HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN (suite et fin)

 

CHAPITRE X. — Le jansénisme pendant les Frondes.

 

 

I. — Les cinq propositions. - Les évêques de France, assistée de Vincent de Paul, les soumettent au jugement du pape. - Examen de propositions par Innocent X. - Bulle de condamnation.

 

Anne d'Autriche et Louis XIV ont toujours considéré le jansénisme, non-seulement comme un schisme religieux, mais encore comme un ennemi de leur autorité. Après la paix de Ruel, la reine, exprimant sa pensée sur les différents adversaires qu'elle avait eu à combattre, répétait souvent que les jansénistes avaient fait paraître plus de chaleur que les autres en cette guerre, et que le roi s'en souviendrait lorsqu'il serait majeur[1]. Elle en avait déjà pour preuves les rapports du coadjuteur avec Port-Royal, les pamphlets du curé de Saint-Roch, le zèle belliqueux du dévot duc de Luynes, les aveux du prince de Conti. L'accusation prit une nouvelle force dans la période suivante à chacun des mouvements ou des complots de Gondi, soit avant, soit après sa promotion au cardinalat. On retrouvait le nom, l'influence ou mime la crainte des jansénistes dans ses intrigues pour obtenir le chapeau ; on rencontra surtout leur action infatigable dans les débats suscités par son emprisonnement et son exil. Enfin la certitude fut complète pour Louis X1V, lorsque, après la paix des Pyrénées et l'apaisement de tous les troubles publics, il vit Port-Royal devenir le rendez-vous des vaincus, des disgraciés, des médisants, depuis madame de Sévigné jusqu'à la duchesse de Longueville, depuis les amis de Fouquet jusqu'à ceux qui avaient dans leur passé ou leurs habitudes une pointe d'opposition contre le Roi[2]. S'il était vrai que son gouverneur n'eût cessé de lui redire que ces gens-là étaient d'un caractère à ne vouloir ni du Roi ni du Pape[3], il crut constater par lui-même qu'on ne l'avait pas trompé dans son enfance, et que le bien de son État, autant que sa conscience et son honneur, lui faisait un devoir de réprimer cet esprit de nouveauté.

Cette opposition rattache le jansénisme à l'histoire générale que, par moments, il explique ou complète. Nous avons déjà, sur la route et à l'occasion, indiqué le surcroît d'embarras apporté à Mazarin par cette querelle religieuse, les difficultés ajoutées à la guerre par ces intrigues domestiques. II faut ici donner plus de développements à ces faits, et, en exposant l'histoire de la secte, montrer ce que Mazarin fit contre elle, et ce qu'elle fit contre lui. La compression de cette résistance parallèle à la guerre espagnole, réclame sa place dans les travaux et les succès du ministre.

En 1649, les progrès de la nouvelle doctrine de la grâce et de la liberté humaine alarmèrent le zèle des principaux théologiens de la Sorbonne. Pour bien préciser l'hérésie dont il importait d'arrêter les envahissements, Nicolas Cornet, syndic de la faculté de théologie, imagina de résumer en sept propositions les erreurs fondamentales de Jansénius et de ses adeptes. Le 1er juillet, il déféra et soumit son travail à l'examen de ses collègues. Les commissaires chargés de vérifier ces propositions les réduisirent à cinq très-courtes et très-claires, qui exprimaient en peu de mots tout ce que Jansénius avait répandu dans son volumineux ouvrage. Ce sont là ces cinq fameuses propositions dont le siècle a si longtemps retenti. Les voici textuellement :

1° Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux hommes justes, lors même qu'ils veulent et qu'ils s'efforcent selon le pouvoir qu'ils ont dans l'état où ils se trouvent, et la grâce qui doit les rendre possibles leur manque.

2° Dans l'état de la nature corrompue, on ne résiste jamais à la grâce intérieure.

3° Pour mériter et pour démériter dans l'état de la nature corrompue, il n'est pas requis en l'homme une liberté qui l'exempte de la nécessité de vouloir ou d'agir ; niais il suffit d'une liberté qui le dégage de la contrainte.

4° Les semi-pélagiens admettaient la nécessité de la grâce intérieure prévenante pour toutes les bonnes œuvres, même pour le commencement de la foi, et ils étaient hérétiques en ce qu'ils voulaient que cette grâce fût telle que la volonté humaine pût lui résister ou lui obéir.

5° C'est parler en semi-pélagien de dire que Jésus-Christ est mort ou qu'il a répandu son sang pour tous les hommes, sans en excepter un seul.

Ces propositions étaient le précis exact de toute la doctrine de Jansénius. L'Augustinus, comme l'a souvent répété Bossuet, n'insinuait et ne prouvait autre chose que les cinq propositions. Sans doute elles n'étaient pas, à l'exception de la première, littéralement formulées dans le texte de l'auteur, comme dans l'acte des commissaires de la Sorbonne ; mais elles étaient la conclusion logique, inévitable, irrécusable, de tous les développements, de toutes les tournures que l'auteur donnait à ses pensées ; en deux mots, tout le livre, l'âme du livre, pour parler encore comme Bossuet[4].

L'hérésie nettement reconnue et signalée, il n'y avait plus qu'à la condamner pour imposer silence à ses partisans, pour prévenir de nouvelles adhésions de la part de ceux qui voulaient rester soumis à l'Église. Cet honneur fut disputé et ravi à la faculté de Paris par plusieurs docteurs jansénistes, qui en appelèrent comme d'abus devant le Parlement. Ils prétendaient que l'entreprise du syndic et des commissaires était contraire aux statuts de la faculté. Leur requête, présentée par Broussel[5], énergiquement repoussée par Mathieu Molé, aboutit cependant à un arrêt qui ordonnait aux deux parties de se taire, jusqu'à ce que la cour eût permis la censure ou la dispute. Mais le syndic et ses amis avaient déjà fait le dessein de porter les propositions à Home ; ils travaillèrent à en remettre l'exécution aux évêques de France. Vincent de Paul leur vint en aide avec une activité que ni l'âge ni les travaux n'avaient pu affaiblir, avec une vigueur de bon sens bien plus éloquente que le grand style. D'abord l'assemblée du clergé réunissant à Paris, en 1650, un certain nombre d'évêques, on arrêta avec eux une lettre circulaire qui serait proposée à la signature de leurs collègues, pour être adressée au souverain pontife. On entreprit ensuite d'obtenir individuellement les autres adhésions. Il fallut un assez long temps pour écrire à chacun, pour recevoir chaque réponse ; ces négociations durèrent plus d'une année. Vincent de Paul ne s'épargna pas. Il écrivait de tous côtés, ici pour solliciter l'adhésion, là pour réveiller les retardataires ; ailleurs pour réfuter des motifs d'abstention que sa sincérité ou sa conviction ne pouvait admettre. C'est une belle époque de sa vie, qui mérite assurément une page dans l'histoire de l'Église.

Au début, ce n'est, comme il convient, qu'une lettre d'envoi, exposant toutefois les raisons qui animent les auteurs du projet : la nécessité de ramener à la vérité par un jugement solennel ceux qui ne l'ont quittée que par ignorance, la certitude que le mal ne s'accroit que faute de répression, l'honneur des évêques de France qu'on soupçonne à Rome de jansénisme et qui doivent avoir à cœur de se justifier, la règle, prescrite par le Concile de Trente, de s'adresser au pape dans les contestations de doctrines. Plus tard, la discussion commença ; étonné de n'avoir pas reçu de réponse d'un évêque qu'il estime, l'homme de Dieu renouvelle son envoi et va au devant des objections par lesquelles s'expliquerait peut-être ce silence qu'il regrette. Est-ce qu'on espère plus d'effet d'un concile ? Un concile est impossible dans l'état présent des affaires. Le prélat craint-il de se prononcer d'avance sur un affaire où il peut être juge ? Puisqu'il s'agit de faire parler le pape seul, aucun évêque ne siégera au jugement. Les papes n'ont-ils pas défendu de disputer sur ces matières ? Ce qui est prescrit aux particuliers ne peut l'être au chef de l'Église auquel tous les autres membres doivent avoir rapport. N'y a-t-il pas danger que les novateurs ne se soumettent pas F. et donnent le scandale de leur résistance à une condamnation ? Il est certain que beaucoup, qui se sont égarés par ignorance, reviendront par esprit de soumission. En tout cas, il ne faut laisser aux âmes de bonne volonté aucun doute sur la gravité des erreurs nouvelles. Elles conduisent droit au calvinisme ; on le voit bien par l'exemple d'un certain Labadie, prédicateur janséniste, qui vient de se faire huguenot à Montauban ; on le sent aux jactances des ministres calvinistes qui se vantent que la plupart des catholiques sont de leur côté, et que bientôt ils auront le reste. Il y va de la gloire de Dieu, du repos de l'Église, et j'ose dire, de celui de l'État ; ce que nous voyons plus clairement à Paris qu'on ne peut se l'imaginer ailleurs[6].

Une épreuve sensible attendait Vincent de Paul au milieu de tant d'efforts heureux. Il échoua auprès de Caulet et de Pavillon, évêques de Pamiers et d'Aleth. Ils avaient été ses amis, il les croyait hommes de bien ; il avait compté sur leur coopération contre l'erreur ; mais ils lui répondirent par une lettre commune où leurs raisons n'étaient que de véritables faux-fuyants. A les entendre, les esprits n'étant pas disposés à la soumission, il n'était pas opportun de la leur demander. Il y avait danger à montrer les évêques divisés. Un concile aurait plus d'autorité que le pape. Le pape, dans l'état de guerre où se trouvait l'Europe, n'avait pas la liberté de juger avec toutes les formalités nécessaires. Vincent de Paul, affligé de cette défection, n'en fut pas déconcerté ; il riposta avec d'autant plus d'énergie que les deux récalcitrants étaient plus opiniâtres. Attendre pour condamner une erreur, qu'elle consente à se soumettre, c'est, bien loin de la préparer à l'obéissance, la confirmer dans son opposition. Un concile n'est pas possible, et rien n'ôtera au pape sa liberté ; mais les novateurs veulent un concile, précisément parce qu'il ne peut pas se tenir, et ils ne veulent pas du jugement du pape, parce que c'est le seul qu'ils aient à craindre. Des évêques divisés, cela s'est vu malheureusement dans plusieurs conciles antérieurs, et c'est précisément pour cette raison qu'il faut s'adresser au pape, puisque, comme vicaire de Jésus-Christ, il est le chef de toute l'Église, et par conséquent le supérieur des évêques. Il les priait donc de peser ces raisons que je voudrais, disait-il, apprendre de vous que je révère comme mes pères et les docteurs de l'Église. Il les avertissait en outre que, sans le savoir peut-être, ils devenaient, par leur silence, un appui pour les sectaires qui s'en vantaient déjà dans un écrit public ; enfin il leur apprenait qu'il restait maintenant peu de prélats qui n'eussent pas signé la lettre circulaire. Les deux évêques ne cédèrent pas à ces instances ; Caulet et Pavillon étaient réservés, dans ces débats, à une célébrité regrettable. Mais Vincent de Paul avait fait son devoir, même contre l'amitié, et il en recueillait le fruit dans les succès véritables que constataient ses dernières paroles[7].

Ce zèle de Vincent de Paul serait au besoin une des meilleures preuves de la gravité des questions engagées, la justification à priori de ceux qui firent du jansénisme une affaire capitale. Quel résultat se proposait-il donc d'atteindre ou de prévenir, dans cette lutte contre les partisans d'une morale austère, contre des personnes dont il avait été l'ami en d'autres temps ? Sa charité n'a jamais fait défaut à personne ; sa vertu n'a jamais permis de le ranger parmi les relâchés. Il n'était suspect d'aucun intérêt d'orgueil, de parti ou de communauté et il n'a recueilli de cette guerre théologique que les qualifications méprisantes dont ses fiers adversaires ont essayé de flétrir sa simplicité. Évidemment il était frappé, convaincu, inquiet du danger que couraient l'Église et ses fidèles. Il vient de le dire : le jansénisme menait droit au calvinisme, et les calvinistes eux-mêmes le proclamaient avec la satisfaction du triomphe. Or cette doctrine de prédestination capricieuse entraînait comme conséquence pratique le désespoir ou le libertinage, ou tous les deux à la fois. Un auteur de ce temps l'explique sous une forme plaisante qui n'ôte rien au sérieux du raisonnement. Dans sa Relation du pays de Jansénie[8], composée en parodie des romans à la mode, il place la contrée de Jansénie sur les confins de la Calvinie, de la Désespérie et de la Libertinie, pour signaler, par le voisinage de ces pays fantastiques, le lien de doctrines également anti-chrétiennes. La secte qui détruit la liberté, qui veut que les commandements soient impossibles, mène au calvinisme qui enseigne exactement la même chose. L'opinion de la grâce qui nécessite au bien, quoi qu'on fasse ou qu'on ne fasse pas, fait le libertinage. La doctrine qui enseigne que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les hommes, et que sa grâce est refusée à plusieurs, fait le désespoir. A quoi bon en effet espérer en Dieu et en sa miséricorde, si son jugement prononcé d'avance demeurait inflexible ! Pourquoi lui rendre un hommage et un service inutiles ? N'était-il pas plus raisonnable de se dédommager par avance d'une éternité malheureuse, en jouissant des séductions de la vie présente ; ce serait toujours autant de gagné sur les rigueurs d'un maitre sans pitié. Ainsi le désespoir engendrait la licence : fruitur Dis iratis. Mais l'espérance, par un raisonnement contraire, arrivait à une conclusion non moins funeste. Si telle était la gratuité de la grâce qu'elle ne demandât rien au concours de l'homme, telle la libéralité de la prédestination qu'elle ne gardât aucun ressentiment des offenses, et sauvât le pécheur à son gré sans qu'il eût acquis aucun titre à son efficacité, à quoi bon s'embarrasser, avant l'heure, de commandements pénibles, et s'imposer des devoirs contraires aux entraînements de la nature corrompue ? Il suffirait toujours de les pratiquer quand la grâce irrésistible viendrait y contraindre la volonté. Ainsi de la foi au salut, comme de la certitude de la damnation, naissait l'oubli des enseignements de l'Évangile et l'omission des devoirs du chrétien.

D'autre part, cette abstention des sacrements que le jansénisme conseillait par une conséquence nécessaire de l'inutilité des œuvres, et cette morale austère qu'il y joignait par une contradiction flagrante, mais comme un hommage à la justice et à la rigueur divine, ces deux caractères les plus connus de la secte, allaient tout droit à la ruine de la religion. Par le premier, comme Vincent de Paul l'avait déjà dénoncé, les chrétiens, abandonnant la pratique des sacrements, perdaient le seul auxiliaire victorieux de la bonne volonté, la vraie garantie de la vertu, et celui qui n'accomplit plus les préceptes a bientôt intérêt à contester les dogmes. Par l'autre, en demandant trop, les novateurs risquaient de faire prendre en dégoût le nécessaire, comme il arrive à tous les zèles excessifs qui s'épuisent promptement par le superflu, ou aux natures molles qui tremblent déjà devant les devoirs indispensables. Certains docteurs, a dit Bossuet en parlant des jansénistes[9], ont tenu les consciences captives sous des rigueurs très-injustes... ils trouvent partout des crimes nouveaux, et accablent la faiblesse humaine en ajoutant au joug que Dieu nous impose. Qui ne voit que cette rigueur enfle la présomption, nourrit le dédain, entretient un chagrin superbe, et un esprit de fastueuse singularité, fait paraitre la vertu trop pesante, l'Évangile excessif, le Christianisme impossible ? Oui impossible, et tel a été le grief d'un grand nombre d'esprits qui, ne démêlant pas l'excès de la règle raisonnable, ou les confondant à dessein pour excuser, par l'insuffisance de leurs forces, l'omission du devoir possible, se sont abstenus de tout christianisme. On les voulait plus chrétiens que Jésus-Christ ; ils sont devenus moins croyants que les juifs ou les philosophes. Cela est sensible dans tous les centres où le jansénisme a le plus exercé son action, comme à Paris, et dans les familles jansénistes elles-mêmes où l'exagération des pères a engendré l'indifférence des fils.

Grâce au zèle de Vincent de Paul et du P. Dinet, jésuite, les évêques de France se mirent d'accord, à une majorité écrasante, sur la résolution proposée. Quatre-vingt-dix adressèrent au pape la lettre circulaire préparée par les adhérents de Nicolas Cornet. Cette lettre représentait au Saint-Père la gravité des troubles excités par le livre de Jansénius, l'insuffisance de la condamnation déjà prononcée par Urbain VIII, parce que ce jugement ne tombait sur aucune proposition en particulier. Elle soumettait au Saint-Siège les cinq propositions formulées par la Sorbonne, en promettant, de la part des signataires et des fidèles en général, la même docilité à la décision du Souverain Pontife que dans l'affaire du livre des Deux Chefs. Ainsi la question se posait nettement et nominativement contre la doctrine de Jansénius. La Reine se joignit à la démarche des évêques ; l'ambassadeur français à Rome eut ordre de solliciter du pape un jugement définitif. Lorsque le frondeur Broussel appuyait les jansénistes auprès du Parlement, la Reine ne faisait qu'user de représailles légitimes en appuyant leurs adversaires auprès du pape (1651).

Les jansénistes essayèrent d'une contre-marche qui trahissait leur impuissance et leur embarras. lls avaient réussi à retenir de leur côté onze évêques, parmi lesquels Arnauld d'Angers, frère du docteur, Caulet de Pamiers, Pavillon d'Aleth, Gondrin, archevêque de Sens. Ces onze écrivirent à leur tour au Pape, mais pour décliner son jugement ; ils demandaient, ou que la discussion durât encore librement comme cela avait été toléré depuis plusieurs siècles, ou que le Pape ne prononçât pas avant que les évêques, en concile, eussent longuement examiné toutes les questions de personnes ou de choses relatives au procès. Un autre prélat accordait en même temps au parti une sorte de justification indirecte, il est vrai, dont ils affectèrent de triompher. A propos d'un livre du jésuite Brisacier, le Jansénisme confondu, où l'auteur avait eu le tort d'attaquer personnellement les religieuses de Port-Royal, Paul de Gondi, coadjuteur de Paris, lança un mandement qui, passant habilement à côté de la question de doctrine, réclamait pour l'honneur des religieuses incriminées, contre plusieurs mensonges et impostures (29 décembre 1651). C'était un échec pour les jésuites qu'on accuse toujours d'une habileté consommée, et qui se comportent parfois comme les plus grands maladroits du monde. Mais la lettre des onze faisait voir que le parti ne cherchait qu'à gagner du temps, refuge ordinaire des causes embarrassées d'elles-mêmes. Le mandement du coadjuteur, en rec-tillant des faits imputés à quelques religieuses, ne prouvait rien contre la réalité et le danger des cinq propositions.

Le jugement sollicité du pape fut préparé avec tout le soin nécessaire pour prévenir toute plainte de précipitation ou de partialité. Le procès dura deux ans, non par effet d'une lenteur insouciante, mais par la multiplicité des travaux, des mesures de précaution que le souverain pontife crut devoir s'imposer pour mettre la vérité dans son éclat. Ceux qui ont l'habitude d'accuser de lenteur la cour de Rome pourraient apprendre, par les détails qui vont suivre, qu'il ne faut pas accepter sans examen les opinions toutes faites à l'usage des tètes légères ou prévenues. A peine saisi des cinq propositions, le pape écrivit, par la voie de ses nonces, aux universités d'Allemagne, d'Espagne, de Flandre, de Paris, pour avoir leur sentiment sur la doctrine incriminée. Dès le 12 avril 1651, il nommait une congrégation spéciale de cinq cardinaux pour procéder aux informations. Cette congrégation passa plus d'un an à revoir les débats antérieurs sur la question de la grâce, à relire le procès de Baïus, à comparer-sa doctrine avec celle de l'évêque d'Ypres, à prendre connaissance des censures portées par les universités ; et ce ne fut qu'après avoir ainsi jeté les fondements de la procédure, qu'elle crut devoir aborder les cinq propositions en elles-mêmes. Alors elle se renforça de treize consulteurs choisis dans les théologiens les plus habiles, où un seul jésuite figurait à côté de dominicains, augustins, cordeliers, théatins, servites et prêtres réguliers. Il était venu à Rome trois députés jansénistes pour défendre leur maitre, et trois catholiques pour le combattre. La congrégation leur demanda aux uns et aux autres leurs mémoires écrits, et, après que les catholiques eurent satisfait à cette demande, les jansénistes se taisant attendre plus de deux mois, on subit ce délai pour supprimer tout prétexte de réclamation. L'examen des propositions commença enfin le 24 septembre 1652 ; il dura jusqu'au 20 janvier suivant. Dans cet intervalle de temps, il se tint quatorze sessions ; chaque proposition fut débattue avec une entière liberté de suffrages pour quelques opposants qui se trous aient en minorité parmi les consulteurs. Ce premier travail fini, les députés des deux parties furent invités à venir, devant la congrégation, développer de vive voix les arguments qu'ils avaient donnés par écrit. Les jansénistes refusèrent ; ils auraient voulu, disaient-ils, un colloque contre leurs adversaires ; ils avaient été envoyés, non pour exposer simplement leur doctrine, mais pour disputer. Les catholiques se rendirent à l'appel des cardinaux, et l'impression de leurs discours fut assez profonde pour qu'on pût croire les informations terminées. Néanmoins la congrégation, reprenant ses séances secrètes, consacra tout le mois de février à réviser les suffrages pour y ajouter ou retrancher ce qu'on jugerait à propos, et préparer, avec plus de sûreté, les éléments de la décision pontificale.

La tâche de la congrégation accomplie, celle du pape commença. Innocent X, malgré ses quatre-vingt et un ans, avait suivi, avec une vigueur de volonté infatigable, ces débats arides et compliqués. Il s'était fait remettre, par écrit, tous les avis énoncés dans la congrégation, comme les différents mémoires des parties. Il voulut les réviser à son tour, et, afin de ne laisser à personne le prétexte de se plaindre de n'avoir pas été entendu, il ouvrit le 10 mars une nouvelle série de sessions qui dura jusqu'au 7 avril. La congrégation se réunit dix fois sous sa présidence pendant de longues heures, et quelquefois fort avant dans la nuit. Sur chaque proposition, il faisait parler chaque consulteur, donnant liberté entière de tout dire, attentif à tout, n'interrompant personne. L'examen terminé dans ces conditions laborieuses, il ne se hâta pas de conclure. Après avoir fait examiner ces propositions près de dix-huit mois par les plus habiles théologiens de Rome, après s'en être fait informer par le cardinal secrétaire pour s'en remplir l'esprit, après avoir assisté un mois durant aux congrégations qui se firent dans son palais pour consommer cette entreprise à l'honneur du Saint-Siège, il se servit encore de toutes les diligences et des précautions que lui suggéra sa prudence[10]. Il ordonna aux commissaires de se réunir de nouveau pour voir ce qu'il restait à faire, et, en particulier, s'il n'était pas à propos d'écouter les députés jansénistes qui venaient de recevoir un renfort par l'arrivée du P. Desmares à Rome. Les commissaires ayant été d'avis qu'ils fussent entendus, le pape leur accorda une longue audience en présence de la congrégation (19 mai 1653). Il écouta leurs discours avec tant de patience que, au sortir de là, ils coururent chez l'ambassadeur de France témoigner leur joie, et mandèrent à Paris qu'ils avaient grand sujet d'être contents du pape. Les députés catholiques furent invités à venir à leur tour s'expliquer devant leurs juges ; mais ils répondirent qu'ils avaient tout dit, ne voulant pas éloigner encore la décision par des audiences inutiles. Le pape n'avait donc plus qu'à prononcer. Il fit rédiger un projet de bulle, la soumit à la congrégation, puis aux cardinaux les plus versés dans ces matières, et la promulgua le 31 mai 1653. Cette bulle disait expressément que les cinq propositions lui avaient été présentées par les évêques de France comme les plus remarquées entre celles de Jansénius ; elle les reproduisait textuellement et les condamnait l'une après l'autre comme hérétiques et injurieuses à la bonté de Dieu. Un paragraphe spécial signifiait que, si la condamnation expresse ne tombait que sur ces cinq propositions, le pape ne prétendait aucunement approuver les autres sentiments de Cornelius Jansénius contenus dans son livre[11].

Tant de garanties de vigilance et d'impartialité témoignaient que le pape avait prononcé en connaissance de cause, comme il avait souvent répété qu'il prétendait le faire. Il n'eut pas été opportun non plus de le soupçonner de complaisance pour l'autorité royale de France. Car si la reine avait appuyé la démarche des évêques contre les propositions, elle avait au moment même une difficulté personnelle avec Innocent X, qui eût été bien capable d'indisposer le pontife. Le pape réclamait en vain la liberté du cardinal de Retz, et le refus constant qu'on lui opposait ranimait son antipathie contre Mazarin ; ce n'était donc pas pour plaire au ministre qu'il avait condamné Jansénius. Aussi la bulle reçut des adhésions si nombreuses et si considérables, que les jansénistes durent quelque temps garder le silence. L'assemblée du clergé, sous la présidence de Mazarin, accepta la décision pontificale, et écrivit aux évêques absents pour la leur transmettre ; ceux-ci la publièrent sans hésitation, à l'exception de quatre, qui essayèrent d'en dénaturer le sens par leurs mandements. La Sorbonne, sur l'invitation du roi, l'enregistra, quoique ce ne fût pas la coutume de la Faculté d'enregistrer les bulles des papes, et défense fut faite aux docteurs et bacheliers de soutenir ou d'enseigner la doctrine qui venait d'être condamnée (1er août). Le roi fit remercier le pape d'avoir rendu le repos aux consciences. Le pape, heureux de cet accord, répétait que les Français étaient la fleur des catholiques, et véritablement édifiants par leur obéissance envers le Saint-Siège[12].

Les chefs jansénistes eux-mêmes, soit par l'effet du premier mouvement, qui est ordinairement bon, soit pour mieux couvrir ou préparer leurs desseins ultérieurs, se montraient disposés à la soumission. M. Singlin, patriarche du parti, avec M. Arnault, écrivait Vincent de Paul[13], déclare qu'il faut obéir ; M. Duhamel, curé de Saint-Merry, l'un des arcs-boutants de cette nouvelle doctrine, s'est offert de publier lui-même la bulle dans son église ; M. et madame de Liancourt disent qu'ils ne sont plus ce qu'ils étaient. Il est vrai que le saint prêtre, aussi charitable pour les personnes qu'inflexible contre l'erreur, avait conseillé et mis en pratique un système de modération qui aurait pu avoir une grande efficacité pour la réconciliation du parti vaincu. Il disait aux adversaires du jansénisme, aussitôt après la publication de la bulle, qu'il fallait se contenir dans les témoignages publics de leur joie, et ne rien avancer, en leurs sermons ni en leurs entretiens et conversations, qui pût tourner à la confusion de ceux qui avaient soutenu Jansénius, de peur de les aigrir davantage au lieu de les gagner. Il trouvait plus expédient de les prévenir d'honneur et d'amitié dans cette conjoncture humiliante pour eux, et néanmoins capable de les aider à revenir, quand ils se verraient traités avec respect et charité[14]. Lui-même il alla à Port-Royal visiter les solitaires et les féliciter de la soumission qu'on attendait d'eux, multipliant, dans des conversations prolongées, les témoignages d'estime et d'affection. Il traita de même d'autres personnes de condition, fort notables dans le parti, qui promirent aussi toute obéissance au siège apostolique en ce qui concernait la doctrine condamnée. Malheureusement ce sage exemple ne fut pas imité partout. Avant la fin de l'année, l'Almanach de la déroute des jansénistes, les Enluminures de l'Almanach, par Saci, l'Étrille du Pégase janséniste, par le P. Lemoyne, ranimaient le goût des disputes, et dénonçaient les dispositions des partis[15].

 

 

 



[1] Mémoires de René Rapin.

[2] Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal. Racine dit la même chose ; nous citerons plus loin son texte.

[3] Mémoires de René Rapin.

[4] Bossuet, Oraison funèbre de Nicolas Cornet ; idem, Lettre au maréchal de Bellefonds, 30 septembre 1677.

[5] Cette intervention de Broussel est attestée par les jansénistes eux-mêmes. Journal de Saint-Amour.

[6] Lettre de Vincent de Paul à Pierre Nivelle, évêque de Luçon. 23 avril 1651.

[7] Abelly, liv. II et XII.

[8] Zacharie de Lizieux. — Relation du pays de Jansénie, 1658 et 1664.

[9] Oraison funèbre de Nicolas Cornet.

[10] René Rapin. — Il donne, comme dit M. Sainte-Beuve, des renseignements qu'on ne trouverait pas ailleurs. Il dit lui-même qu'il a copié sur les mémoires du Saint-Office le procès-verbal de ce long jugement.

[11] Les lettres de Lagault, un des envoyés catholiques, contiennent et confirment tous les détails que nous avons donnés sur ce procès.

[12] Dépêche de l'ambassadeur, 28 juillet 1653.

[13] Lettre de Vincent de Paul à Alain de Solminihac, évêque de Cahors.

[14] Abelly, Vie de saint Vincent de Paul, liv. II, ch. XII.

[15] L'Almanach de la déroute des jansénistes était un dessin en tête de l'almanach de 1654, conçu par Adrien Gambart, confesseur de la Visitation du quartier Saint-Jacques, et gravé par Ganière, sur le refus de Boudan, graveur ordinaire des jésuites. D'un côté le pape, environné de cardinaux et de prélats, la tiare en tête et avec ses habits pontificaux, lançait la foudre de sa censure sur une hydre à cinq têtes, qui marquait les cinq propositions. Le roi Louis XIV était vis-à-vis, s'élevant de son trône ; l'esprit du zèle divin l'animait, et la Justice lui présentait son épée. L'évêque d'Ypres était au bas, avec des ailes de chauve-souris, qui s'enfuyait, et était dans sa fuite bien reçu par Calvin et par les autres hérésiarques du siècle passé. L'Erreur, l'Ignorance, la Tromperie et quelques autres espèces de monstres, étaient terrassées par la foudre lancée des mains du pape.

Les Enluminures étaient un petit poème en vers burlesques par où les jansénistes voulurent répondre à la pensée exprimée par l'almanach. Ces vers étaient de Saci, qui ne rougit pas, dit M. Sainte-Beuve, de souiller ses doigts chastes à cette poésie digne uniquement de dégoût.

L'Étrille du Pégase janséniste était la réponse aux Enluminures, satire fort envenimée, cachée sous une fable, où l'on trouvait plus de poésie que dans l'œuvre janséniste.

Il faut avouer, dit le P. Rapin, que dans les Enluminures, aussi bien que dans l'Étrille du Pégase janséniste, il y avait peu de vestiges de cette charité qui est le caractère essentiel du chrétien, et que ce n'est pas par tes voies-là qu'on publie l'Évangile ni qu'on le défend.