HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS (suite)

 

CHAPITRE XXVII. — Histoire intérieure de la France pendant la guerre de Hollande et à la suite de la paix de Nimègue : troisième partie. Grand éclat des lettres de 1679 à 1688. Progrès de l'Académie des sciences. Splendeur des bâtiments.

 

 

III. — Les artistes. - Grands bâtiments. - Achèvement de Versailles. - Marly. - La place Vendôme, - Aqueduc de Maintenon.

 

Montaigne, dans une de ses meilleures boutades, blâmant le luxe des souverains, ne le trouve légitime que lorsqu'il s'emploie à des œuvres durables comme ports, havres, fortifications et murs, bâtiments somptueux, églises, hôpitaux, collèges, réformation des rues et chemins ; et il loue sans réserve, à ce titre, le pape Grégoire XIII et la reine Catherine — de Médicis — dont il regrette que la libéralité naturelle et la munificence aient été entravées par l'insuffisance de ses moyens[1]. Bossuet, à un autre point de vue, justifiait les dépenses de magnificence et de dignité par le besoin de soutenir la majesté royale aux yeux des peuples et des étrangers. Après avoir décrit le palais de Salomon, le trône où tout resplendissait d'or, et la vaisselle d'or des tables, et les ouvrages des rois suivants, aqueducs, bains publics, et tout ce qu'ils firent pour la sûreté et la commodité commune, et pour l'ornement du palais et du royaume, il ajoute[2] : Dieu défendait l'ostentation que la vanité inspire, et la folle enflure d'un cœur enivré de ses richesses ; mais il voulait cependant que la cour des rois fût éclatante et magnifique pour imprimer aux peuples un certain respect.

La magnificence de Louis XIV n'a malheureusement pas échappé à la folle enflure et à l'ostentation ; il s'est trop enivré de cet éclat qui, en l'élevant au-dessus de tous les souverains, est devenu pour eux un objet d'envie et d'émulation ; il y a eu dans ces dépenses, dont nous donnerons le compte à la fin, plus de souci de sa majesté que de préoccupation de l'utilité publique ; Et pourtant, sans compter le palais des Invalides et les embellissements de Paris dont l'utilité est incontestable, ç'a été pour tous un avantage réel que ce développement des grands arts dont les châteaux du roi ont été l'occasion, mais dont la pratique ou le spectacle anime le génie chez les artistes, ou entretient dans les masses, avec le respect du beau, le culte des grandes pensées.

Nous avons déjà nommé en passant quelques-uns de ces artistes ; à leur tête domine Lebrun, et par le nombre de ses ouvrages, et par son importance officielle. Né en 1619, protégé de Richelieu et du chancelier Séguier, condisciple du Poussin à Rome, membre de l'Académie de peinture dès 1648, il était devenu le peintre de la régente, des grands seigneurs et des bourgeois enrichis. Successivement il avait exécuté pour Anne d'Autriche des tableaux destinés aux carmélites de Saint-Jacques, pour Fouquet les peintures du château de Vaux, et dirigé les décorations de la place Dauphine pour l'entrée solennelle du roi et de la jeune reine à Paris en 1660. Invité par Louis XIV à travailler sur Alexandre avec qui le prince aimait à être comparé, il inaugura ses œuvres sur le héros macédonien par le tableau de la Famille de Darius ; le roi en fut si content, qu'il gratifia l'artiste de son portrait enrichi de diamants, et d'une pension de douze mille livres, le nomma son premier peintre, et l'anoblit. A partir de 1667, Lebrun accompagna souvent le roi à la guerre, et dans ces occasions fréquentes de le considérer à la tête de son armée, il apprit à le représenter fidèlement avec un air belliqueux, comme ailleurs il savait lui donner le noble caractère des exercices de la paix[3]. Nommé directeur des Gobelins, il fut bientôt le directeur officiel de tous les travaux d'art exécutés dans les maisons royales, imposant ses dessins même pour la sculpture à ses confrères : sorte de despotisme que quelques-uns regrettent comme la cause d'un peu de monotonie dans les jardins de Versailles, malgré la noblesse et la correction du genre. Dès 1664, il avait commencé à peindre la galerie d'Apollon au Louvre ; nous allons le voir, à Versailles, décorer le grand escalier et accomplir les travaux gigantesques de la grande galerie. D'une activité infatigable, il alliait au service du roi celui des ministres et- des particuliers. Les plus beaux ornements de la maison de Colbert, à Sceaux, étaient de Lebrun ; dans la chapelle, une Épiphanie où Dieu le Père était représenté prononçant : Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; et dans le jardin, au pavillon de l'Aurore, l'Aurore et Céphale avec accompagnement des quatre Saisons et des signes du Zodiaque.

Van der Meulen, né Belge, et déjà célèbre à Bruxelles, avait été désigné par Lebrun à Colbert, comme une capacité bonne à acquérir pour la France ; ce qui prouve que, si Lebrun eut en effet le tort de subordonner les artistes à sa manière, il ne leur contestait ni leur mérite ni la faveur royale. Appelé à Paris, pourvu d'une pension de deux mille livres, logé aux Gobelins, admis à l'Académie de peinture (1673), Van der Meulen devint le peintre habituel des guerres de Louis XIV. Il faisait partie de toutes les expéditions du roi, pour dessiner, sur les lieux, les marches, les campements, les attaques, les grandes actions, et les vues des villes assiégées. Un tableau de lui était comme le complément de chaque victoire. Envoyez-moi Van der Meulen, écrivait Louis XIV à Colbert après la prise de Cambrai ; il y a ici beaucoup à voir pour lui[4]. Il brille dans les peintures de batailles, dans la représentation des maisons royales ; il dessine en particulier les chevaux avec une telle supériorité, que Lebrun, dans ses propres tableaux, lui confiait, dit-on, l'exécution des chevaux. Le Louvre garde encore de lui vingt-trois tableaux, entre lesquels on remarque l'Entrée de Louis XIV à Arras, la Reine recevant dans son carrosse l'hommage des magistrats d'une ville à genoux, le Siège de Maëstricht où le roi figure sur un cheval blanc, donnant des ordres à ses généraux. Nous dirons plus bas la part qui lui revient dans les peintures de Versailles.

Mignard (Pierre), rappelé de Rome par le ministre de Lyonne, brilla d'abord par une grande habileté dans le portrait. Le dôme du Val-de-Grâce, chanté par Molière, le plaça parmi les premiers de son art (1664-1669). Il a peint M. de Turenne et sa pie (le cheval du héros) ; c'est la plus belle chose du monde, dit Sévigné[5]. Il est encore le peintre du palais de Saint-Cloud (1677), où il traita, en divers endroits, avec la même facilité, les sujets religieux et les profanes ; d'un côté à la chapelle, la Descente de croix, et dans les salons Mars et Vénus surpris par Vulcain et dénoncés à l'assemblée des dieux. La petite galerie de Versailles, et les salons qui en dépendent, témoignent également de sa fécondité. L'aîné de Lebrun, dont il devint à la fin l'adversaire par la préférence de Louvois, il devait lui survivre, et hériter de ses places et de ses titres (1690). Sa verdeur jusque dans une vieillesse avancée est remarquable. Il avait plus de quatre-vingts ans lorsque, Louvois lui demandant un plan pour les peintures du dôme des Invalides (1691), non-seulement il le donna, mais encore, au grand étonnement du ministre, il s'offrit pour l'exécuter[6].

Jouvenet, né à Rouen, avait fondé sa réputation à l'âge de vingt-quatre ans, par sa Guérison du Paralytique (1668). Après son Esther devant Assuérus, Lebrun, qui l'avait toujours protégé, le présenta et le fit admettre à l'Académie (1675). Il n'a cessé de travailler avec éclat jusqu'en 1713, et même au delà ; à Versailles, aux plafonds ou à la chapelle ; à Rennes, au plafond de la chambre du conseil du parlement ; à l'église des Invalides ; au monastère de Saint-Martin-des-Champs, qui lui dut la Madeleine chez le Pharisien, les Vendeurs chassés du Temple, la Résurrection de Lazare. En 1713, devenu paralytique de la main droite, il était réduit à faire peindre devant lui, à ne plus agir que par des conseils. Un jour, impatienté d'un travail imparfait, il tenta de corriger de sa main impuissante une tête qui ne le satisfaisait pas ; mais il la gâta au lieu de l'améliorer. Irrité de cet affront, qu'il s'était infligé lui-même, il entreprit de réparer cette faute de la main gauche, et il y réussit. En continuant à s'exercer, il parvint à achever avec succès des ébauches qu'il avait dû abandonner depuis le malheur de sa main droite.

Rigaud n'était encore qu'un adolescent quand il vint du Roussillon à Paris (1681). Il n'en remporta pas moins, à vingt ans, le premier prix de peinture (1683). Il reçut ce prix des mains du grand Colbert, la dernière fois que ce second père de notre Académie, disent les Mémoires, l'honora de sa présence. On voit, par ce mot, que c'était dans toutes les Académies le même sentiment de reconnaissance pour Colbert. Lebrun conseilla à Rigaud de s'adonner surtout au portrait, et le confirma ainsi dans, une vocation qui a assuré son importance spéciale auprès des contemporains, et sa gloire dans la postérité. Le jeune peintre se fit connaître par le portrait de Girardon ; puis se succédèrent ceux du duc d'Orléans, de Mignard, du prince royal de Danemark, de l'abbé de Rancé, de Bossuet, et tant d'autres dont l'énumération toute seule remplit de nombreuses pages des Mémoires de l'Académie et monte au chiffre de 485, de l'année 1683 à 1697. Dans la seconde partie de sa vie, le talent de Rigaud reçut un honneur alors fort envié, et clans des conditions qui en faisaient, au lieu d'une faveur personnelle du prince, le témoignage et le jugement du peuple (vox populi). Les nobles du Roussillon tenaient des rois d'Espagne, anciens maîtres de la province, le privilège d'anoblir chaque année celui des bourgeois qu'il leur plaisait de choisir. En 1709, avec l'approbation de Louis XIV, ils conférèrent la noblesse au grand artiste, leur compatriote.

Dans la sculpture, les noms qui se présentent d'eux-mêmes sont Girardon, Coysevox, Coustou et ce Puget, si original de caractère et de génie, et également propre à tous les grands arts. Girardon (né en 1630) fut sculpteur en dépit de son père, qui en voulait faire un procureur. Il avait étudié à Rome aux frais du chancelier Séguier. Admis à l'Académie de sculpture en 1657, il y devint professeur en 1659. Il eut tout naturellement la faveur de Colbert, ministre de la marine, par le soin qu'il apporta à la décoration des vaisseaux[7]. Auteur du tombeau de Richelieu, il enrichit la ville de Troyes, sa patrie, de vingt bustes de rois et d'empereurs de grandeur naturelle (1676). A Versailles, il se retrouve dans l'Enlèvement de Proserpine, dans l'Hiver, sous la forme d'un vieillard ; dans quatre figures des bains d'Apollon, que le roi lui paya d'une bourse de trois cents louis. Plus tard, il fit pour la place Vendôme la statue équestre de Louis XIV, et le mausolée de Louvois.

Coysevox fut d'abord le protégé du cardinal de Furstenberg qui l'employa aux ornements de son palais de Saverne. Revenu à Paris (1671), il entra à l'Académie et justifia  cette distinction par ses œuvres. Son talent a mérité de ses contemporains un éloge particulier : Il taillait lui-même son marbre et le finissait ; il se trouvait, par sa grande capacité, en état de changer, à mesure qu'il travaillait, l'attitude projetée de ses figures, pour jeter dans les parties solides les fils de marbre qui se découvraient en travaillant, et qui auraient passé dans les parties saillantes[8]. Ses œuvres les plus célèbres sont une statue pédestre de Louis XIV pour la cour de l'hôtel de ville de Paris, les deux chevaux ailés, portant l'un Mercure, l'autre la Renommée, qui figurent aujourd'hui à l'entrée des Tuileries par la place de la Concorde ; le tombeau du cardinal Mazarin, le Flûteur, le groupe de la Garonne et de la Dordogne. Il avait fait pour Colbert, à Sceaux, un fleuve de pierre de douze pieds de long. Au moment de l'ambassade siamoise, il modela, pour la jeter en bronze, une statue équestre du roi, destinée aux États de Bretagne. Il trouva moyen, dans les bas-reliefs, de flatter à la fois le roi et les Bretons. L'un de ces bas-reliefs représente Thétis, souveraine de la mer, sur les côtes de Bretagne, et l'autre la réception de l'ambassade siamoise par Louis XIV, et, parmi les décorations de la galerie où l'audience a lieu, un tableau du mariage de Louis XII avec Anne de Bretagne : petit hommage aux souvenirs nationaux de la province, qui aimait à faire entendre que sa réunion à la France était plutôt une alliance qu'une soumission[9].

Coustou (Nicolas), neveu de Coysevox, était à peu près du même âge que Rigaud. Il reçut de la main de Colbert le premier prix de sculpture le même jour que Rigaud recevait celui de peinture. Il fit le voyage de Rome avec pension du roi. Parmi ses premiers travaux on distingue un bas-relief représentant la joie des Français pour le rétablissement de la santé de Louis XIV (1687). Le groupe de la Seine et de la Marne, la statue de Jules César et celle de Commode lui appartiennent, ainsi que la Descente de Croix pour le vœu de Louis XIII dans le chœur  de Notre-Dame de Paris. Son frère, Guillaume Coustou, plus jeune de vingt ans (né en 1678), est l'auteur des deux chevaux dits de Marly.

Puget (Pierre) n'a rien de ces allures correctes et pour ainsi dire officielles. Il s'est formé tout seul, il n'est pas de l'Académie, il ne vit pas dans le voisinage et sous la protection de la cour. La fougue de son caractère, la conscience de son génie naturel, avaient fait éclater presque en même temps ses aptitudes diverses ; et son amour de l'indépendance, en le portant tantôt à l'étranger, tantôt sur divers points de la France, quelquefois même auprès du roi, lui conquit par saccades cette gloire qu'il se complaisait à croire universelle. Il prenait ensemble les titres de peintre, de sculpteur et d'architecte, et il se réclamait de deux patries, Marseille et Toulon[10]. Placé à quatorze ans chez un constructeur de galères qui était aussi sculpteur en bois, il fut à seize ans constructeur achevé et sculpteur. Emporté eu Italie, il devint peintre à la suite de Pierre de Cortone. Dans un second voyage à Rome, il apprit l'architecture. Entre ces deux courses, invité par les officiers de marine de Toulon à construire des vaisseaux (1648), il inventa ces poupes colossales à double rang de galeries saillantes et à figures en ronde-bosse, qui ont marqué une des époques de la construction navale. A sa seconde rentrée en France (1653), il pratiqua la peinture avec exubérance, et remplit Marseille, Toulon, Cuers, La Ciotat, de tableaux d'église, parmi lesquels il faut citer l'Annonciation, la Visitation, le Sauveur du monde. Averti par les médecins, dans une maladie grave, que la peinture serait funeste à sa santé, il aborda la sculpture en marbre avec une ardeur dont il a dit lui-même : Je suis nourri aux grands ouvrages, je nage quand j'y travaille, et le marbre tremble devant moi, pour grosse que soit la pièce. Une de ses œuvres de sculpture, les Termes ou Atlas, à la porte de l'hôtel de ville de Toulon, faisait dire au Bernin que, puisque la France avait de tels génies, il était inutile de l'appeler lui-même d'Italie. Successivement au service du marquis de Girardin, en Normandie, ou de Fouquet, dont il né voulut pas se détacher, malgré les avances de Mazarin ; il avait fini par s'établir à Gênes. Colbert, sur la recommandation du Bernin, le rappela pour le constituer directeur de la décoration des vaisseaux. Il faillit quitter cet emploi pour n'être pas soumis aux observations du duc de Beaufort, qu'il dédaignait : Monseigneur, lui dit-il, si mes services ne conviennent pas à Votre Altesse, je la prie de me donner mon congé. Beaufort lui ayant répondu que le roi ne retenait personne malgré lui, Puget cessa immédiatement de travailler, et il ne consentit à revenir qu'après avoir reçu les excuses de l'offenseur. Sa charge ne l'empêcha pas d'exercer ses autres talents. C'est à cette époque (1671) qu'il déploya son génie d'architecte dans les embellissements de Marseille, par ses alignements et ses plans de nouveaux édifices. Colbert lui avait conféré le droit de décider avec ou contre les propriétaires toutes les affaires relatives à ces travaux (Voir tome III, chap. XX). Il poursuivait en même temps la sculpture ; c'est par elle qu'il fut à la fin introduit à la cour. Son Milon de Crotone, son bas-relief d'Alexandre et Diogène, encore à l'état d'ébauche, ayant été vus par Lenôtre, celui-ci en parla avec admiration à Colbert, à Louvois, à Louis XIV. Puget reçut ordre de finir le Milon, et en 1683 il l'envoya à Versailles. L'enthousiasme fut général. C'est un des plus beaux morceaux du monde, dit Félibien dans la description des statues du parc. La reine, à la première vue, lui rendit le plus bel hommage, celui de la nature, par ce cri spontané : Ah ! le pauvre homme ! Lebrun, toujours juste envers le génie, écrivit à l'auteur : J'ai tâché de faire remarquer  au roi toutes les beautés de votre ouvrage. Je n'ai fait en cela que vous rendre justice. Je fais plus de cas de l'affection d'un homme de vertu comme vous, que de celle des plus qualifiés de notre cour. Puget devenait ainsi un des artistes du roi. Il paraît n'y avoir pas été tout à fait insensible ; car son groupe d'Andromède, qu'il envoya en 1685, est dédié au grand roi avec une expression de dévouement[11], et Louis XIV y répondit en disant au fils : Votre père est grand et illustre ; il n'y a personne en Europe qui puisse l'égaler. Mais Puget avait une fierté trop rude, un sentiment trop inflexible de sa supériorité pour se plaire et pour réussir à la cour. Il ne souffrait qu'à peine les comparaisons avec les plus illustres. Je ne puis être mis en parallèle, disait-il, qu'avec les cavaliers Algarde et Bernin. Il trouva que son Andromède n'était pas assez payé. Louvois lui représentant que le roi ne donnait pas davantage à un général d'armée : J'en conviens, riposta Puget, mais le roi n'ignore pas qu'il peut facilement trouver des généraux parmi le grand nombre d'excellents officiers qu'il a dans ses troupes, et qu'il n'y a pas en France plusieurs Puget.

L'architecture, à l'époque où nous sommes parvenus, n'est plus guère représentée que par un grand nom qui se trouve partout, et devient pour ainsi dire le synonyme de l'art[12]. C'est le second Mansard, neveu du premier ; appelé d'abord Hardouin, en s'attribuant le nom de son oncle, il a habitué le public à le lui laisser exclusivement. Il n'avait que trente ans lorsqu'il construisit pour Mme de Montespan le château de Clagny (1675). La satisfaction que ressentit Louis XI V de ce bel ouvrage fut le commencement de la gloire de l'architecte. Héritier de ses prédécesseurs, il achève leurs œuvres et il y joint les siennes en nombre considérable. Il n'a pas commencé Versailles ; mais il lui donne ses plus vastes développements, et il refait Trianon sur un plan nouveau. Il prend les Invalides inachevés, et il y mettra le dernier complément par l'érection de la coupole et l'heureuse distribution de la lumière qui en éclaire les peintures[13]. Par ses talents avantageux, disent les Mémoires inédits de l'Académie[14], il s'était acquis l'estime du roi et celle des grands et de tous les savants du royaume. Aussi, pendant qu'il exécute pour le roi, outre Versailles, Marly, Saint-Cyr, la place Vendôme, il construit la place des Victoires pour le duc de Lafeuillade, le château de Dampierre pour le duc de Luynes, le château de Lunéville pour le duc de Lorraine. Dans la dernière partie de sa vie, devenu surintendant des bâtiments, etc. (1699), il eut sous sa direction les académies ; il les traita avec bienveillance, leur fit rendre les pensions supprimées par suite de nécessités politiques, et mérita ainsi leur bienveillance, qui peut-être n'a pas nui à sa réputation.

Avec de tels instruments, Louis XIV pouvait beaucoup pour sa gloire et pour celle des beaux-arts. Il en usa au milieu même de sa guerre contre toute l'Europe, et, après la paix, il fit de leurs chefs-d'œuvre un ensemble de trophées durables pour son nom et son siècle. Versailles, Marly et sa machine, et même la témérité fastueuse et impuissante de Maintenon, la place Vendôme, à Paris, et des embellissements considérables à Fontainebleau, à Saint-Germain, à Chambord, furent autant de musées ouverts aux monuments des hommes de génie qu'il protégeait.

L'imagination aime à se représenter tout le siècle de Louis XIV à Versailles, et à croire que ce monument, rapidement achevé, a été le témoin et le théâtre de toutes les magnificences du grand roi ; c'est là un rêve et non la vérité. Il a fallu de longues années pour mettre Versailles en l'état où nous le voyons, et c'est à peine si, à la fin de sa vie, le constructeur l'a eu tout entier à sa disposition. La chapelle, par exemple, commencée en 1699, n'était pas encore terminée à la mort de Mansard en 1708 ; l'orangerie ne remonte pas au delà de 1686, et la grande galerie n'a pas été entreprise avant 1678. Dans les premiers temps, ce que le roi y cherchait surtout, c'était un jardin et des eaux. Le château même, avec quelques augmentations à l'ancienne demeure de Louis XIII, était petit ; les annexes étaient au bout du parc : d'un côté, à la place du petit village de Trianon, le pavillon de porcelaine ou pavillon des fleurs, et de l'autre la ménagerie. Le plus grand luxe et la plus grande dépense étaient le canal creusé en 1670, et augmenté, en 1672, d'un canal transversal, et les eaux amenées à grands frais de l'étang de Clagny et de la rivière de Bièvre. Avec la guerre (le hollande commença (1672) la construction (les grands appartements du roi et de la reine, à laquelle correspondirent de nouveaux travaux de jardinage et d'hydraulique, la création du labyrinthe et les eaux dérivées des plateaux du sud ou de la forêt de Marly. On voit alors le roi, au sortir du siège de Maëstricht (1673) ou du camp devant Besançon (1674), régler la disposition des appartements, s'informer de l'effet produit par les orangers, et prescrire sur les pompes les épreuves qui peuvent lui permettre de régler le jeu des fontaines et la grosseur des jets d'eau[15].

En 1678, Louis XIV signifia qu'il voulait résider dorénavant à Versailles ; ce fut le commencement des grands travaux de construction. L'entreprise parut téméraire à l'opinion ; on ne croyait pas que le séjour de Versailles fût sain, et les courtisans mêmes critiquaient la préférence du maître pour un lieu suspect. Une maladie qui décima les ouvriers confirma d'abord cette croyance. On emporte toutes les nuits, écrivait Sévigné, comme de l'Hôtel-Dieu, des charriots pleins de morts ; on cache cette triste marche pour ne pas effrayer les ateliers et ne pas décrier l'air de ce favori sans mérite. Bussy disait à son tour : Les rois peuvent donner à la terre une autre forme que celle qu'elle avait reçue de la nature ; mais la qualité de l'eau et celle de l'air ne sont pas en leur pouvoir[16]. En dépit de ces coups de langue, la volonté du roi, secondée par Mansard, se donna en quelques années satisfaction presque complète. De 1678 à 1686, on vit s'élever la grande et la petite écurie, le grand commun, l'aile du sud, la grande galerie, l'orangerie avec son double escalier, enfin l'aile du nord. En même temps, le régiment suisse de Surbeck creusait la grande pièce d'eau dite des Suisses ; le canal de Bue ouvrait le chemin à l'eau des étangs de Saclay, Villiers et Trou-Salé ; et, pour improviser des ombrages, le jardinier du prince Maurice de Nassau enseignait l'art, qui n'est pas d'hier, de transplanter sans dommage de grands arbres dans le parc[17]. Un témoin oculaire[18] a peint en deux mots la magnificence et la multiplicité de tant d'opérations à la fois : Durant cette dernière semaine, on dépensa pour Versailles 250.000 livres, et il y avait tous les jours vingt-deux mille hommes et six mille chevaux qui travaillaient (27 août 1685).

Pour répondre aux murmures et au grief le mieux fondé, pour donner à Versailles des eaux abondantes et potables, le roi se préoccupait depuis plusieurs années des moyens d'assurer à cette ville les eaux d'un fleuve. Un gentilhomme liégeois, Arnold Deville, avait fait établir dans son domaine une machine à élever l'eau, par le charpentier Swalm Renkin — Rennequin Sualem —, ouvrier illettré, mais très-habile dans les arts manuels. Colbert les appela tous deux en 1675 ; entre autres expériences, ils essayèrent devant Saint-Germain la puissance d'une roue hydraulique, et firent monter l'eau du fleuve par-dessus la hauteur du château. Ce succès décida l'entreprise de la Machine de Marly. Aux pieds des coteaux de ce nom, devant une île, on établit, dans le bras gauche de la Seine, les roues qui devraient mettre les pompes en mouvement, et pousser l'eau le long de la pente, à six cents toises du courant, et à cinq cents pieds plus haut que le bout des tuyaux aspirants. Les travaux durèrent plus de cinq années (1679-1684). Nous en empruntons les détails à une relation contemporaine[19] : Quatorze roues hydrauliques de trente-quatre pieds de diamètre ont chacune deux manivelles qui sont attachées à treize grosses chaînes, à sept petites et à huit équipages qui mènent soixante-quatorze corps de pompes sur la rivière, soixante-dix-neuf à mi-côte et quatre-vingt-deux au puisard supérieur... Les soixante-quatre pompes qui sont sur la rivière font monter l'eau jusqu'au puisard de mi-côte, à cent toises de la rivière, à cent quarante-huit pieds plus haut que le fond des coursières. L'eau arrivée à mi-côte est conduite dans un réservoir, d'où elle est distribuée dans deux puisards, et relevée par soixante-dix-neuf pompes foulantes et renversées qui la polissent jusqu'au puisard supérieur, distant de celui de mi-côte de deux cent vingt-quatre toises. Arrivée dans le puisard supérieur, elle est relevée par quatre-vingt-deux pompes renversées et refoulantes sur la tour d'où elle entre dans l'aqueduc. Quand la machine est dans sa force et les eaux de la rivière hautes, elle donne, en vingt-quatre heures, sept cent soixante-dix-neuf toises cubes, qui valent vingt-un mille trente-sept muids. Quand les eaux sont basses, elle donne moitié moins.

Quelque riche que fût le cadeau, comme il se faisait attendre, puisque les eaux de Marly n'arrivèrent vraiment à Versailles qu'en 1686, le roi avait déjà conçu un autre moyen d'approvisionner sa ville de prédilection. Un jour, le 19 octobre 1684, on parla au lever du roi, dit Dangeau, de la rivière d'Eure que le roi veut faire venir à Versailles ; on l'a fait niveler ; elle est de quatre-vingts pieds plus haut que les plus hauts réservoirs de Versailles. L'admiration des courtisans s'empara de cette merveille ; on vantait en style précieux la grande beauté qui devait paraître à Versailles, toute fraîche, toute pure, toute naturelle, et effacer toutes les autres beautés. Sévigné, en comprenant enfin que ce n'était qu'une rivière, n'en trouvait que plus hardi le caprice du souverain qui changeait ainsi la carte de France sans souci des réclamations des géographes[20]. Louvois, alors surintendant des bâtiments, ne perdit pas une minute pour exécuter ce bon plaisir du maitre. Il mit sur pied l'Académie des sciences pour les nivellements, Vauban pour les canaux à creuser, pour les aqueducs à construire. Dès le printemps suivant, il organisa le camp de Maintenon, cette armée qui monta parfois jusqu'à trente mille soldats pour remuer les terres et élever les maçonneries. Il s'agissait, ici d'ouvrir un nouveau lit à la rivière, là d'établir des canaux provisoires pour transporter les matériaux ; ailleurs de franchir la vallée de l'Eure, près de Maintenon, sur un aqueduc en maçonnerie à trois rangs d'arcades superposées, comme le pont du Gard. Ce dernier projet surtout exaltait l'enthousiasme des admirateurs. Il y aura, écrivait Dangeau[21], près de seize cents arcades aux aqueducs que l'on fait, quelques-unes deux fois plus hautes que les tours de Notre-Dame, et beaucoup d'autres petites que l'on ne compte pas. Les visites fréquentes du ministre, du roi, de toute la cour, paraissaient promettre une rapide exécution. Le roi revenait ravi tout ensemble de la bonne tenue de ses soldats et de l'avancement de l'œuvre. Malheureusement des maladies dans les troupes amenèrent des suspensions de travaux, et successivement d'autres difficultés financières ou politiques firent pressentir l'abandon inévitable d'une entreprise encore plus ruineuse que grandiose.

Mais Versailles était debout. On a reproché à ce château l'uniformité de la construction extérieure. Ce corps de logis carré et ses deux longues ailes d'une architecture rétrécie, à ressauts, sans contraste et sans opposition, se confondent quand on les voit à quelque distance, et semblent ne former qu'un long mur monotone. Il y avait encore à l'intérieur une disposition maladroite des appartements qui nuisait aux communications. Malgré ces défauts, la richesse des décorations multipliées au dedans par l'architecte, et au dehors, dans les jardins, ce peuple de statues, ce mélange de parterres, de bassins, de bosquets, alignés ou échelonnés avec une si habile diversité, faisaient de l'ensemble le premier palais du monde ; les toits eux-mêmes avaient une magnificence jusqu'alors inconnue ; les ornements de plomb qui les surmontaient étaient dorés, et dans les fêtes, comme à la naissance du duc de Bourgogne, resplendissaient du feu des illuminations. Le roi habitait Versailles depuis 1682. Il y étalait sa puissance aux yeux des nations dans la personne de leurs ambassadeurs, les recevait assis sur un trône d'argent massif et revêtu lui-même de pierreries[22]. A chaque instant, dans les jardins, il changeait, par amour du progrès, les fontaines, les statues, les monuments en marbre, disposant sans résistance et sans contrôle des artistes et des revenus[23]. En remontant à ses appartements, en traversant ses galeries, il passait au milieu de sa gloire exposée et rangée par exploits guerriers ou politiques dans les peintures. On a regretté, avec raison, de ne rencontrer dans la plupart des œuvres d'art de Versailles que des souvenirs mythologiques ou voluptueux, et rien ou presque rien de l'histoire de France. Le reproche serait injuste si l'histoire du roi était celle du pays ; car les peintres, interprètes de sa pensée, n'ont rien oublié de ce qui pouvait exalter les grands événements de son règne, et proclamer sa domination universelle.

Dans le grand escalier, Lebrun avait peint l'humiliation de l'Espagne dans la querelle de préséance, le renouvellement des alliances avec les puissances étrangères, et l'ouverture de la guerre de Hollande par cette attaque simultanée de quatre villes dont Louis XIV s'était montré si fier. Van der Meulen y ajouta, au lendemain même des événements, en quatre petits tableaux, la prise de Valenciennes, de Cambrai et de Saint-Omer, et la bataille de Cassel. La grande galerie, ouvrage de Lebrun seul, exposait en neuf grands tableaux, en douze autres à bordure ovale, et en six bas-reliefs posés à la clef de la voûte, toutes les merveilles des dix-huit premières années du règne, depuis le jôur où le jeune monarque avait saisi le gouvernail de l'État jusqu'à la paix de Nimègue. Au point de départ, c'est le roi entouré de divinités dont les attributions figurent ses qualités supérieures, et alarmant, par sa résolution, l'Allemagne, la Hollande et l'Espagne. Plus loin (4e tableau), c'est sa sagesse dans les conseils, le génie du secret portant le casque du roi pour représenter les sages et discrètes mesures qui ont préparé la guerre de Hollande. Au sixième tableau, le roi-César avec la devise Veni, vidi, vici, frappe les coalisés de 1674 qu'accompagnent la Terreur, la Jalousie et la Crainte : Au cinquième, le roi-Jupiter lance la foudre sur le Rhin à Tolhuys, et au huitième contre Valenciennes, Cambrai et Saint-Orner, en même temps que Mars chasse l'Envie et abat l'hydre de la coalition. A ces gloires correspondent les humiliations des ennemis : la Hollande, sous la forme d'un marchand renversé parmi (les ballots et des livres de compte, et sous celle d'une femme guerrière qui se voit arracher son bouclier où est écrit le nom de Maëstricht ; le lion d'Espagne recule quand on veut le faire avancer ; l'aigle impériale ne se sent plus en sûreté sur les colonnes d'Hercule, et ces colonnes, déjà inclinées vers la terre, vont entraîner dans leur ruine l'inscription nec plus ultra qui formait la devise de Charles-Quint. Mais à la force qui renverse les superbes, il est beau d'ajouter la mansuétude qui ménage les vaincus et protège les faibles, la grandeur d'esprit qui développe les arts de la paix. Ces autres mérites du roi ont leur place dans les petits tableaux et les bas-reliefs. On y voit l'aigle impériale sauvée à Saint-Gotthard par le bouclier de Louis XIV, la hollande protégée contre l'évêque de Munster, le peuple vengé des harpies de finances contraintes à rendre l'argent volé, la sûreté établie dans Paris par l'organisation de la police, la justice réformée par le code Louis, les soldats invalides recueillis dans leur palais. Le peintre panégyriste n'a oublié non plus ni la création de l'Observatoire et des Académies, ni la jonction des deux mers, ni l'abolition des duels, ni la famine de 1662 soulagée par les libéralités royales. Mais pourquoi avoir retracé l'affaire de la garde corse et la vengeance tirée du pape ? Au moment de l'exécution de ces travaux, Louis XIV était encore une fois en querelle avec le Saint-Siège, pour la Régale et les quatre articles de 1682. Sans doute il ne lui était pas indifférent de faire de ses emportements passés une menace pour le présent et pour l'avenir, et de contenir Innovent XI par le souvenir d'Alexandre VII.

La grande galerie a quarante toises de long et trente-six pieds de large. Cette dimension ajoute encore au mérite de tant de peintures exécutées en cinq années, de 1679 à 1684. Les travaux de sculpture ne marchaient pas moins rapidement. Coysevox lit, pour sa part, la moitié des trophées et vingt-trois des enfants qui décorent la galerie, et dans le salon qui la termine, en retour du grand appartement, il paya son tribut à la personne du roi, en lui élevant une statue équestre couronnée par la Renommée. Qu'on joigne à cela les dix-sept arcades de glaces en face des dix-sept fenêtres, et les pilastres de marbre qui séparent les fenêtres et les arcades ; on comprendra l'admiration des contemporains pour cette magnificence supérieure à toutes celles de l'Europe. Rien n'est égal à la beauté de cette galerie de Versailles, écrit Sévigné[24] ; cette sorte de royale beauté est unique dans le monde. Félibien, presque à la même date, disait de tout le château, et à l'avantage de la gloire du maître[25] : Si l'on jette les yeux sur la beauté de l'architecture, sur ce nombre presque infini de statues, sur les merveilleux ouvrages de peinture, sur tant de meubles rares et précieux dont ce palais est rempli, enfin sur toutes les merveilles qui rendent le séjour de Versailles si délicieux et si admirable, quelle idée ne pourra-t-on pas avoir de la puissance d'un monarque qui en peu de temps a l'ait de si grandes choses ?

On a quelque peine à comprendre que Louis XIV n'ait pas eu assez de tant de grandeurs, et que des dépenses si considérables lui aient laissé des ressources pour conduire en même temps d'autres entreprises. Or, à l'époque même où il pressait l'achèvement de Versailles pour en faire son séjour officiel, il lui vint la pensée de se donner une autre maison, privée pour ainsi dire, qui ne ressemblerait à la première ni par la forme ni par la destination. Versailles, séjour de la cour, nécessairement ouvert à tout le monde, serait toujours bruyant d'affluence et d'affaires ; la nouvelle demeure serait comme un lieu de retraite et de repos, un rendez-vous de famille et d'intimité. Telle est l'origine du château de Marly (1679). Entre Saint-Germain et Versailles, sur la pente même par-dessus laquelle il travaillait à élever les eaux de la Seine, il choisit un lieu boisé, un peu humide, qui n'était, à en croire Saint-Simon, qu'un repaire de lézards, de crapauds et de serpents, pour le changer en une habitation enchantée. Le plan qu'il accepta, ou, dit-on, proposa lui-même, consistait en un grand pavillon à quatre appartements pour lui et sa famille, et en douze beaucoup plus petits, à deux appartements chacun[26], pour ceux qu'il lui plairait d'inviter, ce qui en restreignait sensiblement le nombre. En dehors de cet ensemble une chapelle, une caserne pour les gardes du corps, et (les communs compléteraient l'installation. Il faudrait, en outre, encadrer ces constructions de parterres, de bassins, d'allées d'arbres et de statues. Le travail, commencé en 1679, marcha régulièrement si l'on en juge par la dépense qui est à peu près la même chaque année. Dans l'impatience d'avoir fini, Louis XIV, comme nous l'avons vu une fois pour Versailles, imposait au besoin le service de ses plaisirs aux ouvriers et aux localités voisines. Nous trouvons, à la date d'octobre 1682, un ordre qui prescrit au garde de la prévôté de l'hôtel de se transporter incessamment dans les villages de Herblay, Méry, Méru, Anvers, Beaumont, Pontoise et autres lieux et maisons particulières, où il trouvera des carriers en grès ; il les amènera aux carrières de Louveciennes et de Marly pour y façonner du pavé pour les ouvrages des bâtiments de Sa Majesté, et tiendra la main à ce que lesdits ouvriers travaillent sans interruption. Avec de tels auxiliaires, et un demi-million par an, le château de Marly était déjà, en 1684, en état de recevoir ses hôtes privilégiés.

Le pavillon du roi était un carré de vingt et une toises sur chaque face ; il avait pour décorations extérieures des peintures à fresque dont Lebrun avait donné les dessins : pilastres d'ordre corinthien, trophées et devises. Au fronton principal apparaissait en relief le Soleil, symbole du roi, dans son char. Les douze petits pavillons, alignés en avant, sur deux files de six, semblaient, dit un poète latin du temps, figurer les douze Travaux du Soleil[27]. Ces pavillons étaient reliés les uns aux autres par des berceaux de verdure, et à celui du roi par deux pavillons de treillage. Entre ces deux lignes, de magnifiques parterres et des bassins, dont le plus beau fut la fontaine des Quatre Gerbes, formaient comme le centre d'un jardinage qu'un contemporain appelle le plus galant qui fût au monde. On y remarquait les portiques ou deux allées de tilleuls venus de Hollande, dont les branches, quoique fort grosses, avaient été pliées avec autant de docilité que si elles étaient de cire[28]. Le roi devait ajouter, d'année en année, aux embellissements, l'allée de la Bacchante, l'allée d'Atalante, le rond des Vestales, la pièce des Muses. Mais, dès 1685[29], il donnait à Marly un ornement unique, une cascade, derrière le pavillon royal, ou plutôt une rivière qui, tombant d'une grande hauteur sur soixante-trois marches ou degrés de marbre, formait des nappes d'eau d'un incomparable éclat.

Ici encore la gloire du roi s'étalait à tous les yeux. Sans imputer à intention formelle de panégyrique, et de comparaison arrogante, toutes les décorations intérieures, les tableaux et les bustes qui remplissaient les appartements, il est permis d'y voir un second musée de l'histoire du règne complétant ou continuant la grande galerie dé Versailles. On a compté à Marly jusqu'à vingt-neuf tableaux de Van der Meulen ; et les descriptions contemporaines célèbrent ces peintures des villes prises par le roi en personne sur les bords de la Meuse, de l'Escaut ou de la Sambre, des siégea de Besançon et de Luxembourg et du bombardement de Gênes. Les bustes des empereurs, placés en face, semblaient pâlir dans leur marbre devant ces exploits supérieurs à leurs victoires. Cependant le roi voulait bien, à Marly, déposer ou au moins tempérer la majesté souveraine. Ce n'était plus ce visage de feu qui foudroyait les géants ; c'était un regard bienfaisant qui apportait au monde la paix et la sérénité[30]. Racine a dit la même chose en termes plus simples et plus honorables à l'objet de son culte : Vous ne sauriez croire combien cette maison de Marli est agréable : la cour y est, ce me semble, tout autre qu'à Versailles ; il y a peu de gens et le roi nomme tous ceux qui l'y doivent suivre. Aussi, tous ceux qui y sont, se trouvant fort honorés d'y être, y sont aussi de fort bonne humeur. Le roi même y est fort libre et fort caressant. On dirait qu'à Versailles il est tout entier aux araires, et qu'à Marli il est tout à lui et à son plaisir[31].

Si encore il se fût borné à cette maison de campagne ! Mais, depuis la paix surtout, il n'avait cessé d'embellir Fontainebleau qui lui plaisait particulièrement pour la chasse, et il y dépensa en dix ans, de 1678 à 1688, plus de 1.800.000 livres. Il se prit aussi d'amour pour Chambord, qui, auparavant, ne figurait sur les comptes annuels que pour des sommes insignifiantes[32], et qui fut si bien traité à partir de 1680, qu'il absorba en six ans plus de 700.000 livres, dont 445.000 dans la seule année 1685. A un voyage à Chambord, les courtisans admiraient les nouveaux appartements dont cette maison avait été pourvue depuis deux ans[33]. Un caprice moins excusable encore fut la reconstruction de Trianon. Ce palais que Félibien appelait en 1674 le théâtre des Grâces et des Amours, avait cessé de plaire à son propriétaire ; sous Versailles même il lui fallut un petit Versailles d'un nouveau genre. En 1686, Mansard commença l'édifice qui subsiste encore sous le nom de grand Trianon, construction à l'italienne où le marbre domine, et surmontée dans tout son développement d'une balustrade enrichie de statues, de corbeilles, d'urnes et de cassolettes, qui la distingue de toutes les autres maisons royales. Louis XIV prétendait y diriger les travaux, renversant les bâtiments commencés, fixant la hauteur des cheminées, mesurant la largeur des fenêtres ; rien n'est même plus célèbre, quoique parfaitement faux, que cette dispute avec Louvois pour une fenêtre de Trianon, d'où les politiques à la Saint-Simon font sortir la guerre de 1688[34]. Il y pensait dans ses voyages ; au retour, il venait se rendre compte de l'exécution de ses ordres pendant son absence. En revenant de Luxembourg (1687), dit Dangeau, le roi alla visiter son bâtiment de Trianon qu'il trouva fort avancé et fort beau, et le courtisan nous le montre allant sans cesse dans les semaines suivantes, avec ce besoin d'être servi qui croit supprimer les retards par des marques d'impatience.

Il eut, à la même époque, la pensée d'ajouter aux embellissements de Paris une place monumentale qui s'appellerait la place des Conquêtes, et à laquelle est resté le nom de place Vendôme. La maison de Vendôme, réduite par ses dettes à vendre une grande partie de ses biens, céda au roi, en 1685, moyennant 720.000 livres[35], son hôtel de Paris qui s'étendait, avec ses jardins, entre la rue Neuve-des-Petits-Champs et la rue Saint-Honoré ; les Capucines du voisinage cédèrent aussi leur couvent, mais à charge de reconstruction. Sur ce vaste espace, le roi et Louvois voulaient former une place beaucoup plus large et plus longue que la place Royale, et certainement la plus belle de l'Europe, encadrée de trois côtés par des constructions uniformes, et ouverte devant la nouvelle église qu'on bâtirait aux Capucines. Ici, du moins, l'utilité publique semblait se substituer aux convenances personnelles du souverain. Les bâtiments étaient destinés à recevoir la Bibliothèque du roi, les Académies, la Monnaie, la Chancellerie et le grand Conseil : On espérait, en outre, atténuer de beaucoup la dépense par la revente des terrains qu'on n'emploierait pas. On se mit à l'œuvre sans délai sur ce plan qui devait être changé après la mort de Louvois, et qui n'en a pas moins englouti, sans résultat, plus de deux millions en six ans. La grandeur de l'entreprise est suffisamment attestée par des comptes annuels tels que ceux-ci : 750.000 livres en 1685, 320.000 en 1686, 467.000 en 1687.

Pendant que ces magnificences semblaient réussir sur tous les points au gré du roi, il rencontrait, dans un de ses plus chers projets, une contradiction qui aurait pu l'étonner et l'arrêter comme un mauvais présage. Il avait tout osé pour amener la rivière d'Eure à Versailles. Il changeait ses troupes en terrassiers et en maçons. Il avait trouvé Vauban docile à abandonner ses propres plans pour ceux de Louvois. Dans la crainte que la spéculation des particuliers nuisit aux intérêts des exécuteurs de la volonté royale, Louvois avait interdit aux habitants de Maintenon, sous peine de la prison, de renchérir leurs loyers. Une partie des travaux était même déjà accomplie, le nouveau lit de la rivière creusé sur une longueur de deux lieues, un canal couvert terminé entre Pontgouin et Berchère ; les piles de l'aqueduc s'élevaient à une grande hauteur, et .un historiographe du roi les déclarait, en style de Colbert, bâties pour l'éternité[36]. Mais la nature ainsi violentée — pourquoi ne pas dire la Providence ? — n'avait pas dit son dernier mot. Tant de terres remuées, ta nt de soldats agglomérés sous une chaleur brûlante, engendraient des maladies qui avaient rendu nécessaire, dès le 12 août 1686, la levée du camp de Maintenon. L'année suivante, les troupes revenues en plus grand nombre, furent aussi plus vivement attaquées par les fièvres, par le scorbut, qui déconcertaient le savoir des officiers de santé, réduisaient certaines compagnies à dix hommes valides, et affaiblissaient pour le reste de leur vie ceux qui n'en mouraient pas. On eut la prudence de ne pas s'obstiner contre la résistance et d'attendre. Mais au printemps suivant (1688) l'obstacle se retrouva aussi complet, aussi invincible : le roi lui-même et son ministre furent atteints par la maladie. On venait de se décider pour la troisième fois à séparer le camp, lorsque, dans la nécessité de soutenir ses prétentions contre l'Allemagne, Louis XIV envoya ses travailleurs à la frontière. Ainsi la guerre mettait fin aux travaux, et les travaux, par l'épuisement des soldats, rendaient l'armée moins solide et moins propre à la victoire ; on ne tarda pas à le constater au siège de Philipsbourg. Le faste du roi commençait à nuire à sa politique ; tant d'amour pour son Versailles pouvait coûter cher à sa domination en Europe.

 

 

 



[1] Montaigne, Essais, livre III, ch. VI.

[2] Bossuet, Politique tirée de l'Écriture sainte, livre X, art. I.

[3] Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l'Académie royale de peinture et de sculpture, publiés d'après les manuscrits conservés à l'École des beaux-arts, 1854. Nous ferons souvent usage de cotte publication qui vient fort à propos au secours de notre incompétence dans cette question spéciale.

[4] Œuvres de Louis XIV, tome IV.

[5] Lettres, 4 mai 1676.

[6] Mémoires inédits, cités plus haut.

[7] D'Infreville à Colbert (1669), à propos de Girardon : Il y a plaisir à le voir agir, et on ne saurait assez estimer sa conduite et sa manière d'agir. Il a réparé à merveille les figures de la poupe de l'Amiral.

[8] Mémoires inédits. Nous citons littéralement le texte de ce mémoire dont l'auteur est un membre de l'Académie, dans la crainte de rien dire qui soit en contradiction avec los règles et les procédés de l'art.

[9] Nous avons vu, au musée de Rennes, ces deux bas-reliefs, seuls restes du monument.

[10] Un de ses chefs-d'œuvre, les Termes de Toulon, est signé : Puget. Pic. Sc. Arc. M. T.

[11] Ludovico magno

Sculpebat et dicabat ex aniino

Petrus Puget

Massiliensis.

Ann. Dom. MDCLXXXIV.

[12] Boileau, Art poétique, IV :

Déjà de bâtiments parle comme Mansard.

[13] Avant lui, les peintures du dôme n'étaient éclairées que par les fenêtres latérales. Mansard fit comme à Saint-Pierre une double calotte ; mais, au lieu de la terminer à la lanterne, il ouvrit la plus basse et l'éclaira par des croisées ouvertes dans un attique, et dont le jour pénétrant entre les deux calottes frappe sur la voûte supérieure sans que le spectateur puisse les apercevoir ni découvrir la cause de l'éclat que reçoivent les pointures du dôme. Biog. univ., art. Mansard, par Peries.

[14] Mémoires inédits, notice de Martin Desjardins.

[15] Louis XIV à Colbert, de Sainte-Menehould, juin 1673 : Il faudra faire percer la porte qui va du petit appartement, où loge Mme de Montespan, dans la salle des gardes du grand appartement, et la mettre en état qu'on puisse passer. Il ajoute une recommandation relative au cabinet où il va quelquefois pendant les conseils à des choses nécessaires, c'est-à-dire le lieu où l'on met les commodités.

Du camp devant Besançon, mai 1674 : il demande qu'on lui fasse connaître l'effet que les orangers font à Versailles dans le lieu où ils doivent être.

[16] Sévigné, Lettres, 12 octobre 1678. Bussy, 14 octobre 1678.

[17] Le Roi, Histoire de Versailles, et Mémoires de la Société de Seine-et-Oise.

[18] Dangeau, Journal.

[19] Piganiol de La Force, Nouvelle Description de la France.

[20] Sévigné, Lettres, 13 décembre 1684.

[21] Journal de Dangeau, 8 juin 1685.

[22] Réception de l'ambassadeur du czar Féodor, en 1681.

[23] Voir dans le Journal de Dangeau quelques-uns de ces caprices : 19 juin 1684, le roi ordonne une colonnade de marbre avec de grosses fontaines dans l'endroit où étaient les sources. 6 juillet, le roi se promena à ses fontaines, et ordonna qu'on ôterait celle de la Renommée, voulant en cet endroit-là faire encore quelque chose de plus magnifique.... Le roi avait ordonné qu'on travaillât à une fontaine au-dessous du marais qui devait être beaucoup plus magnifique que celles qui étaient déjà faites.... 28 juillet, le roi visita quelques-unes de ses plus belles fontaines, et ordonna quelques changements à celle qu'on appelle la Montagne-d'Eau.

[24] Lettres, 15 avril 1685.

[25] Félibien, Recueil historique de la vie et des ouvrages des plus célèbres architectes, dédicace à Louvois, 1687.

[26] Deux personnes par pavillon, c'est ce que dit expressément Dangeau, en énumérant, 3 septembre 1686, les vingt-quatre favoris invités par le roi.

[27] Boutard, les Eaux et les Jardins de Marly :

Solis agnosco jubar et quadriges

Regiam circum propere volantes,

Quæque Phæbeos duodena signant

Tecta labores.....

[28] Piganiol de La Force.

[29] Dangeau, Journal, 27 avril 1685.

[30] Poème cité plus haut :

Namque ades non quo domitor Gigantum

Fulguras vultu, populosque terres

Igneus, sed quo placidum serenas

Candidus orbem.

[31] Racine à Boileau, 24 août 1687.

[32] Par exemple, 11.000 livres en 1666, 16.000 en 1671, souvent 3 ou 4.000.

[33] Journal de Dangeau, septembre 1684.

[34] Rousset, Histoire de Louvois, tome III. Voir surtout une lettre de Louvois à Mansard, où il lui expose les volontés du roi.

[35] Dangeau, Journal, 2 avril 1685. Rousset conteste cette date, et prouve par les pièces que le contrat de vente est du 4 juillet.

[36] Racine à Boileau, 4 août 1687.