HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS

 

CHAPITRE XV. — Avènement de Louis XIV.

 

 

Choix de ses ministres. — Sa théorie des devoirs et des droits de la royauté. — État intérieur de la France, état politique de la France en 1661. — Ses premiers essais d'administration et de diplomatie. — Arrestation de Fouquet. — Grande admiration pour un roi si jeune qui gouverne par lui-même.

 

Le roi, aussitôt qu'il eut appris la mort de Mazarin, fit venir le chancelier Séguier, les ministres Le Tellier et de Lyonne, et envoya le jeune Brienne chercher, à Saint-Mandé, le surintendant des finances Fouquet. Il tint immédiatement Conseil avec eux. Il leur déclara qu'il rappelait à lui toute l'autorité, leur défendit de rien signer, de rien expédier sans lui en parler, et à ceux qui solliciteraient des grâces de s'adresser à d'autres qu'à lui. La reine-mère n'avait pas été appelée à ce Conseil. On le remarqua ; elle-même s'en expliqua aigrement : Je savais bien, dit-elle, qu'il serait ingrat et voudrait faire le capable. Si le roi eut connaissance de ce reproche. il ne parait pas en avoir jamais tenu compte, autrement que par beaucoup de soin à tempérer l'ingratitude par la déférence filiale[1].

Cette première déclaration fut suivie de deux autres plus explicites. Le lendemain, le président de l'assemblée du clergé, Harlay de Champvallon archevêque de Rouen, vint lui dire au nom de ses collègues : Votre Majesté m'avait ordonné de m'adresser à M. le cardinal Mazarin pour toutes les affaires ; le voilà mort, à qui Sa Majesté veut-elle que je m'adresse à l'avenir ? Le roi lui répondit : A moi, monsieur l'archevêque, et je vous expédierai bientôt.

Le même jour, il assembla avec les ministres les grands officiers de la couronne. Il leur signifia sa volonté de gouverner par lui-même à l'avenir. Pour cet effet, il n'aurait pas de premier ministre ; ceux qui avaient des charges agiraient sous lui selon leurs fonctions, et s'il avait besoin de leurs conseils, il leur en demanderait. Chacun lui promit une obéissance entière ; mais pas un ne croyait encore qu'il pût tenir cette parole et tant d'engagements[2].

Pour les matières religieuses, il rétablit le Conseil de conscience où avait siégé autrefois Vincent de Paul. Il le composa du père Annat, son confesseur, de Marca, archevêque de Toulouse, déjà destiné à l'archevêché de Paris, de son précepteur Hardouin de Péréfixe et de l'évêque de Rennes. Les caractères divers de ces conseillers lui permettraient de tirer plus facilement la vérité de leurs discussions ; et l'examen attentif des candidats aux bénéfices, l'un après l'autre, empêcherait la faveur de faire passer un ami par surprise et dans la foule[3].

En même temps, il distribua ses heures. Il établit pour règle de travailler deux fois chaque jour à l'expédition des affaires courantes, le matin entre son lever et la messe, l'après-midi après le dîner ; le temps accordé au public et aux reines ne devait rien retrancher des moments réservés aux conseils et aux ministres. Dans les intervalles, il donnait des audiences à qui lui en demandait ; il s'y montrait d'un abord facile et d'une patience infatigable à écouter ; il y apportait, et ses ennemis eux-mêmes sont forcés de le reconnaitre, un grand esprit d'équité et un désir égal de savoir la vérité tout entière[4]. Il avait promis d'accueillir tous les placets qui lui seraient présentés ; il fut fidèle à cette obligation ; quelque nombreuses que fussent les demandes, il consacra un jour par semaine, le samedi, à y répondre.

L'élan une fois pris, il ne s'arrêta plus. Il en donne lui-même une raison si belle, que l'histoire peut la produire comme un élément de son éloge. Il ne nie pas que l'amour de la gloire le poussât à frapper les esprits par la nouveauté ; ses débuts ayant donné de lui un peu de bonne opinion, il avoue que la renommée déjà acquise lui servit comme d'un pressant aiguillon à en mériter davantage. Mais ce qui l'inspira surtout et le soutint, ce fut le noble plaisir et le sentiment de dignité qu'il goûtait dans le travail. C'est par le travail, dit-il, que l'on règne, c'est pour cela qu'on règne ; et il y a de l'ingratitude à l'égard de Dieu, de l'injustice et de la tyrannie à l'égard des hommes, de vouloir l'un sans l'autre... Je ne puis vous dire quel fruit je recueillis aussitôt après cette résolution. Je me sentis comme élever l'esprit et le courage, je me trouvai tout autre, je découvris en moi ce que je n'y connaissais pas, et je me reprochai avec joie de l'avoir si longtemps ignoré. Cette première timidité que le jugement donne, et qui me faisait peine, surtout quand il fallait parler un peu longtemps et en public, se dissipa eu moins de rien. Il me sembla alors que j'étais roi et né pour l'être[5]. Aussi les incrédules qui doutaient de sa persévérance, et prenaient son ardeur de travail pour une chaleur de caprice, surent bientôt ce qu'ils en devaient croire. On le vit constamment marcher par la même  route, s'instruire de toutes les affaires du dedans et du dehors, pourvoir et répondre à tout par lui-même et par ses secrétaires, accepter des serviteurs intelligents, mais conserver en lui-même toute son autorité, et retenir ceux qui le serraient le mieux dans une modestie fort éloignée de l'élévation des premiers ministres[6].

Non-seulement il allait gouverner par lui-même, mais il serait le maitre, et le seul maitre. Cette pensée se dégageait déjà très-nettement du choix des agents qu'il maintenait dans les plus hautes fonctions publiques. En ne gardant comme auxiliaires que des hommes d'une condition moyenne, il annonçait l'exclusion des princes et des grands du royaume, tout récemment encore rivaux de sa puissance royale. De Lyonne n'était qu'un petit gentilhomme, plus connut par quelques missions diplomatiques qu'important par la grandeur de sa maison. Le Tellier, petit-fils d'un conseiller des Aides, ancien intendant d'armée, puis conseiller d'État, n'avait guère d'autre crédit que son assiduité au travail et son expérience des affaires ; il n'avait pas cherché de noblesse dans quelque fausse généalogie, il disait même que les dignités de ducs et autres ne convenaient pas à la robe et devaient être réservées à la vertu militaire. Fouquet n'avait d'appui que dans le Parlement par son titre de procureur général. Il est vrai que ses dilapidations, partagées avec bien des complices, rattachaient à lui beaucoup d'intérêts, surtout dans les hautes classes. Mais le soupçon même de ses voleries déjà dénoncées donnait prise sur lui par la crainte du châtiment, tandis que ses connaissances, l'habileté et la variété de ses expédients, pouvaient offrir de grandes ressources. Le roi trouva ces trois hommes suffisants, comme il le dit, pour exécuter sous lui les choses dont il avait résolu de les charger. Chercher des ministres d'une qualité plus éminente, c'eût été se faire ombre à lui-même. Rien n'était plus efficace pour établir sa propre réputation que de montrer, par le rang des hommes dont il se servait, qu'il n'avait pas dessein de partager avec eux son autorité. De leur côté, sachant eux-mêmes ce qu'ils étaient, et qu'ils ne tenaient rien que du maître, ils ne pouvaient pas concevoir de plus hautes espérances que celles qu'il voudrait leur laisser. Leur conservation dépendant uniquement de leurs services, ces services devaient être plus empressés et plus fidèles[7].

Cette résolution, ajoute Mme de Motteville, avait été prise pour resserrer le secret des affaires, et pour en bannir M. le Prince et les grands du royaume. Le roi n'aurait pu leur donner une part au gouvernement sans qu'ils en prétendissent aussitôt une plus grande, et l'autorité royale aurait sensiblement souffert de ce partage. Les princes disparurent. de la scène politique. Le grand Condé fut réduit à ses fonctions domestiques de maitre de la maison. Le roi le craignait trop pour étendre plus loin le pardon accordé si impérieusement l'année précédente ; il devait lui faire attendre jusqu'en 1668 le droit de reprendre l'épée. Jusque-là, le vainqueur de Rocroi servait à table le roi, les reines, Monsieur et Madame. A le voir s'acquitter de son office avec tant de respect et d'un air si libre, il était impossible, dit malicieusement l'historien, de se souvenir des choses passées, sans louer Dieu de la paix présente. Les occupations et l'attitude de Beaufort ne sont pas moins humbles. Nous voyions le duc de Beaufort, ce chef des importants et des frondeurs, le roi de la halle du temps jadis, s'empresser de suivre partout le roi son maitre, tantôt recevant les plats de la main de M. le Prince, tantôt à la chasse où il faisait paraître, par l'ardeur qu'il avait à combattre les bêtes devant lui, qu'il aurait plus volontiers encore combattu ses ennemis[8].

Un dernier trait, quoiqu'il soit postérieur de cinq ans, peut être cité encore comme complément de cette série d'idées. Il démontre en effet, mieux que les autres, que jamais Louis XIV ne voulut admettre personne, pas même son frère, non-seulement à l'exercice d'un pouvoir réel, mais encore à l'apparence de l'égalité d'honneur avec lui. Après la mort de leur mère, le duc d'Orléans sollicitait pour sa femme le privilège d'avoir à la cour une chaise à dos, au lieu d'un tabouret. Je lui donnai à entendre, dit Louis XIV, que pour tout ce qui servirait à l'élever au-dessus de mes sujets, je le ferais toujours avec joie ; mais que je ne croyais pas lui devoir accorder ce qui semblerait l'approcher de moi. Le duc d'Orléans comprit qu'il serait inutile de persister dans cette prétention. Mais un mois après, à la mort du prince de Conti, il demanda le gouvernement du Languedoc autrefois occupé par leur oncle Gaston. Le refus cette fois fut très-explicite et énergiquement justifié. L'exemple de Gaston, d'un prince qui avait tant participé aux troubles de la minorité, était allégué fort mal à propos, car il prouvait surtout le danger de mettre les grands gouvernements entre les mains des fils de France. Pour le bien de l'État, ajoutait le roi, les fils de France ne doivent jamais avoir d'autre retraite que la Cour, ni d'autre place de sûreté que dans le cœur de leur frère. Le duc d'Orléans et sa femme affectèrent des airs de mécontentement. Le roi fit semblant de ne rien apercevoir et leur laissa le temps de se reconnaître. Revenant à eux bientôt après, ils demandèrent tous deux pardon de la chaleur qu'ils avaient témoignée[9].

Si exclusive et absolue que paraisse cette autorité, il ne faudrait pas croire que le jeune roi eût la pensée d'en faire un despotisme capricieux et égoïste. Ses Mémoires[10] nous apprennent que de très-bonne heure il avait médité à fond les conditions de la royauté, et que, s'il en connaissait les droits, il ne faisait pas moins large la part des devoirs. Il rapporte tout à lui, mais parce qu'il doit pourvoir à tout ; il appuie la défense inflexible de ses intérêts sur la nécessité de sauvegarder l'intérêt publie. Voici quelques traits de cette théorie.

Il dit volontiers comme Homère : il ne faut qu'un maitreεΐς κοίρανος έστω — ; mais c'est parce que la multiplicité des pouvoirs produit toujours de grands malheurs. Dans ce partage de l'autorité, un gouverneur s'attribue des droits injustes ; les troupes vivent dans la dissolution ; le gentilhomme tyrannise le paysan ; tout receveur, tout élu, tout sergent, exerce une insolence d'autant plus criminelle qu'elle s'appuie sur l'autorité du mi. Ces crimes divers ont une seule victime, le peuple ; les monstrueuses fortunes de tant de gens ne s'élèvent qu'aux dépens des faibles et des misérables. Le peuple, chargé d'impositions et pressé de la misère en plusieurs endroits, souffre des désordres de la justice, des violences de la noblesse, de la rapacité des traitants. Il faut bien convenir que, au sortir de douze années de fronde, au milieu de tant de restes d'ambitions féodales éparses mais tenaces, et de ces mille tyrans dont nous avons constaté les excès, l'établissement d'une souveraineté forte, redoutée de tous, était un bienfait public.

Toutes les conditions sociales ont droit à la même protection : le laboureur, parce qu'il nourrit ce grand corps de la société ; l'artisan, parce qu'il produit, et le marchand, parce qu'il rassemble de mille endroits toutes les choses agréables et utiles au besoin et à la commodité du public ; le financier, quand il recueille honnêtement les deniers dont l'État subsiste ; le juge, quand il maintient, par l'application de la loi, la sûreté parmi les hommes ; l'ecclésiastique, qui conserve le repos à la terre par l'enseignement du devoir et les bénédictions du ciel. C'est pourquoi, loin de mépriser aucune de ces conditions, ou d'en favoriser l'une aux dépens de l'autre, nous devons être le père commun de toutes, prendre soin de les porter toutes, s'il se peut, à la perfection qui leur est convenable, et nous tenir persuadés que celle que nous voudrions gratifier avec injustice, n'en aura ni plus d'affection, ni d'estime pour nous, pendant que les autres tomberont avec raison dans la plainte et dans le murmure. Que si, par un penchant trop naturel aux âmes généreuses, le prince a une secrète prédilection pour la profession des armes, il réprimera du moins les emportements de ceux qui l'exercent, et préviendra la corruption de leurs mœurs en prenant soin de leur fortune et de leur subsistance. Voilà encore des principes que notre siècle même ne désavouerait pas, et aussi bien la continuation de la vieille politique des rois de France, habitués à élever le peuple au niveau de la noblesse, et à recevoir du peuple ce concours qui a fait l'unité et l'égalité française.

Le roi décide seul, mais il doit prendre conseil. La raison, réduite à la méditation solitaire et muette, s'offusque au feu des passions, même les plus nobles. L'esprit complète ses propres pensées par l'exposition de celles d'autrui. Ce qu'il faut craindre, ce n'est pas de rencontrer des hommes d'un sentiment différent du nôtre, c'est de manquer au besoin de gens qui sachent nous contredire. L'adhésion complaisante précipite la ruine du prince ; la contradiction est toujours utile, au moins, à faire connaître les difficultés qu'elle signale, à faire chercher les remèdes au mal qu'elle veut empêcher[11].

Le roi, né pour posséder tout et commander à tout, petit sans honte s'assujettir à la renommée, c'est-à-dire à l'estime publique. C'est le but où il doit diriger toutes ses pensées et toutes ses œuvres. Mais cette estime ne se forme que par une longue suite de bonnes actions, et peut être détruite, en un moment, par une seule faute ; il importe donc de ne pas se tromper sur la louange, et de bien distinguer la flatterie de l'éloge mérité. Il convient, pour cela, de se confronter, par un examen intérieur, avec son propre panégyrique. S'il est faux, il nous fera sentir la vertu qui nous manque et la nécessité de l'acquérir ; s'il est vrai, loin de nous contenter de la satisfaction qu'il nous donne, il nous amènera à en chercher une plus grande par de nouveaux efforts[12].

Qu'à ces prescriptions tirées de sa propre pensée, on joigne la crainte de Dieu qu'il ne perdit jamais, et dont il parle avec trop de dignité pour qu'on doute de sa conviction[13], on reconnaîtra dans tous ces sentiments un frein efficace et des garanties réelles d'une administration sage et bienfaisante. Hélas ! la fragilité humaine, les entraînements de la gloire, la tentation de tout faire quand on peut tout, et l'absence de contradicteurs sincères, l'emporteront trop souvent au delà des bornes qu'il se posait à lui-même ; il ne sera pas toujours fidèle à Dieu, ni à ses peuples, ni même au soin de sa bonne renommée. Cependant ces maximes reviendront toujours à sa conscience ; elles reprendront assez d'empire pour contrebalancer les influences contraires ; et c'est à elles qu'il a dû d'apporter plus d'une fois une modération remarquable dans l'exercice du pouvoir le plus indépendant et le plus absolu qui fut jamais.

Deux grands objets ont dominé son règne, et provoqué les résultats qui l'ont rendu célèbre : organiser la France sous la main du roi, donner a la France en Europe le premier rang et le suprématie. Le jeune roi se les proposa évidemment des le premier jour de son entrée en fonctions. Cela se reconnait au tableau qu'il trace de la situation intérieure et extérieure en 1661, et à la multiplicité des actes qui remplissent les six premiers mois, et qui sont comme l'essai de son activité administrative et diplomatique.

Dans le royaume, les finances ruinées, les gens d'affaires très-riches et le peuple très-pauvre. La noblesse dans les provinces tyrannisant ses vassaux ou ses voisins, se décimant elle-même par la fureur des duels. La justice sans considération, les juges nommés par hasard ou pour de l'argent, un peuple de plaideurs cultivant les procès comme son héritage, et spéculant sur leur nombre et leur durée pour s'enrichir au grand détriment des faibles. L'Église enfin troublée par les jansénistes, gens d'un grand mérite s'ils en eussent été moins persuadés ; le cardinal de Retz soutenu des jansénistes ou appuyant leur résistance.

En Europe, le tableau était plus rassurant. Pas de rival ou d'allié de la France qui fût en état de l'embarrasser. L'Espagne, affaiblie par tant de pertes, avait assez de soutenir son interminable guerre avec le Portugal. L'Empereur, lié par la capitulation de son sacre, par la ligue du Rhin et la défiance des électeurs, ne présentait de concurrence que par la prétention de dominer, de sa dignité suprême, la dignité des autres souverains. La Suède s'estimait heureuse, après les désastres de Charles-Gustave, de ne pas perdre ses anciennes conquêtes sous Charles XI mineur. Le roi d'Angleterre, récemment rétabli, était encore impuissant à se faire valoir an dehors, et d'ailleurs son inclination le tournait vers la France. Les Hollandais, après le soin de leur commerce, avaient surtout pour préoccupation de renfermer dans la vie privée la maison d'Orange. Quant aux petits États d'Italie, leur nombre même garantissait leur faiblesse, et la mauvaise volonté du pape, suite de sa vieille antipathie pour Mazarin, n'aurait pas la force de se manifester par des actes inquiétants[14].

Ainsi, au dedans les restes des anciennes dissensions, des ambitions ranimées par la Fronde, demandaient un apaisement définitif, et la réduction des émancipés au devoir. La pénurie du publie réclamait en même temps une administration vigilante, ingénieuse à faire naitre la prospérité, ferme à en assurer les conditions. Au dehors, l'abaissement de la maison d'Autriche invitait le roi à l'affaiblir encore davantage, et les sentiments pacifiques des alliés ne laissaient entrevoir aucune opposition à ses projets de prépondérance.

Il avait laissé Le Tellier à la guerre, de Lyonne aux affaires étrangères, Fouquet aux finances. Mais il prit la direction réelle de la diplomatie, où, pendant presque tout son règne, il a réduit le ministre à l'emploi subalterne de secrétaire. Il fit surveiller Fouquet par Colbert, nommé depuis peu intendant des finances, qu'il chargea de lui présenter le contrôle rigoureux des comptes du surintendant suspect. En attendant qu'il prit encore lui-même le gouvernement de ses revenus, il diminua les tailles de trois millions, sorte de don de joyeux avènement, le souverain donnant au lieu de recevoir, et soulagement bien capable de faire aimer au peuple l'autorité nouvelle. Il prétendit soulager les grands à leur tour, en diminuant leurs dépenses ; divers édits retranchèrent les superfluités du luxe, les passements étrangers et les broderies d'or et d'argent sur les habits. Un autre édit eon1re les mendiants valides eut pour objet de chasser la misère par le travail, et d'établir le bien-être sur la suppression de la paresse (août 1661). Non moins attentif à ne pas supporter de résistances, il exila quelques membres trop hardis de la Cour des Aides pour empiétements au delà de leur juridiction. Un arrêt du Conseil d'en haut (10 juillet) porta injonction aux Parlements, Chambres des comptes et toutes autres compagnies souveraines, d'avoir à se soumettre aux arrêts de ce Conseil. L'achèvement des fortifications du château Trompette à Bordeaux, et de la citadelle de Marseille, la fermeté déployée à Montauban, à Dieppe, en Provence, à La Rochelle, avertirent les turbulents de la répression réservée à tout mouvement qui approchait de la désobéissance. La remise en vigueur des édits contre les duels arrêta bientôt cette manie d'égorgements que les guerres civiles avaient fait revivre par l'impunité. Les capitans de la noblesse sentirent que le roi n'était pas un monarque en peinture, et que le courage serait mal venu à risquer de lui déplaire[15]. Enfin, les hautes fonctions ne furent pas épargnées. Les gouverneurs des villes frontières disposaient du fonds des contributions dans l'étendue de leur commandement ; ils composaient à leur gré leurs garnisons de troupes, qui, à ce titre même, ne dépendaient que d'eux. Les gouverneurs perdirent ce double moyen de rébellion. Il existait un colonel-général de l'infanterie ; un particulier avait le droit de porter les ordres du souverain et de se Haire des créatures dans tous les corps qui constituaient la principale force. de l'État. A la mort du duc d'Épernon, la charge de colonel-général fut abolie ; le roi se la réserva à lui seul (25 juillet).

La France conservait deux griefs contre la maison d'Autriche. Elle en voulait à la branche allemande de sa morgue impériale qui s'arrogeait au moins la suprématie d'honneur sur les rois, et à la branche espagnole de l'étendue de ses États dont plusieurs auraient arrondi fort convenablement le territoire français. Louis n'admettait pas que l'Empire réduit à l'Allemagne fût l'empire de Charlemagne, ni qu'un prince électif, ait pouvoir restreint par des limitations considérables, fût supérieur à des rois héréditaires et d'une autorité absolue[16]. Les rois de France étaient les vrais successeurs de Charlemagne parce qu'ils étaient de sa maison ; leur illustration et leur puissance ne leur permettaient pas de reconnaître le premier rang à un monarque rabaissé par les droits de ses sujets. De là, vis-à-vis de Léopold, une fierté égale à celle de l'empereur. Louis XIV refusa de lui écrire le premier, en dépit des finesses inventées par l'Allemand pour obtenir cet hommage. L'empereur, dans les pouvoirs donnés à ses ministres, gardait encore les qualités de comte de Ferrette et de landgrave d'Alsace, comme si le traité de Munster ne lui eût pas enlevé ces domaines. Lie roi exigea le respect absolu, mime dans les formules de cour, des stipulations de la paix de Westphalie. L'empereur voulait prendre en outre le titre de chef du peuple chrétien ; le roi l'obligea de renoncer à un nom qui eût paru lui subordonner ses égaux. Cette fermeté serait irréprochable, si elle n'avait eu pour objet que de maintenir entre les souverains une égalité légitime ; mais elle cachait le désir de faire passer entre ses maint la domination. On le voit déjà par dure lettre de Louis XIV à sa tante Christine, duchesse douairière de Savoie (2 juillet 1661), à propos d'un mariage entre le jeune duc et une princesse de Saxe. Le roi s'en émeut parce que la Saxe, depuis.la paix de Prague (1635), ne s'est pas montrée favorable à la France. Il insiste pour que rien ne se fasse contre ses intérêts, pour qu'on dissipe ses justes soupçons ; il menace, s'il n'est pas écouté, de retirer sa bienveillance à son cousin[17]. Le mariage n'eut pas lieu ; c'est le commencement d'une tyrannie dont la Savoie se lassera un jour, et dont elle poursuivra la vengeance par une alliance implacable avec let ennemis du dominateur.

Ni le traité des Pyrénées ni la main de Marie-Thérèse n'avaient changé les projets de la France sur la monarchie espagnole. Le mariage même n'avait été qu'un expédient pour substituer, dans une occasion favorable, le droit d'héritage à la force des armes ; mais comme la succession pouvait se faire attendre, ou peut-être ne seoir jamais, il était prudent de préparer la conquête en travaillant à diminuer de plus en plus les ressources de l'adversaire. Cette politique trouvait son compte à entretenir la lutte du Portugal contre l'Espagne, comme la France l'avait fait, pendant vingt ans, jusqu'au dernier traité. Louis XIV eut hâte de reprendre les errements de Mazarin et d'affermir l'espoir de la maison de Bragance. Ici se découvre un côté de son caractère trop peu apparent dans les historiens, une habileté et même une astuce diplomatique, aussi peu conforme à la bonne foi qu'aux allures solennelles de l'homme. Tout n'est pas grandiose et magistral dans le grand roi. A l'âge de seize ans, nous l'avons vu, il étonnait ses intimes par la profondeur de sa dissimulation ; les moyens secrets, les intrigues, les transactions, la chicane, lui seront aussi familiers que les grands airs de supériorité et de volonté absolue. C'était violer le traité des Pyrénées que de rendre au Portugal l'assistance de la France ; mais ce qui n'était pas permis par des hostilités publiques ne pouvait-il pas se faire par des infractions secrètes et qui n'éclateraient pas ? Cette théorie est développée sans embarras dans ses Mémoires, et justifiée par les sentiments connus des Espagnols. Selon lui, l'Espagne et la France n'entrent jamais de bonne foi dans un traité commun ; en dépit des promesses d'union et d'amitié, ni l'une ni l'autre ne prend ces engagements à la lettre ; chacune s'attend à des violations qu'elle est résolue de ne pas s'interdire à elle-même. Les traités sont comme les compliments, nécessaires quand il faut vivre ensemble, et dont les paroles ont une signification bien au-dessous de ce qu'elles sonnent. Dans le cas présent, la rupture était autorisée par l'exemple de l'Espagne, qui, tant de fois, en pleine paix, s'était déclarée protectrice des rebelles de France ; l'intérêt du roi était une autre raison très-plausible ; l'abandon du Portugal lui apportant un dommage notable, il n'était pas tenu de s'engager à son préjudice[18].

Les ministres, Fouquet, de Lyonne, Le Tellier, partagèrent ces avis. Turenne, appelé au conseil, les confirma, par la nécessité d'abaisser encore l'Espagne demeurée trop puissante malgré ses revers. Ainsi recommença, après une courte réconciliation, la rivalité de la France contre la maison d'Autriche. Mais une rupture ouverte aurait contristé la reine-mère, sœur du roi d'Espagne ; elle avait à cœur de conserver, dans la famille, la paix qu'elle regardait comme son ouvrage. Il était décent au gendre de Philippe IV de ne pas attaquer brusquement un beau-père qui ne lui avait pas donné de grief nouveau. Le roi sauva les convenances par l'infraction secrète. Le comte de Schomberg fut envoyé à Lisbonne (juin 1661) avec quatre-vingts officiers et quatre cents cavaliers, tous vieux soldats. Schomberg, Allemand de naissance, protestant de religion, ne représentait pas assez le roi de France pour le compromettre. Cette faible troupe n'était pas une armée, mais le chef était un organisateur, et ses compagnons des commandants et des instructeurs pour en former une. Tel est, en effet, le service considérable qu'ils rendirent au Portugal, de lui créer des forces auxquelles il dut bientôt des victoires décisives. Il était bon néanmoins d'y joindre l'alliance d'un prince plus libre que la France de se montrer ouvertement dans la lutte. Louis XIV chercha cet auxiliaire et crut le trouver dans le roi anglais. Il invita Charles II à épouser la sœur du roi de Portugal, lui faisant entrevoir pour dot l'abandon de quelque colonie portugaise avantageuse au commerce de l'Angleterre. Dans son impatience de réussir, les sacrifices lui coûtaient peu ; il offrit au ministre de Charles II, Hyde de Clarendon, tout-puissant sur l'esprit de son maître, une gratification de cinq cent mille livres. Celui-ci refusa l'argent, mais se chargea volontiers de soutenir une proposition qui flattait la jalousie maritime des Anglais contre l'Espagne. On ne tarda pas à voir le résultat de négociations si bien combinées[19].

Cependant, au milieu de ces premiers succès, il était obsédé d'une gêne, qu'il ne voulait pourtant entreprendre d'écarter qu'avec la certitude de ne pas manquer son coup. L'argent était rare à l'Épargne royale, l'argent, ce nerf de l'action, des expéditions glorieuses, des grandes institutions, et aussi du plaisir, car tant de graves travaux n'avaient pas amorti en lui le goût de la volupté. Et si l'argent était rare, n'était-ce pas au surintendant qu'il fallait s'en prendre ? Il avait appris de Mazarin à se défier de Fouquet, et ses soupçons se fortifiaient chaque jour par de nouvelles preuves de l'infidélité du ministre. Sommé d'exposer franchement la situation, Fouquet le trompait perpétuellement par des états où les dépenses étaient grossies et les recettes diminuées. Colbert, introduit au conseil des finances pour connaître ces rapports et les contrôler en tête-à-tête avec le roi, lui en démontrait clairement la fausseté et l'obstination du coupable[20]. Dès lors il n'v avait plus à hésiter sur l'origine des magnificences du surintendant ; ses châteaux et ses largesses s'expliquaient par ses concussions. La puissance politique que, d'autre part, on voyait croître d'année en année entre ses mains, ses nombreux gouvernements, et particulièrement l'acquisition d'une place comme Belle-Isle, n'inspiraient pas de moins sérieuses inquiétudes. Quoique personne ne connût encore les plans écrits de rébellion et de résistance qui ont été découverts plus tard à Saint-Mandé, ou avait toujours regardé en France la possession d'une place forte comme incompatible avec le ministère des finances. On se souvenait de Henri IV refusant à Sully même le gouvernement d'une forteresse, d'autant qu'il est périlleux de conférer des places frontières à ceux qui ont le maniement de la bourse[21]. Un châtiment solennel était nécessaire pour punir le criminel, pour effrayer ceux qui, dans l'avenir, seraient tentés de l'imiter. Mais que d'obstacles à l'exécution de ce hardi dessein ! La reine-mère s'était laissé gagner au parti de Fouquet, peut-être par souvenir des connivences du surintendant avec Mazarin ; son intervention n'était pas commode à repousser. Les nombreux amis du coupable, au premier avis de son danger, réuniraient leurs efforts pour le dérober au moins au jugement, et laisser l'opinion indécise entre l'accusation et l'innocence. Bien plus, le surintendant était procureur général au Parlement de Paris ; en vertu de ce titre, il ne devait être jugé que par le Parlement, toutes Chambres réunies. Était-il prudent de le livrer à des confrères que l'esprit de corps et un retour des sentiments de la Fronde, à peine calmés, pousseraient peut-être à contrarier l'autorité royale ?

Il y eut comme un complot entre Louis XIV et Colbert, bien suivi, bien dissimulé, pour assurer la perte de Fouquet. Le Tellier, qui s'y trouvait tout disposé, par antipathie pour les grands airs du surintendant, n'y fut admis que deux jours avant l'exécution. Fouquet, comprenant bien, aux observations provoquées par ses comptes, qu'il n'avait plus la confiance du roi, cherchait, pour calmer ses inquiétudes, à se faire indiquer, même par Colbert, par quel moyen il pourrait regagner les bonnes grâces d'un si grand prince. Colbert lui conseilla de vendre sa charge de procureur général, où il était inutile, puisqu'il n'avait pas le temps de la remplir, et, comme l'Épargne était vide, de faire cadeau au roi de la somme qu'il en retirerait. Fouquet donna dans le piège ; il se défit de ses immunités de magistrat, et porta un million à Vincennes. Tout va bien, dit alors Louis XIV à Colbert, il s'enferre de lui-même ; il m'est venu dire qu'il verserait à l'Épargne tout l'argent de sa charge[22]. On entreprit ensuite la reine-mère. La vieille duchesse de Chevreuse y mit tout ce qu'elle gardait encore d'empire sur l'esprit d'Anne d'Autriche. Trop experte en intrigues pour dédaigner aucune alliance, et surtout celle d'un confident du roi, quand la royauté était décidément la plus forte, l'ancienne conspiratrice était favorable à Colbert ; plus tard elle ne fera pas difficulté d'admettre la fille du parvenu dans sa maison par un mariage avec son petit-fils. Dans un séjour à Dampierre (juillet 1661), la reine circonvenue comprit qu'elle ne pouvait plus soutenir le surintendant, et elle cessa des lors de contrarier les dispositions de son fils à cet égard. Il parut bien au dehors quelque chose de ce changement ; Fouquet s'en douta au moins, et, pour en prévenir l'effet, il prit le parti de devancer les accusations par des aveux spontanés, en se couvrant toutefois d'un nom dont la faveur était encore respectée à la cour. Il alla au roi ; il convint qu'il avait dans son administration des actes répréhensibles qui pourraient mériter des poursuites ; mais il n'était pas le seul coupable. Mazarin, qui gouvernait les finances en maitre absolu, l'avait contraint passer par-dessus les formalités. D'ailleurs il ne niait pas ses fautes personnelles, et ne prétendait pas justifier ses dépenses excessives. Cette repentance frauduleuse n'eut que l'apparence du succès désiré. Le roi, plus habile à ne pas se laisser pénétrer, se montra satisfait, affecta d'accorder le pardon attendu, multiplia les marques de confiance envers la bonne volonté de son serviteur, et, à ce moment même, nomma son frère, l'évêque d'Agde, maitre de l'oratoire de la chapelle royale. Fouquet s'y trompa ; il ne vit pas que ce n'était là qu'un répit que sa confiance même rendait plus favorable à ses ennemis, en leur permettant d'attendre à leur aise l'occasion de le frapper.

Faut-il croire qu'une rivalité d'amour ait été le motif déterminant de la sévérité de Louis XIV ? Voulut-il, comme il était le maitre absolu dans le gouvernement, faire voir qu'il ne souffrirait pas non plus de concurrence en libertinage ? Il commençait à aimer la jeune La Vallière, une fille d'honneur de la duchesse d'Orléans. Le surintendant qu'aucun désordre ne rassasiait, portant également ses vues sur cette beauté, lui fit offrir 20.000 pistoles par ragent ordinaire de ses marchés, la dame Duplessis-Bellière. La jeune fille, assez tendre pour se donner, trop fière pour se vendre, riposta que vingt millions ne l'entraineraient pas à une faute. L'ignoble entremetteuse en fut pour la courte honte d'avoir trouvé une plus capable qu'elle, et le surintendant, devinant quel rival lui était préféré, se hâta de faire entendre à La Vallière qu'il se désistait. L'anecdote est authentique ; ce qui l'est beaucoup moins, c'est l'importance qu'on lui attribue dans la disgrâce de Fouquet. Le roi, informé par La Vallière elle-même de toutes les péripéties de la tentation, ne dut pas s'inquiéter beaucoup d'une entreprise si bien déroutée par la fidélité de sa maîtresse et la retraite du tentateur. Il eut une bien plus vive excitation dans la fête insolente que Fouquet osa lui donner à sa terre de Vaux, le 17 août 1661.

Dans cette maison, dont les embellissements avaient absorbé huit millions, le roi ne trouvait rien qui ne dénonçât l'ambition effrénée du surintendant, et une fortune plus que royale amassée par de monstrueuses prévarications. Il vit ces magnificences décrites l'année précédente par la reine des précieuses[23], les cours, les jardins, les fleurs rares et étrangères, les statues, les canaux, et cette grille d'eau dont les jets réguliers simulaient une clôture de cristal, et étincelaient sous le soleil de vives couleurs. H vit les peintures symboliques des appartements, toutes à la gloire immortelle du maitre ; dans l'antichambre, Hercule, sur un char d'or, écrasant un serpent ; dans la chambre principale, la Fidélité habillée de blanc et de bleui, conduite par la Prudence, aidée par Clio à monter au ciel ; dans le salon, le Soleil au milieu de son palais et l'Écureuil au milieu du ciel, éclairé par un flambeau dans la main de l'Aurore, doté par tous les dieux des insignes de la puissance, des armes du guerrier, des talents du politique. C'était partout Fouquet écrasant ses ennemis, en particulier Colbert, méritant l'apothéose par sa fidélité, régissant le monde par droit de génie et de munificence.

Au langage muet de ces allégories, les scènes successives de la fête ajoutèrent bien d'autres révélations. On joua la comédie des Fâcheux, faite tout exprès par Molière, apprise et montée eh quinze jours. Le théâtre dressé dans un jardin avait pour décors des termes, des arbres, des fontaines véritables et de véritables orangers. Du milieu de vingt jets d'eau naturels surgit une coquille que tout le monde a vue, dit Molière[24], et une agréable naïade en sortit pour venir réciter le prologue à la louange du roi, composé par Pellisson. A son appel une troupe de dryades, accompagnées de faunes et de satyres, s'élança du tronc des arbres, et comme de vrais acteurs, commença un ballet au son des hautbois et des violons. Le festin dépassa encore ces splendeurs. Les tables y furent servies avec une profusion, une richesse et un ordre incomparable. Il y parut un service d'or, et 36 douzaines d'assiettes d'or massif, plus 500 douzaines d'assiettes moins précieuses, mais estimées ensemble à 120.000 livres. Et le roi n'en a pas, dit plus tard un des instructeurs du procès[25]. Un feu d'artifice, tiré sur la grande pelouse, devait terminer la journée ; comme on le croyait fini, et que le roi reprenait la direction du château, la lanterne qui en dominait le dôme s'enflamma tout à coup, et vomit des nuées de serpenteaux et de fusées.

Ah ! madame, avait dit plusieurs fois le roi à sa mère, ne ferons-nous pas rendre gorge à ces gens-là ? Et il voulait arrêter le coupable sur place, en flagrant aveu de détournement de la fortune publique. La reine le retint : Non, disait-elle, pas dans sa maison, pas dans une fête qu'il vous donne. Il consentit à attendre quelques jours ; mais, déterminé à sévir, il ne s'occupa plus que de préparer le succès de son dessein. Pour diviser les amis du surintendant, il annonça un voyage à Nantes où Fouquet le suivrait. Il s'agissait en apparence de décider les États de Bretagne, alors assemblés, à satisfaire avec moins de lenteur aux demandes du roi. Fouquet, quoique malade de la fièvre tierce, n'hésita pas à obéir. Il était habitué à voyager avec la cour, et à se garantir des surprises malgré la distance ; pour avoir des nouvelles plus tôt que le roi ou le cardinal, il établissait des relais de sept en sept lieues, indépendamment de la poste, et à quatre ou cinq lieues du grand chemin[26]. Il parait avoir eu quelques soupçons du danger qui le menaçait ; les courtisans murmuraient entre eux que ce voyage serait fatal à quelqu'un, à Colbert ou à Fouquet ; mais cette incertitude même, qui lui laissait la chance égale avec son ennemi, anima sa présomption à tout tenter. A Nantes, de séduisantes illusions achevèrent de dissiper sa défiance. Le roi avait besoin de 30.000 écus pour la marine ; le meilleur moyen pour avoir cette somme était d'en faire régler le payement par le surintendant lui-même. Les manières aimables du roi poussèrent Fouquet à ne pas retarder ce service, et à expédier l'ordonnance à qui de droit. Un autre jour, que sa fièvre le retenait chez lui, le roi envoya le jeune Brienne savoir des nouvelles d'une santé qui lui était intéressante. A cette marque d'une auguste amitié, le surintendant ne put se contenir ; il parla avec enthousiasme du roi, raconta qu'il avait vu les principaux députés des États, qu'il répondait de leur zèle et de leur docilité. Il dit encore à Brienne : Vous êtes de mes amis, je vais m'ouvrir à vous, Colbert est perdu ; ce sera demain le plus beau jour de ma vie. Cependant, le soir, le roi l'invita à venir travailler le lendemain au château. Dès sept heures du matin, il se rendit au conseil. Les mousquetaires réunis sur la place et les voitures du roi, prêtes à partir, l'étonnèrent un peu ; mais il se remit en pensant qu'il s'agissait d'une partie de chasse. Il entra, fut charmé de l'accueil du maitre, consulté, écouté, et retenu avec insistance au delà du temps qui paraissait nécessaire. Enfin on le laissa sortir ; comme il passait dans la cour, d'Artagnan, capitaine des mousquetaires, l'aborda, et vivement le fit entrer dans une voiture qui fut immédiatement entourée de gardes. Est-ce que vous m'arrêtez ? dit-il. — Oui, monsieur, par ordre du roi. Le captif n'eut que le temps de jeter les veux au dehors, et apercevant un de ses amis, il lui cria : Madame Duplessis, Saint-Mandé. La voiture l'emporta aussitôt, d'abord à Ancenis, puis à la tour noire d'Angers (5 septembre 1661).

L'opération exécutée, le roi s'en expliqua tout haut devant sa cour : J'ai fait arrêter le surintendant, il est temps que je fasse mes affaires moi-même. De Lyonne paraissait fort ému ; ses lettres et d'autres témoignages nous apprennent que ce n'était pas sans de bonnes raisons. Les fautes sont personnelles, lui dit le roi, vous étiez de ses amis, mais je suis content de vos services. Il ajouta qu'il avait ce projet depuis quatre mois, qu'il avait dû en garder le secret, et ne l'avait même communiqué à Le Tellier que depuis deux jours. Il termina en déclarant sa résolution de n'avoir plus de surintendant et de travailler lui-même avec des personnes fidèles. Il se sentait décidément le maitre ; cette pensée éclate dans la relation qu'il envoya à sa mère, pièce curieuse à la fois par la franchise et l'air de triomphe qui règne. Il ne cache rien de ses manœuvres ; il expose comment il a attendu jusqu'après le paiement des 30.000 écus pour la marine, comment il a fait venir le surintendant pour travailler, l'a retenti sous différents prétextes, et ne l'a laissé partir qu'après s'être assuré de la présence de d'Artagnan, comment ses carrosses et ses mousquetaires, qui semblaient préparés pour la chasse, ne l'étaient que pour l'arrestation. Il n'oublie pas son discours à ses courtisans, à ces messieurs qui sont ici avec moi ; et il en constate d'un ton satisfait l'impression et la conséquence : Vous n'aurez pas de peine à croire qu'il y en a eu de bien penauds, mais je suis bien aise qu'ils voient que je ne suis pas aussi dupe qu'ils se l'étaient imaginé, et que le meilleur parti est de s'attacher à moi[27]. Concluons à notre tour, que si Louis XIV avait de naissance l'instinct des droits et de la grandeur de la royauté, il était aussi, à vingt-trois ans, maître passé en dissimulation.

Le temps était encore loin, où l'on distinguerait en lui cette espèce de mérite bien moins brillante que lucrative. L'attention publique ne considérait, et ce moment, que cette grande nouveauté d'un roi gouvernant par lui-même, ce qui ne s'était pas vu depuis Henri IV ; et, par l'admiration et la louange, commençait l'apothéose de Louis XIV. Un premier manifeste de ce genre venait de retentir sur le théâtre de Vaux. Pellisson, dans le prologue des Fâcheux, faisait dire par la naïade :

Agir incessamment, tout voir et tout entendre.....

Qui peut cela peut tout ; il n'a qu'a tout oser,

Et le Ciel à ses vœux ne peut rien refuser.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous le verrez demain, d'une force nouvelle,

Sous le fardeau pénible où votre voix l'appelle,

Faire obéir les lois, partager les bienfaits,

Par ses propres conseils prévenir nos souhaits,

Maintenir l'univers dans une paix profonde

Et s'ôter le repos pour le donner au monde.

Cet exemple suscita bien d'autres adulateurs. Une petite société d'académiciens, origine de l'Académie es inscriptions, entreprit l'Histoire métallique du roi l'histoire par les médailles expliquées (1662). Sur une de ces médailles, il figurait en Apollon tenant de la main droite un gouvernail, et de la gauche une lyre, symboles de son habileté à tout conduire, de la félicité et de la concorde que ses soins assuraient à tout l'État[28]. Sur une autre, il était le soleil dans son char, image de son assiduité aux conseils[29]. Il fut particulièrement sensible à cette comparaison ; de là est née sa fameuse devise composée du soleil illuminant le globe de la terre, et de la légende nec pluribus impar[30]. Le soleil par sa qualité d'unique, par la lumière qu'il communique aux autres astres, par ses bienfaits qu'il répartit également entre les divers climats du monde, était assurément la plus vive et la plus belle image d'un grand monarque ; la légende nec pluribus impar signifiait que suffisant seul à tant de choses, il suffirait encore à gouverner d'autres empires que le sien, comme le soleil à éclairer d'autres mondes s'ils étaient exposes à ses rayons. Tels sont les sentiments que Pellisson lui prête, et où devait se complaire l'ambition d'un jeune roi[31]. Aussi, par un progrès naturel à la servilité humaine, le maitre aspirant il la réputation d'unique, les dévoués s'accordèrent pour l'isoler dans la gloire. Le tanta negotia solus d'Horace fut bientôt dépassé. Ce ne fut plus assez de répéter qu'il gouvernait par lui-même, il fut signifié qu'il administrait seul. On ne loua plus personne, non-seulement à côté de lui, mais même au-dessous. Nous verrons tout à l'heure Colbert ne pas permettre qu'on attribue à son influence une décision utile rendue par le roi. Les plus illustres écrivains de l'époque nouvelle placèrent leurs débuts sous la protection d'une flatterie semblable. Racine, dans la dédicace d'Alexandre, demande quelle part la fortune peut prétendre aux actions d'un roi qui ne doit qu'à ses seuls conseils l'état florissant de son royaume, et qui n'a besoin que de lui-même pour se rendre redoutable à toute l'Europe. Boileau est plus explicite encore dans ces vers qui ouvrent sa première publication sérieuse

Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse

N'est pas le fruit tardif d'une lente vieillesse,

Et qui seul, sans ministre, à l'exemple des dieux,

Soutiens tout par toi-même et vois tout par tes yeux.

Et, trente ans plus tard, Boileau, toujours fidèle au mot d'ordre, consultait Racine pour savoir s'il pouvait convenablement placer le nom du maréchal de Luxembourg dans son ode sur Namur. Vous n'ignorez pas, disait-il[32], combien notre maître est chatouilleux sur les gens qu'on associe à ses louanges.

 

 

 



[1] Mémoires de Motteville et de Choisy.

[2] Mémoires de Choisy.

[3] Mémoires de Choisy et de Louis XIV.

[4] Saint-Simon, tome XIII.

[5] Mémoires de Louis XIV, pour l'année 1661.

[6] Mémoires de Louis XIV, pour l'année 1661.

[7] Mémoires de Louis XIV, pour l'année 1661.

[8] Mémoires de Motteville, Ve partie. Le roi étant malade dit, devant Le Tellier, qu'il plaignait son fils le Dauphin, parce qu'il ne savait à qui confier la régence ; que sa mère était malsaine, la reine sans expérience, Monsieur peu capable de s'appliquer aux affaires, qu'il craignait M. le Prince, et qu'il préférerait le prince de Conti (1663).

[9] Mémoires de Louis XIV pour 1666. — Mémoires de Choisy.

[10] Les Mémoires de Louis XIV peuvent très-bien s'appliquer à l'histoire des premières années de son gouvernement. Rédigés dès 1671, c'est-à-dire dès qu'il parut raisonnable de travailler à l'éducation de son fils, ils avaient été préparés par des notes, par des journaux dont la date remonte beaucoup plus haut, et où se mêle, à l'indication des faits, le premier jet de considérations réservées à un développement plus étendu. On peut également y voir l'œuvre propre du roi. Les essais successifs de rédaction lui étaient soumis, modifiés sur ses observations, quelquefois corrigés de sa main ; la forme définitive arrêtée par lui seul. Peu importe donc qu'un autre, Pellisson ou Périgny, ait aligné les mots et construit les phrases. On y sent d'ailleurs à chaque page le souffle de la pensée du maitre, le ton de sa parole solennelle qui échappe à l'emphase, parce que l'élévation du langage ne met en saillie que le devoir ou la dignité du prince. Cet esprit répandu partout donne à l'œuvre une grande importance politique, et aussi un mérite littéraire qui saisit tout d'abord le lecteur. L'auteur des Mémoires de Louis XIV, quel qu'il soit, est un écrivain supérieur.

[11] Mémoires de Louis XIV, pour 1661 et pour 1667.

[12] Mémoires de Louis XIV, pour 1661 et pour 1667.

[13] Vous devez savoir avant toutes choses, mon fils, que nous ne saurions montrer trop de respect pour celui qui nous fait respecter de tant de milliers d'hommes. La première partie de la politique est celle qui nous enseigne à le bien servir... Mais sachez que pour le servir selon ses désirs, il ne faut pas se contenter de lui rendre un culte extérieur comme font la plupart des autres hommes... Quand nous aurons armé tous nos sujets pour sa gloire, quand nous aurons relevé ses autels abattus, quand nous aurons fait connaître son nom aux climats les plus reculés, nous n'aurons fait que l'une des parties de notre devoir. Et sans doute nous n'aurons pas fait celle qu'il désire le plus de nous, si nous ne nous sommes soumis nous-mêmes au joug de ses commandements. Les actions de bruit et d'éclat ne sont pas toujours ce qui le touche davantage, et ce qui se passe dans le secret de notre cœur est souvent ce qu'il observe avec le plus d'attention... Il est infiniment jaloux de sa gloire, mais il sait mieux discerner que nous en quoi elle consiste. Il ne nous a peut-être faits si grands qu'afin que nos respects l'honorent davantage, et si nous manquons de remplir en cela ses desseins, peut-être qu'il nous laissera tomber dans la poussière de laquelle il nous a tirés.

[14] Nous exprimons ici la pensée de Louis XIV. Il a toujours gardé rancune à Alexandre VII des ménagements de ce pontife pour le cardinal de Retz.

[15] Preuve prise sur le fait. Dans les Fâcheux de Molière, joués à Vaux quelques jours avant la chute de Fouquet, on lit, acte I, scène X :

Je ne veux pas ici faire le capitan,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un duel met les gens en mauvaise posture,

Et notre roi n'est pas un monarque eu peinture.

Il sait faire obéir les plus grands de l'État,

Et je trouve qu'il fait en digne potentat.

Quand il faut le servir, j'ai du cœur pour le faire,

Mais je ne m'en sens point quand il faut lui déplaire.

[16] Cet argument, développé dans les Mémoires de 1661, avait déjà été produit, en 1239, contre l'empereur Frédéric II, par les ambassadeurs de saint Louis. Le texte latin mérite d'être cité en regard du style de Louis XIV : Credimus dominum nostrum, regem Galliæ, quem linea regii sanguinis provexit ad sceptra Francorum regenda, excellentiorem esse aliquo imperatore quem sola electio provehit voluntaria.

[17] Voir les Œuvres de Louis XIV, Lettres, tome V.

[18] Mémoires de Louis XIV, pour 1661. Rapprocher le texte, sans nom d'auteur, de celui qui appartient à Pellisson. Nous avons fait un ensemble des idées éparses dans les pages de ces deux confidents.

[19] Mémoires de Louis XIV, texte de Pellisson ; Mémoires de Choisy, de Mlle de Montpensier. — Histoire du vicomte de Turenne.

[20] Mémoires de Choisy. Il dit qu'il tient ce détail de Pellisson.

[21] Pamphlet de 1624, contre le surintendant La Vieuville, cité par l'éditeur des Œuvres de Louis XIV, t. VI. Il se sert de cette citation pour démontrer qu'une semblable importance fut aux yeux du roi le principal crime de Fouquet, et la cause des rigueurs exercées contre lui avant et après sa condamnation.

[22] Mémoires de Choisy. Il tient, dit-il, ces détails de Perrault, à qui Colbert les a contés plus d'une fois.

[23] Scuderi, Clélie, Ve partie, liv. III.

[24] Molière, préface des Fâcheux.

[25] Voir les rapports du Conseiller d'État Lafosse, et les lettres écrites de Fontainebleau, où furent transportés une grande partie des papiers de Fouquet.

[26] Mémoires de Choisy.

[27] Voir les Mémoires de Choisy, les Œuvres de Louis XIV, t. V. Mémoire de Colbert pour servir à l'histoire, 1683. Voir aussi Histoire de Nicolas Fouquet, par Chéruel.

[28] Ordo et felicitas, rege imperii curas capessente.

[29] Gallia felix, assidua rugis in consiliis præsentia.

[30] La devise de Louis XIV a paru pour la première fois au carrousel de 1662. Voir Pellisson.

[31] Mémoires de Louis XIV, pour 1662. Texte de Pellisson.

[32] Lettre de Boileau à Racine, 6 juin 1693.