilèges, et ne faisaient profession de la foi romaine que par force sans avoir changé de sentiments[75]. Le cours des événements justifia encore mieux la prudence pontificale en montrant qu'il n'appartient ni aux princes ni à la force de convertir, et que l'Église, qui seule a reçu cette mission, a seule aussi les grâces nécessaires pour l'exécuter. On va le voir en comparant la conduite des dragons, et celle des missionnaires véritables.

Le roi avait fini par reconnaître que la mesure la plus efficace à prendre, c'était de pourvoir à l'instruction des hérétiques, et de les retirer de leur erreur par un enseignement respectable et digne d'une adhésion sincère. Dès 1684, douze missionnaires  avaient été expédiés en Languedoc, conformément aux demandes du duc de Noailles. Au moment de la révocation, ce système prit un grand développement, et parut justifié par des choix tels que celui de Bourdaloue pour le Midi. Mais, tout à coup, le roi et ses agents s'aperçurent que leur œuvre était beaucoup moins avancée qu'ils ne s'étaient plu à le croire ; non-seulement il restait des calvinistes à convertir, mais le nombre en était bien supérieur aux calculs officiels. Bien plus, le onzième article de la déclaration, en permettant aux calvinistes de rester dans le royaume, arrêta le mouvement factice des conversions et porta plusieurs de ceux qui avaient abjuré à se rétracter. Les serviteurs de Louis XIV déploraient une grâce qui ruinait leurs efforts. Les calvinistes, disaient-ils[76], ayant cru que le roi ne voulait plus souffrir leur religion, se convertissaient en grand nombre ; mais, l'édit leur laissant la liberté silencieuse, ils s'enhardissaient à rester dans l'hérésie ou à y revenir. Ce dépit poussa l'autorité à redoubler de rigueur pour avoir le dernier. Les édits se multiplièrent contre les récalcitrants ; il y eut recrudescence obstinée de dragonnades. Un édit (12 janvier 1686) signifia que les enfants des religionnaires, depuis cinq jusqu'à seize ans, seraient soustraits à l'autorité de leurs familles, remis aux. mains de leurs parents catholiques, ou, à défaut de ces parents, à des catholiques nommés par les juges qui régleraient la pension. Une déclaration du même jour interdit aux religionnaires d'avoir d'autres domestiques que des catholiques, à peine de flétrissure et de galères. Par une autre déclaration (12 mai 1686), les nouveaux catholiques, arrêtés en flagrant délit de sortir du royaume sans permission, étaient condamnés, les hommes aux galères perpétuelles, les femmes à être rasées et recluses pour le reste de leurs jours, avec confiscation de leurs biens[77]. D'autre part. Louvois s'irritait de plus en plus en proportion de la résistance, et devenait impitoyable. On peut l'en croire lui-même ; nous ne disons rien ici qui ne soit extrait de ses lettres. Il ne connaît plus d'équité, ni même de discipline, lui l'organisateur de la discipline militaire en France. Il prescrit de mettre garnison chez les petits gentilshommes, d'exciter contre les gens de qualité les rivalités du voisinage, de leur donner tort s'ils se plaignent, d'informer contre eux s'ils se font justice eux-mêmes. Contre l'opiniâtreté des religionnaires de Dieppe, il ne trouve pas de meilleur moyen que d'introduire chez eux une nombreuse cavalerie, et de la faire vivre fort licencieusement. Comme il y a eu, en quelques lieux du Languedoc, des rassemblements armés, et que des femmes se sont jetées dans un temple pour en arrêter la démolition, il regrette que les dragons n'aient pas tiré sur les femmes ; et il organise, avec l'intendant Bâville et Noailles, la déportation en Amérique, sinon de tout le peuple des Cévennes, au moins de con que l'âpreté de leur pays dispose le plus à la sédition. Et si l'on cherche quelle est la nature de ce zèle, quel intérêt le pousse et le justifie à ses yeux ; il n'a qu'une raison, un grief uniforme et inflexible : Ces gens-là demeurent dans une religion qui ne plaît pas à Sa Majesté ; ils ne veulent pas se soumettre à ce que le roi désire d'eux ; il n'y a pas de parti que Sa Majesté ne prenne pour mettre ce pays-là sur le pied d'être soumis à ses ordres[78]. Ce n'est pas un zèle religieux qui l'aveugle : c'est l'orgueil blessé, l'autorité outragée par la désobéissance, qui se venge ; c'est une passion humaine et personnelle qui appelle à son aide toutes les violences de l'homme et de l'égoïsme.

Le spectacle est bien différent du côté de ceux qui ont le zèle des âmes et la charge de les éclairer. Au commencement, les agents du roi auraient voulu diriger les missions. Noailles demandait sans façon que le soin et la surveillance en fussent confiés à l'intendant, non aux évêques[79]. Les évêques, loin d'abandonner à des intrus une œuvre qui n'appartenait qu'à eux, refusèrent, au contraire, sur bien des points, l'assistance de la force matérielle. Le Camus, évêque de Grenoble, protesta contre les logements militaires. Louvois perdit son temps à lui en démontrer la nécessité. L'évêque opposa une telle fermeté, et réclama si bien le droit de convertir par la persuasion, que le ministre retira ses troupes, non pourtant sans menacer de revenir si les nouveaux convertis n'étaient pas sages[80]. A Orléans, l'évêque Coislin, n'ayant pu d'abord prévenir l'envoi d'un régiment de dragons dans son diocèse, se chargea provisoirement de la dépense ; il fit mettre tous les chevaux dans ses écuries, retint les officiers à sa table, et préserva les huguenots du logement et même du contact des dragons. Au bout d'un mois, il obtint le rappel des troupes. Il lui en avait coûté beaucoup d'argent, mais sa charité lui avait gagné beaucoup de protestants. Les conversions furent nombreuses, volontaires et durables[81].

A Meaux, Bossuet se comporta avec une douceur qui lui attira les reproches de l'intendant. Il avait pourtant applaudi à la révocation de l'édit de Nantes, mais sa rigueur contre la doctrine ne s'étendit jamais aux personnes. Il n'y eut point de troupes dans le diocèse de Meaux, sauf dans un château dont le propriétaire avait personnellement irrité le roi, et encore l'évêque les en fit partir en transportant le persécuté dans la demeure épiscopale. Il put donc dire, dans une lettre pastorale aux nouveaux convertis, sans craindre aucune contradiction : Loin d'avoir souffert des tourments, vous n'en avez pas seulement entendu parler ; aucun de vous n'a subi de violence ni dans ses biens ni dans sa personne. Missionnaire actif et inépuisable, il parlait, il écrivait ; il instruisait à la fois son diocèse et la chrétienté tout entière par ses conférences et par ses livres. On raconte qu'il se présentait inopinément dans les lieux où il savait les protestants réunis, et se déclarant à eux : Mes enfants, leur disait-il, là où sont les brebis le pasteur doit y être. Mon devoir est de chercher les brebis égarées et de les ramener au bercail ; et aussitôt il entamait une question de controverse et les instruisait avec cette facilité du génie qui donne aux matières les plus hautes une forme et un langage accessible à tous les esprits. C'est en ce temps qu'il commença l'Histoire des variations que devaient suivre les Avertissements aux protestants, deux chefs-d'œuvre de controverse incomparables, qui ne laissent de refuge aux erreurs qu'il y a confondues que dans l'aveuglement volontaire des passions humaines. Cependant sa maison devenait l'asile de ministres ou de religionnaires distingués qui recouraient à ses lumières pour s'instruire, ou à sa bourse pour vivre. Ses bienfaits allaient même chercher à l'étranger des fugitifs qui demandaient à rentrer en France et à qui tout manquait, soit pour avoir perdu leurs biens au dedans, soit par la nécessité de renoncer aux avantages qu'ils avaient trouvés au dehors. Il ramena ainsi à la foi catholique les ministres Saurin et Papin. Saurin lui dut le retour à la vérité, la permission de rentrer en France et un asile, pour lui et sa femme, dans le palais de Meaux, jusqu'à ce que le gouvernement lui eût accordé une pension. On est heureux de rencontrer un éloge digne de pareilles œuvres dans cette lettre qu'un converti adressait à Bossuet[82] : Vous êtes un autre saint Paul dont les travaux ne se bornent pas à une seule nation ou à une seule province. Vos ouvrages parlent présentement en la plupart des langues de l'Europe, et vos prosélytes publient vos triomphes en des langues que vo u s n'entendez pas.

De toutes les missions de ce temps, celle de Poitou est restée la plus populaire et la plus célèbre par le nom et les œuvres de celui qui la dirigea. Un jeune abbé de Fénelon — il avait alors trente-cinq ans —, protégé de Bossuet, n'avait été jusque-là connu que de ses amis par un traité manuscrit de l'Éducation des filles, composé pour la duchesse de Beauvilliers. Directeur de la communauté des Nouvelles Catholiques, il avait commencé un traité du Ministère des pasteurs, où il prouvait qu'il faut aux hommes une autorité extérieure pour leur enseigner la religion, et que cette autorité leur a été donnée sans interruption dans la suite des pasteurs légitimes. Bossuet le désigna au roi pour les missions de Poitou et de Saintonge, el l'introduisit ainsi dans la vie publique (1685). Le premier acte de Fénelon fut d'obtenir du roi que tout appareil militaire disparût des lieux où on l'envoyait, et, pendant toute la durée de la mission, ne cessa de répéter que cette violence pouvait bien effrayer les populations, mais ne servirait qu'à les entêter dans la fidélité secrète à leur doctrine, et leur rendre la vérité odieuse. Il les étonna et s'insinua dans leur confiance par la simplicité de sa vie, et celle de ses auxiliaires, qu'on n'attendait pas d'hommes envoyés par la cour. Il s'appliqua à leur exposer les vérités essentielles, et à les détromper des préjugés de leur secte contre l'Église catholique, par des instructions claires et fortes et par la lecture du Nouveau Testament. Il résista à un zèle exagéré dont le marquis de Seignelay se faisait l'organe, qui aurait voulu qu'on soumît les nouveaux convertis, dès le premier jour, à toutes les pratiques de piété et à toutes les formules de dévotion recommandées sans doute pour leur utilité, mais non prescrites par l'Église comme nécessaires. Il se fit aimer de ses auditeurs ; c'est lui-même qui le dit : Ils nous aiment et nous regrettent quand nous les quittons. Il disposa ceux qui ne cédaient pas encore ouvertement à persévérer dans la recherche de la vérité : S'ils ne sont pleinement convertis, du moins ils sont accablés, et en défiance de leurs anciennes opinions ; il faut que le temps et la confiance de ceux qui les instruiront dans la suite fassent le reste. Il y avait lui-même pourvu en suscitant, en appelant des curés édifiants, des prédicateurs doux, joignant au talent d'instruire celui de s'attirer la confiance des peuples, et en particulier les jésuites respectés par leur science et par leur vertu. Quand il quitta le Poitou, la conversion générale était certaine, et quelques années après, l'Académie d'Angers en célébrait la gloire en la rapportant à la parole et à la charité de Fénelon[83]. Un rapprochement historique suffit pour juger de l'importance de ce résultat. Le Poitou, le centre du protestantisme en France, et qui en avait été la citadelle jusqu'à Richelieu, fut si bien changé par le passage de Fénelon, qu'il a produit, contre les excès de la Révolution française, les plus nobles et les plus sincères défenseurs du sacerdoce et des autels catholiques.

Entre autres mesures de sagesse, Fénelon avait plusieurs fois demandé qu'on fit trouver aux peuples autant de douceur à rester dans le royaume qu'il y avait de danger à entreprendre d'en sortir. L'esprit de la charité chrétienne venait ici en aide à l'intérêt politique. Malheureusement certaines grâces accordées au Poitou, comme l'envoi de blés à bon marché, étaient loin d'être universelles, et leur effet tout local ne pouvait conjurer le fléau de l'émigration. La crainte des rigueurs, depuis les premières dragonnades, précipitait de plus en plus les huguenots hors de France. Les avances des États protestants stimulaient cette espérance de sécurité au loin. Dès 1681, Louvois constatait avec inquiétude les sommes d'argent recueillies par la politique anglaise au profit des fugitifs ; Fénelon lui-même trouvait en Poitou des lettres de Hollande qui promettaient, à quiconque voudrait fuir, des établissements avantageux, et l'exemption d'impôts pendant sept ans[84]. En dépit des prohibitions menaçantes du roi, le mouvement suivait son cours, et prenait des proportions alarmantes. Vauban, dans un mémoire adressé à Louis XIV, évalue de quatre-vingts à cent mille le nombre des personnes de toutes conditions qui sortirent de France, et à trente millions de livres l'argent emporté par elles. Il se peut qu'il y ait exagération dans ces chiffres. Tant de fuites individuelles, par tant d'endroits, et à la file les unes des autres, occupant sans cesse l'attention du même sujet, pouvaient bien, par la continuité et la dispersion, prendre l'apparence de masses innombrables. Mais un résultat certain et regrettable, c'est que l'étranger profita de tout ce que la France perdit alors. Des industriels habiles portèrent au dehors, outre leur argent, le secret de leurs manufactures. Des soldats, des marins, des généraux comme Schönberg, des diplomates comme Ruvigny, allèrent mettre au service des Anglais, du Brandebourg, du prince d'Orange, une valeur ou des talents dont le roi avait jusque-là tiré bon parti. La coalition future se renforçait par avance de tous les mécontents français. Louis XIV méritait cette leçon pour avoir prétendu diriger au gré de son orgueil la conversion de ses sujets, et par des voies qui n'étaient pas celles de l'Église et du souverain pontife[85].

 

 

 



[1] Depping, Correspondance administrative.

[2] A propos de cet éloignement, Sainte-Beuve fait une réflexion qui prouve que, dans la conduite de ces hommes, il y avait une habileté et un mystère qui pouvaient bien donner prise au soupçon : Le propre de ce monde de Port-Royal, de ce qu'on appelle vaguement ces Messieurs, c'est de n'être ni une société, ni une congrégation, ni quelque chose d'organisé et de saisissable. Laissez-les faire, ils accourent de tous côtés, ils s'assemblent et se rallient d'eux-mêmes sans bruit ; ils refont leur ruche : mais à la première menace, au moindre signe d'orage, ils se retirent, ils sont rentrés chacun dans leur ombre, et l'on ne trouve plus rien.

[3] Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal.

[4] Sévigné, Lettres, 31 mai 1680.

[5] Mémoires de Foucauld.

Gérin, Recherches historiques sur l'assemblée de 1682. Ce livre, quoique l'auteur modestement ne le présente que comme un recueil de matériaux pour l'historien futur de l'assemblée, est une véritable histoire complète et décisive. Il tranche toutes les questions depuis si longtemps débattues à ce sujet ; il ne laisse rien à dire sur les hommes et sur les choses. Nous lui ferons de nombreux emprunta, et nous l'en remercions sans embarras ni restriction.

[6] Bussy-Rabutin. Mme de La Fayette, Mémoires.

[7] Mémoires de Pomponne.

[8] Baillet, cité par Gérin.

[9] Bossuet, lettre à Dirois, février 1682.

[10] Mémoire de Maurice Le Tellier, juin 1680, cité par Gérin.

[11] Manuscrits de Saint-Sulpice, cités par Gérin.

[12] Gérin, ch. III, au commencement.

[13] Nous acceptons sans difficulté le mot surprirent employé par M. Gérin. Après les preuves qu'il apporte de ce jugement, il n'y a pas moyen de le contester.

[14] Il n'est pas besoin de dire que cette ironie est de Mme de Sévigné. M. Gérin a réuni dans une même page plusieurs de ses lettres sur ce sujet dont l'ensemble produit un effet à la fois très-sérieux et très-divertissant.

[15] Il faut citer le texte même de Foucauld, décembre 1680 : Je me suis rendu à Pamiers. J'ai montré au sieur Pauce l'arrêt du parlement qui ordonne l'assemblée des chanoines pour l'élection. L'archidiacre a répondu qu'il était difficile de faire une assemblée, lorsque trois chanoines, anciens et légitimement pourvus, étaient absents. J'ai dit que les chanoines présents pouvaient se dispenser de procéder à cette nomination, nonobstant la signification qui leur serait faite de l'arrêt, que je me chargeais d'expliquer au roi les raisons. Ensuite je leur ai fait signifier ledit arrêt, de sorte que, sans que le chapitre soit informé que l'intention du roi n'est pas qu'il nomme un vicaire général, le droit de le faire sera dévolu à l'archevêque de Toulouse. — Ce projet a réussi, nonobstant les avis de quelques chanoines qui croyaient que c'était faire préjudice au droit de Régale, et à ceux qui étaient pourvus en vertu de ce droit, de ne pas exécuter l'arrêt du parlement. — L'archevêque de Toulouse, par les soins du juge-mage de Pamiers, a fait retirer du chapitre un certificat portant que les chanoines n'avaient fait aucune nomination, ensuite de quoi l'archevêque nommerait M. de Léon. La nomination par l'archevêque a eu lieu le 26 décembre.

[16] Beausset, Histoire de Bossuet, tome II.

[17] Gérin, ch. II.

[18] Foucauld, Mémoire manuscrit. Bibliothèque nationale, fr. 4303.

[19] Racine, Épigrammes :

Un ordre hier venu de Saint-Germain

Veut qu'on s'assemble, on s'assemble demain.

Notre archevêque et cinquante-deux autres

Successeurs des apôtres, etc.

[20] Voir en particulier sa lettre à Rancé, et ses confidences à Fleury et à l'abbé Ledieu.

[21] Louis XIV aux archevêques de Cambrai et de Besançon, 16 août 1681, cité par Gérin.

[22] Lettre du roi à l'archevêque de Besançon, 10 août 1681 : Étant nécessaire pour le bien de mon service, et pour l'avantage du clergé de mon royaume, d'éviter toutes les longueurs et difficultés qui se pourraient rencontrer dans la convocation et dans la tenue des assemblées provinciales, pour l'élection des députés qui doivent venir à l'assemblée générale convoquée en ma bonne ville de Paris... j'estime nécessaire que vous appeliez à votre assemblée provinciale l'évêque de Belley avec les abbés pourvus ou nommés par moi, et les ecclésiastiques constitués en dignité seulement, sans y joindre les chapitres entiers ni les curés dont le trop grand nombre pourrait produire les difficultés et les longueurs qui sont à éviter. Une lettre de Colbert insiste sur les personnes que S. M. veut être admises à l'assemblée provinciale. Dans la province de Narbonne, on ne convoqua ni l'évêque d'Agde ni l'évêque de Saint-Pons. Dans la province de Toulouse on ne convoqua pas l'évêque de Rieux.

[23] Lettre de Louis XIV à l'archevêque d'Aix, 23 août 1681.

[24] Lettre de Colbert aux évêques de Sisteron, Gap, Apt et Fréjus, et à l'intendant Morant.

[25] Lettre de Le Tellier à l'archevêque d'Aix, 23 août 1681 : N'étant pas dit qu'on jugera dans l'assemblée l'affaire de la Régale, mais seulement qu'on avisera aux moyens de pacifier les différends présentement mus sur cette question.

[26] Lettre de Colbert à l'évêque d'Avranches : Le roi ayant estimé que vous pourrez servir plus utilement, Sa Majesté m'a ordonné de vous écrire qu'elle a fait choix de vous pour remplir la place de Mgr de Lisieux ; elle fait écrire en même temps ses intentions sur ce sujet à Mgr l'archevêque de Rouen.

[27] Lettre de Bossuet à l'abbé de Rancé.

[28] Il faut lire sur ce triste sujet les chapitres VII et VIII du livre de Gérin. La revue qu'il passe des membres de l'assemblée, de leurs antécédents, de leurs attaches à la volonté royale, est une démonstration à laquelle nous ne comprenons pas qu'une réponse soit possible.

[29] Cette phrase est écrite de la main de Louvois sur l'original de cette lettre.

[30] Journal de l'abbé Ledieu.

[31] Lettre de Bossuet au cardinal d'Estrées.

[32] Journal de l'abbé Ledieu. — Notes manuscrites de Fleury, publiées en 1807.

[33] Lettres de Bossuet à Dirois, 29 déc. 1681, et 26 janvier 1682.

[34] Texte de l'édit. — Isambert : Anciennes Lois françaises, tome XIX.

[35] Cette distinction, que nous avons déjà appelée obscure, nous étonne de la part d'un controversiste si éminent. Comment distinguer le siège de celui qui y est assis ? Il disait qu'un pape pouvait errer, mais que son erreur ne prendrait pas racine dans son siège, et serait condamnée et réprimée par l'Église assemblée, et qu'en supposant encore que le siège de Rome errât sur la foi, ce ne serait pas obstination et opiniâtreté. Les autres Églises le ramèneraient bientôt au sentier de la foi. Aussitôt qu'il s'apercevrait qu'il erre, il rejetterait l'erreur ; d'où il résulte que, s'il lui arrive peut-être quelquefois d'errer sans mauvaise intention, cependant il ne lui arrivera jamais de tomber dans le schisme et l'hérésie. Beausset, Histoire de Bossuet, tome II.

[36] Notes manuscrites de Fleury.

[37] Mémoires de l'abbé Ledieu.

[38] Beausset, Histoire de Bossuet. — Émery, Nouveaux Opuscules, cités par Gérin.

[39] C'est à M. Gérin que revient l'honneur de cette découverte intéressante.

[40] Isambert, Anciennes Lois françaises, tome XIX.

[41] Voir cette lettre, dans Gérin, ch. XII, page 387.

[42] Voir les discours de Boucher, curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et de Chamillard, son vicaire, dans Gérin, ch. XII.

[43] Leibnitz, tome III, cité par Gérin.

[44] Lingard, Histoire d'Angleterre, tome XIII.

[45] Lettre de Fagel à Stewart, 4 nov. 1687, dans Dumont, Corps diplomatique, tome VII, IIe partie, page 151.

[46] Voir ces textes de Jurieu, dans Bossuet, Sixième Avertissement aux protestants, IIIe partie.

[47] Rousseau, Contrat social, liv. IV et VIII, et lettre à l'archevêque de Paris ; Émile, liv. V.

[48] Bossuet, Histoire des variations, liv. X.

[49] Isambert, Anciennes Lois françaises, tome XIX.

[50] Marcou, Histoire de Pellisson.

[51] Seignelay, Rapport au roi, 1680 : collection Clément.

[52] Cette prescription, faite à Montauban en 1680, fut renouvelée en 1882, et envoyée à tous les intendants en 1683 : Mémoires de Foucauld.

[53] Seignelay, rapport déjà cité.

[54] Mémoires de Noailles.

[55] Mémoires de Foucauld, août 1681.

[56] Mémoires de Foucauld : Sa timidité naturelle (de Le Tellier), dans une entreprise qu'il jugeait périlleuse, est peut-être cause que l'ouvrage des conversions, qui aurait pu réussir par les conférences soutenues d'autres moyens doux, a causé la ruine d'en si grand nombre de religionnaires, et la perte du commerce et des arts.

[57] Rousset, Histoire de Louvois, tome III.

[58] Isambert, tome XIX.

[59] Mémoires de Foucauld, 1682.

[60] Mémoires de Noailles.

[61] Mémoires de Noailles. Rousset, Histoire de Louvois.

[62] Foucauld : lettres annexées à ses Mémoires dans l'édition de M. Baudry. Voir aussi passim, Journal de Dangeau, toutes les conversions annoncées au roi.

[63] Lettre de Louvois au contrôleur général, citée par Rousset.

[64] Mémoires de Noailles.

[65] Nouvelles du temps, manuscrits cités par Gérin.

[66] Voir quelques-unes de ces représentations :

Foucauld écrit (5 avril 1685) au chancelier : Une des principales raisons que les religionnaires opposent aux missionnaires est que le Roi permet encore qu'on fasse profession de la R. P. R. dans le Béarn.

M. de Croissy avait proposé d'envoyer en Béarn des ministres pour baptiser les enfants de ce qui reste de religionnaires, je lui ai mandé que dans la disposition présente d'une confession générale dans très-peu de temps, ce serait exposer ceux qui chancellent et endurcir les opiniâtres que de leur envoyer un ministre. Cependant le roi n'approuvait pas que les baptêmes des enfants des prétendus réformés se fissent par les curés, parce que sa conscience ne pouvait souffrir qu'un enfant baptisé à l'église fût rendu à ses parents pour être élevé dans la religion prétendue réformée, et m'a envoyé un arrêt qui me permet de choisir un ou deux ministres pour faire lesdits baptêmes dans la maison de ville, en présence du juge ou consul du lieu. Foucauld s'en plaint : M. de Croissy a mis le trouble dans les consciences.

Une chose encore contraire au bien de la religion a été de permettre au ministre de la ville de Nay de sortir du royaume et de vendre ses biens. Les ministres se convertiraient s'ils étaient obligés de s'éloigner du lieu de leur résidence sans sortir du royaume. En effet, il s'en était converti six depuis deux mois qui auraient passé en Hollande et en Angleterre s'ils en avaient pu obtenir la permission. Voir lettres de Foucauld, annexe à ses Mémoires : Baudry.

[67] Texte de la déclaration : Isambert, tome XIX ; — Dumont, tome VII ; — Mémoires de Foucauld, Mémoires de Noailles, etc.

[68] Voir Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal.

[69] Racine, tome IV : Œuvres diverses.

[70] Ducange, Chronicon Paschale, épître dédicatoire. Jam studium illud singulare quod in revellendis reliquiis hæreticæ pravitatis quæ sceleratis factionibus Galliam tuam pridem pene concusserat, tum in avitæ religionis integritate tuenda, nullo non die adhibes, haud paulo verius quam nobilissimos antecessores tuos, Te Ecclesiæ christianæ, fidei defensorem, vindicem, et adsertorem, Te pium, Te christianissimum prædicant.

[71] Pio triumphatori semper Augusto, exstincta hæresi.

[72] Sévigné, Lettres, 28 octobre 1685.

[73] Arnauld, Lettres. Voir Sainte-Beuve.

[74] Mémoires de Legendre, cités par Gérin, ch. XI.

[75] Réflexions sur le plaidoyer de M. Talon, imprimées en 1688, citées par Gérin.

[76] Mémoires de Noailles.

[77] Mémoires de Noailles.

[78] Voir Rousset, Histoire de Louvois, tome III, ch. VII.

[79] Mémoires de Noailles.

[80] Rousset, Histoire de Louvois.

[81] Mémoires de Saint-Simon, tome V, ch. II.

[82] Beausset, Histoire de Bossuet, tome II, livre VIII, et pièces justificatives.

[83] Beausset, Histoire de Fénelon, tome I, livre I.

[84] Lettre de Fénelon à Seignelay, 7 février 1686.

[85] On s'étonnera peut-être de ne trouver nulle part, dans cette histoire de la révocation de l'édit de Nantes, le nom de Mme de Maintenon. Mais en dépit de certaines routines incorrigibles, nous n'avons rencontré ce nom ni dans les documents sérieux de l'époque ni dans les correspondances. Celle de Mme de Maintenon, au contraire, démontre clairement son opposition à ces mesures rigoureuses. Ici elle se plaint que des gens maladroits rappellent au roi qu'elle a été elle-même calviniste. Cela, dit-elle, m'empêche de dire et de faire bien des choses. On est bien injuste de m'attribuer tous ces malheurs ; on devrait bien m'attribuer aussi quelquefois les bons conseils. Il y a quinze ans que je suis en faveur ; je n'ai encore nui à personne ; j'ai fait beaucoup de mécontents, je n'ai jamais fait ni méchanceté ni injustice. Le roi m'a souvent reproché ma modération ; cela vaut bien mieux que s'il me reprochait mon importance. Elle dit encore : Tout est porté à des extrémités déplorables. Le roi est très-touché de ce qu'il sait et n'en sait qu'une partie. Elle blâme les conversions forcées ou complaisantes : Je vous avoue que je n'aime pas à me charger devant Dieu ou devant le roi de toutes ces conversions-là.... Je suis indignée de pareilles conversions. Un protestant refusait d'abjurer : La fermeté, dit-elle, du chevalier de Sainte-Hermine est déplorable, mais son état n'est pas honteux. Celui de ceux qui abjurent sans être persuadés est infâme.