HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN (suite et fin)

 

CHAPITRE XI. — De l'administration, des finances et des mœurs, avant la paix des Pyrénées.

 

 

I. — Défaut de sécurité : courses des étrangers à travers la France, violences à l'intérieur. - Mauvaise composition des armées, leur pénurie. - Désordre des finances : impôts irréguliers, rapacité des financiers.

 

Sans forcer les rapprochements, il est permis de signaler un lien assez curieux entre la guerre espagnole et les débats du jansénisme, une cause commune qui explique la prolongation de l'une et la popularité de l'autre. Cette cause est dans les vices et l'incertitude du gouvernement d'alors, dans le désordre des mœurs avec ses deux effets contraires : le luxe des grands et la misère des masses. La guerre étrangère se traîne d'année en année parce que l'argent manque pour la mener vite, et l'argent manque parce qu'il ne s'obtient que par des expédients oppresseurs et insuffisants, ou parce qu'il est détourné, gaspillé, pour les besoins des financiers, des princes et du premier ministre lui-même. Mais ce relâchement, par une contradiction naturelle, tourne un bon nombre d'esprits à la sévérité. L'abondance des biens acquis par les gens d'affaires choque, même dans le grand monde, ceux qui ont quelque reste d'honneur et de probité, et les rend favorables à une réforme. Tout ce qui va à la censure des mœurs, vrai ou faux, est bien reçu[1]. La nouvelle doctrine tire ainsi une puissance active des embarras qui ralentissent la marche des victoires. Pour justifier cette remarque d'un contemporain par les faits comme par la raison, il convient d'étudier avec quelque soin l'état intérieur du pays, de tracer un tableau succinct de l'administration et des mœurs pendant cette dernière période du gouvernement de Mazarin.

Déjà nous avons appris d'un contemporain, qui s'en confesse plutôt qu'il ne s'en vante, que toute espèce de police avait disparu du territoire français pendant la durée de la Fronde[2] ; la violence contre les choses et les personnes était assurée de l'impunité, à la seule condition d'être hardie. Cette licence, fruit des troubles domestiques, n'avait pas été supprimée par le rétablissement officiel de l'autorité du roi. Si elle n'était plus un instrument de la guerre civile, elle devenait une forme de la guerre étrangère, un des moyens des Espagnols pour tenir perpétuellement le pays en alarmes. Le prince de Condé, maintenant général à la solde d'Espagne, lançait dans les provinces les plus avancées, des partis de maraudeurs pour faire la course aux hommes et aux rançons. Il ne s'est pas contenté, dit une Déclaration du roi (avril 1654), d'entreprendre contre nous les choses qui se pratiquent ordinairement à la guerre ; mais il a envoyé des gens exprès dans nos villes et places, porter des paquets, et faire des messages, lever des gens de guerre, débaucher ceux de nos troupes... Il a envoyé jusqu'à notre bonne gille de Paris et aux environs, des gens de ses troupes, lesquels y ayant entré avec toute liberté comme il est fort aisé dans une si grande ville où l'abord est libre à tout le monde, y ont enlevé des prisonniers, et iceux menés aux places du dit prince de Condé, et ont tiré d'eux de grosses rançons après les avoir tenus rigoureusement en prison... Et quoique les défenses portées par nos ordonnances les dussent retenir... néanmoins aucuns d'eux n'ont pas délaissé, prenant avantage de l'impunité du passé, de continuer dans la même audace, et ne laissent journellement de venir presque dans nos maisons royales et autres lieux où nous nous trouvons, en sorte qu'il importe à la sécurité de notre personne aussi bien qu'à celle de notre État, d'arrêter le cours de ces entreprises[3]. En conséquence, la Déclaration ordonnait de rechercher, de juger, d'exécuter sans délai comme espions, tous les vagabonds, gens sans aveu, fauteurs et adhérents du prince de Condé, et défendait à tous les sujets du roi, de quelque état ou condition qu'ils fussent, de donner à ces criminels logement, retraite, vivres et assistance quelconque, sous peine de crime de lèse-majesté. Malheureusement il était plus facile d'interdire ces attentats que de les réprimer. Condé n'était pas homme à renoncer pour ces menaces au brigandage. Il continua longtemps dans la même audace. On le voit, trois ans après (1657), dresser des embuscades à la princesse de Conti, sa belle-sœur, la nièce de Mazarin, expédier des partis de la garnison de Rocroi sur le chemin où elle devait passer, pour la conduire prisonnière à Bruxelles ou à Anvers. La princesse n'échappa que grâce à l'escorte supérieure en nombre, qu'on avait mise à la disposition d'une femme de la maison royale. Dans le même temps, il apprit que quatre de ses cavaliers, arrêtés par les troupes du roi, avaient été roués en Crève comme voleurs de grands chemins. Il lui fallait une vengeance ; il fit saisir, par ses corsaires, au bois de Vincennes, trois procureurs, deux du parlement et un du Châtelet, et il annonça qu'il allait les traiter, quoique étrangers à la cause, comme on avait fait ses cavaliers. En présence de ces tentatives ; toujours renouvelées, le conseil du roi prit une résolution qu'il n'était pas en mesure d'exécuter ; pour tenir les envahisseurs à quelque distance de Paris, on décida de faire des redoutes sur toutes les avenues, et d'y entretenir deux mille hommes[4].

Comment aurait-on extirpé ce mal de provenance étrangère, lorsque le gouvernement ne pouvait pas faire la police même dans sa résidence, dans la banlieue, dans Paris, sur les hommes de la cour, sur ses propres soldats. La sécurité faisait défaut partout, clans toutes les conditions sociales, à quiconque n'était pas assez fort pour suffire à sa défense personnelle.- Les voies de fait étaient le moindre mal ; on ne les réputait pas encore mauvais genre, et la plus haute noblesse s'y livrait sans vergogne. Vendôme, un prince du sang intrus, et d'Épernon, le favori intime de Mazarin, se battaient devant la porte de la chambre de la reine, à coups de poing. Bragelonne, souffleté par Roquelaure, terrassait son ennemi et l'assommait des mains et des pieds à la fois[5]. Lorsque, pour de pareils actes, le roi envoyait les coupables passer un jour à la Bastille, ou ordonnait à d'Épernon de retourner dans son gouvernement, le châtiment n'avait rien qui fût capable d'effrayer les imitateurs. D'autres fois de grosses fanfaronnades à la Beaufort tournaient à la tragédie, comme l'aventure de Bartet. Ce Bartet, secrétaire du cabinet du roi, s'était vanté, pour une question de femme, de rabaisser la valeur physique et la bonne mine du duc de Candale. Celui-ci voulut se venger ; quatre ou cinq de ses spadassins arrêtèrent Bartet dans son carrosse, lui rasèrent tout un côté de la tête, cheveux et moustache, lui déchirèrent les canons de sa culotte, et le laissèrent aller dans cet état ridicule. Ils n'avaient pas pris de masques ; loin de se déguiser, ils tenaient à bien établir qu'ils appartenaient à M. de Candale. L'aventure divertit le public ; madame de Sévigné la trouvait bien imaginée, d'autant plus que, Bartet appartenant à la maison du roi, l'avanie avait des airs de bravade à l'autorité. On riait de cc que l'intéressé lui-même l'appelait une bagatelle. Mais au bout de quelques jours, il commettra à sentir son mal, et à trouver qu'il eût été mieux qu'il n'eût pas été tondu[6]. Le roi n'avait pas pris sa cause en main parce que décidément c'était un homme sans naissance ; mais lui-même prétendit ne pas s'abandonner ; il lit entendre des menaces, il promit de poursuivre partout son offenseur. Pendant longtemps, Candale n'allait pas en voyage sans prendre de grandes précautions, et sans faire éclairer sa marche devant lui[7]. Faute d'intervention régulière de l'autorité, cette querelle de libertins pouvait devenir une tuerie à la façon des guerres privées des temps barbares.

La tuerie en effet était assez fréquente et autorisée par l'impunité. Ce même Candale rencontre Montrevel qui lui en voulait. Montrevel barre le chemin, Candale court à lui. A l'instant les deux adversaires et leurs suites mettent l'épée à la main ; un écuyer de Candale passe son épée au travers du corps de Montrevel. On ne voit pas que le vainqueur ait eu à rendre compte du meurtre ; où donc étaient tombés les édits de Richelieu contre les duels ? Au mail, La Marck, fils du duc de Bouillon, se prend de querelle avec un étranger, sieur de Speyeck. L'étranger, en lançant une boule, avait obligé La Marck à se détourner de son chemin. L'offensé jette la boule hors du jeu, l'offenseur l'apostrophe de fripon et de coquin. Aussitôt La Marck envoie ses pages et ses laquais chercher des épées pour secouer rudement l'insolent ; les amis de Speyeck dégainent de leur côté pour soutenir l'égalité avec le provocateur. On parvint cette fois à empêcher l'effusion du sang ; la dispute fut portée devant la maréchaussée, non pas comme une tentative de meurtre, mais comme affaire d'honneur, et accommodée par compensation. On décida que le nom de coquin, donné à Bouillon, équivalait à l'affront dont se plaignait Speyeck. Dans le peuple, le bâton remplaçait l'épée, et ne frappait pas moins fort ni avec moins de liberté. Deux étrangers, alors en résidence à Paris, racontent tranquillement dans leur journal, ce qu'ils se permettent à l'exemple des Français. Aujourd'hui, disent-ils, nos laquais ont roué de coups un cocher qui leur avait donné des coups de fouet. Il en a été quitte à bon marché, parce qu'un de leurs bâtons cassa, et fit qu'ils ne purent le charger autant qu'ils le souhaitaient et qu'il le méritait. Ils se plaignent plus loin d'un vétérinaire qui avait leurs chevaux en pension et ne tenait pas ses engagements : On l'a fait chercher pour le châtier. Si on l'eût rencontré, on lui aurait appris son métier à grands coups de bâton. Ils disent encore d'eux-mêmes : Ce matin, après avoir bien battu notre petit Franz, nous le chassâmes pour mille impertinences et friponneries. C'était un droit que s'arrogeaient les maîtres sur leurs serviteurs, et qui s'est conservé bien au delà des troubles de la minorité, jusque dans la splendeur du gouvernement de Louis XIV, chez les princes et même chez les princesses[8].

A la faveur de ces brutalités libres, de l'impunité des uns, de la terreur des autres, la plus basse des violences, le vol s'exerçait avec une effronterie dont il faut encore demander la preuve aux mémoires contemporains. Voici deux anecdotes assez concluantes. Un banquier est enlevé de sa maison, en plein jour, à la vue du public, par des archers qui lui signifient qu'ils ont ordre de le conduire au Châtelet. Personne ne bouge pour le défendre, et on le mène bien au delà du Châtelet, au faubourg Saint-Antoine. Là on exploite contre lui la crainte qu'inspirent les corsaires du prince de Condé : si le détenu ne livre pas immédiatement cinquante mille francs, on va le mener à Rocroi d'où l'on ne sort pas sans avoir payé jusqu'au dernier sou, où l'on n'arrive même pas vivant si on prétend se défendre. C'étaient de faux archers qui, sous cette apparence officielle, avaient dérouté tout soupçon et prévenu toute résistance. Le malheureux se décide ; il envoie un de ses voleurs auprès de sa femme pour rapporter la rançon exigée. Heureusement cette femme ne se déconcerte pas, elle questionne l'envoyé, le prend dans ses propres réponses, le trouble si fort, que se voyant seul et découvert, il avoue tout pour obtenir sa grâce. Aussitôt de vrais archers avertis et requis vont arrêter les faux, et les ramènent prisonniers au Châtelet. Ainsi l'autorité publique n'avait rien vu ni du crime, ni de l'abus que les bandits faisaient de son nom, et, sans la présence d'esprit d'une femme, le captif eût été rançonné et peut-être mis à mort à l'insu de tout le monde. L'autre histoire se termine au profit des voleurs et démontre encore mieux à quels gardes infidèles était livrée la société. La scène se passe au Cours-la-Reine, dans cette promenade publique si hantée des hautes classes, toujours pleine d'affluence et de bruit ; les assaillants sont dix-huit mousquetaires, non pas des faux soldats, mais bien des gardes de la personne du roi. Ces malfaiteurs arrêtent les comtes de Rochefort et de Montrevert dans leur carrosse, et leur demandent, non pas la bourse, mais leurs chausses. Quand les voleurs ne demandaient que la bourse, dit l'auteur que nous citons, on ne donnait que quelques pistoles, et l'on sauvait toujours de l'argent, des bijoux, une montre. Par un raffinage du métier, et pour tout prendre, ils réclament maintenant les chausses, depuis qu'on les porte très-larges, et qu'elles ont le double avantage de tout contenir et de se quitter aisément. Les deux seigneurs ne purent échapper à ce perfectionnement du vol. Montrevert n'était pourtant pas facile à déshabiller ; il n'avait pas de caleçon, et ses bas étaient attachés à la doublure de ses chausses. Les mousquetaires, bien résolus à ne rien perdre et pressés d'en finir, coupèrent cette doublure à coups d'épée faute de couteaux. Ils ne laissèrent à leurs victimes que la vie et la liberté d'aller conter leur mésaventure, pendant qu'eux-mêmes échappaient à toute recherche par la fuite et le défaut de surveillance[9]. Le fléau du vol à main armée était pour longtemps encore en possession de la rue ; il devait survivre à Mazarin, et ne reculer que devant la police nouvelle de Louis XIV et de La Reynie.

Il y a loin de ce pouvoir sans force à notre état moderne, à nos lois qui ont des châtiments même pour les injures, et (lui poursuivent, d'office le coupable sans attendre la plainte de l'intéressé. Il n'y a pas moins loin de nos institutions militaires à ces armées du mit' siècle avant Louvois, dont le personnel, l'entretien irrégulier, la pénurie et l'indiscipline, expliquent déjà en partie l'histoire des mousquetaires. Quelques détails sur les vices de cette organisation peuvent donc trouver place ici comme un autre trait de la faiblesse du gouvernement. En les empruntant aux réclamations, aux conseils réitérés de Turenne, nous n'avons pas à craindre qu'on nous accuse de rien exagérer. Et d'abord le principal défaut de ces armées était la manière de les former. Il se faisait chaque année, au printemps, des recrues nouvelles, des engagements volontaires de Français errants ou d'étrangers avides, deux sortes d'aventuriers sans patrie certaine, peu empressés de s'en faire une du pays dont ils adoptaient le service, par l'appât d'une maigre solde ou du butin mal assuré de la guerre. De tels soldats, comme tous les mercenaires, pouvaient passer à l'ennemi aussi facilement qu'ils avaient suivi le premier enrôleur. Turenne conseille, quelque part, de ne pas licencier certains corps avant qu'ils ne soient rentrés en France : car, dit-il, les troupes étant encore au delà de la Somme, il s'en irait assurément des gens du côté de l'ennemi[10]. A la fin de chaque campagne, une bonne partie de ces troupes disparaissait. D'un côté, le roi, pour n'avoir pas à les payer pendant l'hiver, s'en débarrassait par le licenciement, malgré le désir contraire de ses meilleurs généraux. On a licencié l'artillerie, écrit Turenne à Mazarin, je ne retiens qu'un petit état de 80 chevaux et de deux mille francs d'officiers pour le mois de novembre[11]. C'était le moment où la présence de l'ennemi encore rassemblé, la nécessité de sauver Mardyck nouvellement conquis, lui donnaient tant d'inquiétudes et un vif désir de maintenir une armée respectable en Flandre. Aussi il insiste pour qu'on ne réforme pas son régiment de cavalerie, pour que, dans cette nécessité de diminuer la dépense, on renvoie avant tout les étrangers et qu'on remplisse de Français les cadres éclaircis par le départ des Allemands[12]. Mais le gouvernement n'écoutait pas toujours ces réclamations, et d'autre part les soldats que l'on voulait garder s'en allaient souvent d'eux-mêmes pour échapper à la pénurie : Trop maltraités pendant la guerre, au commencement de l'hiver, ils n'étaient plus en état de servir[13]. De ces réformes, de ces désertions, il résultait un autre mal. Souvent, à la campagne suivante, les régiments avaient perdu leurs vieux soldats, et n'avaient plus que des recrues ; les officiers eux-mêmes ne présentaient pas de meilleures garanties de capacité. Turenne s'en plaint ouvertement au singe de Dunkerque. Dans l'équipage d'artillerie qui est venu avec moi, il n'y a pas d'officiers pour assiéger le moindre château, et il est difficile de trouver en peu de temps pour fournir à deux bonnes attaques[14].

La pénurie que nous venons de nommer était le secret de tous les embarras, de toutes les lenteurs. Le matériel était toujours insuffisant. Dans la campagne de 1655, Turenne se plaignait de n'avoir pas le blé nécessaire, et de ne pouvoir employer au transport que les chevaux des vivres et ceux de l'artillerie qui sont si faibles, disait-il, qu'ils ne peuvent pas marcher. Tous les chevaux de la frontière ne lui paraissaient pas capables de faire en tout l'hiver ce qu'auraient fait cent, charrettes et des chevaux de rouliers tout frais, menant chacun huit ou neuf sacs ; il conseillait de faire une levée de ce genre[15]. Au commencement du singe de Dunkerque, ce qu'on avait d'avoine ne suffisait pas à deux régiments pour deux jours. On n'avait des outils nécessaires que les pelles ; on manquait de petites pièces de canon pour mettre à la circonvallation, et de grosses pour le siège même[16]. Mais surtout on manquait continuellement d'argent pour payer et entretenir le soldat. Les preuves abondent dans la correspondance si active du général. L'armée est dans une nécessité qui ne se peut dire... Je vous assure que l'extrême nécessité fait que beaucoup d'officiers se retirent[17]. L'armée fait au delà du possible dans la nécessité où elle est ; la cavalerie n'a pas eu de pain[18]... Il y a beaucoup de compagnies de cavalerie française qui ne viennent pas à l'armée assez fortes en cavaliers... Pour l'infanterie, vous savez bien que les officiers ne touchent pas beaucoup d'argent pour faire des recrues ni pour chausser leurs soldats... de sorte que pour cette heure il n'y a qu'à les plaindre de la misère où ils sont[19]... Rien ne leur est plus nécessaire que des habits ; il y périra beaucoup de soldats, de n'en avoir pas eu de bonne heure[20]. La conséquence inévitable était donc la dispersion dès qu'on espérait avec quelque fondement de n'avoir plus à combattre pour un temps. A la fin de la campagne de 1657, Turenne déclare qu'il est impossible de maintenir en corps, à l'intérieur du pays, les troupes des généralités de Soissons et de Normandie, parce que les officiers, non plus que les cavaliers, n'ont pas le moyen de faire ferrer les chevaux[21]. Quant aux troupes qu'on prétend laisser dans les lieux où il faut servir, on ne les retiendra qu'en leur donnant, non pas un argent comptant quitte raccommode pas les choses, mais une paye bien régulière. C'est une opinion malheureusement confirmée que les troupes qui demeurent ainsi au loin sont plus abandonnées que les autres ; on ne peut la détruire que par des faits contraires et permanents. Les mêmes dispositions se font voir à la fin de la campagne de 1658. Je demeure à Ypres, écrit Turenne[22], et je vois bien qu'il serait plus sage de retenir toute l'infanterie ; mais aussi on n'aurait pas d'armée au printemps. Ce retardement d'argent fait perdre bien des soldats de garnison, et il n'y aurait rien eu de plus capital que de le recevoir trois semaines auparavant que les troupes, qui doivent s'en retourner, fussent parties.

A l'intérieur même, il y avait un danger semblable à placer les troupes en quartiers d'hiver dans les villes. L'argent, qui leur était destiné, passait par trop de mains pour arriver toujours à point nommé, et les soldats mécontents désertaient en foule. Turenne le répète à satiété. Je vous assure que les villes sont la ruine des troupes.... Si vous les mettez dans les villes, les régiments perdront tous leurs vieux soldats.... Une marque d'un mauvais officier c'est de dire qu'il fait aussi bon dans les villes, parce qu'il ne se soucie que d'avoir de l'argent, et point du tout des soldats qui lui sont à charge durant l'hiver, et pourvu qu'il mène douze à quinze gueux de recrues à qui il n'a pas donné la moitié de ce que le roi donne, il croit avoir satisfait et être assuré de n'être pas cassé[23]. Il importait de prévenir ou l'inexactitude des intendants ou la rapacité des officiers. Aussi s'était-il efforcé de faire prévaloir un système de cantonnement des troupes, qu'il expose et justifie assez bien dans ses Mémoires. Ce système consistait à disperser les troupes en petits groupes dans les villages et à les faire payer directement, officiers et soldats, sur les tailles. Chaque cavalier recevait vingt sols, et chaque fantassin en proportion de ses besoins moindres. Il en résultait une économie pour les finances, une sûreté pour les campagnes. Le payement sur place par les habitants supprimait les remises d'argent aux financiers et les non-valeurs. Les soldats, répandus dans ces localités, y dépensaient une bonne partie de l'argent qu'ils en tiraient, et leur présence servait de sauvegarde aux paysans. Beaucoup de villages du plat pays reprirent confiance par là ; les travaux du labourage se firent avec plus d'assurance, et contre l'opinion commune une partie des villages de Champagne se sont remis par cette nouvelle façon de distribuer les troupes. Cette innovation essayée pour la cavalerie dans l'hiver de 1655-56, fut appliquée l'hiver suivant à l'infanterie[24].

Cependant le remède, déjà entravé par l'esprit de routine et de cupidité, rencontrait encore, dans les nécessités de la guerre, bien des difficultés d'application, et n'empêchait pas que, dans les suspensions d'armes, le pays ne fût foulé par sa propre armée, autre fléau, le plus sensible peut-être de l'organisation militaire d'alors. Il n'était pas toujours sage de trop disperser les troupes, de trop les éloigner du théâtre où les hostilités pouvaient reprendre par quelque mouvement subit de l'ennemi. Il y avait tel moment où Turenne trouvait utile de faire demeurer tous les régiments sur la frontière, même après les beaux succès de 1658[25]. Dans ces conditions il se rabattait à indiquer pour quartiers d'hiver les contrées les moins éprouvées, les plus capables à ce titre de pourvoir aux besoins d'un grand nombre de soldats : Il me semble que l'on pourrait mettre deux ou trois régiments d'infanterie dans le Boulonnais, et en loger bon nombre à Abbeville ; c'est un bon endroit que ce coin de Normandie et de Picardie ; le pays depuis Amiens jusqu'à Boulogne en deçà de la Somme n'a pas été ruiné, on pourrait y mettre beaucoup de cavalerie[26]. Évidemment cette masse d'hommes réunie sur un même point était une surcharge pour k populations, et lui-même en convenait par cette attention à choisir celles qui avaient le moins souffert. L'aveu est encore plus explicite dans les recommandations suivantes : La plus grande difficulté est pour ce qui va en Normandie, car ils ne peuvent demeurer que sur la Picardie et la Normandie, et dans toutes les deux ils ruineront tous les quartiers. Il insistait pour que la généralité du ressort envoyât promptement mille francs par compagnie de cavalerie, et quatre cents francs par compagnie d'infanterie ; mais il reconnaissait qu'en dépit de toute cette prévoyance, la Picardie se ressentirait beaucoup du séjour des troupes, et concluait, avec l'accent du regret, que les discours étaient bien plus faciles que l'exécution[27]. Ainsi les armées victorieuses retombaient en ravageurs sur le pays ; ce ressentiment dont parle Turenne n'était pas autre chose que les exactions de la soldatesque ravissant aux particuliers ce que l'État ne savait pas lui donner régulièrement, et reprenant par la brutalité bien au delà du prix de ses services. Corneille, au moment de la paix qui termina enfin cette guerre, dans des vers qu'il faisait réciter devant Louis XIV, a peint énergiquement ce contraste entre les victoires des soldats au dehors et leurs désordres au dedans :

Ils ne vont aux combats que pour me protéger.

Et n'en sortent vainqueurs que pour me ravager.

S'ils renversent des murs, s'ils gagnent des batailles,

Ils prennent droit par là de ronger mes entrailles.

Leur retour me punit de mon trop de bonheur,

Et mes bras triomphants me déchirent le cœur[28].

Pourquoi donc cet argent si nécessaire manquait-il si souvent ? Ici nous retrouvons un troisième mal déjà signalé plusieurs fois, mais toujours persistant, à savoir l'incohérence du système financier qui n'était pas même un système, et l'infidélité des agents du fisc à tous les degrés de la hiérarchie. Les populations ne payaient qu'avec répugnance ; pour les ménager un peu ou les tromper sur le poids des charges, il fallait jouer de ruse, et donner à l'impôt des formes, des délais, qui l'empêchaient de durer, ou de rapporter autant qu'il en était besoin. Les corps judiciaires, qui se faisaient une popularité de leur opposition au payement, consentaient quelquefois à se taire quand on leur promettait de partager, et. les largesses qui soldaient leur silence diminuaient d'autant le revenu du roi. Enfin les collecteurs n'accordaient leurs services qu'à la condition de prélever sur leurs recettes une grosse fortune personnelle, écrasant ainsi les contribuables sans suffire aux nécessités publiques. Plusieurs faits recueillis dans les mémoires contemporains peuvent composer un tableau assez frappant de ces industries administratives auxquelles le gouvernement était réduit.

En I 65, le roi demanda aux États du Languedoc un million et demi, à titre de don, suivant l'usage des provinces à États. Les évêques représentèrent que le pays était ruiné, que la province ne pouvait donner au delà d'un million. Pour forcer cette résistance, le gouvernement exploita une crainte plus forte encore que celle de l'impôt direct. Par le conseil de Gourville, Mazarin annonça que l'armée de Catalogne prendrait ses quartiers d'hiver en Languedoc ; les ordres nécessaires à ces cantonnements de troupes furent expédiés immédiatement. A cette nouvelle, il y eut grand émoi chez les intéressés. Le prince de Conti fut supplié de préserver la province de ce logement si onéreux ; le prince répondit que le seul moyen d'obtenir cette grâce était de donner au roi un million huit cent mille livres, trois cent mille de plus qu'il n'avait d'abord été demandé. Pour échapper aux soldats, les États votèrent le don augmenté. Mais il fallait pourtant bien loger les troupes dont le Languedoc se déchargeait ; elles furent envoyées en Guienne, parce que cette province, n'ayant pas d'États, n'avait pas de don à faire, et devait payer sous une autre forme : on lui imposa la plus coûteuse.

Dans cette même année, le surintendant Fouquet rencontrait, dans le Parlement de Paris, une grande opposition aux édits fiscaux. Gourville, fertile en expédients, lui trouva le secret infaillible de s'accorder avec le zèle des magistrats. Il ne s'agissait que de gagner ceux des opposants qui entraînaient les autres, et pour cela de leur donner comptant cinq cents écus de gratification avec promesse d'une somme pareille pour les étrennes. Il dressa la liste des adversaires qu'il fallait ainsi attaquer par l'argent ; il fut ensuite chargé d'entreprendre les plus difficiles, et en particulier le président Lecogneux qui s'était jadis montré si jaloux de l'honneur des cours souveraines et du soulagement du peuple[29]. Il parait que Lecogneux ne se rendit pas à la première offre, et qu'il marchanda longuement sa conviction : car il fallut lui donner deux mille écus pour achever une terrasse commencée à sa maison de campagne. Mais en dernier résultat, le surintendant put juger que son négociateur avait bien réussi auprès du président susdit[30]. C'est ce Lecogneux qui épousa la veuve du financier Galland, un des secrétaires du conseil, riche de six millions, dont la fortune n'était pas à l'abri de tout soupçon d'illégalité.

Une manœuvre non moins regrettable était la mauvaise loi que l'autorité opposait par moments à la mauvaise volonté des contribuables. En 1658, le roi allant à Lyon pour le mariage de Savoie, s'arrêta à Dijon, afin de dominer par sa résume les États et le parlement de Bourgogne. Les États, pressés de voter un don gratuit, ne se hâtaient pas de conclure ; ils craignaient que, une fois assuré de leur décision, le roi ne fit eu outre vérifier au parlement des édits fiscaux qui n'avaient pas encore passé, quoique présentés depuis longtemps, un entre autres qui créait de nouvelles places de magistrature à vendre au profit de la couronne. Ils représentaient que les provinces à États devaient être moins soumises que les autres aux charges nouvelles ou accidentelles imposées par les édits de finances. Comme elles donnaient tous les ans, ou tous les deux ans au moins, des sommes considérables sous la forme directe de don gratuit, si d'autres impôts venaient s'y joindre, c'étaient deux taxes au lieu d'une qui pesaient sur la même population. Ces objections suspendant le vote définitif, Le Tellier alla de la part du roi assurer les États, que, s'ils accordaient une somme plus forte que d'ordinaire, le roi ne ferait rien de nouveau dans la province. Sur cette déclaration, le don fut voté ; les États vinrent avec confiance en rendre compte au souverain. Cependant, le lendemain même, Sa Majesté alla au parlement tenir un lit de justice, c'est-à-dire procéder à un de ces enregistrements immédiats dont la volonté royale n'entendait pas qu'il y eût appel. Dès le début de la séance, le chancelier annonça que les édits, si longtemps ajournés, étaient indispensables aux nécessités de la guerre, aux efforts à soutenir pour arriver à une bonne paix. Vainement le premier président voulut protester au nom de la province appauvrie, de tant de terres incultes et de montagnes qui ne rapportaient rien, au nom du parlement dont le ressort étroit, présentant peu d'affaires, rendait inutile la création d'officiers nouveaux. Ces doléances, qui n'étaient pas pures d'exagération, lui attirèrent les louanges de ses cointéressés, sans changer la détermination du roi. Les édits furent lus et déclarés exécutoires. Le jour suivant le roi partit, laissant Dijon et toute la province dans la consternation, et le parlement aussi par le grand nombre d'officiers dont on l'avait augmenté[31]. L'autorité royale cette fois avait fait coup double sur les États et sur le parlement, avec l'habileté et l'audace d'un financier consommé.

Nous avons peint plus haut[32], avec le langage et les cris populaires du temps, la haine qui s'acharnait à poursuivre les financiers. Depuis leur basse origine jusqu'à leur domination et leurs fortunes scandaleuses, rien n'était pardonné à cette engeance venue de laquais et de palefreniers, comme les appelle un des premiers pamphlets de la Fronde, qui régentait la France à coups d'étrivières[33]. Si la jalousie, irritée par une élévation rapide et insolente, leur avait d'abord imposé un si mauvais renom, la rigueur et l'évidence de leurs concussions le consacraient chaque jour irréparablement. La leçon, donnée une première fois par la guerre civile, n'avait pas profité. Les grands troubles, en s'apaisant, n'avaient pas fait disparaître les entrepreneurs de revenus publics, les fermiers d'impôts par association, les collecteurs qui prélevaient d'abord leur part, les fournisseurs à primes exorbitantes. C'étaient encore les mêmes hommes désormais remis de leur peur, ou de nouveaux émules enhardis par l'exemple d'une cupidité impunie. C'étaient Cornuel, ancien commis, plus tard surintendant sous Richelieu, qui avait fait, avec sa fortune, celle d'un bon nombre d'aventuriers intéressés et dévoués à ses affaires ; Bretonvilliers, autrefois receveur des finances à Limoges, qui avait gagné tant de millions qu'il lui échappait parfois, dans certains retours de conscience, de demander si l'on pouvait gagner cela honnêtement[34]. On voyait dans les fonctions publiques, parmi les trésoriers de l'épargne, la Basinière, qui jouait gros jeu avec Anne d'Autriche, Jeannin de Castille, auquel, au temps du procès de Fouquet, on pourra redemander huit millions ; parmi les trésoriers des parties casuelles, Picard, associé de Galland et de Catelan, assez riche pour se rendre acquéreur du marquisat de Dampierre. Entre les nouveaux venus, comment oublier Saint-Évremond, ce nom resté presque populaire pour avoir figuré plus tard dans le groupe des opposants au grand roi ? Chargé de missions dans la Guienne, il ne négligea pas de tourner ses divers commandements à son propre bien. Dans ce mauvais système de payement des troupes, on donnait simplement aux officiers des assignations sur les Villes et les communautés, dont chacun tirait ce qu'il pouvait. M. de Saint-Évremond, disent lestement ses admirateurs, fut habile à profiter des conjonctures ; soutenu par M. Fouquet, dont il était particulièrement connu, il ne fit pas mal ses affaires dans la Guienne. Il avouait lui-même et en plaisantait souvent, que, en deux ans et demi, il en avait rapporté cinquante mille francs tous frais faits ; précaution, ajoutait-il, qui m'a été d'un grand secours tout le reste de ma vie[35]. Lorsque, plus tard, Saint-Évremond fuira de France par un contre-coup de la disgrâce de Fouquet, il pourra bien se poser en victime de l'arbitraire, expiant le crime léger d'une satire inédite contre la paix des Pyrénées. Mais ses malversations avouées par ses amis justifiaient Louis XIV par un grief légitime, et elles le réduisent lui-même à cette innocence hypocrite qui, à force de tours d'adresse, détourne les yeux du public de la culpabilité véritable sur une imputation imaginaire.

L'histoire de Gourville, le complice et le compagnon d'exil de Saint-Évremond, est le type le plus complet de la vie des financiers de cette époque. D'abord Hérault et valet de chambre dans la famille de La Rochefoucauld, plus tard Gourville du nom d'une terre qu'il acheta en Poitou, il avait été l'agent des intrigues et des violences de La Rochefoucauld et de Condé dans la Fronde des princes. Après la paix de Bordeaux (1653), il passa au vainqueur ; il vint se mettre à la disposition de Mazarin, qui, pour avoir à son service cette capacité, la paya d'une pension de deux mille écus sur les bénéfices. Ses conseils, on vient de le voir, et son intervention avaient bien réussi en Languedoc et au parlement de Paris. Le succès paraissait confirmer son importance, lorsque, pour qu'il ne lui manquât aucune aventure, il déplut au ministre par l'action trop puissante qu'il exerçait sur le prince de Conti, et fut envoyé à la Bastille. Mais dans ce tumulte d'affaires capricieuses et de besoins contraires, les disgrâces ne duraient pas plus que la faveur. Gourville redevenu nécessaire sortit de prison, et Mazarin lui conseilla d'entrer dans quelque emploi de finances, parce que beaucoup de gens y faisaient leur fortune. Le ministre avait alors besoin d'un travailleur expert pour tirer de l'argent de la Guienne, et rentrer lui-même dans une somme considérable qu'il prétendait avoir avancée au roi. On donnait quatre sous par livre à ceux qui se chargeaient du recouvrement des tailles de Guienne. Mazarin proposa à Gourville d'en faire la recette pour le compte du roi, moyennant dix à douze mille écus d'appointements par an ; c'eût été rétablir la perception directe par les soins d'un comptable à traitement fixe et moins onéreux aux contribuables. Gourville aima mieux prendre à son compte cette exploitation ; il eut bientôt trouvé des associés capables et traita en règle avec Mazarin. Quoique le ministre eût désiré un autre arrangement, il ne se fit pas trop prier, parce que le traitant s'engagea à lui rembourser à lui-même une somme de deux millions sept cent mille livres en quinze mois. L'exploitation marcha à souhait pour l'un et pour l'autre. Mazarin fut exactement payé à chaque terme. Gourville en retira de si abondants profits qu'il put acquérir une place de secrétaire du conseil, au prix de onze cent mille livres[36]. Ainsi commença la fortune de ce personnage bizarre et scandaleux qui, pendant près de quarante ans, à travers toutes les contradictions, les exils et les rappels, les flétrissures et les réhabilitations, la confiance et la haine des ministres, les ambassades et les règlements de créances mauvaises, devait se montrer indispensable aux proscrits et aux favoris, aux grands seigneurs ruinés et à la politique du roi. fier des faveurs de linon de Lenclos, et honoré de la bienveillance de madame de Sévigné.

Le nom de Mazarin nous amène, pour clore cette série de faits, à signaler la plus grande infidélité qui pût se commettre au détriment de l'État, la plus irréparable, puisqu'elle était le crime de ceux mêmes qui avaient le devoir de prévenir ou de poursuivre ces sortes de crimes. Quis custodiet ipsos custodes ? Ce crime ne s'en commettait pas moins sans trop d'embarras, comme chose acceptée et passée dans les mœurs d'un certain inonde. Les plus hauts fonctionnaires des finances s'associaient aux exploitations des financiers, et, par une pression avide et continue, ils les contraignaient, pour ne rien perdre, à pressurer d'autant plus fort les provinces. Il y avait eu déjà, en 1619, un surintendant, le maréchal de la Meilleraye, qui avait fait bourse commune, pour dix ans, avec Tubœuf, dans l'adjudication des fermes de Bretagne. Maintenant le frère d'un ministre, Duplessis-Guénégaud, un des trois trésoriers de l'Espagne, fourrageait si largement en finances qu'il en contracta avec Gourville une amitié fidèle jusque dans la disgrâce[37], et que, au jour de la révélation, c'est-à-dire du procès de Fouquet, le crédit de son frère ne put lui épargner la honte de faire, à genoux, devant le Parlement, amende honorable. Le nouveau surintendant, Fouquet n'exploitait pas moins lucrativement son autorité et son droit d'adjuger les fermes. Personne n'aurait pu encore préciser par le détail ses diverses prévarications, mais on les soupçonnait à son luxe, comme on les sentait à l'aggravation du poids des charges publiques. Sans anticiper sur l'époque des accusations formelles, nous pouvons rapporter ici, comme à leur date, bon nombre de méfaits accomplis longtemps avant d'être tirés au jour. Le surintendant se faisait payer 120.000 livres de rente sur la ferme des gabelles, 140.000 sur celle des aides, 10.000 sur les fermiers de Bordeaux. Il rétribuait ses maîtresses, ses commis, ses enfants sur les mêmes fonds. Les fermiers de Bordeaux avaient à servir 125.000 livres à madame Duplessis-Bellièvre, 10.000 à Créqui, gendre de cette dame, 10.000 à madame de Charost, fille de Fouquet. Le comte de Charost avait fait, par cette alliance, une bonne opération, enviée des princes du sang eux-mêmes. Sire, disait au jeune roi son frère le duc d'Anjou, j'ai perdu mes dix pistoles, et je n'ai plus rien. Permettez-moi d'épouser une de ces petites Fouquettes ; car le comte de Charost regorge d'argent depuis son mariage[38]. Pellisson, entré au service du surintendant en 1656, ressentit immédiatement l'effet de libéralités semblables ; il en loue le bienfaiteur dans son remerciement du siècle pour mademoiselle de Scudéry, et dans un remerciement plus grand pour lui-même[39]. La reconnaissante, cette vertu des grands cœurs, rare comme eux, la fidélité à un patron malheureux, la patience dans les rigueurs du cachot et de la misère, ont illustré Pellisson, et assuré à ses malheurs un intérêt longtemps populaire. Mais ces titres, tout honorables qu'ils sont, n'ont pu le décharger de la complicité avec Fouquet. Il avait des profits sur la rentrée des offices de Lorraine et de Bar, 2.000 livres de pension sur les gabelles du Lyonnais et du Languedoc, un préciput de 20.000 livres par an sur une compagnie pour la pêche de la baleine privilégiée du roi. S'il ne prenait pas lui-même, il savait au moins sur qui étaient pris les dons qui lui constituaient une richesse véritable ; et s'il a bien supporté l'infortune, cette infortune n'était pas l'innocence persécutée.

La culpabilité de Fouquet est la plus célèbre, parce qu'elle éclata dans une disgrâce retentissante. Celle de Mazarin a fait moins de bruit, parce qu'elle a été à moitié couverte par la déférence immuable que Louis XIV a toujours observée envers le favori de sa mère jusqu'après sa mort. Cependant le premier ministre ne diffère du surintendant que par les formes basses et étroites de sa rapacité et de son avarice. Il n'était pas moins ardent à la convoitise, il a ramassé plus de trésors. Tous les moyens lui étaient bons, comme si l'État eût été une mine à la merci de quiconque savait se l'approprier, et le pouvoir un droit et un instrument d'exploitation. Dès le temps de la Fronde des princes, on l'avait accusé d'exercer la piraterie, de l'autoriser par lettres patentes, d'avoir à Toulon un agent à lui pour cette recette qui lui rapportait 800.000 livres[40]. Pendant sa retraite à Bruhl, cette accusation était formulée expressément dans une déclaration arrachée à la reine contre lui[41]. Laissons de côté, si l'on veut, cette plainte d'ennemis acharnés justement suspects, et qui ne tire sa force que de sa ténacité : il suffira, contre sa mémoire, des pirateries incontestables exercées sur terre après son retour et jusqu'à ses derniers moments. Fermier d'impôts, accapareur de charges publiques, il aimait encore mieux l'industrie de fournisseur, c'est-à-dire de revendeur à gros profits. Les fermes de La Rochelle lui appartenaient ; et par son gouvernement du Brouage, tout le pays d'Aunis, comme ses autres gouvernements, était livré à ses ménages et trafics. Le roi lui avait donné la disposition des charges de la maison de la reine ; il les vendait toutes jusqu'à celles de lavandières. Il jouissait de plusieurs fonds destinés au payement des ambassadeurs, de l'artillerie, de l'amirauté, et ainsi du reste, se chargeant d'y satisfaire et ne le faisant pas. C'est Le Tellier, son ami, qui, pour justifier ses trésors, en expliquait ainsi l'origine devant la duchesse de Navailles et madame de Motteville[42]. Nous avons loué son activité et sa prévoyance, en 1650, à pourvoir du nécessaire l'armée de Champagne et à préparer la victoire de Rethel. Mais ses soins de fournisseur n'avaient pas le même désintéressement ni le même éclat, quand ils n'importaient plus à la conservation de son pouvoir. En 1657, on découvre, par ses lettres, qu'il entreprend, à son compte, la fourniture de l'armée de Catalogne ; il traite la chose avec Colbert en secret comme une opération véreuse ; il veut dissimuler sa présence et son intérêt dans l'affaire. Étant nécessaire que mon nom ne paraisse pas, on peut remédier à cet inconvénient en faisant paraitre le nom d'Ubert ou tel autre[43]. En 1658, au siège de Dunkerque, il se fait le vivandier et le munitionnaire de l'armée. Les besoins étaient extrêmes, comme l'attestent les lettres de Turenne ; on souffrait de l'insalubrité de l'air, de la chaleur excessive, du manque d'eau potable. Le premier ministre, profitant de ces nécessités, vendait le vin, la viande, le pain et l'eau, et regagnait sur tout ce qui se vendait[44].

Ce qui est sans doute plus odieux encore, c'est l'impatience d'avoir, la crainte de perdre, signes évidents de l'avidité et de l'avarice, qui se font sentir dans ses négociations de finances. Il prétendait quelquefois avoir avancé de l'argent au roi, c'est-à-dire payé des dépenses que l'État devait supporter. On est fondé à croire que c'était un détour pour couvrir d'une forme de remboursement légitime les bénéfices dont il avait envie. Fouquet lui ayant proposé des affaires à entreprendre pour le payer de ses avances, il écrivait à Colbert : Vous pouvez dire qu'il eût été bon que j'eusse été remboursé de ces avances sur des affaires faites, et non pas sur celles qu'il se propose de faire, et il me semble que, sans présomption, je pourrais être considéré comme les autres qui ont fait des avances et qui ont été remboursés sur les dernières affaires qu'on a faites, et qui sont payés des intérêts jusqu'au dernier sol[45]. Quels commentaires a-t-on besoin d'ajouter à ces lourdes et tenaces répétitions des mêmes mots, à ce ton grognon et presque larmoyant de créancier ajourné ? Ce fut à la suite de ces réclamations qu'il fit avec Gourville le traité des fermes de la Guienne. Là encore on le voit préoccupé de prendre toutes ses sûretés, à la fois pour être exactement payé et pour bien établir au dehors que cet argent lui est véritablement dû. Courville avait fait un billet où il s'engageait à remettre au cardinal les deux millions sept cent mille livres. Quand Mazarin vit ce billet, il s'écria : Ah ! bestia, bestia ; Gourville n'a pas mis dans son billet : valeur reçue. Gourville fut obligé d'en faire un autre où il mit valeur reçue ; il s'excusa de son oubli sur son inexpérience ; c'était le premier billet qu'il faisait ; il ne connaissait pas encore les formalités[46].

Nous surprendrons peut-être le lecteur en ajoutant que l'amour de l'or rendait de temps en temps Mazarin cruel. S'il ne tuait pas les adversaires de ses combinaisons financières, il les emprisonnait et les malmenait dans les cachots avec assez de rigueur pour décourager l'imitation. Les archives de la Bastille, tout récemment produites au grand jour[47], viennent de nous révéler quelques-unes de ces vengeances. On y trouve, parmi les hôtes forcés de cette prison du roi, réservée ordinairement aux coupables ou aux suspects illustres, un épicier, le sieur Niceron, qui a eu l'audace de réclamer contre le monopole de l'huile de baleine fatal à la corporation des épiciers. Mazarin et Fouquet avaient un intérêt dans ce monopole ; malheur aux petits marchands qui avaient besoin pour vivre de leur taire concurrence ! On y trouve encore un banquier de Paris, le sieur Hache, débiteur frauduleux du cardinal Hache servait d'intermédiaire pour l'escompte des traites expédiées par le receveur des fermes de la Rochelle ; il n'avait pas été fidèle dans ce service, il avait lait tort au fermier Mazarin. Deux ans de captivité et d'incroyables rigueurs durent lui apprendre, et à ses semblables, qu'un dommage d'argent infligé au premier ministre était un crime d'État aussi grave et plus sûr du châtiment que les dilapidations en masse ou la révolte à main armée.

Cependant de tels excès ne passaient pas inaperçus ni sans réclamations. On faisait plus que les soupçonner ; on les affirmait, on les dénonçait tout haut. Depuis la chaire chrétienne jusqu'à la caricature, bien des voix, sur des tons divers, s'accordaient à opposer l'abondance des financiers à la pénurie de l'État, la pauvreté du roi à la richesse de ses agents. Il parut en Flandre, pour l'année 1658, des almanachs à images qui n'épargnaient personne. Fouquet et Servien, les deux surintendants, y étaient représentés à une table toute servie de plats de louis, de pistoles et de quarts d'écus ; le cardinal, du haut bout où il trônait, empêchait le public d'y manger, renvoyant les affamés à l'hôpital ; Le Tellier, dans un coin, tournait la broche, et tirait çà et là quelques lardons d'or pour les jeter au roi[48]. Dans le carême de la même année, un capucin, prêchant devant le roi, aborda hardiment la question, fit parler les peuples épuisés contre les ministres spoliateurs, et montra la substance de la nation passant en des mains étrangères... en des mains étrangères, sire, qui exercent des libéralités qui ne devraient partir que de Votre Majesté, donnant toutes les récompenses, et prenant pour elles et pour leurs créatures toutes les finances de votre État[49]. S'il fallait une certaine audace pour affronter ainsi la toute-puissance des accusés, il n'était pas besoin d'une perspicacité supérieure pour vérifier l'exactitude du réquisitoire ; depuis longtemps, la magnificence affectée des gens d'affaires trahissait d'elle-même son origine détestable.

 

 

 



[1] René Rapin, Mémoires, t. II, p. 456.

[2] Mémoires de Gourville. V. plus haut, ch. VIII, la citation de ces Mémoires en note.

[3] Texte de la déclaration du 15 avril 165e. Les éditeurs des Mémoires de Turenne l'ont insérée, en note, au commencement de la 3e partie de ces Mémoires.

[4] Journal du voyage de deux Hollandais : août et novembre 1637. On trouve en cette même année, une épître de La Fontaine, où il se plaint des Rocroix qui infestent tous les chemins, et s'excuse de ne pas voyager, sur le défaut de passeports signés par Mars : Mars ou Condé, car c'est tout un.

[5] Journal de deux Hollandais : janvier et mai 1657.

[6] Sévigné, lettre du 14 juillet 1655.

[7] Mémoires de mademoiselle de Montpensier.

[8] Journal de deux Hollandais : janvier, avril, mai 1657.

[9] Journal de deux Hollandais : 6 novembre 1657, 10 avril 1658.

[10] Turenne à Letellier, 1657.

[11] Turenne à Mazarin, 31 octobre 1657.

[12] Turenne à Letellier, 1657, 22 et 24 décembre.

[13] Turenne à Letellier, 22 décembre.

[14] Turenne à Mazarin, 27 mai 1658.

[15] Turenne, Mémoires, 1655.

[16] Turenne à Mazarin, 27 mai 1658.

[17] Turenne à Letellier, 25 octobre 1637.

[18] Turenne à Mazarin, 31 octobre 1657.

[19] Turenne à Letellier, 1er novembre 1657.

[20] Turenne à Letellier, 22 décembre 1657.

[21] Turenne à Letellier, 22 décembre ; 2e lettre écrite dans la même journée.

[22] Turenne à Letellier, 2 décembre 1658.

[23] Turenne à Letellier, 24 novembre 1657 et 2 décembre 1658.

[24] Turenne, Mémoires, 1655, 1656.

[25] Turenne à Letellier, 21 novembre 1658.

[26] Turenne au même, 17 novembre 1657. Turenne était alors au camp de Beringhen.

[27] Turenne à Letellier, 22 décembre 1657.

[28] Corneille, Prologue de la Toison d'Or, représentée devant Louis XIV pour les fêtes de son mariage.

[29] V. au chap. III le discours de ce président à propos de la discussion du Tarif.

[30] Mémoires de Gourville.

[31] Mémoires de mademoiselle de Montpensier.

[32] V. chap. III, IV et V.

[33] Requête des trois États à messieurs du Parlement, octobre 1648.

[34] Tallemant des Réaux.

[35] Préface des véritables œuvres de Saint-Évremond, 1707.

[36] Mémoires de Gourville.

[37] Mémoires de Gourville : Avant de partir pour Nantes avec M. Fouquet, j'avais eu soin de faire porter chez madame Duplessis-Guénégaud tous mes papiers et tout l'argent qui était chez moi.

[38] Journal de deux hollandais, mai 1657.

[39] Marcou, Étude sur la vie et les ouvrages de Pellisson.

[40] Lettre de madame la princesse-mère à la reine, 16 mai 1650. Il autorise les galères du roi à exercer la piraterie dans la Méditerranée. Il faut bien qu'elles vivent, dit-il.

Observations sur quelques lettres écrites au cardinal Mazarin et par le cardinal Mazarin, 1652 : Ne sait-on pas que par lettres-patentes il a été permis aux capitaines de vaisseaux et de galères de prendre tout ce qu'il leur serait nécessaire pour leur subsistance, sur amis ou ennemis ou alliés, ou même sur les sujets du roi. Ce brigandage a rapporté 800.000 livres au cardinal qui tient un homme à Toulon pour la recette.

[41] Déclaration du 4 septembre 1651, rapportée tout entière dans les Mémoires de Retz : Nous avons appris, par plusieurs plaintes qui nous ont été faites, que les plus célèbres pirates étaient ses meilleurs amis, qu'il leur donnait retraite dans la plupart de nos ports, à la diminution de notre estime, et qu'il partageait avec eux le butin et le brigandage.

[42] Motteville. — Après la mort de Mazarin.

[43] Lettre de Mazarin à Colbert.

[44] Motteville.

[45] Mazarin à Colbert, 1657.

[46] Mémoires de Gourville.

[47] Archives de la Bastille, publiées par Ravaisson.

[48] Journal de deux Hollandais, 29 février 1658.

[49] Journal de deux Hollandais, avril 1658.