HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS

 

CHAPITRE XVIII. — Continuation des réformes jusqu'à la guerre de Hollande de 1672.

Première partie : Réformes dans l'Église et dans la législation.

 

 

II. — Réformes législatives : Ordonnance civile ou Code Louis, et ses compléments. - Création de la police de Paris. - Ordonnance criminelle. - Ordonnance des eaux et forêts. - Ordonnance du commerce.

 

Rien n'était plus compliqué que l'administration de la justice en France au XVIIe siècle. Il y avait la justice civile et criminelle, la justice en matière de finances et de monnaies[1], la justice des eaux et forêts, la justice militaire de la connétablie ou maréchaussée[2], la justice de l'amirauté, et dans certaines villes comme à Paris, la justice de l'Hôtel de ville et celle des juges consuls[3].

Si l'on considère en particulier l'ordre civil et criminel, il faut distinguer la justice royale et la justice des seigneurs laïques et ecclésiastiques. La justice des seigneurs ne présentait que des débris épars de ce droit régalien, le plus important de tous ceux que la féodalité s'était arrogés à partir du dixième siècle. Elle n'existait plus, depuis la disparition des grands fiefs, que dans des seigneuries secondaires où les rois n'avaient pas trouvé utile ou opportun de la supprimer. Elle ne conférait aux seigneurs que des droits inégaux ; car les uns avaient la haute justice ou connaissance de tous crimes et causes civiles, les autres n'avaient que la basse justice ou pouvoir de condamner à de médiocres amendes pour affaires personnelles et délits. En outre, elle était restreinte, dans son propre domaine, par les cas royaux, c'est-à-dire le droit réservé à la justice du roi de connaître seule de certains cas ou causes, quel que fût le seigneur de l'inculpé ou du plaignant et le lieu du crime ou du délit. Enfin elle n'était pas souveraine, puisqu'il y avait toujours appel de ses sentences à la justice du roi. La justice royale, au contraire, s'exerçait en première instance, en appel et souverainement. Elle agissait, en première instance, partout où celle des seigneurs avait été supprimée, et dans les terres des seigneurs demeurés justiciers, pour les cas royaux. Elle seule recevait les appels de ses tribunaux inférieurs et des tribunaux des seigneurs ; elle seule était irréformable quand elle avait atteint son dernier degré.

Les juges royaux de première instance étaient les prévôts, les châtelains et les prévôts des maréchaux. Les prévôts proprement dits étaient les premiers juges établis par les Capétiens pour des circonscriptions qui correspondaient aux anciennes vicomtés. La principale prévôté était celle de Paris, qui avait son siège au Châtelet, et se composait, sous le prévôt de Paris, d'un lieutenant général civil, d'un lieutenant criminel et de cinquante-sept conseillers. Les châtelains dataient de la même époque que les prévôts, et tiraient leur nom des châteaux dont ils avaient la garde avec la juridiction sur le territoire de la châtellenie. Les prévôts des maréchaux, juges de police dans chaque généralité, arrêtaient et jugeaient les gens sans aveu, vagabonds, voleurs ou assassins.

Les juges royaux d'appel se rangeaient hiérarchiquement en plusieurs degrés : 1° baillis ou sénéchaux, deux noms de la même fonction ; 2° présidiaux ; 3° parlements. Chaque bailliage ou sénéchaussée comprenait dans son ressort plusieurs prévôtés ; mais les sentences des baillis et des sénéchaux n'étaient pas irrévocables, elles pouvaient être déférées à la cour du roi, qui était à l'origine le parlement unique, et qui s'était successivement dédoublée en dix parlements : Paris, Toulouse, Grenoble, Bordeaux, Dijon, Rouen, Aix, Rennes, Pau et Metz[4]. Telles étaient les cours appelées autrefois souveraines. Mais les affaires portées devant elles étaient parfois trop considérables pour le temps des magistrats ; et l'éloignement, surtout dans le vaste ressort du parlement de Paris, rendait souvent illusoire pour. les justiciables le droit de recours au degré suprême de juridiction. Henri II avait cru remédier à ces deux insuffisances en créant les présidiaux, juridiction intermédiaire entre les baillis et les parlements, qui jugeait en dernier ressort.une partie des affaires les moins importantes. Il y avait un présidial par chaque bailliage considérable, et trente-deux dans le seul ressort du parlement de Paris[5].

Il y avait déjà une difficulté à se reconnaître entre les deux justices du roi et des seigneurs dont l'une pénétrait par tant de points dans le domaine de l'autre. Les divers degrés de juridiction n'étaient pas non plus assez exactement tranchés ; car, dans bien des cas, un juge d'appel agissait en première instance, ou l'appel sautait un ou deux degrés comme on voit que, à Paris, les jugements de la prévôté étaient portés directement au parlement. Mais il semble que le plus grand mal résidait dans les lenteurs et les détours de la procédure, dans les privilèges de certains justiciables, dans la rapacité des officiers et des agents subalternes de la justice. Les procédures se compliquaient des évocations ou demandes de transporter l'affaire d'un parlement à un autre ; des règlements de juges quand les deux parties ne ressortissaient pas à la même diction, des délais d'ajournements et assignations, des défauts de comparaître, des suppliques, des tripliques, des additions premières et secondes, et autres écritures semblables. On comptait parmi les privilèges le Committimus ou droit d'être jugé au lieu où l'on était, i quelque partie du territoire qu'on appartint, les lettres d'État en faveur des officiers publics retenus par leur service loin de leurs juges naturels, les lettres de répit ou délais de pavement. Quant à rapacité, elle était chez les juges, les procureurs, les sergents, les geôliers. Les Plaideurs de Racine ont livré à la dérision populaire, à côté des termes de la chicane, les habitudes cupides de ceux qui l'entretenaient pour s'enrichir[6]. Tout à l'heure l'exposé des réformes prescrites par Louis XIV fera voir quels abus appelaient impérieusement une réparation. Bossuet, dans un sermon prêché alors devant le roi, dénonçait l'intérêt comme l'ennemi capital de la justice, et il s'écriait : Ô sainte réformation de la justice, ouvrage digne du grand génie du monarque qui nous honore de son audience, puisses-tu être aussi heureusement accomplie que tu as été sagement entreprise[7].

Le roi travaillait en effet activement à une réforme judiciaire. Des commissaires de son Conseil, parmi lesquels on signale Pussort, l'oncle de Colbert, un des juges de Fouquet, préparaient le travail ; l'avis des parlements les plus éloignés avait été demandé ; des députés de toutes les chambres du parlement de Paris apportaient leurs observations à des conférences chez le chancelier. Quand une difficulté s'élevait, elle était soumise au roi, qui avisait à la résoudre. Si ou l'en croit lui-même, il était le seul à faire marcher la chose. Car beaucoup d'officiers, la jugeant contraire à leurs intérêts, se servaient de toutes les voies imaginables pour ralentir sa résolution[8]. L'opinion publique au contraire en concevait de grandes espérances et les manifestait par des éloges anticipés en plusieurs langues, comme le prouve un poème latin de Fléchier[9].

Le premier fruit de ce labeur persévérant fut l'Ordonnance civile ou Code Louis (avril 1667). Elle a pour objet, dit le préambule, d'abréger les procès, de restreindre la multiplicité des procédures, è supprimer la variété dans les pigments, de sauver les familles de la malice des plaideurs en deux mots le soulagement du peuple et l'uniformité du style dans toutes les cours et sièges. Il ne faut pas dédaigner cet effort, si modeste qu'il soit, vers l'unité de législation notons aussi Bette préoccupation du bien-être populaire dont plusieurs traits vont se produire successivement. Avant tout, les cours de justices sont averties que le pouvoir législatif appartient au roi seul, qu'elles n'ont le droit ni de suspendre l'exécution de ses ordonnances, édits, déclarations on autres lettres, ni même de les interpréter. Leurs remontrances pour l'utilité et la commodité publique ne doivent retarder en rien l'application de ce que le roi a résolu, tant qu'il n'a pas changé d'avis. Quand elles trouvent dans la loi un passage douteux ou difficile, au lieu de l'interpréter elles-mêmes, les cours doivent se retirer par devers le roi pour apprendre ce qui sera de son intention. Ce principe posé, le souverain commence la correction des abus par interdire l'ignorance aux agents de la justice ; ordre aux sergents et huissiers de n'avoir pour recors que des gens sachant lire, ordre aux sergents qui ne savent écrire ni signer de se défaire de leurs offices dans trois mois. Il passe de là aux lenteurs judiciaires, la pire invention de la chicane : fixation à bref terme des ajournements et assignations : de 8 à 8 jours devant les prévôtés et châtellenies ; de 8, 15 ou 21 jours devant les présidiaux, bailliages et sénéchaussées ; de 8 ou 15 jours, d'un mois ou de six semaines devant les parlements, grand conseil, cours des aides, selon la distance du domicile des intéressés au siège du tribunal. Tous les jours de ces délais seront continus et utiles, même les dimanches, fêtes solennelles, et jours de vacation. Le défendeur qui n'aura pas, dans le délai accordé, constitué procureur et baillé défense et pièces, ou la partie qui ne comparaîtra pas au jour de l'assignation, sera jugé par défaut au profit de celui qui aura bon droit, même en cours de parlement, grand conseil, chambres des comptes, cours des aides, sans pouvoir obtenir de réassignation (titres II, III, XI, XIV). D'autre part tout retard est interdit aux juges. Défense aux juges royaux, comme aux juges ecclésiastiques et des seigneurs, de retenir aucune cause dont la connaissance ne leur appartient pas, ou d'évoquer les causes, instances et procès pendants aux sièges inférieurs, sous prétexte d'appel et de connexité (titre IV). Injonction à tous juges royaux et des seigneurs, de procéder incessamment au jugement des causes, instances et procès qui seront en étal, à peine de répondre en leur nom des dépens, dommages et intérêts des parties (titre XXV). Si au jour de l'assignation la cause n'a point été appelée ou n'a pu être expédiée, elle sera continuée et poursuivie à la prochaine audience (titre XIV). Les enquêtes commencées dans la huitaine du jour de la signification du jugement seront parachevées dans la huitaine suivante (titre XXII).

Contre la rapacité, la vigilance du réformateur n'est pas moins précise et démontre par là même combien elle était nécessaire. Les assignations pour répondre seront données en vertu d'ordonnances du juge, sans commission du greffe, sans que pour l'ordonnance le juge et le greffier puisse prétendre aucune chose (titre X). Défense aux juges commissaires et experts de recevoir pour eux ou pour leurs domestiques aucun présent des parties, ni de souffrir qu'elles les défrayent ou payent leurs dépenses directement ou indirectement, à peine de concussion et de 300 livres d'amende. Les juges employés en même temps en différentes commissions, hors des lieux de leur domicile, ne pourront se faire payer qu'une seule fois de la taxe qui leur appartiendra pour chaque jour, et qui leur sera payée par égale portion par parties intéressées (titre XXI). Il ne sera pris par les juges-consuls aucune espèce de salaire, droits de rapport et de conseil, même pour les interrogations et auditions de témoins, à peine de concussion et de restitution du quadruple (titre XVI). Les voyages et séjours qui doivent entrer eu taxe ne pourront être employés ni taxés, s'ils n'ont été véritablement faits et dû être faits, et que celui qui en demandera la taxe ne fasse apparoir d'un acte fait au greffe de la juridiction à laquelle le procès sera pendant. Pour faciliter la taxe des dépens, sera dressé à la diligence de nos procureurs généraux et de nos procureurs sur les lieux, et mis dans les greffes de toutes nos cours, sièges et juridictions, un tableau ou registre dans lequel seront écrits tous les droits qui doivent entrer en taxe (titre XXXI).

La bienveillance pour le peuple ressort des dispositions suivantes : Abolition de la contrainte par corps en matière civile (titre XXIV). Adoucissement à la rigueur des saisies : Il sera laissé aux personnes saisies une vache, trois brebis ou deux chèvres, pour aider à soutenir leur vie, et de plus sera laissé un lit et l'habit dont les saisis seront vêtus et couverts (titre XXXIII, art. 14). Un adoucissement plus étendu est accordé à l'agriculture. On y sent l'influence de Colbert, dont la persévérance sur ce point se retrouve dans toutes ses instructions : Les chevaux, bœufs et autres bêtes de labourage, les charrues, charrettes, et ustensiles servant à labourer et cultiver les terres, vignes et prés, ne pourront être saisis même pour nos propres deniers, à peine de nullité, de tous dépens, dommages et intérêts, et de cinquante livres d'amende, contre le créancier et le sergent (ibid., art. 16). Citons enfin le titre relatif à la tenue régulière de l'état civil des personnes, si importante à la sécurité des familles. Louis XIV, renouvelant une ordonnance de François Ier, prescrit qu'il sera tenu en chaque paroisse un registre double des baptêmes, mariages et sépultures, dont les feuillets seront paraphés par le juge royal du lieu où l'église est située. Les deux registre seront fournis annuellement aux frais de la fabrique ; l'un restera entre les mains du curé, l'autre sen porté, six semaines après la fin de l'année, par le curé au greffe du juge royal (titre XX). Il n'est pas sans intérêt de constater que le droit de tenir l'état civil, que tant de déclamateurs ont représenté comme une usurpation et un privilège de l'Église, était tout simplement une charge ou un service public imposé par les rois à l'Église, et à ses frais.

L'Ordonnance civile rencontra plus d'une résistance. Le roi, après l'avoir fait élaborer et rédiger par des hommes compétents, n'entendait pas que l'enregistrement en fût contesté. Il la porta lui-même au Parlement de Paris, et la fit porter par son frère à la Chambre des Comptes, et par le duc d'Enghien à la Cour des Aides. Tout se passa, en sa présence, conformément à sa volonté (20 avril 1667). Mais quelques jours après, on réclama l'Assemblée générale des chambres pour examiner une ordonnance enregistrée sans discussion. Lamoignon tint ferme : Le roi, dit-il sèchement, veut être obéi. Un président osa répliquer : Dieu aussi veut être obéi, cependant il permet qu'on le prie. Deux conseillers soutinrent ce président[10]. Il était bien clair que la suppression des remontrances suspensives, et des abus les plus commodes à la cupidité des magistrats, avait ranimé le vieil esprit parlementaire d'opposition. Louis XIV ne prétendit pas le souffrir ; il exila d'abord les trois récalcitrants, ce qui imposa silence à la compagnie. Bientôt (janvier 1668) il signifia qu'il n'avait lui-même rien oublié du passé, mais qu'il ne voulait pas que le Parlement en conservât aucune trace officielle. Il enjoignit au premier président d'ôter des registres de la cour les marques des choses qui s'étaient faites contre son autorité, dont l'exemple pouvait être dangereux[11]. Il fallut bien porter ces registres au roi, qui fit lacérer tous les arrêts séditieux du temps de la Fronde. Alors on chercha d'autres manières de protester. On rendit quelques arrêts dans un sens contraire aux prescriptions de l'ordonnance civile, sous prétexte de difficultés d'interprétation. Le roi frappa encore les coupables d'interdiction, et pour enlever tout refuge à la mauvaise foi, il compléta son œuvre, en déterminant par de nouveaux édits le droit d'évocation et de committimus, les règlements de juges, l'usage des lettres d'État, et des lettres de répit (août 1669). L'ordonnance civile ayant donné un soulagement notable par le retranchement d'un grand nombre de procédures inutiles, il se sentait porté, disait-il, par le succès du travail, à continuer ses soins pour achever un ouvrage duquel les peuples devaient recevoir de si grands avantages.

Il limitait les évocations au cas où il se trouverait, dans le parlement saisi, des parents des parties à certains degrés. Il réservait à son Conseil les règlements de juges, lorsque deux cours ou deux juridictions inférieures, non ressortissant en même cour, seraient saisies du même différend. Il restreignait à six mois la durée de la valeur des lettres d'État, et leur usage aux matières civiles seulement. Dans ce qu'il établit pour le committimus ou droit d'être jugé dans le lieu où l'on est, on remarque une bienveillance sensible envers les hommes de lettres et les universités. Le committimus est accordé aux quatre plus anciens membres de l'Académie française. Les principaux des collèges, docteurs, régents et autres du corps des universités, qui tiennent des pensionnaires, pourront faire assigner de tous les endroits du royaume, par-devant les juges de leur domicile, les redevables des pensions et autres choses par eux fournies à leurs écoliers. Les lettres de répit, ou délai de payement, n'ayant pour objet que de soulager la misère et soutenir les familles des débiteurs innocents, il ne convient pas qu'on puisse les tourner contre les petits et les créanciers dignes d'intérêt. Elles pourront être accordées pour trois mois par les juges, pour cinq ans par le roi : mais aucuns répits ne seront tolérés pour pensions, aliments, médicaments, gages de domestiques, journées d'artisans et mercenaires. La même année, le roi renouvela un édit de 1665, relatif au prix des charges de magistrature, et prescrivit les précautions nécessaires pour que ce prix ne fût pas augmenté frauduleusement par traité volontaire, vente et adjudication[12]. Cet édit fixa encore l'âge d'admission aux fonctions et aux dignités judiciaires[13], et interdit à ceux qui étaient parents aux premier, second et troisième degrés, d'exercer conjointement aucune mission dans les cours ou dans les sièges inférieurs. Tous ces coups réitérés finirent par convaincre les magistrats de la nécessité d'obéir. Ils se montrèrent désormais plus dociles, au moins à Paris. Dans les provinces, l'opposition à la législation nouvelle se continua çà et là pendant plusieurs années.

La justice criminelle ne méritait pas moins d'attention que la civile. Car, outre qu'elle conserve les particuliers dans la possession paisible de leurs biens, elle assure le repos public et contient par la crainte des châtiments ceux qui ne sont pas retenus par la considération de leurs devoirs[14]. Déjà, dans l'intérêt de cette sécurité, Colbert avait organisé dans Paris une police nouvelle. Un brigandage, attesté même par les satires de Boileau[15], s'exerçait impunément toutes les nuits dans la grande ville ; le port d'armes usurpé par tout le monde favorisait et multipliait les violences. Le roi s'occupa de faire revivre les anciens règlements tombés en désuétude par la négligence des magistrats, et de les renforcer par de nouvelles mesures relatives à la suppression du port d'armes, au nettoiement, au bon entretien et à l'éclairage des rues[16]. Il institua d'abord un conseil de police sous la présidence du chancelier ; bientôt il donna un chef spécial à la police, sous le nom de lieutenant général. Les attributions de ce nouveau fonctionnaire, démembrées de celle du lieutenant civil du Châtelet, le constituaient gardien de la cité et chef d'une chambre de justice où étaient portées toutes les affaires intéressant la tranquillité publique. Des commissaires de quartier partageaient sa surveillance, et lui rendaient compte. Avec La Reynie, nom demeuré célèbre, commença, en 1667, cette police de Paris si active et si habile à découvrir les criminels. Mais l'œuvre était incomplète, si l'on n'assurait, par toute la France, l'arrestation et la punition des malfaiteurs ; deux conditions d'ordre et de bien-être qui faisaient souvent défaut par la connivence ou l'incurie de certains magistrats, ou par suite des lenteurs judiciaires.

On accusait surtout les prévôts des maréchaux spécialement chargés de faire le procès à tous les vagabonds et gens sans aveu et sans domicile. Ces prévôts nuisaient plus qu'ils ne servaient. La plupart de ces officiers, disait Lamoignon, sont plus à craindre que les voleurs eux-mêmes ; les affaires criminelles les plus atroces sont éludées ou couvertes par leurs mauvaises procédures. Talon, tout plein du souvenir des Grands Jours, leur reprochait de ne faire aucune fonction s'ils n'espéraient en tirer de l'argent, de dépasser par leurs concussions toutes les violences des voleurs Ou des personnes puissantes qui s'engageaient à mal faire. Selon lui, le défaut de gages était le motif qui les poussait, eux et leurs archers, à tant de malversations[17]. De telles plaintes pressaient le roi de ne pas laisser ses réformes incomplètes. Son conseil, toujours animé par Pussort, continuait ses travaux de rénovation législative ; en 1670, il termina la rédaction de l'Ordonnance criminelle.

L'Ordonnance criminelle se propose principalement de définir la compétence des juges, de hâter l'expédition des affaires, de prévenir la rapacité des officiers et agents de la justice, de protéger les prisonniers contre l'oppression de leurs gardiens, et d'effrayer le crime par la rigoureuse exécution des sentences. La connaissance des cas royaux est réservée aux baillis, sénéchaux et juges présidiaux privativement aux autres juges du roi et à ceux des seigneurs[18]. Aux prévôts des maréchaux, aux lieutenants des baillis et des sénéchaux la connaissance en dernier ressort de tous crimes commis par gens sans aveu et sans domicile ; à eux encore la connaissance de beaucoup d'autres crimes, tant des gens de guerre que des autres ; mais si, pour one de ces causes, les présidiaux ont décrété avant eux ou le même jour, cette cause est portée au présidial. Les parlements sont juges des ecclésiastiques, des gentilshommes et des secrétaires du roi (titre Ier). Plus de délai dans la marelle des procédures. Les prévôts des maréchaux arrêteront les criminels en flagrant délit ou à la clameur publique. Le juge du lieu décrétera immédiatement contre le coupable d'un des cas royaux pris en flagrant délit, à la charge d'avertir incessamment le bailli ou le sénéchal qui est tenu d'envoyer quérir l'accusé et le procès. Si trois jours après le crime le juge ordinaire n'a pas informé, le juge supérieur pourra en connaitre (titre II). Plus de retard dans l'instruction et le jugement. Les prisonniers pour crimes seront interrogés dans les vingt-quatre heures par le juge et non par le greffier (titre XIV). Tous juges, même ceux des cours, travailleront à l'expédition des affaires criminelles par préférence à toutes autres. Il sera procédé à l'instruction et au jugement nonobstant toute appellation, même celle du juge incompétent et réservé (titre XXV). Point de transaction d'intérêts au détriment de la conscience et de la morale. Les procureurs du roi et ceux des seigneurs poursuivront incessamment les prévenus de crimes capitaux ou de ceux auxquels il écherra peine afflictive, nonobstant toute transaction ou cession de droits faite par les parties (titre XXV).

Si l'on veut comprendre par qui et jusqu'où s'exerçait la rapacité en matière criminelle, qu'on lise les prohibitions suivantes : Défendons à tous officiers de maréchaussée de retenir aucuns meubles, armes ou chevaux saisis ou appartenant aux accusés ni de s'en rendre adjudicataires sous leur nom ou en celui d'autres personnes (titre II). ..... Défendons à tous juges, greffiers, huissiers, archers et autres officiers de justice de faire transporter à leur logis, ou même au greffe, aucuns deniers, meubles, hardes ou fruits appartenant aux condamnés, ni de s'en rendre adjudicataires sous leur nom et sous noms interposés, à peine d'interdiction et de restitution du double de la valeur (titre XVII). .... Défendons à nos juges et à ceux des seigneurs de prendre, recevoir, ni se faire avancer aucune chose par les prisonniers pour leurs interrogatoires (titre XIV). ..... Défendons aux lieutenants criminels et tout autres juges, aux greffiers et huissiers, de prendre ni recevoir aucune chose, encore qu'elle leur fût volontairement offerte, pour l'attache, lecture on publication des lettres d'abolition, rémission, etc., ou pour conduire l'impétrant à l'audience, à peine de concussion et de restitution au quadruple (titre XVI).

On a reproché à l'Ordonnance criminelle de n'avoir pas aboli les pénalités les plus effrayantes, la torture en particulier. Il faut pourtant lui reconnaître le mérite d'être entrée dans la voie des adoucissements en assurant aux prisonniers un traitement meilleur, en les protégeant contre l'incurie, la brutalité ou la cupidité des gens préposés à leur garde. Les geôliers, greffiers et guichetiers, ni l'ancien des prisonniers appelé doyen ou prévôt, ne pourront plus, sous prétexte de bienvenue, rien prendre des prisonniers en argent ou vivres, ni les contraindre à acheter d'eux les vivres, bois ou charbons ; ils ne s'opposeront pas à leur élargissement pour raison de fiais, nourriture, gîte ou geôlage. Le prisonnier ne sera mis au cachot ou aux fers que par un mandement signé du juge. Les geôliers et guichetiers visiteront les prisonniers enfermés dans les cachots au moins une fois par jour, pour constater l'état de santé de chacun, et signaler les malades qui auraient besoin de médecin ou d'un séjour plus salubre. Les procureurs du roi et ceux des seigneurs visiteront leurs prisons une fois par semaine, pour y recevoir les plaintes des prisonniers. Les baux à ferme des prisons seigneuriales seront faits en présence des juges du roi, qui en taxeront la redevance annuelle ; cette taxe ne pourra être augmentée, sous peine, pour les seigneurs, de déchoir entièrement dé leur droit de justice. En d'autres termes, les seigneurs ne pourront plus, en pressurant leurs fermiers, augmenter leurs revenus au détriment de la santé et de la nourriture des prisonniers. Les prisonniers pour dettes seront élargis du consentement authentique du créancier, sans qu'il soit pour cela besoin de jugement, ou faute par le créancier de leur fournir la nourriture conformément à la taxe (titre VIII).

Il était d'utilité publique, après tant de violences restées impunies, d'avertir tout criminel que les condamnations n'étaient pas de sains mots, et qu'on n'y pouvait échapper par des recours en grâce. Renouvelant on fortifiant d'anciennes lois, l'Ordonnance criminelle laissa subsister les lettres de rémission pour homicides involontaires, et par conséquent excusables, les lettres de pardon pour les cas qui ne peuvent être excusés quoique n'entraînant pas la peine de mort. Mais elle refuse toute lettre d'abolition aux coupables de duels, ou d'assassinats prémédités, sous quelque prétexte qu'ils aient été commis, à ceux qui à prix d'argent s'engagent pour tuer ou arracher des mains de la justice les accusés de crimes, ceux condamnés pour rapt commis avec violence, ou pour excès et outrages envers les magistrats, officiers, sergents et huissiers dans l'exercice de leurs fonctions. Le roi, partout ailleurs si impatient de la moindre résistance, consent ici à relâcher quelque chose de ses droits, afin de mieux garantir l'observation d'une inflexibilité nécessaire. Si aucune lettres d'abolition ou rémission, dit-il, étaient expédiées pour les cas ci-dessus, nos cours pourront nous en faire leurs remontrances, et nos autres juges représenter à notre chancelier ce qu'ils jugeront à propos (titre XVI). C'était l'ordonnance de Charles VII contre les gens de guerre étendue a' toutes les conditions sociales, et surtout à la noblesse, comme le fait bien voir la nature des crimes déclarés indignes de grâce.

Entre les désordres publics qu'il était urgent de réprimer, nous avons signalé la dégradation des forêts par la négligence et par la fraude, qui menaçait l'État et les particuliers d'un dommage considérable. Colbert v avait pensé et pourvu dès le premier jour ; des commissaires expédiés par lui dans toutes les régions boisées, et soutenus par son intraitable vigilance, avaient cherché et trouvé le remède d'un si grand mal[19]. Une application de huit années rendait enfin aux forêts leur abondance, et au public les avantages qu'il en pouvait espérer, soit pour les commodités de la vie privée, soit pour les nécessités de la guerre, ou pour l'ornement de la paix, et l'accroissement du commerce par les voyages de long cours dans toutes les parties du monde. Tel est au moins le témoignage que Louis XIV se plaisait à se rendre en 1669. Mais comme il ne suffit pas d'avoir rétabli l'ordre et la discipline, si par de bons et sages règlements on ne l'assure pour en faire passer le fruit à la postérité[20], le roi entreprit de rédiger sur cette matière un code clair et complet en combinant les meilleures ordonnances de ses prédécesseurs avec l'expérience récente de ses commissaires. Son Conseil y travaillait activement en même temps qu'aux Ordonnances civile et criminelle, et entre les deux parut, en août 1669, l'Ordonnance des eaux et forêts.

Il existait, peut-être depuis Philippe Auguste, mais certainement depuis Charles V, des maîtres des eaux et des forêts, chargés de veiller à l'exécution des ordonnances royales. Il existait aussi, contre les abus et malversations commises dans les bois et rivières, une juridiction dite de la table de marbre, parce qu'elle siégeait, comme la connétablie, dans une salle du parlement ornée d'une table de marbre, et dont le nom s'est communiqué tout naturellement aux ressorts judiciaires établis ailleurs pour le même objet. L'Ordonnance des eaux et forêts commence par consolider et étendre ces deux institutions. La juridiction est déclarée indépendante. Les juges établis pour le fait de nos eaux et forets connaîtront seuls tant au civil qu'au criminel de tom les différends qui appartiennent à la matière, des délits de chasse et de pêche, non-seulement sur les domaines du roi, mais sur ceux des prélats, à des autres ecclésiastiques, princes et chapitres, lèges et communautés, et de tous les particuliers. Il est interdit à toits les autres juges royaux, mite aux parlements, de connaître de ces sortes d'affaires (titre Ier). Les forêts et les eaux sont partagées en grandes-maîtrises, formant chacune, à peu d'exceptions près, un ressort judiciaire, et subdivisées en maîtrises particulières. Les grands maîtres et les maîtres doivent visiter chaque année les bois et les rivières de leurs circonscriptions, tant du roi que des particuliers, pour s'informer de la conduite des officiers, et voir les registres, procès-verbaux, rapports et autres actes concernant les visites, délits, abus, entreprises, usurpations, malversations tant au fait des eaux et des forêts que des chasses et pêches (titres III et IV). Un commentateur dit, à ce sujet, que les anciennes ordonnances des rois n'expliquaient pas comme celle-ci les devoirs des grands maîtres, et que, si cet article était bien gardé, les forêts du roi seraient toujours en bon état, et les officiers des maîtrises exacts à remplir leurs devoirs[21].

Le but principal de l'ordonnance est évidemment de conserver les forêts et d'assurer les communications par eau. En conséquence pour prévenir le gaspillage dans les forêts du roi, le droit de pacage est modifié et les bestiaux qui peuvent en jouir restreints à un petit nombre (titre XIV) ; les droits de chauffage et de bois d'usage à bâtir et réparer sont supprimés (titre XX) ; il est interdit aux gentilshommes, gouverneurs de villes, magistrats de police, officiers des forêts et chasses, de se rendre adjudicataires des ventes faites dans les bois royaux (titre XVI) ; les paroisses nommeront et entretiendront à leurs frais des gardes pour la surveillance des bois communs ; toute personne qui apportera ou allumera du feu, en quelque saison que ce soit, dans les forêts royales ou dans celles des particuliers, sera frappée de punition corporelle et d'amende arbitraire (titre XXVII) ; les vagabonds et les gens déclarés inutiles, justement suspects d'avoir intérêt à ravager les bois, seront tenus de s'en éloigner sous peine des galères (titre XXVIII). Les coupes sont réglées en prévision des besoins de l'État. Dans les bois du roi, il ne sera fait de coupes spéciales pour la construction des maisons royales ou des bâtiments de mer que si les ventes ordinaires n'y peuvent suffire (titre XXI). Les bois dépendant des évêchés, abbayes, prieurés, communautés ecclésiastiques, collèges, hôpitaux, maladreries, commanderies de Saint-Jean de Jérusalem, et paroisses, devront toujours être pour la quatrième partie en nature de futaie (titre XXI). Les particuliers devront régler la coupe de leur bois de manière à laisser seize baliveaux par arpent de taillis, et dix par arpent de futaie ; ils pourront vendre les premiers à l'âge de quarante ans, les autres à l'âge de cent vingt ans (titre XXVI). Ceux qui possèdent des bois de haute futaie à dix lieues de la mer, et à deux lieues des rivières navigables, ne pourront les vendre ou faire exploiter que six mois après en avoir donné avis au contrôleur général des finances et au grand maitre, à peine de 3.000 livres d'amende et de confiscation des bois coupés ou vendus (titre XXVI).

Nous avons vu plus haut (chapitre XIV, § Ier), quelle importance Louis XIV et Colbert attachaient à la circulation par les rivières. L'Ordonnance des eaux et forêts en témoigne par plusieurs dispositions remarquables. Les grands maîtres visiteront nos rivières navigables et flottables, ensemble les routes, pêcheries et moulins, pour connaître s'il y a des entreprises ou usurpations qui puissent empêcher la navigation et le flottage (titre III, art. 23). Plus loin, le roi se déclare propriétaire de tous les fleuves et rivières portant bateau de leur fond, nonobstant tout titre et possession contraire. Nul, soit propriétaire ou engagiste, ne pourra faire moulins, batardeaux, écluses, gords, pertuis, murs, plants d'arbres, amas de pierre ou de terre ; ou aucun empêchement nuisible au cours de l'eau, dans les rivières flottables et navigables, ni même y jeter aucune ordure ou immondice, ou les amasser sur les quais et berges, à peine d'amende arbitraire (titre XXVII). Enfin sont supprimés tous les droits établis depuis cent ans sur les rivières, et défense est faite de les lever, à peine d'exaction et de répétition du quadruple, au profit des marchands et passants, contre les seigneurs et leurs fermiers (titre XXIX).

Ce désir d'assurer plus de facilité au commerce comme à la police publique inspire encore les dispositions relatives à la confection de nouvelles routes à travers les forêts, et l'établissement de croix, poteaux ou pyramides aux angles des places croisées, biviaires, triviaires, avec inscription ou marque apparente du lieu où chaque chemin conduit. Les frais seront à la charge du roi dans ses forêts, et dans les autres à la charge des villes voisines et intéressées. Quiconque osera rompre, emporter, biffer ou lacérer ces croix et marques, sera passible d'une amende de trois cents livres et de punition exemplaire (titre XXVIII). Le commentateur déjà cité remarque ici que l'invention de Louis XIV, par son utilité pratique, était bien supérieure aux bornes milliaires de Caïus Gracchus, qui n'avaient d'autre usage que de calculer la longueur du chemin.

La chasse et la pèche avaient une place forcée dans une réglementation générale des bois et des cours d'eau. Rien n'est changé aux privilèges et aux interdictions qui ont régi jusque-là ces matières. La pêche et la chasse demeurent le privilège des seigneurs ecclésiastiques et laïques. La pêche n'est permise, dans les rivières flottables, qu'aux maitres pécheurs reçus, et, dans les eaux qui appartiennent aux communes, à des adjudicataires qui en payent la ferme au profit des services communs (titre XXXI et XXV). La chasse continue d'être interdite aux marchands, artisans, bourgeois et habitants des villes, bourgs, paroisses et hameaux, aux paysans et routiers, à tous ceux qui ne possèdent pas de fief, seigneurie et haute justice (titre XXX). Le commentateur ne trouve rien que de raisonnable dans ces dispositions. Selon lui, la passion de la pèche, aussi violente que celle de la chasse, pousse. à la fainéantise ceux qui ont besoin de travailler. La chasse, sans danger pour des gentilshommes qui ont du temps à perdre, nuirait à la culture des terres, au commerce, au travail des manufactures, si les paysans, les marchands et les artisans avaient la liberté d'en prendre le plaisir. N'est-ce pas là une réminiscence des sentiments, bien connus, de Colbert et de Louis XIV contre la fainéantise de certaines populations, et de leur fermeté à recommander et à maintenir les habitudes laborieuses. Il se pourrait bien que cette pensée d'utilité sociale eût été pour quelque chose dans la conservation d'un privilège nobiliaire. Mais si l'Ordonnance des eaux et forêts ne fit pas disparaitre une distinction de classes bout le souvenir seul est encore odieux aujourd'hui, elle se distingua par un grand acte d'humanité en supprimant une coutume barbare. Elle laissa subsister contre les délits de chasse la peine de l'amende, du, carcan et du bannissement temporaire, mais elle abolit la peine de mort, de quelque qualité que fût la contravention, s'il n'y avait pas d'autre crime mêlé qui méritât le dernier supplice (titre XXX). Par là, elle occupe le premier rang dans les progrès de la législation au XVIIe siècle.

Elle a encore un autre caractère qui a consacré son autorité. Elle remettait en vigueur ce qu'il y avait de plus sage dans les ordonnances des règnes précédents ; elle y joignait les dispositions nouvelles suggérées par l'expérience et vérifiées par une réflexion patiente : elle répondait ainsi à tous les besoins. En conséquence, elle abrogea tout ce que son texte n'admettait pas, ou ne rappelait pas, des législations antérieures ; elle ramena toute la matière des eaux et forêts à une codification unique et exclusive. Cette unité si rare dans les lois, cette précision si favorable à leur application, l'ont fait vivre, au moins en grande partie, par delà la Révolution française ; ce n'est qu'en 1826 qu'elle a été remplacée par un nouveau code.

Le mouvement, énergique et heureux, que Colbert imprimait au commerce rendait nécessaire pour cet intérêt une législation nouvelle, ou au moins un complément des lois antérieures. Louis XIV le dit lui-même avec ce soin jaloux qu'il met à faire valoir sa vigilance également partagée entre tous les éléments de la prospérité de ses sujets. Quand le commerce, cette source de l'abondance publique et de la richesse des particuliers, redevenait florissant, il convenait de pourvoir à la durée du succès en assurant parmi les négociants la bonne foi contre la fraude, et de prévenir les obstacles qui les détournent de leur emploi par la longueur des procès, ou les frais qui consomment le plus liquide de ce qu'ils ont acquis[22]. L'Ordonnance du commerce, quoiqu'elle n'ait été publiée qu'en 1673, appartient évidemment, par les travaux préparatoires, à la même époque que les autres : elle a eu aussi l'honneur de survivre au moins en partie à l'ancien régime. Elle est le précurseur de notre code, de commerce moderne. Le législateur de 1807 a suivi presque pas à pas[23] l'œuvre de Louis XIV, lui empruntant non-seulement un bon nombre de dispositions fondamentales, mais encore assez souvent des expressions et des phrases entières.

L'Ordonnance du commerce maintient les maîtrises, mais le temps était-il venu de les abolir ? Elle essaye au moins de justifier cet antique usage en exigeant que l'aspirant à la maîtrise fasse preuve de capacité. Il sera interrogé sur la tenue des registres en partie double et en partie simple, sur les lettres et billets de change, sur les règles d'arithmétique, sur la partie de l'aune, sur la livre et le poids du marc, sur les mesures et les qualités des marchandises fixées par les règlements. Les marchands, dans leur intérêt bien entendu, sont obligés de ne pas faire de crédit à terme indéfini aux consommateurs. Ils doivent ; s'ils veulent que l'autorité leur prête main forte, réclamer le pavement dans un délai d'un an ou de six mois selon les diverses professions (titre Ier). Les livres et registres des marchands, négociants et banquiers, seront signés, cotés et parafés par les juges-consuls ; ils devront, dans les six mois qui suivront la promulgation de l'ordonnance, être renouvelés et mis en conformité avec les prescriptions nouvelles qu'elle contient ; ils ne seront produits en justice que pour succession, communauté et partage de société et en cas de faillite (titre III). Le code actuel reproduit littéralement ce texte.

Elle discipline les agents de banque et de change, en leur défendant de faire le change et de tenir banque pour leur compte particulier, en interdisant les fonctions à ceux qui ont obtenu des lettres de répit ou fait faillite (titre II). Elle règle la formation, l'administration, la liquidation des sociétés (titre IV), l'usage des lettres et billets de change, les intérêts du change et rechange (titres VI et VII), les séparations de biens dans les contrats de mariage des marchands (titre VIII), afin de purger de toutes fraudes les transactions commerciales, et d'éviter les opérations usuraires.

Elle a des sévérités, en contradiction même avec quelques points de l'Ordonnance civile, quand il s'agit d'intérêts pressants. Ainsi la contrainte par corps est maintenue contre ceux qui ont signé des lettres ou billets de change, ou donné promesse d'en fournir, par cette raison que les lettres et billets de change doivent être acquittés à leur échéance et sans retardement par ceux qui les ont acceptés, ou exactement remboursés par les tireurs et endosseurs en cas de non-payement par ceux sur qui ils ont été tirés. Les mêmes contraintes peuvent être appliquées pour l'exécution des contrats maritimes, grosses aventures, ventes et achats de vaisseaux (titre VII). La banqueroute frauduleuse, résultant du divertissement d'effets, de supposition de créanciers, ou de refus de représentation des livres et registres, sera poursuivie extraordinairement et punie de mort (titre XI).

L'Ordonnance du commerce, comme notre code moderne, se termine par l'organisation de la justice commerciale. Au moment de sa promulgation, il existait en France quarante-trois tribunaux consulaires ; le nombre s'en est élevé plus tard à soixante-dix-huit. Louis XIV veut rendre leur juridiction uniforme, en déclarant communs pour tous les sièges de juges-consuls, l'édit de Charles IX de 1563, et tous autres édits ou déclarations touchant la juridiction consulaire et enregistrés aux parlements. Les juges-consuls ont la connaissance de tous billets de change entre négociants et marchands, des différends pour ventes faites par des marchands, artisans et gens de métier, des gages, salaires et pensions des commissionnaires, facteurs et serviteurs des marchands, des différends relatifs aux assurances et grosses aventures, et du commerce fait pendant les foires (titre XII). L'édit de leur institution primitive leur défendait de prendre, directement ou indirectement, aucune chose, ni présent ni don, sous couleur d'épices, à peine de concussion. Nous avons vu plus haut que l'Ordonnance civile leur interdisait de rien exiger pour leurs procédures. L'Ordonnance du commerce, pour mieux assurer encore leur considération, ne veut pas qu'on puisse élire aux fonctions de juges-consuls, ou y laisser, ceux qui ont obtenu des lettres de répit ou défenses générales de payer, par suite d'impossibilité de tenir leurs engagements (titre IX, art. 5). Il faut que le malheur soit modeste, et ne se fasse pas de l'indulgence, même méritée, un titre à s'affranchir de ses obligations.

 

 

 



[1] En matière de finances, il faut nommer :

Les chambres des Comptes, examinant et arrêtant les comptes le ceux qui maniaient les deniers du roi, et jugeant souverainement km fait des comptables. Leurs ressorts correspondaient assez exacte. Gent à ceux des parlements : Paris, Rouen, Dijon, Nantes, Montpellier, Grenoble, Aix, Pau, Metz. Louis XIV y ajouta Delle et Lille.

Les Cours des Aides connaissant souverainement des affaires des villes, aides, gabelles, impositions et autres fermes et droits du roi, et jugeant les appels des Élections. Elles correspondaient à peu est aux ressorts des Parlements et des Cours des Comptes ; le siège ligne quelquefois : Paris, Montpellier, Rouen. Aix. Clermont, Penne en Dauphiné, Montauban, Pau.

Cour des Monnaies, érigée en 1551, à Paris, par Henri II. Son ressort s'étendait par tout le royaume ; ce ne sera qu'en 1704 qu'une seconde sera créée à Lyon pour le Lyonnais, Bresse, Dauphiné, Provence, Languedoc, Gascogne et Auvergne. Elle jugeait souverainement des monnaies, des abus et malversations commises par les maîtres, prévôts et autres officiers des monnaies, et de tous ceux qui travaillaient en or et en argent, seulement en ce qui regardait la manufacture de leurs ouvrages, et préventivement avec les baillis. Sénéchaux et autres juges royaux, des crimes de fabrication et exposition de fausse monnaie.

[2] La connétablie et maréchaussée de France ou tribunal des maréchaux, est la justice ordinaire de la guerre. et unique dans tout le royaume. Elle a son siège à la Table de Marbre (une salle du palais ainsi nommée d'une table de marbre qui la distinguait depuis l'origine). Elle connaît en première instance, et privativement à tous autres juges, pour raison du fait de la guerre seulement, des actions personnelles entre les gens de guerre, des contrats et cédules faites entre eux, et, à cette occasion, du payement des gages et soldes des gens de guerre, des malversations commises par les trésoriers et payeurs des compagnies ou leurs commis, de l'appel des jugements rendus par les prévôts des maréchaux, des différends entre tous les officiers, des crimes et délits commis par les gens de guerre en leurs garnisons, y allant ou revenant. Les appellations de ses jugements sont portées au Parlement.

Un autre tribunal, qui se tient chez le plus ancien des maréchaux, connaît sans appel des différends entre les gentilshommes ou personne faisant profession des armes, pour raison de leurs engagements de parole ou écrits d'honneur. (Piganiol de La Force, Nouvelle Description de la France, 1719.)

De la connétablie dépendent les maréchaussées établies dans les généralités pour veiller à la tranquillité publique, et à la sûreté du commerce en arrêtant et punissant ceux qui sont prévenus de crime comme vol, assassinats, les mendiants, les vagabonds et gens sans aveu. Chaque maréchaussée a un prévôt des maréchaux, sous lequel se rangent : lieutenants, exempts, brigadiers, cavaliers, trompettes. Les prévôts et autres officiers doivent obéir aux premiers présidents et procureurs généraux pour tout ce qui concerne le bien de la justice et de la police générale. (Dictionnaire universel de la France, par Robert de Hesseln.)

[3] Juridiction de l'Hôtel de Ville, présidée par le prévôt des marchands, juge des rentes de l'Hôtel de ville, de la taxe des vivres et denrées apportés à Paris par la rivière. Il y a appel de cette juridiction au Parlement.

Juges-consuls, électifs au nombre de cinq, choisis entre les marchands, connaissent de toutes les causes et procès concernant le commerce et le fait des marchandises, même entre les privilégiés qui ne peuvent sur le fait de leur commerce se servir de leurs privilèges. Appel au Parlement. (Piganiol de La Force. tome II.)

[4] C'est Louis XIV qui a créé plus tard le parlement de Besançon et celui de Douai. — Il a aussi établi le Conseil supérieur d'Artois et celui d'Alsace.

[5] Piganiol de La Force, tome Ier.

[6] Racine, Plaideurs, acte I, scène IV :

Compare prix pour prix,

Les étrennes d'un juge à celles d'un marquis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Chacun de tes rubans me coûte une sentence...

Ibid., scène VII :

Je produis, je fournis

De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,

Rapports d'experts, transports, trois interlocutoires,

Griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux

Quatorze appointements, trente exploits, six instances,

Six-vingt productions, vingt arrêts de défenses.

[7] Bossuet, Sermon sur la justice, pour le dimanche des Rameaux.

[8] Mémoires de 1667, feuillets du roi réflexion marginale rédaction définitive.

[9] Fléchier, Poème latin sur les Grands Jours de Clermont. Il exalte la tranquillité rendue au travail et à la propriété, la victoire de Louis XIV sur les tyrans au profit des citoyens timides. Il conclut en ces termes :

Jamque parat Themidis veteres decerpere ritus,

Et saucire novas artes queis publica rerum

Judicia acceleret, curas sumptusque clientum

Sistat, et implicitæ minuat fastidia litis.

Sic longas rerum ambages, nodesque resolvit.

Et scelus et fraudem nostris e finibus arcet.

Eximiosque inter reges quos fana superstes

Justitiæ, bellique tulit super matera virtus

Nec pietate fuit major, nec fortior armis.

[10] Chéruel, Histoire de l'administration monarchique en France. Détails tirés du Diarium Europæum, journal étranger publié à Francfort-sur-le-Mein.

[11] Olivier d'Ormesson, cité par Chéruel, ibid.

[12] Édit du 13 août 1669.

[13] Président des Cours jugeant en dernier ressort, 40 ans ;

Avocats et procureurs généraux, 30 ans ;

Conseillers, 27 ans ;

Baillis, Sénéchaux, présidents des présidiaux, 30 ans ;

Conseillers, avocats et procureurs auxdits sièges. 27 ans.

[14] Préambule de l'Ordonnance criminelle.

[15] Boileau, satire VI :

Car, sitôt que du soir les ombres pacifiques

D'un double cadenas font fermer les boutiques,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les voleurs à l'instant s'emparent de la ville.

Le bois le plus funeste et le moins fréquenté

Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté.

[16] Mémoires de Louis XIV, pour 1667.

[17] Procès-verbal des conférences pour la rédaction de l'ordonnance criminelle.

[18] Il peut être curieux de connaître quels étaient encore, au XVIIe siècle, les cas royaux :

Crime de lèse-majesté en tous ses chefs : sacrilège avec effraction, rébellion aux mandements émanés du roi ou de ses officiers, police pour le port d'armes, assemblées illicites, séditions, émotions populaires, force publique, fabrication, altération ou exposition de fausse monnaie, correction de nos officiers, malversations commises par eux en leurs charges, crime d'hérésie, trouble public fait au service divin, rapt, enlèvement de personnes par force et violence.

[19] Voir plus haut, chapitre XVI, paragraphe Ier.

[20] Préambule de l'Ordonnance des Eaux et Forêts.

[21] Conférence de l'Ordonnance de Louis XIV, avec les Édits, déclarations, coutumes, rendus avant et en interprétation de ladite ordonnance, par Simon et Segauld.

[22] Préambule de l'Ordonnance du Commerce.

[23] Sauf le livre II du Code de commerce qui traite du commerce maritime.