HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS (suite)

 

CHAPITRE XXIV. — Dernière période de la guerre de Hollande ; 1676, 1677, 1678. Paix de Nimègue.

 

 

III. — Mariage du prince d'Orange. - Année 1678. - L'Angleterre sur le point de rompre avec la France. - Évacuation de la Sicile par les Français. - Préparatifs de Colbert pour la guerre maritime. - Prise de Gand et d'Ypres par Louis XIV. Déclaration des conditions de la paix par Louis XIV. - Avancement des négociations. - Incident relatif à la Suède. - Premier traité de Nimègue entre la France et les Hollandais ; bataille de Mons. - Second traité de Nimègue entre la France et l'Espagne. - Épuisement de l'Empereur par la guerre de Brisgau et celle de Hongrie. - Troisième traité de Nimègue entre la France et l'Empereur. - Le Brandebourg et le Danemark contraints de rendre ce qu'ils ont pris à la Suède. - Triomphe complet de Louis XIV sur la coalition.

 

Les Hollandais, par âpreté au gain, avaient donc rendu vaines les propositions de Louis XIV. Il leur fallait absolument l'abolition de tous les tarifs. Quoique Louis XIV fléchît peu à peu, et accordât d'abord la réduction d'un tiers, puis de la moitié des tarifs de 1667, ils se laissèrent encore une fois persuader par le prince d'Orange que le roi ne voulait pas sincèrement la paix, et reprirent confiance en celui que l'échec de Charleroi leur avait rendu suspect (octobre 1677). Au même moment, le roi d'Angleterre, changeant de façons avec son neveu, l'invitait à faire le voyage de Londres qu'il lui avait jusque-là interdit formellement. Espérait-il le convertir à la paix, pour avoir enfin le mérite d'une médiation dont il n'avait jamais eu que l'apparence dérisoire ? Ou bien fatigué de la lutte contre son peuple au profit d'un souverain étranger, voulait-il, par un concert avec la Hollande, rétablir sa propre dignité et la sécurité des Anglais, en s'émancipant de l'argent de la France, et en réprimant le dominateur de l'Europe ? Quelque contradictoires que soient ces desseins, on petit tout croire à la fois d'un homme tel que Charles II. Les Hollandais applaudirent à ces ouvertures du monarque anglais, le prince d'Orange s'empressa de répondre à l'invitation. Il avait déjà déclaré à ses oncles qu'il était résolu à suivre dorénavant leurs conseils. Dès son arrivée, pour consacrer la bonne intelligence, il demanda en mariage la fille aînée du duc d'York. Les États Généraux acceptèrent cette alliance de famille comme un gage d'alliance politique[1] ; le duc d'York ne devina pas quel traître domestique s'introduisait dans sa maison ; le roi se fit honneur de donner la princesse à son illustre neveu. Le mariage fut célébré, le 15 novembre 1677, au milieu de démonstrations de joie et de tendresse qui tournent presque à l'idylle le style du chevalier Temple[2]. Le roi de France, disent ses ennemis, fut ému de cette nouvelle surprenante autant que d'une bataille perdue[3].

L'effet s'en fit bientôt connaître. Dans les entretiens sur la paix entre l'oncle et le neveu, le prince d'Orange était intraitable pour Louis XIV. Les propositions du roi de France, selon lui, n'avaient pour objet que de rompre le nœud de l'alliance, afin de recommencer la guerre avec plus d'avantage ; l'ambition des Français ne serait satisfaite que quand ils auraient pris toute la Flandre, étendu leurs limites jusqu'au Rhin, mis la Hollande dans leur dépendance, et l'Angleterre hors d'état de leur être redoutable. Il voulait donc reprendre à Louis XIV toutes ses conquêtes de la présente guerre, ou ne lui en laisser tout au plus que deux ou trois villes, telles que Saint-Omer et Aire, et encore en échange de territoires acquis par lui à la paix d'Aix-la-Chapelle. Charles II n'en était pas venu à ce degré d'audace ; il proposa une combinaison qui compenserait les propositions de la France par les refus des alliés. La France garderait la Franche-Comté et quelques villes des Pays-Bas nécessaires à la bonne délimitation, et en rendrait d'autres acquises par le traité d'Aix-la-Chapelle ; elle abandonnerait la Lorraine et la Sicile ; il y aurait enfin restitution réciproque entre la France et la Hollande, entre la France et l'Empereur[4]. Le prince d'Orange consentit à transiger dans ces termes. Mais Louis XIV, informé de cette nouvelle médiation de Charles II, repoussa les conditions trop dures qu'on prétendait lui imposer du côté de la Flandre. Charles promit au prince d'Orange de ne jamais se relâcher sur le moindre article, et de déclarer la guerre à la France si elle persistait dans son refus. Il s'engagea à convoquer son parlement au 25 janvier ; en attendant cette échéance, il contracta avec le gouvernement des Provinces-Unies (10 janvier 1678) une alliance plus que défensive, à l'effet de faire prévaloir ses propositions de paix.

Cet embarras inattendu était bien capable de compromettre les résultats des derniers succès, et d'abord en inspirant aux mauvaises volontés qui négociaient à Nimègue une nouvelle confiance pour résister. Louis XIV y opposa un mélange remarquable de force et de souplesse. Il fallait éviter la guerre maritime contre les Hollandais et les Anglais réunis ; il n'était pas moins sage de s'y préparer en cas qu'elle fût inévitable. Le roi commença par ôter aux commerçants leur principal grief. L'établissement de Messine leur apparaissant comme une menace de confisquer, au profit de la France, le commerce de la Méditerranée, il avait déjà promis à Charles II d'y renoncer. Cette guerre de Sicile avait d'ailleurs atteint son but ; elle avait servi de diversion contre les Espagnols, d'exercice et d'expérience glorieuse à la marine française. Jamais la guerre de terre n'y avait été soutenue avec un déploiement de forces militaires suffisant pour une conquête. Après la grande victoire de Palerme, le duc de Vivonne avait réussi à soumettre au roi, comme il disait, soixante milles de côtes ; en dehors de ce succès, le petit nombre ou la qualité inférieure de ses troupes ne lui avait permis aucune entreprise considérable. Au mois de janvier 1678, le duc de Lafeuillade, envoyé pour remplacer Vivonne, fut chargé de préparer l'évacuation. En même temps, Colbert donna ordre à Château-Renault de prendre la mer pour aider à ce rapatriement et combattre les flottes ennemies qui tenteraient de le contrarier[5]. Il organisa également la course contre le commerce anglais. Sa Majesté a résolu, écrivait-il aussitôt après la déclaration faite[6], de fermer tous les ports de son royaume, d'empêcher tout commerce, afin de porter uniquement tous ceux qui ont intérêt au commerce maritime, les officiers et les matelots, d'armer en course et de se mettre en mer. Pourquoi sommes-nous condamnés à le trouver encore ici occupé des favorites du roi et des moyens de satisfaire la cupidité de ces femmes ? Mme de Montespan et la comtesse de Soissons voulaient faire la course à leur profit. On leur prépara des coureurs aux dépens du royaume. Par trois fois, à Rochefort, au Havre, à Brest, Colbert ordonne de mettre en état des navires pour M' de Montespan, d'en lever l'équipage à l'aide des fonds réunis par le trésorier de la marine ; de prendre dans les magasins du roi les canons, armes, poudres, agrès et apparaux[7].

Les Anglais, sans déclarer encore la guerre, multipliaient les préparatifs. Charles II avait enfin rappelé le corps auxiliaire. Le parlement, réuni le 7 février, signifiait qu'avant de traiter avec la France, il fallait la réduire aux conditions de la paix des Pyrénées. Il votait la levée de vingt-six mille hommes d'infanterie, de quatre régiments de cavalerie, de deux régiments de dragons, et l'équipement de quatre-vingt-dix vaisseaux. Louis XIV avait bien encore la ressource d'offrir de l'argent au roi d'un côté, à l'opposition de l'autre. Son nouvel ambassadeur Barillon recevait les sommes nécessaires pour opposer le roi au parlement et le parlement à lui-même. Des difficultés, soldées par la France, retardaient la levée des subsides ; de nouvelles réclamations contre les catholiques, non sans connivence de la diplomatie française, embarrassaient le zèle nouveau du duc d'York contre la France[8] ; mais ce n'étaient là que de petites manœuvres pour gagner du temps, et permettre à Louis XIV de préparer un grand coup, un des plus décisifs de toute cette guerre.

Le roi de France avait l'air de se promener en Lorraine, et de s'amuser à fatiguer les dames de sa cour par des courses pénibles à travers d'exécrables chemins. Cependant des mouvements de troupes simultanés sur le Rhin, vers le Luxembourg, et sur différents points des Pays-Bas, entretenaient tous les esprits, tous les gouverneurs des villes ennemies dans l'incertitude de-ses desseins ; chacun, craignant d'être attaqué, n'osait se porter au secours des autres. Un mois presque-entier s'était ainsi écoulé, lorsque, le 3 mars, une nombreuse armée française se trouva réunie sous les murs de Gand, celle de toutes les grandes villes qui s'attendait le moins à une pareille visite. Jamais encore l'invasion française n'avait pénétré si avant dans la Flandre. Le mérite en était à Louvois, qui avait tout préparé pendant l'hiver, approvisionnements et marches. Un historien étranger et ennemi reconnaît que le siège de Gand est le chef-d'œuvre de ce ministre[9]. L'exécution fut aussi rapide que les préparatifs avaient été bien conduits. En deux jours, Vauban acheva la circonvallation malgré l'étendue de la place ; en deux autres les dehors furent emportés. La ville capitula le 9 mars, le château le 11. La valeur de la victoire fut assez attestée par la fière tristesse du gouverneur vaincu : Sire, dit à Louis XIV ce vieux Castillan, je viens rendre Gand à Votre Majesté ; c'est tout ce que j'ai à lui dire. L'humiliation ne s'arrêta pas là. A peine les alliés avaient-ils eu le temps de recevoir cette nouvelle, que déjà la moitié de l'armée victorieuse se rabattait sur Ypres. Cette ville, plus rapprochée de la frontière française, avait paru plus menacée ; elle avait été mise en meilleur état de défense. Les assiégeants y perdirent plus de monde, l'artillerie espagnole se distingua par la précision de son tir. Il n'en fallut pas moins céder comme Gand. Le siège d'Ypres, commencé le 18 mars, finit le 25 par une capitulation.

Sur mer la fortune n'était pas moins favorable aux Français. L'évacuation de Sicile avait été achevée le 13 mars : les troupes revenaient à Toulon sans encombre ; Duquesne, sans emploi pour le moment dans la Méditerranée, recevait l'ordre d'aller sur les côtes de Catalogne appuyer les opérations de l'armée de Roussillon. Le roi avait tenu sa parole, et il n'avait pas été au pouvoir de ses ennemis de troubler cette retraite. La flotte hollandaise, de 21 voiles, commandée par Evertzen, fut rencontrée le 17 mars par Château-Renault ; les Français, avec six vaisseaux et trois brûlots, dispersèrent ces forces supérieures. Il n'y avait en France que Colbert qui fût capable de n'être pas content, parce que le vaincu n'avait pas perdu de vaisseaux. Ce combat, écrivait-il à Château-Renault[10], n'a pas plu au roi, Sa Majesté n'étant pas accoutumée à voir les Hollandais aux mains avec ses troupes de terre et de mer s'en séparer sans perte considérable. L'opinion était à la joie et à l'espérance. Sévigné disait : Je crois que de tout ceci nous aurons la paix ou la Flandre ; et Bussy-Rabutin, reprenant le style de Voiture, souhaitait qu'il plût au roi de lever une fois un siège, afin que les admirateurs pussent reprendre haleine et se sauver par la diversité des événements[11]. Qu'allaient faire les alliés ?

Il y eut explosion de colère chez les Anglais. Charles II fit embarquer quelques bataillons d'infanterie pour Ostende ; il délivra vingt-trois commissions pour lever des régiments : les Communes demandèrent la rupture immédiate avec la France. Les Hollandais, plus maîtres d'eux-mêmes par l'habitude de calculer froidement leurs intérêts, comprirent qu'il était plus avantageux de transiger. Ils voyaient les Français aux portes d'Anvers ; la ville d'Amsterdam surtout ne vivait plus à la pensée qu'Anvers, en d'autres mains que celles des Espagnols, pouvait redevenir un rival de son commerce[12]. Aussi bien les émissaires français semaient dans les villes la défiance contre le prince d'Orange, rendaient suspects son mariage avec la nièce d'un roi, son traité d'alliance avec Charles II qui paraissait menacer les libertés de la nation ; que voulait dire, par exemple, l'engagement réciproque stipulé entre le roi anglais et les Provinces-Unies de s'assister contre les rebelles jusqu'à ce qu'ils fussent remis dans le devoir ? Au contraire, le roi de France offrait des conditions où la Hollande avait beaucoup à gagner ; les chefs des principales villes étaient prêts à les accepter. Dans ce courant d'opinions, les États Généraux refusèrent de ratifier l'alliance du 10 janvier entre Charles II et le prince d'Orange. Une déclaration explicite de Louis XIV acheva d'enlever les Hollandais à la coalition.

Comme l'année précédente, après avoir encore une fois convaincu ses ennemis d'impuissance, et pour donner un nouveau gage de modération, le roi de France était rentré à Saint-Germain le 7 avril, moins d'un mois après la prise de Gand. Il s'engageait à ne pas reprendre la guerre en Flandre avant le 10 mai, pour laisser aux vaincus le temps de la réflexion. Le même jour (9 avril), il expédiait à ses plénipotentiaires à Nimègue les conditions auxquelles il entendait faire la paix ; c'était les signifier à toute l'Europe. Cette déclaration est un des actes les plus dignes, les plus fermes et les plus sages de la diplomatie de Louis XIV. On y trouve la noblesse du protecteur fidèle à ses alliés, la confiance de la force victorieuse, la prudence du négociateur, qui loin de désespérer le vaincu, se fait un mérite de le ménager.

Il commence par affirmer qu'il n'entendra jamais à aucune proposition de paix si la satisfaction pleine et entière du roi de Suède n'y est comprise. C'est le premier article qu'il demande, et sans lequel il ne pourra conclure sur tous les autres points. Il réclame également satisfaction pour le prince-évêque de Strasbourg, et pour son frère le prince Guillaume de Furstemberg, violemment arrêté par les impériaux au congrès de Cologne, dont la liberté doit faire un des premiers points de la paix. Ce qu'il dit dès la première ligne, il le répète à la fin de la dépêche : J'avoue que dans la gloire de rendre la paix à l'Europe, je suis particulièrement touché de celle de faire éprouver à mes alliés l'appui sûr et solide qu'ils se doivent toujours promettre der mon amitié.

Du côté de l'Empire, il ne veut que ce qu'il a toujours prétendu : sauvegarder l'exécution entière du traité de Westphalie ; par conséquent, restitution de Philipsbourg à la France, ou abandon de Fribourg par l'Empereur.

A l'Espagne, il rendra Charleroi, Ath, Oudenarde, Courtray, acquis par lui à la paix d'Aix-la-Chapelle, Binch, Limbourg, Saint-Ghislain, Gand, acquis dans la présente guerre. Il demande en retour l'abandon de la Franche-Comté, de Condé, Valenciennes, Bouchain, Cambrai et Cambrésis, Aire et Saint- amer, Ypres, Warwick, Poperinghe, Bailleul, Cassel, Maubeuge.

Les Hollandais peuvent compter sur la restitution de Maëstricht, et sur le traité de commerce déjà projeté.

Enfin le duc de Lorraine rentrera dans ses États, selon les conditions du traité des Pyrénées, ou bien il cédera Nancy eu échange de Toul, et quatre larges chemins conduisant de la frontière française à Nancy, de Nancy à Metz, à Brisach et en Franche-Comté[13].

Cette déclaration fut un coup d'éclat souverain comme la prise de Gand. En dépit de quelques difficultés suscitées par les alliés et par Louis XIV lui-même, elle resta pour les négociateurs comme le cercle étroit qu'une volonté supérieure ne leur permit pas de franchir. C'est le désespoir du chevalier à Temple : Ces conditions, dit-il[14], étaient fort différentes de celles dont le roi (d'Angleterre) et les États étaient convenus, et plus encore des prétentions des alliés ; mais comme ce qui regardait l'Espagne et la Hollande avait été concerté avec les chefs des principales villes (de Hollande), il se trouva que les propositions de la France furent le plan de la paix non-seulement pour la Hollande, mais encore pour tous les autres confédérés. Dans quelques mois, la volonté du roi de France allait être la loi de l'Europe.

Au premier moment, les Espagnols, les impériaux et leurs alliés d'Allemagne, pour ne pas s'avouer leur désarroi, crièrent bien haut qu'ils ne voulaient rien entendre. Ils refusèrent même une trêve de trois mois que leur offrait Louis XIV ; c'était le laisser libre de continuer ses victoires. Il ne tarda pas à le leur faire sentir par l'occupation de la forteresse de Leeuw, sur la frontière de Brabant, que le gouverneur de Maëstricht enleva (4 mai) avec six cents hommes sans artillerie. Huit mille Espagnols et l'armée du prince d'Orange, mis en mouvement pour venger cet affront, se retirèrent piteusement sans avoir rien entrepris[15]. Les Hollandais mieux avisés, an dépit du prince d'Orange et du collège des nobles, ne voulaient plus d'une guerre qui ne leur rapportait rien, ni d'alliés qui leur coûtaient fort cher. Épuisés d'hommes et d'argent, ils tournaient en dérision l'insuffisance de l'Espagne à- défendre ses Pays-Bas ; l'égoïsme de l'Empereur dont les troupes ne servaient jamais d'Allemagne, et de cet électeur de Brandebourg qui se contentait de s'agrandir en Poméranie. Ces bonnes dispositions leur valurent une nouvelle faveur de Louis XIV. Il parut tout à coup à Courtray, comme pour reprendre les hostilités ; toute la campagne se borna à leur écrire (18 mai) avec une grande bienveillance qu'il était prêt à traiter séparément avec eux, sans changer cependant les garanties promises à l'Espagne, et à leur accorder enfin le traité de commerce qu'ils désiraient, c'est-à-dire l'abolition des tarifs de 1667. La proposition envoyée immédiatement à Nimègue et à La Haye acheva de confondre les alliés, et combla de joie les Hollandais, qui envoyèrent à Louis XIV, par Beverningk, l'expression de leur reconnaissance et de leur respect.

Décidément la résistance n'était plus qu'une illusion ; la guerre même n'y pouvait rien. Partout où les récalcitrants s'obstinaient à se battre, ils étaient battus. Du côté de l'Espagne, l'armée française de Roussillon avait pris l'offensive en Catalogne et s'emparait de Puycerda (28 mai). Sur le Rhin, le duc de Lorraine essayait vainement de reprendre Fribourg. Le maréchal de Créqui, campé entre Schelestadt et Brisach, veillait à la fois sur sa conquête et sur l'Alsace. Rentré dans le Brisgau (21 mai), il tint l'ennemi en échec pendant un mois, et le repoussa avec des pertes sérieuses sur Offenbourg (25 juin). La marine française occupait toutes les mers : Duquesne la Méditerranée, Château-Renault l'entrée de la Manche, d'Estrées les îles de l'Amérique, l'escadre de Pannetier et les armateurs de Dunkerque les côtes de Hollande et les mers du Nord. Colbert achevait ce tableau de ses forces maritimes, en disant au roi[16] que le commerce des ennemis serait interrompu de toutes parts. Aussi tout tendait à une conclusion prochaine. Les Hollandais étant déterminés à traiter séparément, l'Espagne consentait à céder aux conditions qu'ils avaient acceptées pour elle. Le prince d'Orange lui-même, sensible à ses intérêts personnels, pour recouvrer ses biens patrimoniaux, abaissait sa fierté et sa haine devant le vainqueur qu'il avait tant poursuivi de ses accusations par toute l'Europe (23 juin 1678). Il protestait par écrit de ses respects très-profonds, et de son désir de contribuer quelque chose au rétablissement de la bonne correspondance entre Sa Majesté et la Hollande. Tant d'humilité après tant d'insolence méritait une leçon ; il la reçut nette et sèche dans cette réponse du roi : Je suis bien aise de voir qu'un des premiers usages que vous avez faits de la paix, que vous voyez sur le point d'être conclue entre moi et les États Généraux, a été de me renouveler l'assurance de tous les sentiments que j'ai le droit d'attendre de vous. Ils me donnent lieu de me promettre que votre conduite sera telle envers moi à l'avenir, qu'elle m'obligera à vous donner des marques de mon affection[17].

La paix paraissait tellement inévitable, que le roi d'Angleterre, naguère si belliqueux, eut la pensée de reprendre place parmi les négociateurs au service de la France, dans l'espoir d'en retirer quelque gros profit d'argent. Il était blessé de la défiance que son parlement lui témoignait ; tout en réclamant la guerre, les Communes trouvaient suspecte son alliance avec les États Généraux et surtout l'article contre les rebelles ; elles craignaient que, s'il levait une armée, ce fût pour attenter aux libertés publiques ; toujours entêtées d'intolérance, elles refusaient tout argent avant qu'on eût rassuré l'Église anglicane contre la résidence de douze prêtres catholiques dans les comtés de Hereford et de Monmouth[18]. Il s'offrit donc à Louis XIV pour médiateur, pour avocat de ses propositions auprès des alliés, moyennant dix-huit millions payables en trois ans. Cette intervention paraissait maintenant peu utile au roi de France ; toutefois, pour ne pas désobliger un ancien serviteur, et aussi pour ne négliger aucun moyen de réussite, il parla de donner six millions, si les troupes anglaises étaient rappelées d'Ostende, le parlement prorogé et les propositions acceptées par les alliés. Charles II déclara bonnement à Temple que, puisque les Hollandais voulaient faire la paix et que le roi de France lui offrait de l'argent pour y consentir, il ne voyait .pas pourquoi il ne prendrait pas cet argent[19]. Temple ayant refusé de négocier ce marché, Charles II le conclut lui-même (29 mai). Il en eut toute la honte ; des événements inattendus l'empêchèrent d'en avoir le profit.

Tout à coup cet accord, qui allait s'étendant chaque semaine, fut troublé et rompu par une exigence honorable de Louis XIV. Nous avons vu qu'il se faisait un point de gloire de rendre à ses alliés, et particulièrement aux Suédois, ce qu'ils avaient perdu pour lui. Du côté de la Baltique, il négociait avec Sobieski le retour des Suédois en Poméranie par la Prusse polonaise, l'union des Polonais et des Suédois pour la conquête de la Prusse ducale, et il garantissait les engagements d'argent de la Suède envers la Pologne[20]. A Nimègue, il réclamait le rétablissement de la Suède dans toutes les possessions. Le Brandebourg, le Danemark, l'Empereur, ne voulaient pas y consentir ; l'Espagne, la Hollande, qui n'avaient rien à y perdre, ne s'y opposaient pas, mais elles appuyaient peu cette cause. Pour donner à ces deux puissances un intérêt dans l'affaire, le roi fit déclarer (24 juin) qu'il ne leur restituerait les villes promises que lorsque la satisfaction de la Suède serait accomplie. Il ne leur cachait pas que la possession de ces villes lut était nécessaire pour entrer dans les États de Brandebourg et des autres spoliateurs récalcitrants de ses alliés. Cet incident souleva des tempêtes.

Les Hollandais, exaspérés de voir s'éloigner une paix et des avantages qu'ils croyaient déjà tenir, crièrent à la mauvaise foi, à la trahison. Le prince d'Orange, si oublié et si humble quelques jours auparavant, reprit ses colères et sa popularité. On demandait, dans les États, la rupture immédiate avec la France, l'interdiction de tout commerce avec elle ; on parlait de la réduire au traité des Pyrénées, ou de lui reprendre au moins Tournay, Valenciennes et Condé. L'irritation devenant générale, la ville d'Amsterdam, habituellement si influente, ne put retenir que trois villes dans le parti de Louis XIV. Le roi d'Angleterre, croyant l'occasion bonne pour tirer plus d'argent de son parlement qu'il n'en espérait de ses menées secrètes, renonça aux millions du roi de France, refusa de ratifier son traité du 27 mai, et chargea Temple de négocier une alliance offensive avec les États Généraux. Il affectait toute l'indignation d'un homme trompé ; il avait toute l'ardeur d'un nouvel adepte. Vous leur ferez entendre, disait-il à Temple[21], à quel point je suis surpris d'une prétention si nouvelle, combien j'approuve la résolution qu'elle leur a fait prendre, combien je suis résolu moi-même, dans le cas où le roi de France persisterait finalement dans son refus de remettre les places, à soutenir les États de tous mes moyens plutôt que de céder sur un point si déraisonnable.

Au milieu de toutes ces colères, la guerre, qui n'avait jamais cessé en Allemagne, se poursuivait sur les bords du Rhin entre le duc de Lorraine et le maréchal de Créqui. Elle n'était pas de bon augure pour les alliés. Le 6 juillet, Créqui battait les Impériaux à Rhinfeld, où un corps de six mille Allemands était pris, nové ou tué ; à la suite de ce succès, il enleva Seckingen, une des villes forestières. Dans un retour vers le Nord, il triompha encore au combat d'Ortenberg (23 juillet), puis se tournant contre Strasbourg, il attaqua le fort de Kehl, afin de détruire ce pont qui avait tant de fois Servi de chemin aux invasions allemandes. L'opération se fit en deux temps. Kehl fut pris le 28 juillet et rasé, le pont détruit du côté de la rive droite. Revenu sur la rive gauche sans que l'ennemi eût troublé son passage, Créqui emporta rapidement deux forts qui protégeaient Strasbourg et acheva la ruine du pont de ce côté ; l'Alsace était à couvert des insultes des Allemands. Néanmoins les Anglais et les Hollandais avaient consommé leur alliance. Par un traité du 26 juillet, ils s'engageaient à faire la guerre à la France, si le 11 août prochain, le roi n'avait pas fait connaître son intention de remettre les places promises aussitôt après la ratification de la paix. Charles H bien déterminé expédia dans les Pays-Bas plus de cent compagnies. Le prince d'Orange alla réunir sous son commandement les troupes hollandaises, espagnoles et anglaises.

A la grande surprise de tous ces belliqueux, la lutte fut prévenue par une transaction dont le principal honneur revient à la Suède. Cette alliée, reconnaissante et assurée de la protection de Louis XIV, lui ouvrit une voie pour retirer son ultimatum sans en avoir le dédit. Elle déclara que, s'il n'était pas juste de faire une paix générale entre tous les belligérants sans qu'elle y obtînt sa satisfaction, elle ne trouverait pas mauvais que le roi fit, même sans elle, des traités particuliers pour diminuer le nombre des ennemis communs. Désormais Louis XIV était libre de traiter séparément avec la Hollande et avec l'Espagne. Il ne demanda plus qu'une garantie, à savoir que l'Espagne s'engageât à ne secourir ni directement ni indirectement ses ennemis ni ceux de ses alliés, à ne fournir ni troupes ni argent à l'Empereur, ni aux princes de l'Empire, ni au roi de Danemark. Dans ces conditions les Hollandais se laissèrent aller à reprendre leur négociation particulière ; et brusquement, dans la nuit du 10 au 11 août, une heure avant minuit, la paix fut signée entre la France et la Hollande.

Cette paix se composait de deux traités. Par le premier, conformément à sa promesse, Louis XIV rendait Maëstricht, avec le droit d'en retirer l'artillerie, les poudres, boulets, vivres et autres munitions de guerre, et la certitude que la religion catholique y serait maintenue ; un article séparé restituait au prince d'Orange cette principauté, et tous ses biens en Franche-Comté, Charolais, Flandre et autres pays dépendant de la couronne de France. La Hollande s'engageait à observer une stricte neutralité vis-à-vis des amis et ennemis de la France, et à faire observer la même neutralité par le roi d'Espagne. Le second traité réglait les rapports commerciaux des deux nations. L'article 7 stipulait qu'à l'avenir la liberté de commerce, réciproque entre les deux pays, ne pourrait être défendue ou restreinte par aucun privilège, octroi ou concession particulière, que ni l'un ni l'autre n'accorderait à ses sujets d'immunités, dons gratuits ou autres avantages ; ce qui supprimait en France les compagnies privilégiées et les encouragements efficaces à certaines manufactures. Par un article séparé, l'imposition de 50 sols par tonneau, prélevée dans les ports de France sur les navires étrangers, à leur entrée et à leur sortie, était restreinte pour les Hollandais à la sortie, et diminuée même de moitié pour les vaisseaux chargés de sel[22]. Ainsi, quoique la marche générale des événements donnât en ce moment la supériorité à la France, la guerre commencée contre la Hollande se terminait au profit de la Hollande par le rétablissement intégral de son territoire et la suppression des entraves apportées à son commerce. Colbert subissait là une contradiction dont il ne se consola jamais. Louis XIV ne voyait dans cet accord, comme dans l'évacuation de 1673, qu'un changement de front opportun, et, dans la retraite des Hollandais, un gage de sa victoire et de sa domination sur les grandes puissances de l'Europe ; il se consola sans peine par l'importance et la gloire grandiose de ce résultat.

Le prince d'Orange lui-même aurait dû être satisfait. Son but légitime n'était-il pas atteint ? Chargé de sauver son pays, il l'avait pris tout entier sous les eaux ou sous les armes de la France, et, avec une opiniâtreté infatigable de six années, il lui avait rendu son sol, son indépendance et son commerce agrandi. Il ne perdait rien lui-même de sa fortune ; ses biens patrimoniaux, compromis par la guerre, lui revenaient intacts, et le salut publie ne lui coûtait aucun sacrifice personnel. Quel grief lui restait-il donc contre la fin de la guerre ? Il lui restait sa haine intraitable de Louis XIV, et son envie livide des succès d'autrui. Il fut le premier à protester contre la paix faite sans lui ; il essaya de la déchirer par un acte odieux qui pouvait rendre de l'audace aux alliés. Heureusement la mauvaise issue de son entreprise déconcerta les complices tout prêts à l'imiter.

Jusque-là l'hypocrite assassin des frères de Witt s'était abstenu de tout crime envers la France. Il avait pu la haïr, ne lui laisser aucun repos, lui susciter pour ennemie toute l'Europe : il s'était tenu dans le droit de légitime défense. Quiconque a senti l'opprobre de l'invasion étrangère comprend, par son propre cœur, ce besoin de lutte et de réparation. Mais il n'appartient à personne, pas même à l'honneur national, de violer le droit des gens. A défaut de toute autre ressource, le prince d'Orange en vint à cette extrémité. Quatre jours après la conclusion de la paix, le 14 août, il attaqua l'armée du duc de Luxembourg, qui bloquait Mons. Il espérait la surprendre ; il croyait, par une victoire d'autant plus facile, rallumer la guerre générale. La bataille fut rude, meurtrière comme Senef, et également indécise. Les Français occupaient deux fortes positions : l'abbaye de Saint-Denis et la bruyère de Casteau. La première fut enlevée par le prince d'Orange ; la seconde, sérieusement menacée par l'Espagnol Villa-Hermosa, fut à la fin gardée par les Français, et les Espagnols poursuivis dans la plaine. A la chute du jour, les Hollandais eux-mêmes se retirèrent en bon ordre et sans être véritablement vaincus.

C'était, dit Luxembourg, un des plus torts combats d'infanterie qui se fussent encore donnés. Temple, pour couvrir sous la gloire le forfait de son héros, dit aussi qu'il n'y avait pas eu d'engagement plus considérable de toute la guerre. Cependant le héros n'osa pas recommencer le 15, et, le 16, il annonçait à Luxembourg que, la paix étant conclue, il n'y avait plus lieu de combattre.

Comment ne l'avait-il pas reconnu deux jours plus tôt ? Il savait certainement, le 14, avant l'attaque, que la paix était faite. Luxembourg l'avait appris, ce jour-là, à neuf heures du matin, et son courrier avait eu de longs détours à faire pour arriver jusqu'à lui. Le courrier expédié au prince d'Orange, par un chemin plus direct, et à travers les terres de Hollande, ne pouvait pas être en retard d'un jour. On savait à Londres, le 14, au delà de la mer, ce qui s'était passé à Nimègue le 10[23]. Est-il vraisemblable que le prince d'Orange fût moins bien informé sur le continent ? Sans doute il protesta, dans des lettres publiques, que la nouvelle de la paix ne lui était parvenue que le 15. Il le répétait encore, en 1700, au maréchal de Tallard, dont il avait besoin de capter la confiance pour les négociations relatives à la succession d'Espagne[24]. Mais voici un témoignage qui lui ferme la bouche, et c'est le sien propre. Dans une conversation avec Gourville (1681), où il essayait de se justifier de plusieurs accusations qui couraient en France contre lui, il avoua qu'il n'avait pas dans sa poche la copie de la paix, mais qu'il savait qu'elle était faite, qu'il avait cru que ce pouvait être une raison pour que M. de Luxembourg ne fût plus sur ses gardes, et qu'il avait considéré que s'il perdait quelque monde, cela ne saurait être d'aucune conséquence, puisque aussi bien il fallait en réformer[25]. Est-ce clair ? et chacun des membres de cette phrase n'est-il pas une nouvelle confession d'un calcul criminel ? En France, on n'hésita pas à lui rendre justice. Les uns tournaient en dérision ses excuses[26] ; les autres donnaient à sa perfidie son vrai nom. C'est une espèce d'assassinat, disait Bussy, qui mériterait qu'oie en informât.

La paix particulière de la France avec la Hollande avait également irrité les autres alliés. Au moment de la signature, les négociateurs français ayant proposé à Temple de se joindre à eux, il les reçut comme s'ils avaient voulu l'assassiner. L'évêque de Munster, le roi de Danemark, l'électeur de Brandebourg, protestèrent avec colère ; ils adressèrent aux États-Généraux la demande impérieuse de ne pas ratifier l'œuvre de leurs négociateurs. Brandebourg surtout ne voulait rien entendre. Une première fois, il représenta que, si la France se réservait le droit d'assister ses alliés, la Hollande devait l'assister lui-même, et au moins, avant la ratification, pourvoir à a sûreté du duché de Clèves. Quelques jours plus tard, il leur envoyait des reproches de leur ingratitude pour avoir abandonné les alliés qui les avaient sauvés, et des menaces de ruine pour avoir dégénéré des vertus de leurs ancêtres[27]. Charles II offrit encore ses services, afin d'obtenir de son parlement l'argent qu'il ne pouvait plus espérer de Louis XIV. L'Espagne aurait volontiers profité de cette effervescence pour retarder la conclusion qu'elle redoutait plus que personne. Mais la résolution des Hollandais avait rompu le nœud de l'alliance ; les tronçons épars qui en restaient s'agitaient en vain pour se rapprocher et revivre. Dès le 19 août, l'Espagne signait une suspension d'armes en attendant la paix[28].

Il ne fallut pas même les six semaines convenues pour en finir. Louis XIV avait accepté les Hollandais pour médiateurs des difficultés de détail qui pouvaient surgir dans cette négociation ; il les attacha encore plus étroitement à son parti en leur concédant de nouveaux avantages. Il substitua (3 septembre) les tarifs de 1664 à ceux de 1667, et délivra presque immédiatement des passeports à leurs marchands et négociants. Les Hollandais, de plus en plus satisfaits, pressèrent les Espagnols de céder ; le 17 septembre, le traité d'Espagne fut signé. Il contenait, sans en retrancher un mot, tout ce que Louis XIV avait signifié dans ses propositions du 9 avril. La France rendait ses conquêtes éloignées, Gand, Oudenarde, Courtray, Ath et Saint-Ghislain, Charleroi et Binche, Limbourg, Leeuw, les pays d'Outre-Meuse et Puycerda en Catalogne ; elle gardait tout ce qui arrondissait son territoire, la Franche-Comté tout entière, Condé, Valenciennes, Bouchain, Cambrai et le Cambrésis, Aire et Saint-Orner, Ypres, Warneton, Warwick, Poperinghe, Cassel, Bavay et Maubeuge. L'Espagne s'engageait en outre (art. 18), comme l'avait fait la Hollande, à ne secourir, dans la présente guerre, aucun des princes qui combattaient encore le roi de France ou ses alliés[29].

Aussitôt que les Espagnols eurent signé, les États Généraux ratifièrent (19 septembre) leur paix du 10 août. En même temps, Louis XIV leur envoya l'acte d'amnistie réciproque en faveur des sujets de chacune des deux nations qui avaient pris du service sous les ordres de l'autre. La satisfaction éclata dans les Provinces-Unies. On fit des feux de joie ; à Delft, à La Have, on se porta sur le passage de l'ambassadeur de France, avec une affluence plus grande qu'à la réception de la princesse d'Orange. A La Haye, il y eut même quelques cris de Vive le roi. Le peuple se plaignait qu'on n'eût pas tiré le canon ou sonné les cloches. Dans les halles et dans les marchés, on bafouait le prince d'Orange qui s'en allait bouder à la chasse pendant que le peuple faisait des feux de joie[30]. La fin d'une guerre si longue et si onéreuse effaçait la rancune de l'invasion. De pareilles démonstrations ne permettaient pas au gouvernement espagnol de ne pas ratifier la paix, et ne laissaient à Charles II aucun espoir d'être pris pour un allié sérieux. Ce ridicule médiateur dut rester désormais chez lui ; il avait assez à faire avec la conspiration papiste, récemment dénoncée (23 août) ; cette imposture incomparable qui a suscité tant de terreurs dans la nation anglaise, tant de rigueurs criminelles contre les catholiques, qu'on se demande comment l'intolérance peut ravaler si bas un peuple si fier de sa grandeur et de sa liberté[31].

Quand la Hollande et l'Espagne abandonnaient une lutte qui était leur cause personnelle, ce n'était pas l'Empereur qui avait intérêt à la soutenir pour eux et sans eux. Il lui restait bien la cause du duc de Lorraine, vassal de l'Empire, qu'il avait promis de rétablir dans ses États. Mais ce duc, battu par Créqui, n'avait pu rien entreprendre depuis la destruction du pont de Strasbourg ; la cessation des hostilités dans les Pays-Bas permettant à la France d'expédier sans cesse de nouveaux renforts sur le Rhin, il avait reconnu son impuissance en rentrant dans le Palatinat, et en prenant ses quartiers d'hiver dès le commencement d'octobre. En Hongrie, les affaires n'allaient pas mieux et décidément ne permettaient plus à l'Empereur de diviser ses forces. Depuis le mois d'août aux prises avec Tékéli, chef des mécontents et des renforts de Transylvanie, il avait subi de graves affronts ; les Tartares pillant Neustadt, passant le Waag à la vue des Impériaux, et ravageant la Moravie ; un religieux apostat s'érigeant en libérateur du peuple de Dieu, et répandant la terreur jusque dans Vienne ; une victoire — Altsol — perdue ensuite par des combats partiels qui relevaient les vaincus[32]. L'assistance donnée à ses ennemis domestiques par Louis XIV lui faisait une nécessité de la leur ôter en se réconciliant avec leur protecteur.

Quoique, pour sauver les apparences, il se fit un peu prier, il accepta à son tour, dans la nuit du 4 au 5 février 1679, pour lui, pour le duc de Lorraine, pour Brandebourg, pour la Suède, tout ce que Louis XIV avait réglé. Toujours attentif à mettre de son côté les formes de la justice, et à se prévaloir de ce mérite, le roi de France ne réclamait que le maintien de la paix de Westphalie dont il s'était constamment fait le champion vis-à-vis de l'Allemagne. En conséquence, pour rétablir cette paix dans sa vigueur, le roi de France gardait Fribourg en échange de Philipsbourg ; un chemin toujours libre devait lui être ouvert entre Fribourg et Brisach. Les princes de Furstenberg recouvraient leurs dignités, droits, bénéfices, offices, fiefs, arrière-fiefs et alleus, et tous les fruits séquestrés depuis leur arrestation. Le duc de Lorraine rachèterait ses États par l'abandon de Nancy, de Longwy échangé contre une prévôté à désigner plus tard, et de quatre routes d'une demi-lieue de largeur, qui laisseraient à la France la communication libre de Nancy à Saint-Dizier, de Nancy en Alsace, de Nancy à Metz, de Nancy à Vesoul. Si l'électeur de Brandebourg refusait de s'accommoder avec les Suédois, ni l'Empereur, ni les électeurs compris dans le traité, n'aideraient en aucune manière, ni sous aucun prétexte, les ennemis (le la France et de la Suède. Le même jour un traité entre l'Empereur et le roi de Suède rétablissait entre eux les conditions de la paix de Westphalie, c'est-à-dire reconnaissait le droit de la Suède sur les provinces allemandes que la présente guerre lui avait enlevées[33].

En apprenant que l'Empereur, lui aussi, les abandonnait, le Danemark, le Brandebourg, l'évêque d'Osnabrück, essayèrent de faire entendre des protestations. Vaines clameurs ! Une fois le chef de l'Empire entré dans la voie de la paix, les princes ses vassaux ne pouvaient plus rester en armes. Beaucoup d'entre eux étaient dégoûtés d'une guerre rongeante pendant l'hiver et désavantageuse pendant l'été[34]. Déjà, le 5 février même, les ducs de Zell et de Wolfenbuttel avaient conclu la paix avec la France et la Suède, promis de restituer le duché de Brème, et de garder la neutralité dans la suite de la guerre. Quelques semaines après, le nouvel évêque de Munster s'engageait à retirer ses troupes du service de Brandebourg et de Danemark moyennant un don de 100.000 écus par le roi de France. La diète de Ratisbonne ratifia le traité de Nimègue le 23 mars, l'Empereur le 29. Le duc de Lorraine enfin déclara que, loin d'accepter la position qu'on prétendait lui faire, il aimait mieux ne pas rentrer dans ses États[35]. On le laissa dire : il resta sans États, sans appui et dans l'exil.

La satisfaction de la France était complète, telle que la France l'avait elle-même réglée. Celle de la Suède était bien prochaine, puisque le roi l'avait déclarée inséparable de la sienne, et qu'il l'avançait par tous ses traités, en imposant la neutralité aux contractants, en faisant le vide autour des adversaires de son allié. Pourtant Brandebourg prétendit résister encore. Toujours occupé de lui-même et de lui seul, il avait profité de la guerre générale pour arrondir ses États, et de la coopération des autres sans les assister. Tout récemment, après la paix de Hollande et même celle d'Espagne, il avait achevé la conquête de la Poméranie par la prise de Stralsund (28 octobre) et de Greippswald (15 novembre). Il ne put tolérer la sommation qui lui fut faite de rendre toutes ses conquêtes. Louis XIV ne prétendit pas qu'on pût le croire capable d'abandonner la lutte quand elle ne lui était plus nécessaire à lui-même et que son allié en avait besoin ; c'est un de ses plus beaux titres de gloire. Il ordonna au maréchal de Créqui d'entrer dans les États de Brandebourg. L'électeur, voyant ses duchés de Clèves et de Juliers envahis, somma vainement les Hollandais de les défendre. Furieux de leur inaction, il leur lança de violents reproches d'ingratitude : Si nous avions pu nous attendre, leur disait-il, à un pareil oubli de nos services, nous ne nous serions jamais engagé dans une guerre qui ne regardait ni nous ni notre maison électorale, mais seulement l'État des Provinces-Unies. Quelque fondée que fût cette plainte vis-à-vis de la Hollande, elle ne constatait que mieux son désarroi et son isolement. Effrayé d'avoir à lutter contre le vainqueur de tous, il sollicita au moins de la France un répit, un armistice de quelques semaines, qu'il acheta par la remise aux Français des villes de Wesel et de Lippstadt (avril). Dans l'intervalle, il écrivit à Louis XIV pour obtenir une transaction. Il consentait à rendre une partie de ses conquêtes, il aurait bien voulu garder l'autre. Il reconnaissait humblement l'infériorité de ses forces, mais il demandait grâce en retour de l'extrême désir qu'il avait de servir le roi ; à l'en croire, le roi n'aurait pas dans tout le monde un serviteur plus respectueux et plus zélé[36]. Cette prière ne pouvait pas être exaucée. A l'expiration de l'armistice (19 mai 1679), le maréchal de Créqui poussa devant lui les troupes électorales jusqu'au Weser. Le 30 juin, il passait ce fleuve après un brillant combat ; mais, la veille, le plénipotentiaire de l'électeur avait accepté, à Saint-Germain, le traité qui contraignait son maître à restitution.

Le traité de Saint-Germain restituait la Poméranie aux Suédois, sauf une délimitation plus correcte qui fixait l'Oder pour frontière entre les deux nations et laissait à l'électeur deux petites villes avec défense d'élever aucune forteresse sur le bord du fleuve ni sur le territoire qui lui était cédé. Comme adoucissement de cette rigueur, et en témoignage du plaisir qu'il éprouvait à voir l'électeur rentrer dans son alliance, le roi lui accordait une libéralité de 300.000 écus ; l'électeur promettait, à la prochaine vacance de l'Empire, de donner sa voix à Louis XIV[37]. Nescia mens hominum fati sortisque futuræ ! Un jour l'héritier de ce suppliant, vainqueur à son tour par nos fautes, dressera sa tente à la porte du palais de Louis XIV, et, dans l'ivresse d'une fortune extravagante, rétablira pour lui-même l'empire d'Allemagne deux fois détruit par la politique et par les armes de la France. Ce n'est pourtant pas à Louis XIV qu'il faut nous en prendre de ce besoin de représailles. Brandebourg avait été par deux fois le provocateur. Après la première défaite, mieux traité qu'il n'en avait le droit à la paix de Vossem, il était revenu à la charge par une ingratitude sans excuse. Ç'avait été une manœuvre légitime de guerre que de susciter contre lui les Suédois, et, s'il les avait vaincus, c'était une dette pour le roi de France de les venger et de les délivrer. Loin d'imputer à Louis XIV un abus de la force, les contemporains ne virent ici que la justice de sa cause, et honorèrent sa fidélité à ses alliances.

Il ne restait plus que le roi de Danemark que le vainqueur s'était moins pressé de réduire parce que sa petitesse donnait moins d'inquiétudes. Il eut l'honneur de traiter le dernier, mais aussi le désagrément de céder sans aucune indemnité. Par le traité de Fontainebleau (septembre 1679), il rendit aux Suédois, en Scanie Landskroona, Helsingborg,  Marstrand ; dans la Baltique, les îles de Gothland et de Rugen ; sur le continent, Wismar, sa première conquête. Tout ce qu'on lui laissa fut le droit de retirer de ces places son artillerie et ses munitions de guerre. Il eût bien voulu que Louis XIV lui accordât le titre de Majesté, dont les rois de France n'avaient jamais honoré les rois de Danemark. Il ne l'obtint pas ; et peut-être ce fut une faute. Si jamais, dit le marquis de Pomponne, le roi avait besoin de l'alliance du Danemark, une des conditions par lesquelles Sa Majesté pourrait le toucher davantage serait de lui accorder un titre qu'il souhaite avec tant d'ardeur.

Ainsi se termina la guerre de Hollande, qui serait mieux nommée la première coalition européenne contre la France. Si l'on rapproche des clauses de tous ces traités les propositions faites par Louis XIV au 9 avril 1678, on reconnaîtra que jamais triomphe diplomatique ne fut plus complet. Chose inouïe peut-être, malgré tant de langueurs, d'incidents variés ou menaçants, rien n'avait été changé à l'ultimatum du plus fort ; les autres subissaient le partage qu'il avait fixé d'avance à chacun. Temple, un des négociateurs vaincus et des moins résignés, ne peut retenir un cri d'admiration : Je dirai, écrit-il[38], que je n'ai jamais vu ni lu qu'aucune négociation ait été ménagée avec tant d'habileté et d'adresse que celle-ci le fut de la part des Français... Tout ce que je viens de rapporter me fait conclure que la conduite des Français dans toute cette affaire a été admirable, et qu'il est très-vrai, selon le proverbe italien, que gli Francesi pazzi sono morti[39]. Nos conseils, au contraire, et notre conduite ressemblaient à ces îles flottantes que les vents et la marée chassent de côté et d'autre. Si maintenant l'on remonte les huit années de la guerre, à travers tant d'opérations savantes, de villes prises, de batailles rangées, on est frappé de la puissance d'organisation qui assurait chaque victoire en désespérant l'étranger : abondance des ressources, à-propos et activité des préparatifs, régularité des armées, développement rapide de la marine. Des besoins mêmes de la guerre étaient nées des institutions capables d'en soutenir bien d'autres non moins laborieuses : la France sortait de la lutte la première puissance militaire de l'Europe. Enfin, la politique de Richelieu, la vraie politique française, s'était encore une fois imposée à la jalousie de l'Autriche par un plus large progrès du territoire vers ses frontières naturelles. Ma bonne fortune et ma bonne conduite, écrit Louis XIV[40], m'avaient fait profiter de toutes les occasions d'étendre les bornes de mon royaume aux dépens de mes ennemis. Il pouvait jouir pleinement de ce résultat s'il savait se modérer, Ses sujets n'y contredisaient pas. L'importance de la conclusion définitive apaisait les mécontentements suscités par les charges de la guerre. Il y eut en France, comme toujours devant la gloire des armes, enthousiasme pour le prince à qui chacun croyait la devoir, et la ville de Paris lui en offrit l'expression la plus durable en le proclamant Louis le Grand.

 

 

 



[1] Médaille en l'honneur de ce mariage : Uxori et Batavis vivat Nassovius Hector.

[2] Temple, Mémoires, ch. III.

[3] Basnage, 1677.

[4] Temple, Mémoires, ch. III. Basnage, 1677, qui copie Temple en grande partie. Mignet, tome IV.

[5] Lettre de Colbert à Château-Renault, 7 février.

[6] Lettre de Colbert à Château-Renault. Lettre au commissaire du Havre, 7 février 1678.

[7] Lettres de Colbert, 7 mars 1678 à Bonrepos, fournisseur de la marine ; 16 avril, à l'intendant de Rochefort ; mai, à l'intendant de Brest.

[8] Voir ces négociations de Barillon et Ruvigny fils, dans Mignet, tome IV.

[9] Basnage, 1678, première partie.

[10] Colbert à Château-Renault, 1er avril.

[11] Sévigné à Bussy, 18 mars 1678 ; Bussy à Sévigné, 22 mars.

[12] Basnage, 1678.

[13] Mignet, tome IV, texte de cette longue dépêche.

[14] Temple, Mémoires, ch. III.

[15] Basnage, 1678.

[16] Colbert, rapport au roi après la prise de Puycerda.

[17] Voir les lettres dans Mignet, tome IV.

[18] Lingard, tome XIII, ch. V de Charles II.

[19] Temple, Mémoires, ch. III.

[20] Mémoires du marquis de Pomponne.

[21] Lettre à Temple, 6 juillet.

[22] Dumont, Corps diplomatique, tome VII.

[23] Lingard. Il cite une lettre du duc d'York, du 4 (vieux style), c'est-à-dire du 14 août.

[24] Basnage, 1678.

[25] Mémoires de Gourville, 1681.

[26] Sévigné, 23 août 1678 : La paix étant faite et signée, M. le prince d'Orange a' voulu se donner le divertissement de ce tournoi... Le lendemain du combat, il envoya faire ses excuses à M. de Luxembourg, et lui manda que, s'il lui avait fait savoir que la paix était signée, il se serait bien gardé de le combattre. Cela ne vous parait-il pas ressembler à l'homme qui se bat en duel à la comédie et qui demande pardon à tous les coups qu'il donne dans le corps de son ennemi ?

[27] Basnage, 1678.

[28] Dumont, Corps diplomatique, tome VII.

[29] Dumont, Corps diplomatique.

[30] Dépêche de d'Avaux à Louis XIV, dans Mignet, tome IV.

[31] Lingard, qu'on n'accusera pas de n'être pas un bon Anglais, dit de cette prétendue conspiration : Imposture, qui mise en œuvre dans une époque de mécontentement populaire et appuyée par les artifices et les déclamations d'un nombreux parti, excita les passions du peuple jusqu'à une espèce de folie, et sembla éteindre pendant quelque temps, le bon sens naturel et l'humanité du peuple anglais. Tome XIII.

[32] Basnage.

[33] Dumont, Corps diplomatique, tome VII. Texte latin des deux traités.

[34] Basnage, 1678.

[35] Voir tous ces traités dans Dumont, Corps diplomatique, tome VII.

[36] Voici les passages les plus saillants de cette lettre : Après tout, Monseigneur, je comprends bien que le parti est trop inégal des forces de V. M. aux miennes, et que je pourrais être accablé d'un roi qui a porté seul le fardeau de la guerre contre les plus grandes puissances de l'Europe, et qui s'en est démêlé avec tant de gloire et de succès. Mais V. M. trouvera-t-elle son avantage dans la ruine d'un prince qui a un désir extrême de la servir, et qui étant conservé pourrait apporter à son service quelque chose de plus que sa seule volonté ? Certes, V. M. en me détruisant, s'en repentirait la première, puisqu'elle aurait de la peine à trouver dans tout le monde un prince qui fût plus véritablement que moi, et avec plus de respect et de zèle, votre serviteur.

[37] Dumont, Corps diplomatique, tome VII, texte du traité. Mémoires du marquis de Pomponne.

[38] Temple, Mémoires, ch. III, à la fin.

[39] Les Français fous (étourdis, sots) sont morts.

[40] Œuvres de Louis XIV, tome IV.