HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS (suite)

 

CHAPITRE XXVII. — Histoire intérieure de la France pendant la guerre de Hollande et à la suite de la paix de Nimègue : troisième partie. Grand éclat des lettres de 1679 à 1688. Progrès de l'Académie des sciences. Splendeur des bâtiments.

 

 

II. — Les érudits : Collections de Baluze ; Diplomatique de Mabillon. - Démonstration évangélique de Huet. - Glossaires de Ducange. - Les Dacier - Progrès de l'Académie des sciences. - Anatomie. - Applications pratiques des sciences. - La carte de France.

 

Nous n'avons jamais eu en France pour nos érudits l'estime qui leur appartient ; mais nous nous laissons volontiers prendre à certains accès d'engouement pour les érudits étrangers. Quelle n'était pas, il y a quarante ans, notre servilité envers les savants germaniques, et combien, sur la foi des louanges qu'ils se donnaient à eux-mêmes, nous consentions à nous trouver petits devant la lumière d'Outre-Rhin comme Voltaire devant celle du Nord ! Il est donc utile autant que légitime de tirer nos savants de leur obscurité, de leur faire dans l'histoire la même part que Colbert leur faisait dans sa protection, et de montrer que l'étranger, qui les admirait de leur temps, a bien pu leur emprunter plus qu'il ne nous a rendu[1].

Nous les connaissons déjà (voir tome III, ch. XIX). Ce que nous avons à en dire ici ne fera que constater la persévérance et le développement de leurs travaux. A cette époque paraissent les Collections de Baluze préparées avec tant de conscience : ses Capitulaires des rois francs (1677), enrichis des Collections d'Ansegise et du diacre Benoît, des Formules de Marculfe avec les commentaires de Bignon et de Sirmond ; ses Epistolæ Innocentii Papæ III (1682) ; sa Conciliorum nova collectio (1683) dont il n'a achevé qu'un volume. Ne méprisons pas le mérite des collectionneurs ; ils font la première partie, la plus pénible du travail de l'historien ; ils déterrent les matériaux, en éprouvent la qualité, et les taillent dans des proportions dont chacun tire ensuite le parti qui lui convient sans avoir à se préoccuper de la valeur de la matière. N'est-ce donc qu'un mérite de patience que de déchiffrer des documents inexplorés, de les ranger par ordre, d'en vérifier l'authenticité, de les éclaircir par des explications savantes ? On a justement appelé Baluze un des hommes qui ont rendu le plus de services aux lettres par son application continuelle à rechercher les manuscrits des bons auteurs, à les conférer avec les éditions, et à les donner ensuite au public avec des notes pleines de recherches et d'érudition.

D'autres, non contents de collectionner, composent eux-mêmes de leur vaste érudition des ouvrages nouveaux. Mabillon, tout en poursuivant la publication des Acta, produit son traité de la Diplomatique, de Re diplomatica (1681). Ce travail manquait encore malgré le grand nombre d'érudits des deux derniers siècles. Il s'agit d'établir par quelles règles, à quels caractères, on reconnaitra l'authenticité des actes ou diplômes ecclésiastiques, royaux ou privés, afin de n'admettre que ceux qui sont légitimes, et de répudier les incertains et les suspects. Pour cela il y a à savoir le style de chaque époque, la matière dont on se servait pour écrire, papier et encre, les titres que prenaient selon les temps les papes et les évêques, les formules adoptées par les rois, la forme et la place des sceaux, comme autant de moyens de confrontation avec les pièces à examiner. Le style barbare, par exemple, les barbarismes et les solécismes, loin de convaincre un document de fausseté, lui servent au contraire de preuves d'authenticité, quand il appartient à un siècle d'ignorance et de dégradation de la langue. Les écritures varient avec les siècles, avec les nations, et dans chaque siècle il ne faut pas confondre l'écriture extérieure (forensem) ou diplomatique avec la littéraire qui convient aux hommes lettrés ; il y a l'écriture romaine antique, la gothique, la franco-gauloise, la saxonne, la lombarde ; par cette distinction on décidera si un manuscrit peut être bu n'est pas de tel siècle, de tel pays, ou de telle main. Mabillon fait donc l'histoire de tous ces usages et de leurs variations, par une discussion savante, et à la fin par de nombreux modèles des diverses écritures et des formes des diplômes. Il y joint, pour ce qui regarde la France, une histoire particulière des chanceliers de ce royaume, et consacre un livré tout entier à celle des palais royaux de tous les temps dont beaucoup ont aujourd'hui disparu. Il importe en effet de pouvoir vérifier si un chancelier, dont le nom figure dans un acte, était véritablement en fonction dans l'année indiquée par cet acte, et de montrer qu'un palais détruit, n'en ayant pas moins existé, a pu être la résidence du prince, le siège d'une assemblée, et le lieu d'expédition d'un diplôme où il est nommé dans la date. Tous ces principes sont établis par des citations si nombreuses, si bien accordées entre elles, si diverses d'origine, qu'on se demande comment tant de savoir petit entrer dans une tête humaine et y rester sans confusion. Pour l'auteur, il ne s'en prévaut aucunement, il ne s'arroge aucune autorité ; il propose ses règles, mais il ne les impose pas ; car dans la république des lettres, dit-il, nous sommes tous libres. Quand il réfute, c'est d'un esprit pacifique et tranquille, comme il convient aux disciples de la vérité et de la charité chrétienne, s'efforçant de ne pas affaiblir la vérité par un style froid, et de ne pas blesser la charité par un langage emporté[2]. Jamais il ne parle de sa science ; il ne rend pas même compte du temps et des soins que lui a coûtés son livre ; aussi bien les lecteurs en jugent assez d'eux-mêmes ; mais il exalte volontiers ses auxiliaires, le cardinal Casanata, le procureur général Achille de Harlay qui lui a communiqué de précieux manuscrits, Carcavi, conservateur de la bibliothèque du roi, Baluze, bibliothécaire de Colbert, et, avec une prédilection sensible, Ducange, qui l'a soutenu de ses conseils, a stimulé ses langueurs, et lui a livré non pas des manuscrits, mais ces trésors d'érudition renfermés en lui-même, que le savant a rassemblés sans se rebuter jamais et qu'il communique sans jalousie[3]. Mabillon mérite assurément qu'on lui donne le même éloge. A peine avait-il achevé cet in-folio de la Diplomatique, qu'il entreprenait son voyage d'Allemagne (1683), et en rapportait, avec le récit de cette exploration savante, une bonne partie de ses Vetera Analecta ; puis, après un autre voyage en Italie (1685), il en communiquait le résultat au public par son Musœum italicum (1687). Infatigable au labeur, il opposera bientôt son Traité des études monastiques aux sentiments de l'abbé de Rancé (1691), et commencera (1693) les Annales de l'ordre de Saint-Benoît — non plus seulement les Actes des Saints —, dont la continuation était réservée à Ruinart, Martène, etc.

Huet, depuis qu'il coopérait à l'éducation du Dauphin, avait décidément laissé les Portraits et les romans pour l'érudition sacrée et la philosophie ; renonçant même à la vie du monde, il prenait les ordres sacrés à l'âge de quarante-six ans (1676). Sa Demonstratio evangelica est un des fruits de cette conversion. Achevé d'imprimer en 1678, mais déjà connu en partie par des larcins de feuilles commis chez l'imprimeur au fur et à mesure du tirage, ce livre reçut en France et à l'étranger un accueil enthousiaste suffisamment attesté par la vente facile et prompte de tous les exemplaires et par le nombre des éditions, succès rare pour un in-folio. L'ampleur de la science, et la vigueur de la raison dans ses belles parties, suscita, dit l'auteur lui-même[4], une grande émulation parmi les savants de l'Europe, et les porta à prendre en main la cause du christianisme. Huet eut ainsi la joie d'avoir bien servi la religion en fournissant à ses imitateurs la matière, les arguments, les conclusions et les témoignages des anciens écrivains. Ce n'est pas que l'œuvre soit sans défauts. D'abord la forme de raisonnement more geometrico, que le XVIIe siècle substituait à la forme syllogistique, nous paraît lourde et quelquefois fastidieuse. Poser pour base des définitions, des postulata, des axiomes, afin d'établir ensuite que les livres, les enseignements, l'histoire de la religion chrétienne s'accordent avec ces axiomes et ces définitions, c'est trop languir sur les prolégomènes, et allonger la discussion sans utilité. En outre, quelques-uns des contemporains mêmes, entre autres Racine, lui ont adressé le reproche d'avoir trop cherché dans les fables païennes des arguments en faveur de l'authenticité et de la véracité de l'Ancien Testament. La vraie religion, en effet, ne gagne rien à soutenir que toute la mythologie des païens, y compris les Gaulois et les Américains, n'est autre chose que la personne, les actes ou les récits de Moïse, défigurés ou interpolés par l'ignorance, que Zoroastre, Janus, Osiris, etc., c'est toujours Moïse ; que Vénus suivie de ses nymphes en Syrie, c'est une contrefaçon de la sœur de Moïse dans le désert au milieu d'un chœur de chanteuses. Est-il bien vrai encore que Sanchoniaton n'ait fait sa description du monde que parce qu'il avait lu la Cosmogonie de Moïse, qu'Homère n'ait parlé des dieux tournant autour des villes en habits d'étrangers, que parce que Moïse a raconté la visite des trois jeunes hommes à Abraham, et que les aigles de l'Odyssée volant autour de la tête de Pénélope soient empruntés à l'histoire du pannetier de Pharaon dans la Genèse ? Nous abandonnons sans peine cette redondance, ces hypothèses très-contestables, qui n'ajoutent rien d'utile aux vraies preuves de l'authenticité du Pentateuque exposées dans la Demonstratio elle-même. Mais il faut louer sans réserve cette érudition pleine et surabondante qui a des textes à son service pour toute affirmation, aussi bien pour justifier l'emploi ou déterminer le sens d'un mot que pour attester la réalité d'un fait[5]. Nous nous plaisons à suivre les raisonnements serrés par lesquels le controversiste établit que le fameux passage du Juif Josèphe touchant Jésus-Christ n'est pas une interpolation[6], ou réfute ceux qui contestent, malgré deux évangélistes, la naissance de Jésus-Christ à Bethléem. On n'est pas moins frappé du parallélisme de l'Ancien et du Nouveau Testament (proposition IX), de cette confrontation, en deux colonnes, des prophéties avec leur accomplissement, et des réponses opposées à ceux qui refusent d'appliquer les prophéties à Jésus-Christ. La conclusion qui vient à la suite n'étonne personne, et c'est tout naturellement que le lecteur admet ces propositions qui résument tout l'ouvrage : les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament ont été écrits dans le temps et par les auteurs auxquels on les attribue ; les prophéties de l'Ancien Testament ont été accomplies sous le Nouveau dans la personne de Jésus-Christ ; d'où il s'ensuit que Jésus de Nazareth est le Messie, et que la religion chrétienne est la religion véritable.

Huet dédie sa Demonstratio au Dauphin ; mais il est à croire que. sa philosophie et son latin furent encore moins appréciés par ce prince insouciant que le Discours sur l'histoire universelle. Le roi parut plus sensible au mérite du controversiste. En 1678, il lui donna l'abbaye d'Aulnay, près de Caen ; en 1685, il le nomma à l'évêché de Soissons. Les différends du roi avec la cour de Rome n'avaient pas encore permis à Huet de recevoir ses bulles, lorsque en 1689, il permuta Soissons pour Avranches où il obtint enfin l'institution canonique. Avranches, plus rapproché de son abbaye, convenait mieux à ses goûts de solitude studieuse. Il se partagea, dès lors, entre ses devoirs épiscopaux à Avranches, et de fréquentes retraites à Aulnay. Dans cette dernière partie de sa vie, il composa une Critique de la philosophie cartésienne (1689), un traité de l'accord de la raison avec la foi qui porte le nom de son abbaye — Quæstiones Alnetanæ —, et sa dissertation sur le paradis terrestre (1691).

Ducange mit au jour, en 1678, son Glossaire de la basse et de la moyenne latinité, un des plus beaux monuments de patience et de savoir dont puisse se vanter l'érudition. Également frappé des richesses que renferme le moyen âge et de la difficulté de les aborder, il avait conçu le projet de mettre la langue de ce temps à la portée de quiconque entendait le latin. La langue latine, depuis la chute de l'empire romain, avait été déformée par l'orthographe irrégulière, par l'impéritie des notaires et des tabellions, par des emprunts forcés aux idiomes des conquérants barbares, et même par la nécessité d'exprimer des pensées chrétiennes pour lesquelles les anciens n'avaient pas de termes. Il était sorti de toutes ces causes des mots nouveaux en grand nombre, les uns d'origine latine, les autres d'origine barbare, ramenés aux formes des déclinaisons et conjugaisons latines, et admis pêle-mêle dans l'usage avec les mots restés corrects. Les actes publics et privés, les inscriptions, même certains livres, en étaient hérissés, et arrêtaient à chaque pas ceux qui ne savaient que le latin ou les langues modernes dans leur dernière orthographe. De là une grande difficulté, et presque toujours un grand dégoût à étudier les monuments intermédiaires entre les anciens et les modernes ; et cependant que de choses il importait d'y rechercher, soit pour l'origine des langues vulgaires, soit pour l'intelligence des mœurs et des institutions des générations antérieures ! C'est cette moyenne et basse latinité que Ducange avait entrepris de traduire. A travers toutes ses autres études, il recueillait les matériaux de ce travail de philologie, notant sur une fiche à part chaque mot à expliquer, y ajoutant les textes qui pouvaient l'expliquer, à mesure qu'il les rencontrait ; et insensiblement d'année en année, et comme brin à brin, il avait rassemblé une immense moisson déjà disposée assez méthodiquement, pour qu'à la fin des recherches, chaque objet recueilli se trouvât d'avance à sa place[7].

On ne fait pas l'analyse d'un glossaire qui ne peut avoir d'autre méthode que l'ordre alphabétique ; mais l'œuvre de Ducange offre, même dans cette forme, des qualités qui ne doivent pas être passées sous silence. Ici chaque mot n'est pas seulement traduit ; il a encore son histoire, son étymologie quand il est possible de la trouver[8], la suite de ses significations diverses, la série de ses dérivés, et souvent l'histoire de la chose qu'il exprime. L'érudit ne se contente pas d'expliquer, par exemple, apanare, apanamentum, apanagium par le latin panis, ou ambascia (devenu ambassade) par le tudesque ambach. Il fait plus que de distinguer bannum (édit, appel) de bandum (drapeau), et de reconnaître les formes et les sens mêlés que les dérivés de l'un ont empruntés de l'autre et réciproquement[9]. Qu'on lise l'article baro, l'article vassus et vassallus, on y apprendra de quelle manière baro, employé par Perse, est devenu chez les barbares le synonyme de vir, et bientôt du sens de serviteur en général a passé à celui de noble ou serviteur du roi ; comment vassus, dérivé du gallois gwas ou goas, était employé pour désigner les serviteurs, et s'il y a eu vraiment une différence entre vassus et vassallus. L'article advocati expose quelles étaient les fonctions des avoués au moyen âge, comment ils furent choisis d'abord parmi les scholastiques, ensuite parmi les guerriers. On trouve au mot alodis, alodus (alleud), non pas l'étymologie[10], mais les emplois successifs de cette expression germanique, et son application non-seulement aux petites propriétés, mais encore à ces grands fiefs qui furent tout près d'échapper à l'autorité des rois. Ce n'est pas de son autorité privée, et au nom de sa science ou par des raisonnements subtils, que l'auteur établit ces solutions ; c'est par la citation et la confrontation de nombreux textes empruntés aux écrits qui traitent de ces matières, laissant ainsi au lecteur le droit et le plaisir de tirer lui-même la conclusion[11]. Et c'est ce mérite d'une érudition universelle qui lui a valu l'admiration de ses contemporains. Où est le savant, dit Bayle, parmi les nations les plus fameuses pour l'assiduité au travail et pour la patience nécessaire à copier et à faire des extraits, qui n'admire les talents de M. Ducange, et qui ne l'oppose à tout ce qui est venu d'ailleurs dans ce genre-là ? Si quelqu'un ne se rend pas à cette considération générale, on n'a qu'à le renvoyer ad pœnam libri ; qu'il feuillette ses dictionnaires, et il trouvera, pour peu qu'il soit connaisseur, qu'on n'a pu les composer sans être un des plus laborieux et des plus patients hommes du monde.

Les autres travaux de Ducange n'avaient pas été interrompus par la préparation du Glossaire dont ils contribuaient à réunir les éléments. On le vit bien deux ans après la publication, lorsque le savant imprima (1680) son Histoire byzantine, autre in-folio divisé en deux parties. La première présente, avec l'autorité des textes et des médailles, la généalogie des familles qui ont régné sur Constantinople et dont divers rameaux se sont alliés aux plus illustres familles latines, et la suite des dynasties slaves — Dalmatie, Servie, Monténégro, etc., etc. —, et même turques — Seldjoucides et Ottomans —, qui, ayant été en guerre avec les Grecs, apparaissent fréquemment dans les historiens byzantins. La seconde est une description de Constantinople sous les empereurs chrétiens, complément de travaux antérieurs estimables, quoique très-incomplets, où l'on trouve, avec les origines et les développements de cette ville sous Constantin, les accroissements ajoutés par les successeurs de ce prince ; l'histoire de tous ses monuments, de ceux qui ont succombé comme de ceux qui ont survécu à la conquête par les Turcs, de ses cirques, théâtres, portiques, palais des souverains et des particuliers, et de ses églises, surtout de Sainte-Sophie qui remplit un livre entier.

Ducange, déjà vieux — il avait soixante-dix ans —, aurait pu s'arrêter après ce nouveau monument d'application infatigable. Mais, dit-il lui-même, il me semblait qu'un homme, ami des lettres et toujours ennemi d'une vile oisiveté, ne devait jamais demeurer sans lire ou écrire quelque chose. Et comme on a dit qu'un empereur devait mourir debout, j'ai pensé avec Solon qu'il était convenable à un savant d'apprendre toujours davantage en vieillissant, et de mourir en méditant[12]. Il entreprit donc un nouveau glossaire, celui de la basse grécité, où il explique tous les mots et toutes les altérations que les rapports avec l'Occident, la translation à Byzance des usages romains, et le cours des ans et de la décadence, avaient introduits dans la langue grecque. Il ne se flattait pas d'un grand succès, à une époque où la langue française était employée partout, la latine rarement, la grecque à peu près nulle part. Il ne trouva pas d'abord d'imprimeur qui voulût tenter l'entreprise ; à la fin Anisson de Lyon s'y risqua, et le livre parut en 1688. Ce concours rendit à Ducange l'espérance de voir renaître en France le goût d'une littérature qu'il aimait. Il rappelle, dans la préface, l'éloge donné autrefois à la Gaule par saint Jérôme, d'avoir excellé dans l'art militaire et dans le beau langage. Aujourd'hui, dit-il, la France a plus de gloire militaire que jamais ; peut-être tous les genres de littérature y reprendront-ils leur ancien lustre comme sous François Ier ; on peut l'attendre de la protection d'un roi très-magnifique qui donne du cœur aux esprits laborieux par les couronnes qu'il leur propose. Pour lui, rien ne l'avait découragé : à côté de son second glossaire, il venait d'achever la traduction du Chronicon Paschale, et il travaillait à l'impression quand il mourut (octobre 1688).

L'éloge de Ducange par Baluze figure en tête du Chronicon Paschale achevé d'imprimer après la mort du traducteur. Le bibliothécaire de Colbert y parle en ami véritable et en admirateur compétent. Il célèbre les vertus domestiques de l'homme, l'époux et le père irréprochable, la foi et la patience du chrétien épargnant à ses amis le sentiment de ses souffrances et consolant sa famille par la douceur de ses espérances et de sa résignation. Il énumère les ouvrages du savant, toujours étudiant, toujours écrivant, et en même temps la simplicité de ses goûts, la modération de ses désirs et par-dessus tout sa facilité à partager avec les autres le fruit de ses études, son empressement à rendre des services bien plus qu'à en demander[13]. Nous avons déjà entendu Mabillon honorer le savoir et la complaisance de Ducange. A son tour Ducange aimait à remercier Mabillon, et cette communauté de Saint-Germain des Prés qui lui communiquait ses livres sans défiance ni jalousie. Notons cet accord, cette amitié, cette assistance réciproque qu'observaient entre eux les grands érudits du XVIIe siècle ; l'exemple est bon à recueillir et plus encore à imiter.

Quoique Ducange n'ait pas eu de successeur qui l'égale, la race des grands érudits ne s'éteignit pas par sa mort. Déjà on commence à voir apparaître les travaux de Montfaucon, d'abord soldat sous Turenne, ensuite religieux bénédictin à la Daurade de Toulouse, à Sorèze, enfin à Paris, où il arriva en 1687 et connut Ducange. Son savoir, qui embrasse également la littérature profane et celle des Pères de l'Église, se révélait (1688) par des Analecta de divers opuscules grecs. A côté de ces chercheurs, les philologues en éditant, en traduisant, en commentant les anciens classiques, contribuaient à faire mieux connaître, et à plus de lecteurs, ces chefs-d'œuvre où l'on trouvera toujours le sentiment vrai et l'exemple utile du beau, et des documents précieux pour l'histoire des peuples et des mœurs, de l'esprit humain et des institutions. Au premier rang de ces philologues, Boileau plaçait les deux Dacier, la femme et le mari. La femme est la première en réputation. Fille de l'helléniste Lefèvre, de Saumur, et devenue savante par éducation de famille, sans calcul d'importance, elle vint à Paris après la mort de son père (1672), et à l'âge de vingt-deux ans elle donna une édition de Callimaque. Distinguée dès lors par le duc de Montausier, elle fut chargée de coopérer aux éditions ad usum Delphini, où l'on trouve d'elle Florus (1674), Sextus Aurelius Victor (1681) et même Dyctis de Crète et Darès de Phrygie (1683). Elle débuta dans la traduction par Anacréon et Sapho (1681) ; continua par l'Amphitryon et le Rudens de Plaute (1683), et osa aborder Aristophane qu'on n'avait jamais vu en français, et dont elle fit connaître le Plutus et les Nuées (1684). Boileau, applaudissant aux succès de cette savante fille, annonçait avec joie qu'elle traduirait encore Sophocle et Euripide. C'est que le satirique ne voyait en elle aucun des défauts de la Scudéry dont il s'était tant moqué. Elle ne répondait à l'admiration que par la modestie. Un seigneur allemand la pressant un jour d'écrire quelque chose sur son carnet, après avoir hésité, elle finit par écrire un vers d'Euripide qui signifie qu'il ne convient pas aux femmes de figurer parmi les hommes[14]. Invitée à publier des remarques sur l'Écriture sainte, elle répondit avec saint Paul qu'il convenait aux femmes de lire et de méditer l'Écriture, mais de garder le silence sur ces matières.

Dacier, élève de Lefèvre, épousa sa fille en 1683. Ce fut, a-t-on dit, le mariage du latin et du grec. Dacier, estimé de tous les amis des humanités, avait aussi la faveur de Montausier. Boileau l'appelait un homme d'une très-grande érudition et d'une critique très-fine, et d'une politesse d'autant plus estimable qu'elle accompagne rarement un grand savoir[15]. Il imprima Pomponius Festus (1681) dans les Dauphins ; de 1681 à 1689, il publia sa traduction d'Horace. Par son amour et sa science de l'antiquité, il se trouvait tout armé en guerre pour entrer dans la querelle des anciens et des modernes ; il y prit place, dès le premier jour, dans le parti des anciens, et il s'y maintint, jusqu'en 1715, par ses nombreuses éditions et traductions. Ce traducteur d'Horace nous rappelle un autre commentateur, le jésuite Jouvency, qui se révèle (1681) par un Apparatus novus grœco-latinus, et commence à publier, pour l'instruction de la jeunesse, les auteurs classiques expurgés. On a quelquefois souri, bien à tort, de ces expurgations qui permettent seules de placer ces livres dans les mains des écoliers, et dont aussi bien Saci de Port-Royal avait donné l'exemple. Si Jouvency retranche ou modifie çà et là quelques mots, quelques lignes, qui ne sont pas après tout les phis beaux titres littéraires des anciens, il rachète largement cette infidélité innocente par la clarté et la finesse de ses commentaires, la pureté et l'élégance de son latin. Souvenons-nous en outre que ces travaux pédagogiques, comme nous l'avons déjà dit à propos des méthodes de Port-Royal, en facilitant les premières études étaient le point de départ de l'érudition ou la première inspiration du génie. Le perfectionnement des écoles de la jeunesse fortifiait dans tous les esprits la culture ou le respect des lettres.

La culture des sciences exactes se développait avec le même entrain et une renommée analogue, non-seulement dans les sociétés savantes, mais encore dans le monde, jusqu'au sein de la cour et dans l'exercice des arts utiles. On peut rire, avec Boileau, de la savante qui passe la nuit dans la gouttière à suivre le cours des astres ; les encouragements du roi semblent s'expliquer çà et là par un intérêt personnel d'orgueil ou de plaisir. Mais les progrès et les découvertes, fruit de cette impulsion, n'en demeuraient pas moins au service de tous, pour le plus grand bien-être commun. Les étrangers n'étaient pas si difficiles, et, pour nos savants comme pour nos érudits, ils avaient par moment des hommages qui ne nous permettent pas de nous dédaigner nous-mêmes à leur profit.

En suivant, dans les Mémoires de l'Académie des sciences, la série de ses travaux[16], on remarque que c'est surtout à partir de la guerre dé Hollande que le roi pousse à des études positives, à des progrès d'un emploi immédiat et formel. En 1675, il veut que l'Académie travaille à un traité de mécanique, où la théorie et la pratique soient expliquées d'une manière claire, où soient décrites toutes les machines en usage dans l'exercice des arts en Prame et à l'étranger. Immédiatement chacun se met à l'œuvre ; plusieurs présentent des inventions personnelles. Leibniz, alors à Paris, offre sa machine arithmétique ; Dalesme, une pompe nouvelle sans piston, une machine pour mesurer la vitesse d'un vaisseau ; Ramer, une balance qui pèse des poids incomparablement plus grands que ne fait la romaine. En 1677, Blondel, homme d'épée et de lettres, songe, dit Fontenelle, à rendre les lettres utiles à la guerre. Il examine à fond toute la matière du jet des bombes. Il démontre que trop de confiance en des conjectures ou des expériences incertaines a entraîné bien des erreurs qu'on peut rectifier par la géométrie et le raisonnement. Des études faites alors par l'Académie, il résulte une telle précision, que dorénavant on pourra, une fois la distance connue, pointer un canon ou un mortier avec assez de justesse pour tirer sur la pointe d'un clocher. En 1681, un chevalier Renau proposait une nouvelle courbe pour la construction des vaisseaux. Blondel et Mariotte, chargés de vérifier cette théorie, en reconnaissent l'exactitude, et l'inventeur reçoit les félicitations et les encouragements de Seignelay. En 1683, ce sont des expériences sur le recul des armes à feu ; en 1684, une machine capable d'augmenter la vitesse des armes à feu. A cette époque surtout, Louvois, successeur de Colbert dans la surintendance des bâtiments, pressait l'Académie de s'appliquer principalement à des travaux d'une utilité sensible et prompte, et favorable à la gloire du roi.

En ce temps les eaux de Versailles, dont la beauté était un spectacle tout nouveau dans le monde, et qui devenaient encore tous les jours plus surprenantes, avaient mis en vogue la science des eaux. L'Académie consultée cultive cette science pour contribuer aux plaisirs et à la magnificence d'un grand roi, mais en même temps elle trouve des méthodes dont tout le monde pourra désormais se servir (1678). A propos des eaux de Versailles, on étudie, on perfectionne les machines qui servent à élever les eaux. C'est aussi à propos du projet fastueux d'amener à Versailles les eaux de l'Eure que l'Académie est invitée à traduire le traité de Frontin sur les aqueducs de Rome. Mais les académiciens qui font les nivellements pour détourner l'Eure, développent cette science, et inventent des niveaux qui permettent d'exécuter des choses merveilleuses. — Dès lors, dit l'historien de l'Académie, sur la foi des nivellements on construisait les aqueducs, et l'eau se présentait d'elle-même à la décharge ou à l'embouchure.

En 1679, le roi donna ordre à l'Académie de faire une carte de France. Il semble, dit Fontenelle, qu'il était à propos que la véritable position de la France sur le globe de la terre fût plus exactement connue dans le temps qu'elle était plus célèbre que jamais, et par la guerre qu'elle avait soutenue contre toute l'Europe, et par la paix qu'elle venait de lui prescrire. Voilà encore une part pour l'orgueil du roi ou de la nation ; mais l'entreprise allait bien au delà de cette satisfaction d'amour-propre. L'abbé Picard et Lahire commencèrent immédiatement sur les côtes des observations astronomiques auxquelles correspondaient des observations faites à Paris. Picard s'étant cassé une jambe près de Quimper-Corentin, Colbert veilla avec un soin tout paternel, par l'entremise de l'intendant, à lui assurer tous les moyens de guérison[17]. Cet accident retarda peu le travail, car cette même année (1679) les deux explorateurs visitèrent Brest, c'est-à-dire le point le plus occidental du royaume, et le plus propre pour commencer la détermination des longitudes, et de Brest ils se transportèrent à Nantes ; en 1680, ils visitaient Bayonne, les côtes de Guienne et de Saintonge, et revenaient aux côtes septentrionales de Bretagne et à celles de Flandre. En 1682, Lahire termina ce premier travail en reconnaissant les côtes de Provence. Il fut possible déjà de tracer une première carte, qui donnait la position de toutes les côtes tant sur l'Océan que sur la Méditerranée, et de quelques-unes des villes intérieures comme Amiens, Rouen, Paris, La Flèche, Nantes et Lyon. L'œuvre, pour être complète, avait besoin d'autres observations dans lesquelles on voit figurer Cassini au premier rang. Ce n'est pourtant pas à cette carte que le nom de Cassini est attaché. La carte, dite de Cassini, ou carte géométrique de France, appartient à son petit-fils.

L'achat par Colbert d'animaux et de plantes rares, sous prétexte d'orner la ménagerie et les jardins du roi, avait déjà profité aux travaux de l'Académie en anatomie, histoire naturelle, botanique et médecine. La rapidité du progrès de ces études fut sensible en peu d'années. En 1673, une déclaration royale, confirmant les chaires de médecine, de pharmacie, de chirurgie, au jardin des plantes, ordonnait que le premier corps de criminel exécuté serait délivré aux administrateurs du jardin royal, de préférence même aux doyens et professeurs de l'école de médecine, et ensuite alternativement, à la condition que les démonstrations seraient faites gratuitement par les professeurs du jardin[18]. L'Académie des sciences de son côté poursuivait ses recherches d'anatomie humaine comme le prouvent dans ses Mémoires ces indications successives : examen du mouvement péristaltique (1675) par Perrault[19] ; examen des cheveux (1677), examen des oreilles, observations sur le nez (1678). Elle poursuivait l'histoire des animaux, soit en allant à leur recherche, soit en les analysant à mesure qu'une bonne fortune les lui présentait. Il y a un voyage de Lahire en Bretagne (1670) pour connaître certains poissons, que Colbert anime de ses exhortations et des libéralités publiques, recommandant au savant de compléter les collections commencées, et aux fermiers des cinq grosses fermes de lui payer exactement ses dépenses[20]. Dans le même temps, Duverney, le grand maitre en anatomie, disséquait et dessinait les poissons d'eau douce, et découvrait que les poissons ont des oreilles. L'Académie publiait successivement toutes les descriptions de ces différents sujets : le singe et le cormoran (1674), le cerf et les demoiselles de Numidie (1675), le casoar et une grande tortue (1676), les poissons de Lahire et de Duverney (1679, 1680), la panthère, l'éléphant, le crocodile (1681), le perroquet arras (sic), l'ibis, le porc-épic, la civette, le hérisson (1681-1684).

Ces enseignements étaient en grande faveur, à la cour surtout. Duverney donnait au Dauphin des leçons d'anatomie humaine en présence de Bossuet, de Huet, de Cordemoi ; il préparait les parties à Paris, et les transportait à Saint-Germain ou à Versailles pour la commodité de son auditoire. Le Dauphin y avait pris un tel goût, qu'il offrait quelquefois de ne pas aller à la chasse, si on voulait substituer à ce plaisir une nouvelle leçon d'anatomie. Bossuet, avide d'en savoir plus qu'on n'en pouvait apprendre à un enfant, demanda pour lui-même et ses amis un enseignement plus approfondi, que Duverney lui donnait en présence du duc de Chevreuse, du Père de la Chaise, et du médecin Dodart, et d'où il remporta cette science si exacte qu'il a admirablement exprimée dans son Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. Duverney, dit Fontenelle, fut pendant près d'un an l'anatomiste des courtisans, et il en revint à Paris avec ce je ne sais quoi de brillant que donnent les succès de la cour[21]. On suivait avec autant d'intérêt l'histoire naturelle des animaux. La mort de l'éléphant à la ménagerie de Versailles (1681) fut l'occasion d'une sorte de fête scientifique. Toute la cour voulut assister à la dissection. On avait couché le sujet sur une espèce de théâtre élevé d'où il pouvait être vu de tout le monde. Quand le roi entra, il demanda où était l'anatomiste. Duverney s'éleva aussitôt des flancs de l'animal où il était comme englouti[22]. La dissection terminée, Perrault rédigea la description des principales parties, Lahire fit les dessins. Une chose en particulier honore ces savants et leurs disciples : ils cherchent dans l'étude de la nature, outre la connaissance des faits, des preuves nouvelles de la supériorité de l'homme sur les animaux. Ils sont bien loin de renier leur dignité par amour de la licence, et de revendiquer pour eux la nature de la bête afin de s'affranchir des devoirs de l'homme. L'Académie des sciences ne laissait pas dire que l'homme fût issu du singe, comme on le voit par ce passage de ses Mémoires : Malgré toute la conformité du singe avec l'homme, il est pourtant certain que les parties internes du singe sont assez différentes des nôtres, et que c'est par le dehors qu'il nous ressemble le plus. Si le singe est immédiatement au-dessous de l'homme, il ne laisse pas d'en être infiniment loin.

On reconnaît les mêmes caractères clans l'histoire de la botanique. Bordelin commence en 1673 son histoire des plantes qui est donnée au public en 1676 ; mais, bientôt convaincu de l'insuffisance de ce travail, il continue ses études, et donne en 1678 l'analyse de quarante autres plantes ; ce qui porte à quatre cent cinquante le nombre des plantes analysées. En 1679, Perrault apporte à l'Académie un cocos (sic) nouveau et entier ; aussitôt la botanique et la chimie s'appliquent à tirer de ce fruit et de sa liqueur toutes les connaissances qu'il peut fournir. On fait venir des plantes des pays les plus éloignés. En 1681, on reçoit avec reconnaissance l'envoi d'un gentilhomme italien, Bocone, composé de son Traité des plantes rares, et d'un grand nombre de plantes desséchées. Ce cadeau adressé au P. de la Chaise était transmis par lui à l'Académie. Cependant Tournefort, né à Aix, botaniste de passion dès la jeunesse, après avoir exploré le Midi de la France et la Catalogne, prenait place à Paris parmi les maîtres. En 1683, Fagon cédait à Tournefort, alors âgé de 27 ans, sa place de professeur de botanique au jardin du roi.

A ce zèle, à cette émulation spontanée s'ajoutait la protection manifeste de l'autorité royale. Louis XIV ne la faisait pas sentir seulement par Colbert, mais encore de temps en temps par sa présence et celle de ses plus hauts représentants. Nous l'avons vu assister à la dissection de l'éléphant ; l'Académie a consacré dans ses Mémoires plusieurs témoignages de ces encouragements directs. En 1677, le Dauphin visita l'Académie des sciences, en compagnie du prince de Conti, de l'illustre évêque de Condom, son précepteur, et d'un grand nombre de jeunes seigneurs de la cour. Colbert le reçut à la tête de tous les académiciens, famille spirituelle dont il était le père. Toutes les sciences étalèrent à l'envi leurs trésors pour satisfaire la curiosité du prince, et lui donnèrent leurs plus rares et plus agréables spectacles ; le Dauphin charmé visita le lendemain avec le même plaisir l'Observatoire et toutes les singularités de ce bâtiment. En 1681 le roi vint à son tour à l'Académie des sciences. Au laboratoire, il assista à plusieurs expériences, telles que la congélation de l'eau, la réduction de sels très-âcres en une terre insipide, la distillation de la flamme d'esprit de vin, etc., etc. Dans la salle des assemblées, Colbert lui présenta les ouvrages imprimés des académiciens, des dessins d'animaux terrestres et de poissons, des machines astronomiques. Après avoir tout considéré, il les félicita d'un mot qui valait bien des éloges : Messieurs, leur dit-il, il n'est pas nécessaire que j'exhorte l'Académie à travailler, elle s'y applique assez d'elle-même. Mais il ne s'endormait pas sur cette confiance. L'année suivante il visita l'Observatoire, et se fit expliquer les travaux de Cassini, le planisphère tracé sur le plancher de la tour occidentale, et les diverses figures de la lune dessinées d'après les observations de l'astronome.

Cette vigilance, ce concours supérieur, a valu à Louis XIV un hommage d'autant plus précieux, que c'est celui d'un étranger, et de Leibnitz, le plus grand des étrangers de ce siècle. Leibnitz, effrayé des projets belliqueux du grand roi, s'était mis en tête de détourner sur l'Égypte, cette Hollande d'Orient, les armes dont il redoutait l'invasion pour l'Allemagne, et dans cette intention il avait composé le Consilium Ægyptiacum. Appelé en France pour expliquer son plan (1672), bien accueilli par Pomponne et par le roi, mais débouté de ses espérances, il n'en resta pas moins pendant quatre ans dans le royaume, à entretenir les savants de l'Académie et à apprendre d'eux ce que les Allemands n'avaient pu lui enseigner. Il déclare sans embarras que c'est aux conversations de Huyghens, et à la lecture de Descartes, qu'il dut de devenir mathématicien et géomètre ; notons en passant cet aveu à l'honneur de la supériorité scientifique de la France. De retour chez lui, il ne craignit pas, dans son discours touchant la méthode de la certitude, de faire tout haut l'éloge de la France et de son roi. Après avoir énuméré toutes les découvertes scientifiques dont l'humanité avait tiré à la fois gloire et profit, il présente la puissance de Louis XIV comme la meilleure garantie du progrès à venir : Je compte, dit-il, pour un des plus grands avantages de notre siècle qu'il y ait un monarque qui, par un concours surprenant de mérite et de fortune, après avoir triomphé de tous côtés et rétabli chez lui le repos et l'abondance, s'est mis dans un état non-seulement à ne rien craindre, mais encore à pouvoir exécuter tout ce qu'il voudra pour le bonheur des peuples, ce qui est un don bien rare et bien précieux. Mais ce grand monarque, qu'on reconnaît aisément à ce peu que je viens d'en dire, étant arbitre de son sort et de celui de ses voisins, et ayant déjà exécuté des choses qu'on trouvait impossibles, et qu'on a de la peine à croire après qu'elles sont exécutées, que ne ferait-il pas dans un siècle si éclairé, dans un royaume si plein d'excellents esprits, avec toute cette grande disposition qu'il y a présentement dans le monde pour les découvertes ; que ne ferait-il pas, dis-je, si quelque jour il prenait la résolution de faire quelque puissant effort pour les sciences ? Je suis assuré que la seule volonté d'un tel monarque ferait plus d'effet que toute notre méthode et tout notre savoir. Ce qu'Alexandre  fit faire par Aristote n'entrerait pas en comparaison, et déjà les Mémoires de l'Académie et les productions de l'Observatoire le passent infiniment. Mais ce serait bien autre chose, si ce grand prince faisait faire pour les découvertes utiles tout ce qui est dans le pouvoir des hommes, c'est-à-dire dans le sien qui renferme comme en raccourci toute la puissance humaine à cet égard.

 

 

 



[1] Rigault, Querelle des anciens et des modernes : L'originalité de l'Allemagne, c'est souvent d'amonceler des nuages autour des idées françaises et d'obscurcir ce que nous inventons. On peut appliquer à l'érudition ce jugement de l'ingénieux écrivain à propos du système de Wolf contre Homère, évidemment emprunté au Français d'Aubignac.

[2] De Re diplomatica, préface : Absit ut in hac re magisterii partes mihi arrogem. Quippe in republica litteraria omnes liberi sumus. Leges ac regulas proponere omnibus licet, imponere non licet.... In modo ipso sive tractandi, sive refutandi, pacato atque tranquillo, qualis veritatis ac christianæ religionis cultores decet... In hac re opus est maxime prudentia christiana, ut nec veritati obsit languens ac frigidus stylus, nec immoderatus caritati.

[3] De Re diplomatica, préface : Optime Cangi.... mihi aliquando restitanti stimulos adhibere satagebas. Nulle quidem apud te membraneorum voluminum copia, sed multa reconditioris eruditionis monumenta animo complecteris, quæ et absque fastidio congessisti, et sine invidia communicas.

[4] Demonstratio evangelica, préface de la troisième édition, 1690.

[5] Voir la dissertation sur le sens de τίς ou aliquis en latin, à propos de l'application de ce mot à Jésus-Christ par l'historien Josèphe.

[6] Voici le résumé de ses arguments : Cur ita sentiam, facit constans et perpetuus codicum omnium Josephi, sive exaratorum calamo, sive typis impressorum, in eo retinendo consensus. Facit et Eusebii auctoritas qui illud et in libris Demonstrationis evangelicæ, et in Historia ecclesiastica, tanquam legitimum et genuinum repræsentavit. Expressit id quoque latine Hieronymus in libro De Scriptoribus ecclesiasticis... Consentit ad hæc orationis filum, et dictionis color, talis nimirum qualis hellenistarum esse solet... Tantum certe abest ut locum hunc a Josepho profectum mirer, ut potius mirabile mihi videatur arbitrari potuisse quemquam de Jesu Josephum silere.

[7] Ducange, préface du Glossaire : Ad recentioris ætatis utritusque linguæ scriptores accessi eo lubentius quod, quum nova prorsus et mihi antea peregrina ex fis addiscerem in dies, non mediocri inde sensim animi voluptate afficerer... Quum præterea ex ipsis quæ barbara appellamus vocabulis occurreret persæpe nescio quid unde plurimum perciperetur eruditionis, tum ad instituta moresque majorum, tum ad vulgarium vocum origines retegendas. Quæ quidem, quum omnia complecti memoria, quæ legimus, haud facile est, in adversaria referebam ne forte elaberentur, ita ut sensim ac aliud fere agendo rerum inferioris ætatis immensa pene succreverit sages, quam ita digesseram, ut quum liberet facilius quæsita occurrerent.

[8] Ducange ne se pique pas de donner avec certitude toutes les étymologies ; il raille même assez agréablement ceux qui exigent en cette matière une précision impossible : Neque enim ex iis sum qui, si quid novum insonuit auribus, non satis putant nosse quid significando valeat, nisi etiam unde dicatur exquirant.

[9] Ainsi : ban et bandit viennent de bannum ; bannière, bannerets, bande, viennent de bandum.

[10] On a accusé Ducange d'avoir donné pour étymologie au mot alleud le grec άλς, mer ou fond de la mer, afin d'exprimer par cette comparaison l'étendue du droit de propriété. Ducange est fort innocent de cette explication ridicule. Il ne fait que citer, entre toutes les opinions qu'il rapporte, un vers d'Elward de Béthune :

Alodium fundum dicas, fundum maris imum ;

et il n'en accepte d'aucune manière la responsabilité.

[11] Ducange le dit lui-même à l'article vassus : Vassus et vassallus iidem-ne fuerint video controverti ; quæ quidem inter eruditos controversia ut facilius dirimatur, discutienda sunt quæ de utrisque habent scriptores et tabulæ veteres.

[12] Ducange, préface du Glossaire de la basse grécité.

[13] Voir dans le Chronicon Paschale, entre la préface de Ducange et le texte de l'ouvrage, la lettre latine de Baluze à Eusèbe Renaudot.

[14] Euripide, Electre, vers 343-344.

..... γυναικ γαρ τοι

Aσχρν μετ´ νδρν στναι .....

[15] Préface de Longin, une des dernières éditions.

[16] Mémoires de l'Académie des sciences, tome I, ch. II, rédigée par Fontenelle.

[17] Depping, Correspondance administrative.

[18] Lettres et Instructions de Colbert, tome III.

[19] Action par laquelle les intestins se resserrent dans une partie, et puis dans celle qui la suit, poussant en avant le chile ou les autres matières plus grossières.

[20] Colbert, 10 novembre 1679.

[21] Fontenelle, Éloges de Duverney et de Dodart.

[22] Mémoires de l'Académie des sciences, à l'année 1681.