HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS (suite)

 

CHAPITRE XXVIII. — Histoire intérieure de la France pendant la guerre de Hollande et après la paix de Nimègue, 4e partis. Les plaisirs, les mœurs du roi et des grands. La ruine des finances.

 

 

II. — Les maîtresses du roi ; l'élévation des bâtards. - Disgrâce de Mme de Montespan. - Puissance de Mme de Maintenon. - Dégradation des mœurs dans la haute société. - Crimes célèbres : la Brinvilliers, la Voisin. - Fondation de Saint-Cyr.

 

Il ne faudrait pas prendre cet appareil de luxe pour une prospérité solide et générale. Il s'y mêlait des ombres inquiétantes, qui n'échappaient pas même aux contemporains. Une des dames si sensibles à la fête de Sceaux avait écrit quelque temps auparavant[1] : Jamais il ne s'est vu un hiver si terrible. Si M. le cardinal de Bouzi a trouvé des hommes morts sur le chemin de Montpellier à Lyon, les courtisans en ont trouvé plusieurs sur le chemin de Versailles, et nous autres, bourgeois, nous n'avons pu empêcher qu'il n'y en ait eu la nuit dans les rues, glacés et morts, et plusieurs pauvres et de petits enfants. C'est ainsi qu'il plaît à la Providence de faire sentir sa main de temps en temps. Le froid n'était pas non plus la seule misère ; nous aurons tout à l'heure à relever bien d'autres contrastes, même dans la noblesse, avec les splendeurs de la cour. Mais auparavant étudions la ruine des mœurs que l'entrain du faste précipitait en la dissimulant ; revenons encore aux maîtresses et aux bâtards du roi ; ce sera à peu près pour la dernière fois, Dieu merci.

Quoique La Vallière eût été rappelée à la cour et réconciliée en apparence avec sa rivale, les honneurs comme l'amour étaient désormais pour Mme de Montespan. Par un reste de pudeur, ses enfants avaient été cachés quelque temps dans l'obscurité. Mme Scarron, que la société de la maréchale d'Albret avait fait connaître à la mère, avait été priée par le roi de se charger de cette garde et de ce secret[2]. Elle s'était confinée avec eux, à Paris, dans une maison de la rue de Vaugirard, au grand étonnement de ses amis qui ne savaient rien de ses occupations et s'étonnaient de cette retraite[3]. Mais cette timidité contrariait trop vivement les projets d'une courtisane qui fondait sur l'élévation de ses enfants son importance personnelle. Mme de Montespan désirait quelque occasion, même un malheur, qui les fit connaître et révélât leur naissance. Un jour que leur maison avait été menacée d'incendie, la fidèle gardienne lui ayant fait demander ce qu'il faudrait faire en pareil cas, elle répondit : J'en serais bien aise, ce serait une marque de bonheur pour ces enfants. Elle eut bientôt, même sans accident, satisfaction complète. En décembre 1673, Louis XIV envoya au parlement des lettres-patentes pour reconnaître et légitimer des bâtards doublement adultérins, dont il ne pouvait nommer la mère. Il y avouait sa tendresse naturelle pour ses enfants, et beaucoup d'autres raisons qui augmentaient considérablement en lui ces sentiments. Dans l'espoir qu'ils répondraient à la grandeur de leur naissance et à ses soins, il entendait et voulait qu'ils fussent nommés : Louis-Auguste, duc du Maine, Louis-César, comte du Vexin, et Louise-Françoise, Mademoiselle de Nantes, qu'il leur fût loisible de tenir et posséder dans le royaume toutes charges, états, dignités et bénéfices, tout ainsi que s'ils étaient nés en vrai et loyal mariage, et de jouir de tous et semblables droits, facultés et privilèges, dont les enfants naturels et légitimés des rois ses prédécesseurs avaient accoutumé de jouir et user dans son royaume[4]. Après cette résolution, on commença à tirer ces petits princes de leur cachette ; on les amena au père et à la mère ; on les laissa voir dans un carrosse, et bientôt on s'enhardit à les conduire chez la reine[5]. Dès lors tout danger de concurrence sembla disparu pour la favorite. La Vallière, éclairée enfin sur la honte de son état par ces triomphes d'une rivale, et par les affronts que les deux amants lui prodiguaient, céda aux conseils du maréchal de Bellefonds et aux instructions de Bossuet. Elle se retira chez les carmélites (avril 1674) pour y accomplir cette pénitence simple et sincère qui l'a purifiée devant la conscience publique.

Il y eut pourtant une crise pour Mme de Montespan, lorsque, en 1675, Bossuet et Montausier, à l'occasion des Pâques, obtinrent de Louis XIV la promesse de ne plus voir cette femme. Elle en ressentit un grand dépit et une rancune furibonde contre Bossuet. Retirée à Paris, elle aurait bien voulu trouver, par elle-même ou par ses amis, quelque accusation contre les mœurs de l'évêque qu'elle haïssait comme son persécuteur. Mais le roi, par une illusion funeste, malgré la sincérité de sa promesse, se laissa dire qu'il n'était pas juste de flétrir sa complice par une disgrâce publique, ni de lui ôter sa place à la cour et les honneurs extérieurs dont il l'avait pourvue. Pendant l'expédition de Limbourg, on le voit, au milieu même des camps, occupé d'elle et de ses désirs. Il lui fait acheter des orangers par Colbert[6] ; il demande que la fille de Colbert, duchesse de Chevreuse, la reçoive à Dampierre, et l'amuse[7] ; il recommande à Colbert de faire tout ce que Mme de Montespan voudra[8]. En même temps on continuait à bâtir pour elle le château de Clagny, promis et commandé l'année précédente. Elle-même, après les premières fureurs, rassurée par ces bienveillances, revenait à Clagny pour jouir des ouvrages et des enchantements entrepris pour elle ; on eût cru voir Didon faisant bâtir Carthage[9]. La reine, comme pour la consoler et l'encourager au, bien par des marques de confiance, venait la voir et l'emmenait à Trianon. Enfin le roi donna ordre de tenir prêt pour elle son appartement à la cour ; et, à son retour des Pays-Bas, Bossuet venant réclamer l'exécution de l'engagement de Pâques, il signifia, malgré cette ferme leçon, que ses ordres auraient leur cours. Que pouvait-il advenir de pareilles témérités ? En vain le roi avait l'intention de s'en tenir à la pure amitié ; en vain il répéta par deux fois à la reine et à son curé que sa résolution n'avait pas changé et qu'on pouvait se fier à sa parole. En vain Mme de Richelieu, dame d'honneur, répondait que tout serait pour le mieux. On en fit bientôt assez pour fâcher le curé et tout le monde, c'est-à-dire le petit nombre qui met la vertu et l'honneur avant l'ambition ; car la multitude des courtisans, comprenant bien où était la puissance, loin de paraître fâchée, afflua de nouveau autour de la favorite.

Cette royauté rétablie se manifesta et fut reconnue par toute la France. A Clagny s'éleva un palais d'Armide ou d'Apollidon, avec des bois d'orangers et des palissades toutes fleuries de tubéreuses, de jasmins et d'œillets, chef-d'œuvre de Lenôtre, et la plus belle, la plus surprenante et la plus enchantée nouveauté qui se puisse imaginer. La dépense de ce château monta à plus de deux millions, somme supérieure à celle de l'hôtel des Invalides pendant douze ans[10]. A la cour on se pressait au jeu de l'amie du roi, dans ses salons, dans sa ruelle. Un jour on la vit, pendant le jeu, appuyer sa tête sur l'épaule du roi, comme pour dire : Je suis mieux que jamais (1676). Ah ! ma fille, écrivait Sévigné, quel triomphe à Versailles, quel orgueil redoublé, quel solide établissement, quelle duchesse de Valentinois, quel ragoût même par les distractions et par l'absence, quelle reprise de possession ! Elle était au lit, parée, coiffée ; elle se reposait pour la médianoche (1677). Dans ses voyages, c'était une souveraine par le déploiement de son cortège, par ses libéralités, par les honneurs que les autorités lui offraient. Dans un voyage à Bourbon, elle allait en calèche à six chevaux, suivie d'un carrosse attelé de même, de deux fourgons, de six mulets, de dix ou douze hommes à cheval, sans compter les officiers : un train de quarante-cinq personnes. Elle partait de Moulins dans un bateau peint et doré, doublé de damas rouge, avec mille chiffres, mille banderoles de France et de Navarre ; l'intendant s'était permis cette dépense sans pouvoir la payer comptant[11].

Cette effronterie ne soulevait aucun blâme extérieur. Qui aurait osé hasarder une représentation là où Bossuet avait échoué ? On s'empressait bien plutôt à des hommages dont la faveur royale pouvait être le prix. Mme de Sévigné elle-même, tout en se moquant à l'aise dans ses lettres intimes, figurait en public parmi les flatteurs : Je fus une heure dans cette chambre, écrivait-elle à sa fille, je fis vos compliments ; elle (Montespan) répondit des douceurs, des louanges. Plus loin, on la voit mettre en circulation, sans blâme, de petits vers qui célébraient le bonheur du roi en amour comme en guerre[12]. Les poètes, sensibles à la protection intéressée qui s'étendait sur eux, apportaient leur contingent. Racine vantait l'esprit du duc du Maine, et composait les compliments de l'enfant à la mère[13]. Le sévère Boileau lui-même célébrait le feu des yeux de la mère en l'honneur du fils[14]. La Fontaine, ce satirique impitoyable des mauvaises mœurs qu'il impute si aisément au clergé et aux moines, loin d'éprouver aucune indignation contre la corruption de la cour, n'a que de l'admiration pour Olympe : c'est le nom allégorique qu'il substitue à Montespan. Il ne veut bâtir des temples que pour elle ; il voudrait étendre davantage son éloge, mais, dit-il,

Il faut réserver à d'autres cet emploi,

Et d'un plus grand maître que moi

Votre louange est le partage ;

il lui dédie au moins la seconde partie de ses Fables, bien assuré que, sous de tels auspices, son œuvre passera à la postérité. Finissons par une complaisance que nous appellerons la plus triste de toutes, parce qu'elle est l'abaissement d'un grand ministre, le sacrifice de la morale et même de la justice au besoin de conserver la faveur du maitre, l'asservissement du génie aux passions les plus coupables. En 1678, le marquis de Montespan, le mari outragé, vint à Paris solliciter pour un procès. Sa présence inquiétait le roi, qui recommanda à Colbert d'éloigner cet importun. Colbert accepta l'emploi, et offrit de mettre les magistrats de moitié dans cette iniquité. Il y a trois ou quatre ans, écrivit-il au roi, que Votre Majesté m'ordonna de tenir la main à ce qu'un procès qu'il (Montespan) avait à Paris fût jugé, pour lui ôter cette raison ou ce prétexte de rester à Paris. J'exécutai l'ordre de Votre Majesté, et il se retira comme je crois. Si Vôtre Majesté estimait aujourd'hui nécessaire de faire cette diligence auprès du sieur de Novion (premier président), peut-être qu'il se retirerait ensuite. Le roi accepta ; mais, comme l'affaire tardait trop à son gré, il écrivit de nouveau à Colbert pour hâter la conclusion[15] : Il me revient que Montespan se permet des propos indiscrets. C'est un fou que vous me ferez le plaisir de faire suivre de près, et, pour que le prétexte de rester à Paris ne dure pas, voyez Novion afin qu'on se hâte au parlement. Je sais que Montespan a menacé de voir sa femme ; comme il en est capable et que les suites seraient à craindre, je me repose encore sur vous pour qu'il ne paraisse pas. N'oubliez pas les détails de cette affaire, et surtout qu'il sorte de Paris au plus tôt. Les deux lettres sont authentiques ; elles figurent à leurs dates dans la collection des Œuvres de Louis XIV. Lequel du roi ou du ministre est ici le plus digne des sévérités de la morale et de l'histoire ?

Ce n'est pas que le ciel fût toujours sans nuage aux yeux de cette reine d'aventure. La conscience du bien mal acquis la tenait eu défiance de sa conservation. Le même caprice, qui l'avait élevée si haut, pouvait tout aussi vite, eu la rejetant plus bas que sou premier état, la livrer à la dérision de ses flatteurs. Or de temps en temps il apparaissait quelques essais de concurrence. Une demoiselle de Ludres, en qui la cour reconnaissait l'Isis de Quinault, déroba sans doute à la Junon avouée quelques tendresses de Jupiter. Une dame de Soubise, dont la famille devint riche, dont les enfants furent traités comme des princes, ne pouvait pas devoir tant d'avantages à la libéralité gratuite du donateur[16]. Dès qu'elle changeait de pendants d'oreilles, c'était pour Montespan le signe d'un rendez-vous à son détriment ; elle faisait alors suivre l'amant soupçonné pour le prendre en flagrant délit[17]. Ludres surtout fut sa grande inquiétude : il lui répugnait fort de descendre au-dessous de ce haillon, comme elle l'appelait ; de là des larmes, des injures, des chagrins affectés, des bouderies, des reproches à l'infidèle. Néanmoins ni les inconstances furtives et passagères, dont elle s'irritait, n'étaient capables de la pousser à la retraite, ni ses dépits et ses prétentions ne lassaient encore celui qu'elle ramenait toujours par sa beauté. Après l'éloignement définitif de la demoiselle de Ludres, il y eut entre les deux complices recrudescence d'amour en public, comme pour mieux affirmer la réconciliation. L'empressement des premières années s'y retrouve, dit un témoin oculaire[18], toutes les contraintes sont bannies, ils en sont aux regards ; il ne s'est jamais vu d'amour reprendre terre comme celui-là. Les conséquences ne tardèrent pas à faire voir ce qu'il fallait penser de la pure amitié promise si solennellement. En 1676, après son retour, la favorite avait obtenu la reconnaissance d'un quatrième enfant, une fille, sous le nom de Mademoiselle de Tours. En 1677, elle accrut sa dynastie d'une autre fille, qui devait être un jour duchesse d'Orléans, et, en 1678, d'un fils qui fut le comte de Toulouse. A ce propos, on rapporte un mot heureux de la reine, qui n'était pas si sotte. En voyant ces enfants qu'on osait lui présenter, elle dit : Mme de Richelieu avait répondu que tout irait bien, voilà les fruits de cette caution[19].

Tout à coup il y eut un changement de théâtre, comme disait Bussy ; au moment où la guerre finissait, un nouvel amour commença (1679). Montespan fut supplantée par Fontanges. Celle-ci était plus jeune, belle depuis la tête jusqu'aux pieds, et on ne pouvait rien voir de plus merveilleux, a dit la Palatine d'Orléans ; belle comme un ange, dit un autre[20], mais sotte comme un panier. La beauté, et cet art de l'élégance qui ajoute un surcroît de pouvoir à la beauté, l'emportèrent sur l'insignifiance de son esprit. Le roi la vit, chez le duc de Noailles, au milieu d'une de ces fêtes enivrantes, toujours si fatales aux mœurs, à la lumière de grottes souterraines, chef-d'œuvre de magnificence[21], et resplendissant elle-même d'un ornement improvisé dans ses cheveux, qui a conservé son nom. Dès lors elle régna. Elle apparut à la cour comme une divinité, distribuant royalement des cadeaux à sa devancière et à tous les enfants, six mille pistoles d'étrennes (janvier 1680). Le roi l'emmena au-devant de la jeune Dauphine arrivant de Bavière ; il lui donna à cette occasion un carrosse à huit chevaux, avec plusieurs charriots et fourgons, et une multitude de gens habillés de gris, une gratification de dix mille louis, et un service de campagne en vermeil doré. Il lui permit, dans les fêtes qui suivirent, d'entrer au milieu d'un bal sans regarder ni à droite ni à gauche, et de venir à lui sans saluer la reine. Un mois après (avril 1680), il la faisait duchesse avec vingt mille écus de pension, et livrait à une de ses sœurs l'abbaye de Chelles, Une pluie d'or si abondante la fit comparer à Danaé.

On comprend le dépit de Mme de Montespan. Mais qui aurait la naïveté d'y compatir ? Dans l'impatience de rétablir sa domination, elle recourait à toutes les ruses. Tantôt elle espérait plaire à l'infidèle en se faisant la servante de l'infidélité ; elle parait de ses propres mains sa rivale, pour les bals de la cour. Tantôt, c'étaient des larmes de rage, des cris, des querelles ; il y eut un jour une brouillerie extrême entre elle et le roi, que Colbert eut beaucoup de peine à accommoder. Vaines bassesses, veines manœuvres ! La disparition même de celle qu'elle haïssait ne devait pas lui profiter. La belle Fontanges fut atteinte, à la suite d'une couche, d'une maladie grave, dont Sévigné rit un peu cavalièrement : elle vit ses prospérités troublées par ce contre-temps, elle pleura bientôt l'amour du roi perdu ; et de traitement en traitement, réduite aux Invalides, elle se retira au couvent de Chelles, pour se préparer au voyage de l'Éternité. Elle mourut (1681) sans susciter d'autres regrets que des ironies telles que celle-ci : La belle Fontanges est morte, sic transit gloria mundi. La place était vacante, elle ne fut pas rendue à l'ancienne titulaire. Une influence qui, depuis quelque temps déjà, l'inquiétait furieusement, prévint le choix d'une nouvelle maîtresse et le retour de la disgraciée.

Mme Scarron s'était chargée d'élever les enfants du roi et de Mme de Montespan. Celle-ci, croyant avoir fait la fortune de la gouvernante, entendait bien trouver en elle soumission et reconnaissance. On ne conteste même pas qu'au début le roi n'aimait pas Mme Scarron, qu'il l'appelait un bel esprit précieux, et n'accordait qu'à regret pour elle les récompenses demandées par la favorite[22]. Mais Mme Scarron n'avait pas tardé à faire sentir qu'elle était au service du roi, et non de sa maîtresse, et que, comme elle n'avait pris ses fonctions que par l'ordre du roi, elle n'obéirait et ne rendrait compte qu'à lui. C'est ce qui se répétait à la cour dès 1675 ; les lettres de Mme de Sévigné sont aussi explicites à cet égard que les Souvenirs de Mme de Caylus. Les soins prodigués aux enfants, et particulièrement aux infirmités du duc du Maine, furent très-sensibles à Louis XIV. Il donna à la gouvernante le domine de Maintenon, dont elle prit dès lors le titre, et lui prêta Lenôtre pour ajuster cette belle et laide terre (1676). Mme de Maintenon eut bien vite sa petite cour ; elle reçut les hommages de Louvois, des dames d'honneur, et des femmes de chambre de sa voisine[23], triomphe dont elle devait bien rire, disaient quelques témoins, si elle n'était pas changée. Mme de Montespan en conçut une jalousie, qui devint la plus belle haine du siècle, se produisit souvent en disputes  très-vives[24], mais resta impuissante contre la bienveillance du roi. En 1679, alors que se déclarait la déroute de Montespan par la faveur de Fontanges, Mme de Maintenon avait ouvertement la confiance du roi et de la reine, ce qui lui valut, au mariage du Dauphin, le titre de dame d'atours de la Dauphine (1680) et la délivra de toute dépendance vis-ii-vis de Mme de Montespan. On remarqua avec étonnement, et non sans jalousie, que le roi allait volontiers passer deux heures de l'après-midi chez la Dauphine où il trouvait Mme de Maintenon, et souvent dans la chambre .de cette dernière. Il y causait, disait-on, avec une amitié et un air libre et naturel, qui rendait cette place la plus désirable du monde. Quelquefois les conversations duraient de six à dix heures du soir. On n'abordait plus la clame sans crainte et sans respect ; les ministres lui rendaient la cour qu'ils recevaient des autres ; et déjà, en jouant sur son nom, on l'appelait Mme de Maintenant[25].

Quel était donc le sujet de ces conversations ? Selon Sévigné, le roi était charmé de ne plus subir les sarcasmes ou les épigrammes contre tout le monde, qui étaient l'esprit de la Montespan, ni les difficultés altières d'une maîtresse impérieuse et avide. Sa nouvelle société lui faisait connaître un pays tout nouveau, celui de l'amitié et de la conversation, sans chicane et sans contrainte. Selon Mme de Caylus, cette familiarité avait encore un autre objet plus honorable. Mme de Maintenon travaillait à retirer le roi du désordre, à lui en inspirer le dégoût, à lui faire comprendre le charme de la régularité. On raconte même qu'un jour, assistant d'une fenêtre à une revue de mousquetaires, elle osa lui dire : Que feriez-vous, sire, si on vous apprenait qu'un de ces jeunes gens vit publiquement avec la femme d'un autre comme si c'était la sienne ? Il n'y a aucune témérité à rapporter à ces conseils un retour du roi vers la reine, qui fut remarqué précisément à cette époque. La reine est fort bien en cour, disait-on à la fin d'un voyage en Flandre, où le roi l'avait rétablie dans son importance naturelle[26]. En retour de sa complaisance, de son activité à suivre son mari partout où il lui plaisait de la conduire, l'épouse légitime avait enfin recouvré les douceurs dont elle n'avait Plus l'habitude. Nous ne savons quel commentateur mal inspiré a voulu ne voir ici, dans l'influence de Mme de Maintenon, qu'une manœuvre de jalousie contre la Montespan, et un moyen de se préparer à elle-même un mariage avec le roi, lorsque il celte époque, ni l'âge, ni la santé de la reine ne permettaient de prévoir sa mort prématurée.

La place reprise, la reine la conserva jusqu'à sa mort. Montespan elle-même l'attestait par ses plaintes, lorsqu'elle fixait avec aigreur, à la naissance du comte de Toulouse, la fin de ses amours. Mme de Maintenon, loin de troubler un accord qui était son ouvrage, se réjouissait au contraire de voir la famille royale vivre dans une union tout à fait édifiante[27]. Ses ennemis, au lieu de provocations coupables, lui reprochent bien plutôt d'avoir cherché, dans l'inflexibilité d'une vertu calculée, la garantie de son élévation. Elle-même écrivait noblement en réponse à quelques mauvais soupçons[28] : Ceux qui le disent ne connaissent ni mon aversion pour ces sortes de commerce, ni l'éloignement que je voudrais en inspirer au roi. La reine enfin la vengea de ces calomnies par un acte manifeste de reconnaissance ; elle donna son portrait à celle qui lui avait rendu son époux, faveur infinie, dit la donataire, et la plus agréable qu'elle eût jamais reçue depuis qu'elle était à la cour[29]. Tout à coup cette princesse mourut (septembre 1683), par l'ignorance d'un chirurgien, d'une maladie mal comprise. Le roi, dans l'éloge qu'il lui accorda, sembla se condamner lui-même : Voilà, dit-il, le seul chagrin que cette femme m'ait donné ; c'était, en prenant tous les torts pour lui, annoncer la volonté de les réparer. Il se décida à n'avoir plus d'autre intimité, d'autre amour que Mme de Maintenon. Après la mort de la reine, raconte Mme de Caylus[30], il y eut un voyage de la cour à Fontainebleau. Pendant ce voyage, je vis tant d'agitation dans l'esprit de Mme de Maintenon, que j'ai jugé depuis, en la rappelant à ma mémoire, qu'elle était causée par une incertitude violente de son état, de ses pensées, de ses craintes et de ses espérances ; son cœur n'était pas libre et son esprit fort agité. Pour cacher ses divers mouvements et justifier les larmes que son domestique et moi lui voyions répandre, elle se plaignait de vapeurs, et elle allait, disait-elle, chercher à respirer dans la forêt avec Mme de Montchevreuil, quelquefois à des heures indues. Enfin les vapeurs passèrent, le calme succéda à l'agitation, et ce fut à la fin de ce même voyage.

Quels combats avait-elle rendus ? Était-ce la vertu aux prises avec des tentations coupables, ou la prudence inquiète devant la perspective d'une position éminente et pleine de périls ? Ce qui est décisif pour sa vertu, c'est ce que tout le monde sait et croit fermement, ce que personne n'a jamais contesté ; c'est que, moins d'un an après la mort de la reine, Louis XIV épousa secrètement Mme de Maintenon[31]. Peu de confidents furent mis directement dans le secret : on cite Harlay, archevêque de Paris ; Montchevreuil et sa femme ; Bontemps, valet de chambre du roi, et Mme Babbien, femme de chambre, dont les sentiments étaient fort au-dessus de son état[32]. Mais tout le monde pénétra immédiatement un mystère, qui, sans s'expliquer, ne demandait qu'à être compris ; on reconnut à des signes bien clairs que, si Mme de Maintenon n'était pas une reine déclarée, elle était une épouse honorée et véritablement aimée. La place de Mme de Maintenon, disait-on au bout de quelques semaines, est unique dans le monde, il n'y en a jamais eu, il n'y en aura jamais[33]. Les courtisans trouvèrent bien le moyen de montrer qu'ils savaient tout et d'approuver sans le dire[34]. La démonstration la plus significative fut la conduite irréprochable que le roi garda désormais. A l'âge de quarante-six ans, qui n'est pas pour les libertins l'époque de la retraite, dans la force des passions surexcitées encore par une longue habitude, dans tout le développement d'une puissance à laquelle 'rien ne résistait, il sut s'imposer à lui-même la continence, selon son état, et demeurer fidèle à une femme plus âgée que lui, dont les qualités morales le charmaient encore plus que sa beauté qui commençait à vieillir. Ne lui refusons pas la part de mérite qui lui appartient dans une conversion trop blâmée par les libertins pour n'être pas honorable. Mais sachons gré avant tout à celle qui a su régler cette volonté et exercer cet empire aussi salutaire pour l'homme que pour la société. Elle avait évidemment entrepris cette œuvre avant de pouvoir en espérer pour elle-même de si grands avantages, et, s'il s'est mêlé un jour quelque ambition personnelle à ses motifs, elle n'a du moins sacrifié à ce sentiment rien de l'honneur et du devoir[35].

Cependant, cette réforme s'arrêta à la moitié du chemin. Si elle supprima la cause de nouveaux scandales, elle n'effaça pas les traces ni l'effet des anciens. Tout en renonçant à la possession de madame de Montespan, le roi souffrait cette femme à la cour, dans ses fonctions de palais, dans les fêtes, dans les voyages. Il lui rendait même visite après souper, ou lui envoyait des gâteaux de sa table. Il se laissait offrir par elle des cadeaux, des étrennes. Dangeau admire en ce genre, au 31 décembre 1684, un livre relié d'or et composé des miniatures de toutes les villes de Hollande prises par le roi, avec des explications par Racine et Boileau, et un éloge historique de Sa Majesté. Ce caprice coûtait 4.000 pistoles prélevées sur le prix des anciens adultères. Quelques jours après[36], le roi mit le dernier sceau à cette fortune mal acquise en concédant à madame de Montespan la propriété de Clagny et de Glatigny dont elle n'avait jusque-là que la jouissance. Une déclaration, enregistrée à la Chambre des Comptes et à la Cour des Aides, rendit cette propriété réversible sur le duc du Maine et sa postérité, et, à leur défaut, sur le comte de Toulouse et sa postérité. Qu'il y ait obligation pour le séducteur d'assurer à la femme qu'il a perdue, et à ses enfants, l'existence que, par sa faute, ils sont hors d'état de se donner, la morale chrétienne, loin de le contester, le prescrit formellement. Mais cette justice doit être secrète quand elle le peut, et modeste surtout, quand elle est contrainte de paraitre en public ; autrement, c'est une insolence au lieu d'une amende honorable, et un scandale au lieu d'une réparation. Ce scandale est une des taches de la vie de Louis XIV. Il s'est obstiné jusqu'au dernier soupir à couvrir d'or et de dignités ses enfants naturels, comme pour ne pas reconnaître le vice de leur naissance, et proclamer que les fruits de sa pas-sil m étaient les enfants de son choix.

On a vu déjà, a propos des embarras publies — V. 1675, pendant la guerre de Hollande —, comment il avait monté la maison des enfants de La Vallière. Sa fille, Mademoiselle de Blois, n'avait pas encore quinze ans qu'il songea à la marier (1679). Il voulait pour elle le rang de princesse du sang il troua autour de lui une triste servilité à seconder ce désir. Le grand Condé, ce héros incomparable, regardait une alliance de ce genre comme un avantage incomparable pour sa maison, comme le moyen d'effacer tout à fait de l'esprit du roi les souvenirs fâcheux de son passé[37]. Il contribua à marier la bâtarde de son maitre avec son neveu, le prince de Ponti. Sa joie en était si grande, qu'elle devint la nouvelle du jour, et, pour la témoigner, il dépouilla son air grognon, sa barbe sale, sa tenue négligée, et se revêtit de diamants jusqu'à la garde de son épée. Il faut lire l'inimitable portrait, par Sévigné, de ce lion qui, les pattes croisées, se laisse raser, poudrer, friser, pour être le prodige de la noce[38]. Nous le verrons tout à l'heure descendre encore plus bas. Le roi maria sa fille, continue le même témoin, comme si elle eût été celle de la reine, comme s'il l'eût mariée au roi d'Espagne. Il lui donna une dot de cinq cent mille écus d'or bien payés. La cérémonie se fit à la face du soleil, dans la chapelle de Saint-Germain. Les festins, la comédie, rien ne manqua au bruit et à l'éclat de ce premier triomphe des bâtards ; le soir les chemises furent données par le roi et la reine. Toute la cour était en liesse : la sainte carmélite seule, à qui Monsieur le Prince, Monsieur le Duc et bien d'autres allèrent porter leurs compliments, accommoda son style à son voile noir, et concilia ses sentiments de mère avec ceux d'épouse de Jésus-Christ.

La voie était ouverte pour les enfants de Montespan, à la grande joie de la mère. Leurs commencements, d'ailleurs, leur annonçaient cette bonne fortune. Dès l'âge de quatre ans (1674), le duc du Maine avait été nommé colonel-général des Suisses, au détriment de la maison de Soissons, qui ne vit pas sans rancune ce titre lui échapper ; le prince Eugène produisait encore, en 1708, ce grief coutre Louis XIV[39]. A ce titre étaient attachés de gros appointements que Louvois eut ordre d'accumuler d'année en année pour former un capital magnifique dont on acheta les terres de Magny et d'Aumale. En 1681, on extorqua à Mademoiselle de Montpensier, pour le même duc du Maine, les seigneuries d'Eu et de Dombes. Cette pauvre vieille fille pleurait toujours Lauzun enfermé à Pignerol. Montespan lui donna à entendre que, si elle voulait être consolée, il fallait faire quelque chose pour le roi : Cela me fit aviser, dit-elle, qu'on pensait à mon bien. Dans cet espoir, elle abandonna les deux seigneuries, et elle obtint, non sans délai, la liberté de Lauzun, et même la permission de l'épouser, pourvu que ce fût secrètement et sans aucune marque ou reconnaissance extérieure[40]. L'enfant chéri croissait aussi en dignités comme en richesses. Déclaré à six ans (1676) capable de posséder toutes charges, il fut nommé, en 1682, gouverneur général du Languedoc, en 1686 chevalier des ordres, en 1688 général des galères.

Les autres arrivèrent successivement selon leur âge ; le comte du Vexin avait déjà les deux abbayes de Saint-Germain des Prés et de Saint-Denis que la mort lui enleva à dix ans. Les deux derniers furent reconnus et légitimés en 1681, la fille sous le nom de Mademoiselle de Blois, titre vacant par le mariage de la princesse de Conti, le fils sous le nom de comte de Toulouse. En même temps des déclarations royales[41] donnaient à tous les légitimés le nom de Bourbon, et les constituaient héritiers les uns des autres dans tous les biens qu'ils devaient à la libéralité du roi, et dans ceux qu'ils pourraient acquérir d'ailleurs. Le comte de Toulouse n'avait encore que cinq ans lorsque mourut, de corruption précoce, le comte de Vermandois, fils de La Vallière. Le comte de Toulouse en hérita aussitôt la dignité d'amiral de France (1683) en attendant qu'il devînt, à onze ans, gouverneur de Guienne. Mais le plus grand honneur de cette époque fut pour sa sueur aînée, Mademoiselle de Nantes.

Le grand Condé avait enhardi le roi à introduire ses filles naturelles dans la famille royale. On affirme même que, sans ses instances et celles de son fils, le roi n'aurait jamais osé élever si haut ses bâtards[42]. Mais le mariage de son neveu ne le rapprochait pas assez lui-même de la personne du roi. Il aspirait à une alliance semblable pour sa propre descendance. En 1685, il fut heureux de conclure le mariage de son petit-fils le chic de Bourbon avec Mademoiselle de Nantes, et de mêler à jamais le sang de Montespan à celui de Condé. L'établissement fut magnifique : le duc de Bourbon recevait de son père cinquante mille livres de rente, et de sa mère l'assurance de quatre cent mille livres après sa mort. Le roi dota sa fille de cent mille livres de pension, et d'un million en argent dont deux cent mille francs en meubles, et les huit cent autres mille substitués et réversibles, en cas de non-postérité, sur les deux frères Maine et Toulouse. Il y joignit une parure de perles et de diamants, et une autre de diamants et d'émeraudes, qui valaient ensemble cent mille écus[43]. Le grand appartement du roi, à Versailles, fut le théâtre de la noce ; les illuminations et la magnificence y furent dignes du savoir-faire du roi. Le grand Condé et son fils y parurent triomphants. Ils n'oubliaient rien pour témoigner leur joie, comme ils n'avaient rien oublié pour faire réussir ce mariage[44]. Bossuet lui-même a constaté, dans la fameuse oraison funèbre, quel prix le héros attachait à ce nouveau lien de sa famille avec la personne du roi[45].

Ce serait trop présumer de l'humanité que de croire qu'une morale si facile restât sans effet au dehors et sur les particuliers. Il y avait, à côté de la cour, une autre dynastie de bâtards royaux, issus de Henri IV, les Vendôme, petits-cousins du roi, dont les désordres pouvaient s'abriter de son exemple. Deux fils du duc de Mercœur et de Laure Mancini, Louis, duc de Vendôme, destiné à une certaine gloire militaire, et Philippe, grand prieur de Malte pour la province de France au Temple de Paris, avaient une compagnie joyeuse qui est restée célèbre sous le nom de Cabale du Temple. On y comptait le marquis de Lafare, que nous connaissons par sa disgrâce méritée, et l'abbé de Chaulieu, un de ces intrus, un de ces masques, qui n'étaient de l'Église que pour s'approprier ses biens, qui ne revêtaient l'habit ecclésiastique que pour le déshonorer. Chaulieu, le factotum des deux frères, n'était ni prêtre ni moine ; mais, selon la coutume d'alors, et par la faveur du grand prieur, il était abbé d'Aumale, prieur de Saint-Georges dans l'île d'Oléron, de Pourrières, de Saint-Étienne, etc. ; ces bénéfices lui rapportaient trente mille livres de rente. Faiseur de petits vers assez faciles, il célébrait habituellement l'amour, la volupté, l'obscénité[46]. Voltaire l'en a récompensé par le surnom d'Anacréon du Temple. Épicurien déclaré, il ne croyait aux enfers que pour les voir en beau[47]. Grand ami des soupers, il en perdait quelquefois le temps d'écrire à ses amis ; mais à d'autres moments il appelait ses amis à la même table que sa maîtresse[48]. Lafare parle avec la même aisance de ces orgies : M. le grand prieur, dit-il, l'abbé de Chaulieu et moi avions chacun notre maîtresse à l'Opéra ; le public les accusait de ruiner M. de Vendôme pour se divertir avec leurs demoiselles[49]. C'était tantôt à Paris, tantôt à Anet où la prévoyance politique du duc de Vendôme attirait volontiers le Dauphin pour gagner à l'avance la faveur de l'héritier du trône. Une accusation plus grave encore pesait sur le duc de Vendôme : on lui attribuait le plus monstrueux de tous les vices, hélas ! trop répandu alors, puisque, du haut de la chaire, Bourdaloue pressait le roi de l'exterminer de sa cour[50].

Ailleurs, dans la maison d'Orléans, on vivait si mal, que le roi, qui commençait à s'amender lui-même, crut nécessaire d'intervenir pour donner un meilleur air au Palais-Royal. On sut, dit Dangeau, que le roi avait parlé fortement à Monsieur sur les mœurs de beaucoup de ses domestiques, et l'avait prié de faire cesser le commerce du chevalier de Lorraine avec Mme de Grancey, ce que Monsieur lui avait promis[51]. Mais cette fermeté n'était pas inébranlable. Un marquis de Richelieu avait enlevé du couvent de Chaillot une fille du duc de Mazarin, et courait avec elle, marié ou non (1682). Le scandale était d'autant plus fort, que le père en doublait le bruit par ses cris, ses consultations en divers lieux, ses extravagances habituelles. Cependant le roi se laissa aller à ne pas punir. Il donna grâce au marquis de Richelieu, qui, sans cela, n'aurait pas pu demeurer en sûreté dans le royaume. Il fit grâce, disait-il lui-même, en considération des grands services que les cardinaux de Richelieu et Mazarin avaient rendus à la France[52]. La rectitude morale s'affaiblissait si visiblement que cet impudent Bussy crut pouvoir, à cette époque, entreprendre un des procès les plus scandaleux qui aient occupé la justice. Sa fille, veuve du comte de Coligny, s'était remariée, sans le lui dire, avec un gentilhomme bourguignon, La Rivière : elle en avait un enfant. Bussy avant découvert le secret, et offensé surtout de ce qui était à ses yeux une mésalliance, entraîna sa fille à demander la nullité du mariage. Ils se prévalurent de quelques irrégularités qui avaient pu se glisser dans un contrat secret. Mais il v avait un enfant très-légitime ; ils désavouèrent sa naissance. Les lettres de la mère établissaient sans réplique qu'elle avait eu des relations avec La Rivière ; elle en convenait, mais c'étaient, disait-elle, des relations hors mariage. Ainsi, elle aimait mieux passer pour concubine que de se reconnaître épouse, comme le mettait éloquemment en vue l'avocat général Denis Talon. Le procès fut perdu. Il fallut reconnaître le mari et l'enfant, et, comme réparation à la pudeur publique, payer cent francs d'aumônes. Bussy bondissait dans les nues, sa fille était forcenée dans son lit[53]. Mais le plus regrettable de cette triste histoire, c'est que Mme de Sévigné, qui riait de l'échec une fois reçu, était intervenue elle-même avec les autres parents pour appuyer la demande en nullité.

Un signe de décadence encore plus inquiétant apparaissait dans les crimes célèbres de cette époque, dont la surprise et l'épouvante se mêlaient aux préoccupations de la guerre ou aux joies de la victoire. Ces crimes se rattachaient, par leurs motifs, aux mauvaises mœurs, comme une conséquence à son principe, et leurs ramifications révélaient les progrès du mal dans les classes distinguées. Il y avait eu le procès de la Brinvilliers pendant la guerre de Hollande ; il y eut après la paix de Nimègue le procès de la Voisin.

La marquise de Brinvilliers, fille du lieutenant civil d'Aubray, tenait par elle-même et par son mari à de bonnes familles et à toute la robe. En dépit de ces gages d'honnêteté, elle était, de sou propre aveu, pervertie à l'âge de sept ans, et, dès qu'elle fut mariée, elle trahit la foi conjugale. Son complice était un aventurier, bâtard non avoué d'une famille illustre, Gaudin de Sainte-Croix. D'Aubray, pour rompre cette liaison, fit enfermer Sainte-Croix à la Bastille ; mais, au lieu de s'amender, le prisonnier se perfectionna, en prison même, dans la science du crime. Il apprit d'un compagnon de captivité, l'Italien Exili, l'art abominable de cette vénéneuse Italie, comme on disait déjà au XVe siècle. Rendu à la liberté, il communiqua son savoir à sa maîtresse, et dès lors ils travaillèrent ensemble à s'en assurer les profits. Sainte-Croix composait les poisons, la marquise les essayait, soit sur les malades de l'Hôtel-Dieu, soit sur des commensaux, au moyen de certaines tourtes de pigeonneaux, soit quelquefois sur elle-même, elle l'a écrit du moins, afin de mieux constater l'effet des contrepoisons. Deux passions, la cupidité et la haine, paraissent avoir été ses principaux mobiles. Selon le fils d'un apothicaire, témoin au procès, un jour, en état d'ivresse, elle avait dit en montrant une cassette : Il y a là-dedans bien des successions ; et une autre fois : Quand un homme déplaît, il faut lui donner un coup de pistolet dans un bouillon. En quatre ans, de 1666 à 1670, elle avait empoisonné ses deux frères, une sœur et son père. Rien de plus affreux ni de plus célèbre que ce parricide ; elle mit huit mois à tuer son père, sans jamais s'émouvoir ni de ces résistances de la nature, ni des marques d'affection que sa victime lui prodiguait en retour de ses soins hypocrites ; elle ne répondait à ces douceurs qu'en doublant toujours la dose. Elle paraît aussi avoir plusieurs fois attenté à la vie de son mari ; mais Sainte-Croix, qui craignait d'avoir ensuite à épouser une si méchante femme, donnait des contrepoisons, et le mari échappa. On ne commença à soupçonner ces horreurs qu'en 1672. Sainte-Croix mourut subitement des émanations foudroyantes d'un poison qu'il préparait. Les scellés ayant été mis sur ses meubles, la marquise se trahit elle-même par une inquiétude empressée, elle réclama une cassette qui se trouvait chez lui, disant qu'il ne fallait pas l'ouvrir, mais la lui renvoyer intacte, parce que le contenu n'appartenait qu'à elle seule. Sur cette indication, on ouvrit la cassette au lieu de la lui renvoyer, et on y trouva, avec une grande provision de poisons, la promesse de 30.000 livres faite par elle à Sainte-Croix huit jours après la mort de son père. Elle parvint alors à se sauver en Angleterre ; mais un laquais, soupçonné de complicité, ayant avoué qu'il avait servi d'instrument à Sainte-Croix pour empoisonner les frères de la marquise, il fut lu i-même roué vif (1673) et elle condamnée à mort par contumace. On réussit enfin à s'emparer de sa personne. Elle était revenue d'Angleterre à Liège. Un agent habile — Desgrais — se présenta chez elle, gagna sa confiance, d'abord sous l'habit ecclésiastique, ensuite par des déclarations d'amour, s'empara de tous ses papiers et se la fit livrer par les autorités du pays (1676). Entre ses papiers, il y avait une confession en seize pages, écrite de sa main, où elle avouait ses débordements depuis l'âge de sept ans, et l'empoisonnement de son père, de ses frères, d'un de ses enfants. Quoiqu'elle ait ensuite essayé, tout en reconnaissant son écriture, de renier la confession même comme un accès de fièvre chaude, elle la confirma bientôt dans son procès par des aveux formels, et en contant sa vie encore plus épouvantable qu'on ne pensait[54].

Ce qui rattache cette noire tragédie à l'histoire publique, ce n'est pas seulement la luxure à la mode mêlée à ces crimes : toujours l'amour et les confidences, comme on disait à propos des aveux de la Brinvilliers ; c'est surtout l'opinion générale qui croyait à de nombreux complices. Dès que la criminelle fut arrêtée, le roi fit députer un conseiller de la Grand'Chambre pour l'interro.ger à Rocroi. On ne voulait pas attendre qu'elle fût arrivée à Paris, où toute la robe était alliée à cette scélérate[55]. Le roi se préoccupait encore de ces connivences, après la prise de Bouchain ; pendant qu'il avait à surveiller le prince d'Orange, il écrivait de Flandre à Colbert : Sur l'affaire de Mme de Brinvilliers, je crois qu'il est important que vous disiez au président et au procureur général que je m'attends qu'ils feront tout ce que des gens de bien comme eux doivent faire pour déconcerter tous ceux, de quelque qualité qu'ils soient, qui sont mêlés dans un si vilain commerce. Mandez-moi tout ce que vous pourrez apprendre. On prétend qu'il y a de fortes sollicitations et beaucoup d'argent répandu[56]. Les soupçons tinrent longtemps ; ils trouvaient de quoi se justifier dans la conduite même du procès ; les procédures semblaient être trop douces, et dénoncer le besoin de ne pas découvrir tous les coupables. Jamais tant de crimes, disait-on, n'ont été traités si doucement ; elle n'a pas eu la question. On avait si peur qu'elle ne parlât, qu'on lui faisait entrevoir une grâce, et si bien entrevoir, qu'elle ne croyait pas mourir[57]. On interpréta de la même façon l'acquittement de son ami ou amant Penautier. Cet homme, successivement trésorier général des États de Languedoc, et receveur général du clergé, avait été arrêté sur une lettre de la Brinvilliers, qui le priait de tout faire pour la sauver. Il s'était acquis beaucoup d'amis dans ses deux emplois ; il était recherché pour sa bonne table, où il y avait presse. Un moment on le crut sérieusement compromis ; mais bientôt on parla de ses protecteurs, parmi lesquels on mêlait Colbert. On sut qu'il avait répandu cent mille écus pour favoriser toutes choses ; une dépense à se ruiner, disait-on plaisamment, et à supprimer sa table. Mais comme l'innocence ne fait guère de telles profusions, quand on le vit en liberté, on attribua son bonheur à ses protections ; on ne le tint pas pour justifié.

Le supplice de la Brinvilliers n'étouffa pas le souvenir de ses forfaits. Ils avaient ranimé l'émotion suscitée quelques années plus tôt par la mort de la duchesse d'Orléans ; ils entretinrent dans les esprits une vague inquiétude du danger, une crainte perpétuelle de la poudre de succession, l'habitude d'imputer à crime toute mort subite ; ils provoquèrent une vigilance qui découvrit trois ans plus tard' les machinations de la Voisin.

La veuve Monvoisin, vulgairement appelée. la Voisin, dégoûtée de la profession peu lucrative d'accoucheuse, s'était tournée vers la divination et le sortilège, en compagnie de la Vigoureux et d'un malheureux prêtre appelé Lesage. Elle tirait les caries, et exploitait toutes les crédulités humaines. Par ses recettes et pactes magiques ou diaboliques, elle réconciliait les amants, faisait retrouver les objets perdus, indiquait les trésors cachés, donnait le secret de conserver la fraîcheur de la jeunesse, de gagner au jeu, etc. Elle paraît aussi avoir pratiqué l'avortement au service des femmes de haute condition, et joignait enfin à ses autres industries le commerce des poisons. Elle fit fortune ; elle eut maison, laquais, un grand train qui éveilla les soupçons de la police. Elle fut arrêtée en 1679 avec ses complices. Comme l'horreur du poison était toujours présente à tous les esprits, dans l'espoir d'extirper enfin le danger, le roi établit à l'Arsenal une chambre de justice spéciale, qu'on appela la Chambre ardente (janvier 1680). C'était le nom de certains tribunaux extraordinaires, où, les tentures noires interceptant la lumière du jour, tout se passait à la lueur des flambeaux. La Voisin, sommée de déclarer quelles personnes fréquentaient sa maison, crut se sauver en donnant un grand nombre de noms illustres de la cour ; elle leur infligea ainsi une flétrissure dont ils ne sont jamais entièrement purgés. Elle nomma la comtesse de Soissons, le maréchal de Luxembourg, la princesse de Tingry, la duchesse de Bouillon, nièce de Mazarin et de Turenne, la duchesse de Foix, une dame de Polignac, plusieurs femmes de magistrats, etc. Le roi ordonna de poursuivre, d'arrêter les inculpés, et il signifia lui-même au maréchal de Luxembourg d'aller se constituer prisonnier à la Bastille, lui disant que, s'il était innocent, il n'avait rien à craindre des juges intègres à qui la conduite de l'affaire était remise.

La comtesse de Soissons était accusée d'avoir empoisonné son mari, et d'avoir demandé à la Voisin le moyen de faire revenir à elle un amant qui l'avait quittée, c'est-à-dire le roi, menaçant de faire repentir l'infidèle s'il ne venait à résipiscence. On imputait à la marquise d'Alluye d'avoir empoisonné son beau-père, à la princesse de Tingry d'avoir fait périr dans le four de la Voisin les enfants qu'elle avait eus du maréchal de Luxembourg, à Luxembourg d'avoir, par lui-même ou par son intendant, fait des conjurations pour retrouver des papiers perdus ou suborner des filles, à la duchesse de Bouillon d'avoir demandé un poison pour se défaire d'un vieux mari ennuyeux. et lui substituer un jeune homme qui était le duc de Vendôme, à la dame de Polignac d'avoir tué un valet de chambre, maître de son secret, et ce secret était un filtre pour se faire aimer du roi. Une lettre de la duchesse de Foix établissait qu'elle avait cru trouver dans une poudre vendue par la Voisin un excitant pour se faire pousser de la gorge ; elle se plaignait de l'inefficacité de la recette.

On peut sourire de ce dernier détail ; on peut même, à voir les acquittements qui suivirent faute de preuves formelles, taxer de témérité le bruit qui se fit d'abord autour de ces accusations. Cependant la tenue de plusieurs de ces accusés ne témoignait pas de la tranquillité de leur conscience. La Tingry n'est pas gaillarde, disait-on. Luxembourg, à la Bastille, paraissait peu rassuré ; si après quatorze mois de captivité il sortit non convaincu, il n'était pas non plus nettement justifié ; la culpabilité de sou intendant, qui fut expédié aux galères, ne démontrait pas absolument l'innocence du maître ; sa rentrée à la cour fut un sujet de surprise. La duchesse de Bouillon brava la chambre ardente par son ton à la fois fier et moqueur ; mais ses arguments n'étaient pas péremptoires : elle se défendait d'avoir voulu empoisonner son mari, par cette raison que ce mari l'accompagnait à l'audience ; on aurait pu lui répondre que ce pauvre marquis de Brinvilliers en avait fait autant pour la défense de son empoisonneuse. La comtesse de Soissons s'avoua coupable en prenant la fuite, en quittant la France pour toujours. Elle se mit en sûreté, grâce à une faiblesse de Louis XIV, qui, en souvenir de leurs anciennes relations, voulut bien lui épargner la honte d'une conviction judiciaire. J'ai bien voulu, dit-il lui-même, que Mme la comtesse se soit sauvée ; peut-être en rendrai-je compte à Dieu et à mes peuples. Le compte commença à se rendre deux ans après, lorsque Eugène de Savoie, dernier fils d'Olympe Mancini, s'échappa du royaume pour aller rejoindre sa mère, et porter à l'ennemi son génie et son épée contre la France.

La Voisin, brûlée le 21 février 1680, ne fut pas la seule convaincue. Outre divers misérables, ses instruments, qui subirent le feu, la potence ou les galères, plus d'une femme de bonne condition, qui sortit du procès la vie sauve, n'en retira pas son honneur intact. Des admonestations, des condamnations à l'aumône ou au bannissement prouvèrent assez haut ce que valaient leurs mœurs. Il reste surtout contre toutes celles qui figurèrent dans ces débats un grief que rien ne peut détruire. Elles fréquentaient, elles consultaient la Voisin. Qu'allaient-elles faire dans ce repaire ? Que demandaient-elles à ces poisons, à ces prestiges, à ces maléfices impies, dont le mystère et l'effet espéré ne pouvaient laisser d'illusion à personne ? Évidemment elles cherchaient par des moyens coupables des satisfactions honteuses ; elles se disputaient les succès d'amour et les bénéfices d'argent qui en étaient la conséquence, et surtout l'amour et l'argent de Louis XIV. Avons-nous tort de dire que la galanterie ardente du siècle devenait un apprentissage et une propagande de crimes ?

Toutefois, il ne serait pas équitable de nous arrêter ici, sans dire le bien à côté du mal. Ce XVIIe siècle était si fécond en contrastes de bonnes et de mauvaises pensées, d'aspirations salutaires et d'entrainements malheureux, que les premières faisaient encore contrepoids aux secondes. Remarquons d'abord que le roi, malgré ses défaillances personnelles, ne transigeait pas sur les principes. Sauf l'impunité laissée, mais non les honneurs rendus, à la comtesse de Soissons, il avait entendu ne soustraire personne à l'action de la justice. Luxembourg sortit de la Bastille parce que les commissaires étaient impuissants à le condamner, mais le roi le laissa longtemps sans emploi ; on serait même tenté de dire : trop longtemps pour le succès des guerres. La duchesse de Bouillon, triomphante de n'avoir pas été convaincue, colportait avec affectation ses réponses insolentes et se glorifiait d'avoir nargué ses juges ; elle fut, de ce chef seul, envoyée par lettre de cachet à Nérac, près des Pyrénées. La noblesse apprenait ainsi que mal vivre n'était pas encore un gage de la faveur du roi ; et dans le temps même on la complicité avec la Voisin compromettait tant de noms illustres, une femme, la même qui entreprenait la réforme du roi, poursuivait le projet de purifier la noblesse par l'éducation des femmes. Mme de Maintenon préparait la fondation de Saint-Cyr, et allait mettre Louis XIV de moitié dans une des œuvres qui ont le plus honoré son règne.

Mme de Maintenon n'oubliait pas qu'elle avait été Mme d'Aubigné ; elle comprenait, par ses souvenirs, tout ce que la pauvreté apporte de dangers à une jeune fille noble, que l'instinct de sa naissance pousse à la grandeur et au luxe, et que cet amour du luxe rend plus faible devant les séductions de la perversité. Depuis qu'elle était marquise et riche par les dons du roi, elle se plaisait à recueillir des jeunes filles de cette classe dont elle payait la pension d'abord à Montmorency, ensuite à Rueil où elle commença un établissement (1679). La bonne pensée et les premiers succès de cette fondation touchèrent le roi ; il donna, pour l'étendre et la consolider, la maison de Noisy dans le parc de Versailles, et se chargea des pensions (1683). Noisy devint, par ses accroissements, le lieu favori de la fondatrice, elle en oublia Maintenon[58]. Dès la seconde année (octobre 1684), elle annonçait à son frère qu'elle aurait bientôt cent demoiselles à gouverner, et au mois d'avril suivant (1685) elle décrivait avec joie le bel ordre de leur maison, et leur multitude qui lui faisait cortège : Jugez de mon plaisir, écrivait-elle[59], quand je reviens le long de l'avenue, suivie de cent vingt-quatre demoiselles qui y sont présentement. Il fut bientôt évident que Noisy ne suffirait pas aux demandes d'admission qui affluaient de toutes parts. Pour y pourvoir, le roi, au milieu des travaux les plus dispendieux de Versailles, fit élever au village de Saint-Cyr, comme annexe de son palais, mais annexe irréprochable, une vaste et magnifique maison, capable de répondre à tous les besoins d'un personnel nombreux, élèves et maîtresses : Mme de Maintenon se réjouit, dans ses confidences, de la rapidité incroyable des constructions. Du 15 mars au 9 juin 1685, tous les corps de logis étaient élevés, le réfectoire presque terminé, l'appartement de la supérieure prêt à couvrir[60]. Le 30 juin 1686 un édit du roi annonçait la fondation, au village de Saint-Cyr, d'une communauté de dames professes et converses pour l'éducation de deux cent cinquante demoiselles, qui n'y seraient reçues que sur un brevet du roi[61]. Le 27 juillet, la transmigration commença de Noisy à Saint-Cyr. Une médaille consacra la gloire de cette création. Le roi avait déclaré qu'une pareille institution méritait bien, autant que ses autres exploits, d'être célébrée par Racine et Boileau, ses historiographes, membres tout-puissants de l'Académie des médailles. Mme de Maintenon, toujours discrète, demanda et obtint de n'être pas nommée dans la médaille[62].

L'histoire métallique, dans l'explication de cette médaille, réclame la reconnaissance de la noblesse pour l'affection du roi, déjà si visible dans la création des compagnies de cadets, et non moins remarquable dans l'établissement d'une communauté pour l'éducation de jeunes demoiselles qui n'ont pas un bien proportionné à leur naissance. Elle évalue à plus de deux cent mille livres le revenu attaché à la maison de Saint-Cyr pour l'entretien et l'établissement des demoiselles. Elle finit par signaler le but moral de l'institution qui est de former ces jeunes filles à la pratique du devoir. On leur enseigne tout ce qui peut convenir à leur qualité et à leur sexe, afin qu'en sortant de cette maison ou pour s'établir dans le monde, ou pour embrasser la vie religieuse, elles portent partout des exemples de modestie et de vertu[63].

Saint-Cyr grandit et s'affermit sans retard. Au lieu des deux cent cinquante pensionnaires comptées dans l'édit du roi, on en voit figurer trois cents dans la médaille[64] ; et Mme de Maintenon atteste ce nombre dans ses lettres[65]. La communauté chargée de l'éducation des enfants s'organisa par de sages constitutions prudemment élaborées sous l'œil de la fondatrice ; elle reçut en même temps un ga.ge de l'attachement personnel du roi dans le nom de Dames de Saint-Louis qu'il leur attribua. Mme de Maintenon trouvait ce nom un peu ambitieux de la part de ces dames, un peu orgueilleux de la part du roi ; elle refusait d'abord de croire qu'il voulût se canoniser lui-même ; mais dès qu'il connut leur désir, il y vit un hommage, et il y fut si sensible, qu'il leur donna volontiers, sinon son nom propre, au moins celui de son patron. Le revenu ne tarda pas non plus à se consolider par la réunion de la mense abbatiale de Saint-Denis à Saint-Cyr ; ce fut au moins une manière d'assurer à une commende un emploi moral et honnête, et de ne plus abandonner aux caprices d'un commendataire le bien des moines, tout en ne rétablissant pas un abbé régulier. Une dernière consécration devait, huit ans plus tard, compléter ces faveurs, par des lettres-patentes qui changèrent la communauté, de séculière qu'elle était, en institut régulier de Saint-Augustin et portèrent le nombre des dames et sœurs converses à quatre-vingts[66]. Mais le véritable secret de la prospérité de Saint-Cyr est dans la vigilance, l'activité, la délicatesse de cœur, la largeur d'esprit de Mme de Maintenon.

Qui n'a pas étudié Mme de Maintenon à Saint-Cyr ne la connaît pas tout entière. C'est là, qu'elle révèle tout ce qu'elle a de cœur, qu'elle dépense sans regret toute sa vie. Au début, elle ne se préoccupe que d'assurer l'existence de cette maison, et pour la maison même. Saint-Cyr, écrit-elle (octobre 1687), est bien éprouvé dans la personne de ses supérieurs : le roi a contre lui toute l'Europe ; je suis dans l'affliction, la supérieure est dans le trouble, et vous — l'abbé Gobelin —, vous êtes malade. La maison n'est fondée ni pour elle ni pour vous, ni pour moi. Mettons-la en état de se passer de nous. Elle appelle les conseils de tous ceux qu'elle croit capables de la seconder ; mais elle ne s'assujettit à aucun par prévention ou amitié, et s'efforce de profiter de tous les avis en les tempérant les uns par les autres. Elle veut que Racine et Boileau soient entendus sur la rédaction des constitutions ; mais elle ne vent pas que, pour la pureté du langage, on gâte les pensées et les expressions de la supérieure. Vous savez, dit-elle, que dans tout ce que les femmes écrivent, il y a toujours mille fautes contre la grammaire, mais, avec votre permission, un agrément qui est rare dans les écrits des hommes. S'agit-il du choix des religieuses, elle prescrit de ne pas exiger une perfection trop souvent impossible, de ne pas s'effrayer de certaines imperfections inhérentes à l'humanité, de se contenter de la vraie piété, de l'esprit droit, du goût pour l'institut, de l'attachement aux règles, de l'esprit de société : Voilà, dit-elle, le principal pour une dame de Saint-Louis ; car, pour l'humeur un peu prompte, comptez que nous avons les vices et les vertus de notre tempérament. C'est surtout dans la manière de traiter les élèves qu'elle excelle en sagesse. Elle n'entend pas que l'éducation des enfants soit subordonnée aux règles des religieuses ; mais, au contraire, que les règles des religieuses soient subordonnées aux besoins de l'éducation. On ne peut jamais, chez vous, dit-elle, séparer les constitutions des religieuses de l'éducation des demoiselles ; il est dit partout que l'établissement est fait pour elles ; on ne vous y a ajoutées que pour leur servir de mères et de maîtresses, et l'on ne vous a imposé des vœux que pour fixer votre tendresse et votre zèle. Par le même principe, elle s'oppose à ce qu'on surcharge les enfants de pratiques religieuses. Saint-Cyr n'est pas un cloître, mais une école ; elle trouve que les demoiselles sont trop longtemps à l'église pour des enfants, qu'elles sont tuées à porter des chapes, que les processions ne conviennent que dans les paroisses, et non dans les chapelles ; et elle tient si fort à cette sage modération, qu'elle n'hésite pas à faire partir de Saint-Cyr Mme de Brinon, la première supérieure, quoiqu'elle dit son amie, parce qu'elle ne comprend pas que les enfants ne sont pas faites pour la vie monastique. Elle préside avec la même intelligence à l'instruction ; les élèves auront toute la culture d'esprit qui convient à leur état, mais qu'on se garde bien d'en faire des pédantes ; que, sous prétexte de les réformer, on ne leur ôte pas le bon sens ; qu'on leur donne le goût de la vie réelle, des occupations de la famille. N'en faites pas, dit-elle, des rhétoriciennes, ne leur inspirez pas le goût de la conversation ; elles s'ennuieraient à périr dans leurs familles[67].

Voilà, tirés de ses lettres, quelques traits de sa vie (le chaque jour, pris sur le vif. Saint-Cyr était son grand amour ici-bas. Quand elle était à Saint-Cyr, elle n'avait d'autre pensée, d'autre emploi que de s'y consacrer tout entière ; quand elle n'y était pas, elle semblait regretter une liberté qui la rendait à ses autres relations. Elle écrivait de Fontainebleau : Il faut vous répondre d'ici où j'ai moins d'affaires qu'à Versailles, parce que je n'ai pas Saint-Cyr. Dieu, le roi, Saint-Cyr, c'était en quelque sorte sa devise officielle ; mais, au fond de son cœur, Saint-Cyr remontait au moins d'un degré. Le roi prend tout mon temps, je donne le reste à Saint-Cyr, à Saint-Cyr à qui je le voudrais tout donner. Cette maison est d'un si grand détail, qu'en y faisant ce que je puis, je n'y fais pas la moitié de ce que je veux et de ce que je dois vouloir ; heureuse, en effet, si elle avait pu, par l'exemple et l'influence de ses élèves, opérer cette réforme des mœurs, qui était son vœu le plus ardent, et qui aurait été le salut de la société !

 

 

 



[1] Sévigné, 1er mars 1684.

[2] Souvenirs de Mme de Caylus.

[3] Sévigné, 26 décembre 1672 : Pour Mme Scarron, c'est une chose étonnante que sa vie ; aucun mortel n'a commerce avec elle. J'ai reçu une de ses lettres ; mais je me garde bien de m'en vanter, de peur des questions infinies que cela attire.

[4] Isambert, Anciennes Lois françaises, tome XIX.

[5] Sévigné, janvier 1674 : On ne voit pas encore ces petits princes ; rainé a été trois jours avec père et mère... On a vu sourdement M. le duc du Maine, mais non pas encore chez la reine. Il était en carrosse, et ne voit que père et mère seulement.

[6] Œuvres de Louis XIV : lettre à Colbert, du camp de Gembloux, 28 mai 1675.

[7] Œuvres de Louis XIV : à Colbert, du camp de Latine, 8 juin.

[8] Œuvres de Louis XIV : à Colbert, du camp de Latine, 5 juin.

[9] Sévigné, 14 juin 1676.

[10] Voir les Comptes de Colbert : Collection Clément.

[11] Sévigné, Lettres, 1676, 1677.

[12] Elle envoie à Bussy, 18 mars 1673, un petit couplet de chanson, sur l'air de la Bergère Célimène, qu'elle trouve beau et juste pour le roi :

Nous verrons toute la terre

Assujettie à ses lois ;

Pour l'amour ou pour la guerre

Dès qu'il daigne faire un choix,

Un dieu lui prête son tonnerre,

Un autre dieu son carquois.

[13] Madrigal de Racine, à la tête d'un petit ouvrage de M. le duc du Maine, presque encore enfant.

Ne pensez pas, messieurs les beaux esprits,

Que je veuille par mes écrits

Prendre une place au temple de mémoire.

Vous savez de qui je suis fils ;

Il me faut donc une autre gloire

Et des lauriers d'un plus grand prix.

Voir aussi l'Épître dédicatoire à Mme de Montespan, où c'est Mme de Maintenon qui parle.

[14] Vers pour mettre au bas d'un portrait de Monseigneur le duc du Maine dont on avait imprimé un petit volume de lettres :

Quel est cet Apollon nouveau

Qui presqu'au sortir du berceau

Vient régner sur notre Parnasse ?

Qu'il est brillant, qu'il a de grâce !

Du plus grand des héros je reconnais le fils.

Il est déjà tout plein de l'esprit de son père,

Et le feu des yeux de sa mère

A passé jusqu'en ses écrits.

[15] Œuvres de Louis XIV, tome V : lettre de Colbert, 24 mai 1676 ; lettre du roi, 15 juin 1678.

[16] Mme de Caylus, aussi bien que Saint-Simon, attribue aux complaisances calculées de Mme de Soubise l'élévation de sa famille. Avant les faveurs du roi, le mari n'avait pas 6.000 livres de rente ; depuis, il eut de quoi acheter la maison des Guise. Dame d'honneur de fait, avec l'argent mais sans le titre, elle reçut un peu plus tard une augmentation annuelle de revenu qui monta à 15.000 livres. Ses enfants furent traités comme des princes, par ordre du roi. Quand son fils, l'abbé de Soubise, soutint ses thèses en Sorbonne, il répondit couvert et fut appelé serenissimus princeps, par ordre du roi. Dangeau, Journal, janvier 1685.

[17] Souvenirs de Mme de Caylus.

[18] Sévigné, 2 et 30 juillet 1677.

[19] Mémoires de Mme de Montpensier. Elle ajoute : On trouva cela fort plaisant. La reine disait souvent de ces plaisanteries ; si elle avait été aussi à la mode que Madame la Dauphine le fut d'abord, on en aurait fait plus de cas et on lui aurait trouvé de l'esprit.

[20] Mémoires de Choisy.

[21] C'était au château de Sainte-Geneviève, à l'est et en face du Montlhéry, dans la direction de Corbeil. Ces grottes existent encore aujourd'hui, à l'état de ruine, au milieu d'une propriété négligée qui est une ruine elle-même.

[22] Souvenirs de Mme de Caylus, nièce de Mme Maintenon.

[23] Voir le joli récit de Mme de Sévigné, mai 1676.

[24] Lettres de Mme de Maintenon à l'abbé Gobelin.

[25] Voir les Lettres de Sévigné, pour toute l'année 1680.

[26] Ce voyage est d'août 1680 ; c'était le temps où Mlle de Fontanges, par suite de la maladie dont elle ne guérit pas, était déjà en retraite.

[27] Lettre de Mme de Maintenon à la comtesse de Saint-Géran, novembre 1682.

[28] Maintenon à Saint-Géran, août 1682.

[29] Maintenon à Saint-Géran, novembre 1682.

[30] Souvenirs de Caylus.

[31] Un historien de Mme de Maintenon, Théophile Lavallée, fixe la date de ce mariage au mois de juin 1684. Cette époque concorde assez bien avec ce que disait Mme de Sévigné au mois de septembre, et avec l'anecdote que nous tirons plus bas du Journal de Dangeau.

[32] Souvenirs de Caylus.

[33] Sévigné, 27 septembre 1684.

[34] Journal de Dangeau, 12 août 1684 : Une comtesse ayant perdu un procès contre son mari, le roi dit à son souper que tout d'une voix on avait décidé dans le conseil que les secondes noces n'étaient pas heureuses ; un conseiller lui dit : Sire, ce n'est que pour les particuliers.

[35] L'affection réelle de Louis XIV pour Mme de Maintenon a duré jusqu'à sa mort, comme le prouvent les paroles qu'il lui adressa à ce moment suprême. Voici une lettre sans date, mais qui parait se rapporter à l'époque du siège de Mons, en 1691 : Je profite, dit-il, du départ de Montchevreuil pour vous assurer d'une vérité qui me plaît trop pour me lasser de la dire : c'est que je vous chéris toujours et que je vous considère à un point que je ne peux exprimer ; et qu'enfin, quelque amitié que vous ayez pour moi, j'en ai encore plus pour vous, étant, de tout mon cœur, tout à fait à vous. Œuvres de Louis XIV, tome VI.

[36] Dangeau, 5 avril 1685. Il rapporte la donation et l'enregistrement aux premiers jours de l'année.

[37] Souvenirs de Mme de Caylus.

[38] Sévigné, 17 janvier 1680 : Je vous dirai une tris-grande nouvelle, c'est que Monsieur le Prince fit faire hier sa barbe : il était rasé. Ce n'est pas une illusion ni mie de ces choses qu'on dit en l'air ; c'est une vérité, toute la cour en fut témoin ; et Mme de Langerons prenant, son temps, qu'il avait les pattes croisées comme le lion, lui lit mettre un justaucorps avec des boutonnières de diamants : un valet de chambre, abusant de sa patience, le frisa, lui mit de la poudre, et le réduisit enfin à être l'homme de la cour de la meilleure mine, et une tête qui effaçait toutes les perruques... J'oubliais le meilleur, c'est que l'épée de Monsieur le Prince était garnie de diamants....

[39] Voir, dans Saint-Simon, la conversation d'Eugène avec Boufflers après la prise de Lille.

[40] Mémoires de Mlle de Montpensier. On pressa vivement la donation ; on menaça même de mettre à la Bastille celui qui servait d'intermédiaire si la donation ne se faisait pas... La chose faite, Mme de Montespan déclara que le roi ne souffrirait jamais que Mademoiselle épousait publiquement Lauzun, ni qu'on l'appelât M. de Montpensier. Il le ferait duc, et le mariage pourrait avoir lieu secrètement ; le roi ne ferait pas semblant de le savoir ; il gronderait ceux qui le lui diraient.

[41] Déclarations de janvier 1680 et de février 1681.

[42] Mémoires de Caylus.

[43] Dangeau, Journal, 24 mai 1685.

[44] Souvenirs de Mme de Caylus.

[45] Oraison funèbre du grand Condé. Il s'agit de la maladie (la petite vérole) dont fut atteinte la duchesse de Bourbon en 1686. Quels furent les sentiments du prince de Condé, lorsqu'il se vit menacé de perdre ce nouveau lien de sa famille avec la personne du roi ? C'est donc dans cette occasion que devait mourir ce héros : celui que tant de sièges et de batailles n'ont pu enlever, va périr par la tendresse.

[46] Voir, dans les œuvres de Chaulieu, la Bergère surprise.

[47] Épître de Chaulieu au chevalier de Bouillon.

[48] Lettre à Lafare : Depuis que vous êtes parti, une suite de bons et grands repas m'a bien laissé le temps de penser à vous, mais non pas celui de vous écrire.

Madrigal à Lafare :

Et donne-moi ce soir le plaisir d'être à table

Entre l'amour et l'amitié.

[49] Mémoires de Lafare, 1686.

[50] Dangeau, 25 décembre 1684 : Le P. Bourdaloue prêcha, et dans son compliment d'adieu, il attaqua un vice qu'il conseilla fort à S. M. d'exterminer dans sa cour. Ce compliment-là fut remarquable aussi bien que son sermon.

[51] Dangeau, 25 décembre 1684. Sévigné, janvier 1685.

[52] Sévigné, décembre 1682. Dangeau, 22 octobre 1884.

[53] Sévigné, juin 1684.

[54] Richer, Causes célèbres. Lettres de Sévigné, d'avril à juillet 1676.

[55] Lettre de Corbinelli, 13 avril 1676.

[56] Œuvres de Louis XIV, tome V, lettre à Colbert, 28 juin 1676.

[57] Sévigné, 29 juillet 1676.

[58] Lettre à d'Aubigné, 18 juillet 1684 : La manufacture et Noisy sont mes endroits favoris. Quant à Maintenon, il est un peu abandonné.

[59] Lettre à d'Aubigné, 13 août 1681.

[60] Lettre à d'Aubigné, 7 avril, 9 juin 1685.

[61] Isambert, Anciennes Lois françaises, tome XX.

[62] Lettres de Maintenon, octobre 1686.

[63] Histoire métallique.

[64] CCC puellæ nobiles Sancyrianæ.

[65] Mme de Maintenon à Mme de Brinon.

[66] Lettres-patentes du 3 mars 1694.

[67] Toute cette page est tirée des lettres de Maintenon en 1686, 1687, 1688. La dernière citation seule est de 1695