HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS (suite)

 

CHAPITRE XXII. — Guerre de Hollande : Première période. Années 1671 et 1672.

 

 

III. — Embarras intérieurs de Louis XIV : surcharges financières ; murmures publics. - Nouveaux impôts, commencement de résistances sévèrement contenues par Colbert. - Les mécontentements intérieurs, sujet d'espérances peur l'ennemi.

 

La situation se compliquait, pour Louis XIV, des embarras intérieurs suscités par le besoin d'argent et par le mécontentement des populations. Tant d'armées à entretenir, d'alliés à subventionner, d'ennemis à acheter, exigeaient des ressources nouvelles, des inventions fiscales, des affaires extraordinaires, dont la surprise et la charge irritaient les contribuables, comme d'abord elles avaient inquiété Colbert lui-même. On raconte que, jusqu'à la guerre de Hollande, Colbert entrait dans son cabinet de travail d'un air content, en se frottant les mains de joie et de confiance ; mais qu'à partir du commencement des hostilités, il changea d'allures et de caractère ; qu'il n'abordait plus le travail qu'avec chagrin et même en soupirant, et que de facile et aisé qu'il était, il devint difficile et difficultueux. Il aurait même eu la tentation de renoncer au pouvoir. Le roi lui demandant un fonds de soixante millions par an à l'extraordinaire des guerres, il s'en montra effrayé. Le roi ayant ajouté que, s'il ne se chargeait pas d'y suffire, un autre homme était tout prêt à l'entreprendre, il demeura assez longtemps chez lui, remuant ses papiers, combinant des comptes, sans trouver de solution. Il fallut un ordre du roi pour le ramener à la cour, et les instances de sa famille pour le décider à passer par-dessus ses répugnances[1].

Dans la première année (1672) on avait eu recours à l'emprunt, aux édits somptuaires, à des taxes nouvelles. Quatre cent mille livres de rente, représentant moins de huit millions de capital, furent émises au denier 18, c'est-à-dire à 5,55 pour cent. Un édit retrancha la vaisselle d'argent, un autre interdit aux officiers des troupes et autres tous passements d'or et d'argent sur leurs habits (25 mars, 5 mai). Un droit de marque fut établi sur l'or et l'argent fabriqués, dans la proportion de quinze sols par once d'or et de dix sols par marc d'argent. Moyennant tin autre droite l'hérédité fut accordée aux officiers de la basoche, notaires tabellions, procureurs, huissiers. L'année suivante (1673), devant l'insuffisance de ces ressources, on renouvela la taxe sur les propriétaires des maisons construites dans les faubourgs de Paris contre les défenses. On prescrivit l'usage des formules ou papier timbré (22 avril) pour tous les actes judiciaires et civils. Les curés, vicaires, recteurs, religieux et religieuses, ministres protestants, durent ne plus employer pour les actes de baptême, naissance ou mort, que des registres en papier timbré. Les marchands et fabricants qui n'appartenaient encore à aucune corporation, furent constitués en corps, communautés et jurandes, soumises à une taxe, par ce principe d'utilité et de justice que les autres ordres et compagnies donnant, dans l'occasion présente de la guerre, des preuves de leur zèle et fidélité pour le service du roi, nul ne pouvait raisonnablement être dispensé de faire comme eux. On ordonna une recherche exacte des usuriers pour leur reprendre, au profit de l'État, ce qu'ils avaient pris aux particuliers (novembre 1673). Cependant, par une autre sorte d'usure, dans l'empressement de trouver sans délai des ressources, le roi aliénerait l'avenir au profit du présent. Le droit de tiers et danger — c'est-à-dire le dixième —, payé ordinairement en Normandie sur les ventes de bois, était aboli à la condition de payer, par chaque possesseur de bois, pour cette fois seulement, une certaine somme par chaque arpent ; le tout, dit la déclaration, pour nous aider à subvenir aux nécessités pressantes de la guerre (avril). Les officiers des sièges présidiaux, bailliages, sénéchaussées, prévôtés, vicomtés, eaux et forêts, étaient dispensés de la taille moyennant une somme immédiatement payée[2].

Des plaintes, des réclamations, des placards séditieux, des séditions partielles, accueillirent la plupart de ces mesures. Colbert déploya une rigueur inflexible contre les résistances. Il n'y vit que mauvaise volonté, intrigues de quelques meneurs, folies de populations égarées par l'égoïsme de quelques hommes. Il ordonna partout l'exécution immédiate des édits et la répression énergique de toute turbulence. Les intendants devaient, disait-il, s'opposer avec fermeté aux commencements, et épargner au roi le déplaisir et la peine de punir lui-même ses sujets[3]. L'archevêque de Lyon, Villeroi, gouverneur de la ville, réclamait contre la taxe sur l'or et l'argent fabriqués. Colbert lui montra dans l'objet de ces représentations un de ces inconvénients partiels et inséparables des meilleures institutions. Vous savez, écrit-il (décembre 1672), que pour tous les établissements considérables que le roi a faits, dans l'utilité et avantage général que le royaume en a reçus, il s'est toujours trouvé quelques particuliers qui en ont souffert, et lorsque Sa Majesté a examiné les inconvénients, elle a passé par-dessus, ou elle a apporté des remèdes convenables. Le parlement d'Aix hésitait à enregistrer l'édit sur l'hérédité des offices de la basoche ; on alléguait la pénurie de ces officiers, résultat de la pénurie de la province. Colbert répondit (27 janvier 1673) : Si vous écoutez les raisons de ces gens-là, assurément le roi en tirera peu de secours ; mais, si vous considérez tout ce que le roi fait pour cette province, la quantité d'argent que Sa Majesté y envoie tous les ans pour sa marine, ses galères et les travaux qu'elle y fait, vous trouverez certainement qu'il est difficile, voire même impossible, qu'elle soit aussi misérable que l'on tâche de vous le persuader. Il appartenait donc aux intendants d'avoir toujours en vue la subsistance de l'État et la gloire du roi Il valait beaucoup mieux faire souffrir un peu un particulier, qui vit de la subsistance des peuples, bien souvent par sa mauvaise industrie, que de faire souffrir l'État tout entier.

Ce n'est pas qu'il refusât de transiger quand il pouvait, sous d'habiles apparences, apaiser à la fois les plaignants et ne rien sacrifier au fond du profit de ses expédients. Le premier président de Rennes l'avait averti que, entre les nouvelles charges, le papier timbré surtout était odieux aux Bretons (septembre 1673). Il commença par se montrer rigoureux, promettant que, si une sédition éclatait, il n'y en aurait jamais eu de plus fortement réprimée. Mais c'était le moment des États de Bretagne et du don gratuit ; l'occasion pouvait être bonne pour leur vendre l'exemption des édits, et obtenir de leur vote ce qu'ils voulaient disputer aux ordres du roi. Il leur ferma la bouche en leur prouvant d'abord que leur commerce n'était pas aussi mort qu'ils prétendaient ; que leurs vaisseaux, escortés par les escadres royales, avaient apporté de Cadix à Saint-Malo seize ou dix-sept millions, et que soutenir que l'argent manquait dans leur province, c'était affirmer qu'il faisait nuit en plein jour. Il leur fit ainsi voter un don gratuit de deux millions six cent mille livres. Restaient les édits nouveaux, dont ils se plaignaient d'être étranglés. Il leur conseilla de s'en racheter par une somme équivalente en réalité, mais qui leur parut relativement légère. Dans cette illusion, ils votèrent une seconde contribution de deux millions six cent mille livres. Ils se crurent contents, ils percèrent la nue de cris de vive le roi, chantèrent le Te Deum et s'embrassèrent dans les rues. Mme de Sévigné riait aussi, mais de leur naïveté. Deux millions six cent mille livres, écrivait-elle, et autant de don gratuit, c'est justement cinq millions deux cent mille livres. Que dites-vous de cette petite somme ? Vous pouvez juger par là de la grâce qu'on nous a faite de nous ôter les édits[4]. La suite ne tarda pas à prouver aux autres qu'ils n'avaient rien gagné pour l'avenir en sacrifiant le Présent.

Un surcroît désolant à ces manœuvres regrettables, c'est qu'elles n'atteignaient pas même leur but. Les rentrées étaient toujours au-dessous des besoins. Colbert, après la prise de Maëstricht, représentait au roi qu'il y avait à craindre pour l'année suivante un déficit de 25 millions, c'est-à-dire 25 millions à trouver en affaires extraordinaires, ce qui ne peut se faire, ajoutait-il, sans une grande application de Votre Majesté. Le roi lui répondait de Nancy (22 août 1673) : J'ai lu le mémoire que vous m'avez envoyé des fonds et des dépenses. Il m'a fait beaucoup de peine ; j'espère que vous sortirez bien de tout ce qui est si important. Il aurait été raisonnable de restreindre les dépenses, et puisqu'on ne pouvait encore terminer la guerre, s'imposer une grande économie au dedans. Mais — autre grief non moins triste — le roi n'entendait pas même modérer les dépenses les moins permises. Il écrivait encore après son voyage en Alsace (25 septembre) : Vous ne m'avez rien mandé, dans toutes les lettres que vous m'avez écrites, touchant le travail qu'on fait à Saint-Germain sur les terrasses de l'appartement de Mme de Montespan. Il faut achever celles qui sont commencées, et accommoder les autres, l'une en volière pour y mettre des oiseaux, et pour cela il ne faut que peindre la voûte et les côtés, et mettre un fil de fer à petites mailles qui ferme du côté de la cour, avec une fontaine en bas pour que les oiseaux puissent boire. À l'autre, il faudra la peindre et ne mettre qu'une fontaine en bas, Mme de Montespan la destinant pour y mettre de la terre et en faire un petit jardin[5]. Ainsi le roi n'oubliait rien de ses affaires, et ne retranchait rien de ses convenances. N'était-ce pas justice qu'après avoir élaboré le budget de l'État, et secoué les chenilles allemandes, il se reposât un peu à loger élégamment et à faire boire commodément les petits oiseaux de sa maîtresse ?

Les mécontentements s'accumulaient en raison du développement de ces abus. L'ennemi, qui le savait bien, s'apprêtait à en tirer parti. En se présentant comme le vengeur des opprimés, il avait l'espoir d'ajouter aux embarras du roi les dangers d'une guerre civile en France. La preuve la plus claire s'en trouve dans les intrigues d'un aventurier qui, dès le mois d'avril 1674, traitait avec le prince d'Orange et bientôt avec le roi d'Espagne, au nom des Français mécontents. Le prétendu comte de Sardan, vicomte de la Houssaye, était accueilli à La Haye, à Madrid, à Vienne, comme fondé de pouvoir des provinces confédérées de Guienne, Languedoc, Dauphiné et Provence. Les considérants du traité, véritable réquisitoire contre le gouvernement de Louis XIV, avaient pour but de gagner ces populations en leur montrant des libérateurs dans les puissances étrangères. On y exposait qu'après avoir contribué de leurs hommes, denrées et contributions, au succès du traité des Pyrénées, ces quatre provinces s'étaient vues ruinées par les tailles, gabelles et autres impositions, maltôtes et subsides, que ceux qui avaient l'oreille du ministre des finances avaient pu inventer ou pouvaient inventer de nouveau. Leurs États avaient été supprimés, ou énervés en grande partie, ou réduits à la forme et à l'extérieur. Les compagnies souveraines, qui auraient pu encore faire valoir leurs réclamations, avaient été contraintes au silence. Dans ces conditions, elles n'avaient plus qu'à s'adresser Sa Majesté Impériale, à la reine d'Espagne, et aux États-Généraux des Provinces-Unies, tous trois intéressés à soutenir et protéger la liberté desdites Provinces. En conséquence elles étaient encouragées au soulèvement ; on s'engageait à les soutenir d'argent et de corps d'armée, à ne pas faire la paix sans elles, à les maintenir même en république, si elles se constituaient sous cette forme[6].

Les puissances étaient dupes de l'audace d'un imposteur. Sardan promettait bien plus qu'il ne pouvait tenir. Cependant son impuissance même ne les déconcerta pas. Instruites de l'état des esprits en France, elles s'obstinèrent à en attendre tin appui décisif. Nous allons voir les Hollandais guetter sur les côtes de Normandie un soulèvement de cette province. Les coalisés, dit Temple, leur confident, se persuadaient que, s'ils pouvaient gagner une bataille, ils entreraient infailliblement en France, et que, s'ils y étaient une fois, les mécontentements ne manqueraient pas d'éclater contre le gouvernement..... et de donner une terrible secousse à la grandeur de cette couronne[7].

 

 

 



[1] Charles Perrault, Mémoires, liv. IV.

[2] Cette dernière mesure, qui ne fut formulée en édit qu'au mois de février 1674, était annoncée par Colbert, dès le 22 novembre précédent, avec la recherche des usuriers.

[3] Lettre à de Sève, intendant de Bordeaux (décembre 1672), à propos des troubles d'Agen et de Périgueux.

[4] Lettres de Colbert au premier président, septembre ; et au commissaire des États, décembre 1673. Sévigné, Lettres, 1er et 5 janvier 1674.

[5] Œuvres de Louis XIV, tome V : Lettres.

[6] Dumont, Corps diplomatique, tome VII. Le texte qu'il donne est tiré de la registrature d'État de la chancellerie de la cour de Sa Majesté Impériale.

[7] Temple, Mémoires. A l'occasion de la bataille de Senef, et plus loin au commencement de 1675.