HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN (suite et fin)

 

CHAPITRE XIV. — Mort de Mazarin. - Le jeune roi.

 

 

II. — Le jeune roi : sentiment précoce de sa dignité et de ses droits. - Son amour de la gloire et de la domination. - Son attention aux affaires. - Sa mémoire. - Son penchant peur les plaisirs ; ses efforts pour en atténuer les effets. - Il prend en main le gouvernement.

 

Qu'on suive en effet, à travers les événements généraux et la marche des mœurs publiques, le développement précoce de son caractère, de ses tendances, de ses aptitudes et même de ses défauts, on trouvera en lui, à vingt-trois ans, le roi qui a rempli son siècle de sa gloire et de ses erreurs, l'homme que l'amour des grandes choses, et le sentiment de sa force et de son droit, ont tour à tour élevé par l'usage utile, ou humilié par l'abus qu'il en a fait.

Dès l'âge de cinq ans, il aimait à se sentir roi et à en recevoir les honneurs. On raconte qu'il empruntait de l'argent à une femme de chambre de Madame de Hautefort pour le jeter par la fenêtre à des gens qui le ramassaient en criant : Vive le roi ! Il se divertissait ainsi à donner et à entendre ces acclamations[1]. A dix ans, il savait distinguer et juger ses adversaires. Quand on lui apprit la victoire de Lens, au milieu des résistances des magistrats, il s'écria de lui-même que le Parlement serait bien fâché de cette nouvelle ; accoutumé à regarder ce corps comme son ennemi, il comprenait de quoi l'esprit de parti est capable au détriment du pays. A quatorze ans il aspirait à la renommée de brave, cette grande recommandation auprès des Français. A la nouvelle du désastre de Bleneau, il sautait immédiatement à cheval pour courir à l'ennemi ; il ne fut retenu que par la prudence de Mazarin qui laissa à Turenne le soin d'arrêter le vainqueur. Il ne cessa depuis de chercher le danger et la gloire, comme à Stenay et à Montmédy. Mademoiselle raconte qu'il se plaignait qu'on ne lui permit pas d'égaler Henri IV : Jusqu'ici, disait-il, on ne m'a pas laissé aller aussi loin que j'aurais voulu, mais à l'avenir j'espère que je ferai parler de moi[2]. Comme il admirait beaucoup François Ier, on lui représenta que la valeur du héros de Marignan l'avait pourtant conduit au malheur de Pavie : Oui, répondit-il, mais cela en a fait un grand roi[3].

Dès qu'il eut à exercer l'autorité en paroles ou en actions, il prit le ton fier, le langage ferme du maître qui n'entendait pas transiger avec son droit. Il n'avait que seize ans (1654), quand il vint de Vincennes air Parlement interdire les assemblées en des termes qui sont restés comme un des traits les plus célèbres de sa domination (V. plus haut, ch. IX, p. 82). L'année suivante, dans la campagne de Flandre, il donnait à l'ennemi une preuve non moins ferme, mais moins despotique, de sa dignité royale et de ses sentiments français. Quelques fourrageurs de l'armée de Turenne étaient tombés avec leurs étendards aux mains des Espagnols. Condé jugea à propos de renvoyer ces étendards au roi, pour ne pas laisser, disait-il, les fleurs de lis en trophée à des mains étrangères. Mais le roi refusa de recevoir cette grâce d'un sujet coupable ; il ne voulut pas même lire la lettre du prince, et lui fit reporter ces drapeaux avec ces paroles : Les Espagnols battent si rarement les Français qu'il ne faut pas, quand cela leur arrive, leur envier le plaisir d'en garder quelques marques. Cette leçon à Condé rebelle annonçait bien la sévérité avec laquelle nous l'avons vu plus tard notifier à Condé, Vaincu et agenouillé, les motifs de son pardon. Il avait la même attention à se faire respecter dans sa famille. II ne permettait pas même à son frère une familiarité qui dérogeât à la supériorité de son rang. Le duc d'Anjou ayant essayé vis-à-vis de lui une de ces plaisanteries triviales que les plus hauts seigneurs ne s'interdisaient pas, le roi le remit à l'ordre avec une vigueur qui fit du bruit jusqu'au dehors, puisque des étrangers l'ont recueilli[4] : a Je vous apprendrai, lui dit-il, le respect que vous me devez, et je vous traiterai comme un petit garçon., Ce frère, après la mort de Gaston d'Orléans (février 1660), se para du nom de Monsieur et du manteau traînant ; il ne parlait que de l'apanage de son oncle comme de son héritage légitime. Le roi souriait de ces prétentions : Il ne le tient pas encore, dit-il à Mademoiselle ; et il le fit attendre quelque temps pour lui montrer que cela ne pouvait lui venir que du roi.

Profondément convaincu de la supériorité de sa race, il ne dissimulait pas son ambition de faire reconnaître sa suprématie par les autres rois. N'est-il pas vrai, disait-il à sa mère, que ceux de la maison d'Autriche n'étaient encore que comtes de Habsbourg quand nous étions déjà rois de France ? Et comme sa mère, qui était Autrichienne, se plaignait qu'il le prit avec tant de hauteur, il ajouta : Si nous étions à nous disputer, le roi d'Espagne et moi, je le ferais bien céder. Que je serais aise s'il voulait se battre contre moi pour terminer la guerre tête à tête ! Il n'aurait garde de le faire ; de cette race ils ne se battent jamais. Charles-Quint ne le voulut pas contre François Ier qui l'en pressa instamment[5]. Cette présomption de jeune homme n'est pas loin de la politique du monarque, qui, dans quatre ans, ne permettra pas aux ambassadeurs d'Espagne de concourir avec les siens, qui ne daignera pas avoir un ambassadeur à Vienne, parce que la morgue impériale lui refuse le nom de Majesté.

Dès son adolescence, la maturité s'était fait voir par la puissance de garder sa pensée pour lui-même, afin d'en assurer le succès par le mystère. Le roi, écrivait, en 1654, le père Paulin, jésuite, croît en sagesse et en dissimulation. Déjà, deux ans plus tôt, il avait dirigé l'arrestation du cardinal de Retz avec une adresse et une vigueur dont tout le monde fut surpris et étonné[6]. Il ne savait pas moins se plier au labeur des affaires sérieuses et sans éclat, en accepter les sévérités pour lui-même et les imposer aux autres par son exemple. On l'a vu dans sa fidélité à observer ses édits somptuaires pour les nécessités de l'État, et dans l'admonestation adressée à La Basinière, obstiné dans un luxe prohibé (V. ch. XII, p. 278). Il écoutait attentivement au conseil, et s'attachait à démêler les questions et à connaître les hommes par leurs avis. Cela valut à Lamoignon l'honneur d'être choisi pour premier président du Parlement de Paris (1668). On cherchait un successeur à Pomponne-Bellièvre, successeur de Mathieu Molé ; le jeune roi préféra Lamoignon, maitre des requêtes : Je n'entends bien, dit-il, que les affaires qu'il rapporte. En lui annonçant ce choix, il le rehaussa encore par un mot également honorable au magistrat et au prince : Si j'en avais connu un plus capable, je l'aurais choisi. Jusque dans un compliment, il faisait reconnaître l'homme réfléchi et attentif au bien public.

Cette vigilance lui avait donné la mémoire des choses et des hommes, comme une expérience dont il tira toujours les motifs de sa conduite, Anne d'Autriche, au moment de l'arrestation de Broussel, disait aux magistrats : Mon fils s'en souviendra quand il sera majeur. Peu d'hommes se sont aussi exactement souvenus du bien et du mal ; peu de jeunes gens sont capables d'observer et de retenir, comme il faisait, tout ce qui s'accomplissait autour de lui. Il avait fort bien remarqué, entre les victoires, l'échec du grand Condé contre Lérida. Soixante ans plus tard il s'en servait comme d'une leçon de modestie à la maison de Condé[7]. Il distingua très-nettement, dans la trahison du maréchal d'Hocquincourt, le père et le fils. Pendant que le père passait à l'ennemi, le fils se jetait dans la ville de Péronne pour la défendre. Trente ans après, spontanément, sans aucune sollicitation, il créa le fils chevalier des ordres, en rappelant ce vieux service[8]. Mathieu Molé, après plus d'une tergiversation, avait fini par embrasser le parti du roi ; son autorité, en ruinant l'opposition des magistrats, avait grandement contribué à décider la querelle de la Fronde en faveur de la volonté royale. Sa mort, en 1657, ne mit pas fin à son importance ; la reconnaissance du roi s'étendit à ses enfants, qui furent comblés de bénéfices et de faveurs intimes[9].

Il est à regretter qu'à côté de ces dispositions brillantes, où tout n'est pas pur, mais dont la grandeur tempère les défauts, il eût pour les plaisirs et pour la galanterie cette ardeur dont nous avons signalé les conséquences, fatales quelquefois à l'intérêt public et à sa propre dignité. Ce sera la grande tentation de son pouvoir souverain, et une tache que met davantage en lumière la splendeur dont il prétendait la couvrir. Heureusement il s'en défiait, comme on le voit, par une recommandation qu'il fit à Colbert et à ses autres ministres, dès les premiers jours de son administration : Je vous avoue franchement que j'ai un fort grand penchant pour les plaisirs ; mais si vous vous apercevez qu'ils me fassent négliger mes affaires, je vous ordonne de m'en avertir[10]. Ainsi il confessait sa faiblesse et appelait à son aide la vigilance d'autrui. Il donnait pour garantie aux devoirs du prince contre les égarements de l'homme, sinon le frein de la conscience, au moins la crainte des reproches extérieurs. Il faut savoir gré à un monarque si fier d'avoir accordé une pareille autorité sur lui à ses serviteurs. Il faut blâmer les serviteurs qui ont négligé de l'exercer.

Il était donc prêt à régner par lui-même. Rien ne lui manquait pour cette haute responsabilité, ni le sens des affaires, de la politique, de la gloire du royaume, ni le discernement des hommes, ni la conscience de sa force. Il avait eu, de plus, la patience d'attendre, et, sans aucune témérité, il entrait au gouvernement de l'État par le cours naturel des choses. Quelques heures après la mort de Mazarin, le délai nécessaire pour recevoir bette nouvelle et commencer sa journée, Louis XIV se rendit à son poste de roi pour ne plus le quitter un seul jour pendant cinquante-cinq ans.

 

FIN DU TOME DEUXIÈME

 

 

 



[1] Cousin, Vie de madame de Hautefort.

[2] Mémoires de Mademoiselle, 1657.

[3] Motteville.

[4] Mémoires de Mademoiselle ; Journal de deux Hollandais, 1657.

[5] Mémoires de Mademoiselle, 1658, Voyage à Lyon pour le mariage de Savoie.

[6] Le P. Paulin raconte dans une lettre à Mazarin, 25 décembre 1652, les particularités de cette arrestation : J'étais présent lorsque le roi en donna le commandement en présence même dudit seigneur cardinal, ce que Sa Majesté conduisit avec tant de sagesse qu'il est très-malaisé de le dire ; seulement avouerai-je ce mot, qu'il n'y a jamais en politique phis raffiné qui l'eût pu si bien faire. J'étais auprès dudit seigneur cardinal, je lui faisais admirer la bonté du roi et sa grandeur, je me conjouissais de plus de ce qu'il faisait si bien sa cour. Le roi s'approcha de tous deux et nous parla de comédie qu'il avait en tète, en parlant tout haut à M. de Villequier, puis comme en riant s'approcha de son oreille (et ce fut le moment de son commandement), s'en retira tout aussitôt, et comme s'il l'eût entretenu de comédie : Surtout, lui dit-il tout haut, qu'il n'y ait personne sur le théâtre. Cela dit, je priai le roi d'aller à la messe, qu'il était midi. Sur le milieu de la messe, M. de Villequier lui vint rendre compte de l'exécution tout bas à l'oreille. Comme j'étais tout auprès du roi, il se tourna vers moi, et me dit : C'est que j'arrête ici le cardinal de Retz... je le fais arrêter céans prisonnier. En vérité, Monseigneur, je fus bien surpris. Que dit Votre Éminence de cette sagesse ? Cette vigueur étonne et surprend tout te monde.

[7] Mémoires de Saint-Simon.

[8] Sévigné, Lettres, décembre 1688.

[9] L'abbé de Sainte-Croix, dernier fils de Mathieu Molé, eut pour sa part un petit gouvernement, six abbayes, et l'usage des chiens du roi pour le chevreuil.

[10] Racine, Fragments.