MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.

 

 

La chevalière d'Éon est emprisonnée pour avoir repris ses habits d'homme. — Elle se retire à Tonnerre. — Visite du prince de Prusse. — Beaumarchais marchand de bois. — Ses embarras pécuniaires. — Paix entre la France, les États-Unis et l'Angleterre. — La chevalière d'Éon obtient la permission de se retirer à Londres. — Folie de Georges III. — Assaut d'armes de la chevalière d'Éon et de Saint-Georges. — La chevalière d'Éon offre ses services à la Convention qui les refuse. — Pourquoi d'Éon a conservé ses habits de femme après la chute de la monarchie. — Sa mort. — Inspection de son cadavre. — Moralité de son histoire.

 

Cependant d'Éon n'avait pu résister à la tentation de remettre ses habits d'homme devenus pour lui une incessante séduction. Il succomba au désir de sentir encore quelquefois en cachette, sur sa poitrine, son uniforme de dragon qu'il avait glorieusement porté. M. de Sartines apprit cette incartade, et comme on était déjà très-mécontent des propos qu'il tenait, ou qu'on lui prêtait sur Beaumarchais, on fut sans pitié pour sa faiblesse. Il fut arrêté en mars 1779 et emprisonné au château de Dijon, dont M. de Changé était le gouverneur. Il y fut détenu jusqu'au mois de mai.

En sortant de cette prison d'État, il s'arrêta volontairement, ou par ordre supérieur, à Tonnerre, près de sa mère, et y resta pendant trois ou quatre ans. Il avait avec lui un valet de chambre, son fidèle Pille, dit la Grenade, qu'il avait amené de Londres, et la femme de ce serviteur discret, avec leur fille qui devint plus tard Mme de La Planche.

Il existait encore, en 1836, à Tonnerre, un vieillard plus qu'octogénaire, dont nous avons déjà parlé, qui était le barbier de la chevalière d'Éon et la rasait, disait-il, tous les jours. On l'appelait le père Bouquin, et il racontait sur son ancienne pratique en jupon des anecdotes qui prouvaient que d'Éon avait jugé impossible de tromper ses compatriotes sur son vrai sexe.

Il déposait volontiers son masque vis-à-vis d'eux.

Tandis qu'il était à Tonnerre, la ville fut visitée par deux personnages marquants. L'un était le prince Henri de Prusse, le frère du grand Frédéric, qui devait avoir des héritiers, a dit Mirabeau, mais pas de successeurs[1].

Le prince, qui avait connu le chevalier d'Éon en Allemagne, alla le voir et dîna chez lui. A table, il le plaisantait sur sa métamorphose, quand Mme d'Éon s'excusa auprès de son hôte de quelque oubli, en disant qu'elle avait perdu la tête. — Sur ces derniers mots, d'Éon fit une plaisanterie un peu leste, qui se rapportait à lui-même.

L'autre personnage n'alla pas rendre visite à la chevalière : c'était Caron de, Beaumarchais, devenu marchand de bois, et adjudicataire des forêts de Tonnerre et de Péquigny.

A l'heure de cette singulière et dernière rencontre, les deux ennemis étaient diversement, mais également malheureux. Et pourtant l'Amérique, cette amante dont Beaumarchais avait si chaudement épousé la cause, venait d'être rendue puissante et libre à son amour !

Mais la lettre ci-dessous de Beaumarchais, la dernière que nous produirons ici, fera connaître la détresse et les embarras de toutes sortes au sein desquels était plongé cet homme à tant de faces, et occupé de tant de choses.

A M. LE COMTE DE VERGENNES

Paris, le 15 mars 1783[2].

Monsieur le comte,

Avant-hier matin, dans une audience particulière que M. de Fleury voulut bien m'accorder, sur les besoins pressants que j'éprouve, il me parla des Américains, qu'il appela très-justement mes amis. Et il me dit qu'il faisait beaucoup pour eux en leur accordant le port de Bayonne en franchise. Je ne pus m'empêcher de m'élever fortement contre ce choix. Et dans la foule de raisons qui me revinrent en faveur de Lorient, Port-Louis ou Morlaix, j'en alléguai une que j'ai omise par distraction dans le mémoire que j'ai l'honneur de vous adresser : c'est que le voisinage de votre dépôt des marchandises de la Chine et des Indes empêcherait bientôt les Américains d'aller se pourvoir en Angleterre de ces objets d'une consommation qui leur est chère, et que ce moyen est un des plus doux de les attirer sur nos rives et de les y garder. Une autre raison milite encore : Bayonne vous coûtera plus que vous ne pensez à mettre en état, et Port-Louis ne vous coûtera rien.

Ce ministre obligeant m'a promis de s'occuper de mon indispensable liquidation.

Mais, lui ai-je dit, monsieur, depuis que mon mémoire est remis au roi, voilà trois mois presque écoulés. Je suis serré dans un étau : les engagements d'un négociant comme moi ne souffrent pas de remise, et mes embarras s'accumulent tous les jours.

La prise de mes deux vaisseaux me coûte plus de huit cent mille livres, et depuis la publicité de mes pertes, on a tiré sur moi, par frayeur, pour une pareille somme au moins.

Il m'est arrivé des remises d'Amérique, et les voilà malheureusement suspendues. J'ai deux vaisseaux à Nantes tout neufs, dont l'un est de douze cents tonneaux, que je destinais à la paix pour la Chine. Je suis dans l'exclusion avec tout le monde, et cette exclusion de tous m'empêche encore de vendre ces deux vaisseaux.

J'avais pour 80.000 livres de ballots sur l'Aigle, destinés pour le congrès, et l'Aigle a été pris.

L'inondation subite, arrivée à Morlaix, vient de submerger deux magasins où j'avais pour 100.000 livres de thé. Tout est avarié aujourd'hui.

Avant-hier, à l'instant de mon paiement, l'agent de change Girard m'a emporté, par sa banqueroute frauduleuse, près de 30.000 livres.

Il me faut expédier deux vaisseaux à la Chesapeack, avant la mi-mai, si je ne veux pas tout perdre en rapportant trop tard le misérable reste des tabacs de mes magasins de Virginie, dont la majeure partie a été brûlée par les Anglais, parce qu'on me retient depuis quatre ans le Fier-Rodrigue, à Rochefort, où il a enfin pourri. Ce temps est le plus fâcheux de ma vie. ; et vous savez, monsieur le comte, que depuis trois ans, j'ai plus de 200.000 livres d'arrêtées par la masse énorme des parchemins de titres que M. de Maurepas m'a ordonné de racheter partout secrètement. Je vais périr, si M. de Fleury n'arrête pas promptement avec vous, de me jeter l'à-compte que je demande, comme on jette un câble à celui que le courant emporte.

Il m'a promis de vous en parler, ainsi qu'au roi. J'ai toujours bien servi l'État, je le servirai encore sans récompense, je n'en veux aucune. Mais aux noms de Dieu, du roi, de la compassion et de la justice, empêchez-moi de périr et d'aller enfouir honteusement à l'étranger le peu de courage et de talents que je me suis toujours efforcé de rendre utiles à mon pays et au service de mon roi. Ce que je demande est de la plus rigoureuse équité, et je le recevrai comme une grâce.

Je vous présente l'hommage de celui qui n'a pas dormi depuis deux mois, mais qui n'en est pas moins avec le dévouement le plus respectueux, monsieur le comte, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

CARON DE BEAUMARCHAIS.

 

La paix qui fut signée à Paris avec l'Angleterre, le 3 septembre 1783, et qui consacra l'indépendance de ses chers Américains, ne devait pas rétablir la fortune compromise de Beaumarchais, qui mourut en laissant à sa fille unique une créance de plus de deux millions, dont elle ne put obtenir le paiement partiel qu'en 1835[3].

L'accès de l'Angleterre n'étant plus fermé à d'Éon, il rappela à M. de Sartines la promesse que celui-ci lui avait faite. Le ministre tint parole, et d'Éon partit, vers le mois de novembre 1784, pour Londres, où il arriva sous son costume de femme.

C'était peu de temps avant l'époque fixée pour la rentrée du Parlement, et d'Éon raconte à cette occasion, dans ses notes manuscrites, l'anecdote suivante. Le premier ministre de Georges III, William Pitt, était venu soumettre au roi le discours d'ouverture. Le roi le lut et déclara qu'il n'en était pas satisfait. — Et pourquoi donc, sire ?Parce qu'il n'y est point fait mention des cygnes de ma pièce d'eau. Pitt regarda le roi pour voir si Sa Majesté ne plaisantait pas ; mais Georges III était sérieux et déclara qu'il ne prononcerait pas le discours s'il n'y était point parlé des cygnes. Grand embarras parmi les ministres. A quel propos et comment parler des cygnes de la pièce d'eau dans le discours d'ouverture adressé au Parlement d'Angleterre sur les affaires politiques de l'Angleterre et de l'Europe ? Il fallut se décider pourtant à satisfaire le caprice incompréhensible de Sa Majesté., Pitt se creusa la tête, et il tourna la difficulté en faisant une comparaison dans laquelle il disait : De même que les cygnes, etc. Georges III fut content et prononça le discours. Le public trouva que les cygnes de M. Pitt étaient un peu tirés par la queue ; mais quelques jours après, la Grande-Bretagne et le monde apprirent que le roi Georges était fou.

 

En 1792, au moment de l'établissement de la république en France, d'Éon était encore dans son île, comme il appelait l'Angleterre, où l'avait retenu la faculté dont il jouissait de pouvoir reprendre parfois ses habits d'homme. C'était pour lui autant d'heures de liberté retranchées de sa servitude et pendant lesquelles il renaissait à sa vie passée.

Cependant il songea à revenir en France. Absent de Paris, depuis huit années déjà ; sans motifs connus, il venait d'être, en vertu de son titre de chevalière, porté sur la liste des émigrées. Or, il avait vu de trop près la monarchie de Versailles pour demeurer adorateur fanatique de l'idole dont ses mains avaient touché les pieds d'argile. Depuis longtemps il avait perdu la religion de la royauté. Il avait été victime des rois, et l'on a peu le culte de ses bourreaux. Il écrivit donc à la Convention pour offrir le secours — de son bras à la république, comme il l'avait prêté à Louis XV et proposé à Louis XVI ; car ces noms différents n'avaient qu'un seul et même sens pour lui : ils voulaient dire la patrie. Mais la république, de son côté, avait perdu la vénération des vierges guerrières : Jeanne d'Arc était pour elle une poésie de l'ancien régime. En ce temps, d'ailleurs, on avait besoin de bras jeunes et forts, et le chevalier d'Éon avait soixante-quatre ans !... La Convention passa à l'ordre du jour sur sa demande.

Il demeura donc en Angleterre.

Le nouveau gouvernement de France, en dépossédant l'ancien, n'avait accepté sa succession que sous bénéfice d'inventaire. La république avait fait banqueroute à presque tous les engagements de la royauté. Aussi la pension de 12.000 francs du chevalier d'Éon avait été supprimée...

Il se trouvait donc dégagé des obligations qu'il avait contractées avec la cour de Louis XVI. Il eût pu jeter le masque et déposer pour tout de bon ses habits de femme.

Cependant, il les conserva.

 

Pourquoi ? Probablement par les raisons mêmes qui lui avaient fait accepter, une première fois, ce travestissement. La vanité l'empêcha de renoncer au rôle que la vanité lui avait fait prendre. Il ne voulut pas se dénoncer lui-même et reconnaître qu'il avait trompé l'Europe par une mascarade. La vérité serait sans doute reconnue après sa mort, mais il ne serait plus là pour subir la confusion d'une constatation publique. Ce répit était autant de gagné pour son amour-propre, et l'amour-propre était un des traits les plus accentués de son caractère.

D'ailleurs, ne recevant plus rien du gouvernement français, il était dans la gêne, et il avait été obligé d'accepter une pension modique de la cour d'Angleterre, où il avait conservé d'anciens protecteurs. Or, comme femme il devait inspirer plus d'intérêt que comme homme.

Enfin, un personnage distingué qui l'a connu à Londres dans les derniers temps de sa vie, a fourni encore une explication à M. de Loménie. C'est qu'après avoir d'abord trouvé les vêtements de femme fort incommodes, d'Éon avait fini par s'y habituer, et les portait par goût, en y mêlant, cependant, toujours quelque chose du vêtement masculin. Il voulait se singulariser jusqu'au bout.

Le 9 avril 1787, il avait soutenu, avec ses vêtements féminins, un assaut contre le fameux Saint-Georges. Tout ce que l'Angleterre possédait de grands noms et de belles dames, y assistait. Le prince de Galles présidait. Sept fois Saint-Georges fut atteint par sa rivale, malgré l'embarras que devaient causer ses jupes à celle-ci. Les gravures anglaises ont perpétué le souvenir de ce brillant fait d'armes. Ce sont ces petites satisfactions de vanité qui étaient, pour d'Éon, les compensations de fa gêne qu'il s'imposait.

Il resta fidèle à son rôle jusqu'au 21 mai 1810, jour où il mourut à Londres, New-Wilman Street, n° 26, à l'âge de quatre-vingt-trois ans : Contemporain de deux siècles, il vit passer successivement sous ses yeux les deux monarchies de Louis XV, de Louis XVI, la république et le premier empire, à l'apogée duquel il s'éteignit, comme dans la plus grande gloire qu'il eût pu contempler.

La famille du chevalier d'Éon a fait venir de Londres, en 1825, et nous a communiqué les pièces suivantes, signées des noms les plus famés de l'Angleterre, devant le cadavre même de celui dont nous avons écrit l'histoire[4].

ATTESTATIONS JUSTIFICATIVES DU SEXE DU CHEVALIER D'ÉON

Traduit de l'anglais, au bureau général de traduction des langues, rue des Bons-Enfants, n° 37, à Paris.

Copie d'un certificat et de diverses déclarations à l'appui, déposés en originaux chez M. Adair, demeurant à Londres, Charlotte street Bloomsbury, n° 12.

Je certifie par le présent que j'ai examiné et disséqué le corps du chevalier d'Éon en présence de M. Adair, de M. Wilson, du père Élysée, et que j'ai trouvé les organes mâles de la génération parfaitement formés sous tous les rapports.

Willman street, le 23 mai 1810.

THO. COPELAND, chirurgien.

 

Les personnes ci-après dénommées étaient également présentes :

Sir SIDNEY SMITH. — L'honorable W. ST. LITTLETON. — M. DOUGLASS. — Le comte de YARMOUTH. — M. STOSKINS, procureur. — M. J.-M. RICHARDSON. — M. KING, chirurgien. — M. BURTON, idem. M. JOSEPH BERGER PATNEY. — M. JOSEPH BRAMBLE. — M. JACOB DELANNOY.

 

DÉCLARATIONS A L'APPUI

En français sur l'original.

1° Je déclare avoir connu la soi-disant Mlle d'Éon sous l'habit de femme, et avoir vu son corps après sa mort. En conséquence, j'atteste que ce corps constitue tout ce qui peut caractériser un homme, sans aucun mélange de sexe.

24 mai 1810.

Le chevalier DEGERES.

 

2° Je déclare que j'ai été lié avec la personne généralement connue sous le nom de Mlle d'Éon, et que j'ai vu aujourd'hui, New-Wilman street, n° 26, le corps d'un individu mâle qui m'a paru être celui de la même personne.

DE DAUSTANVILLE.

 

En français sur l'original.

3° Je déclare avoir connu la soit — disant Mlle d'Éon, en France et en Angleterre, et avoir servi -dans la même compagnie en qualité de capitaine de dragons au régiment d'Harcourt, en même temps que la soi-disant demoiselle d'Éon servait aussi comme lieutenant au régiment de Caraman, en 1757, et qu'ayant été appelé pour identifier sa figure depuis sa mort, j'ai reconnu la même personne du chevalier d'Éon, ainsi que tout ce qui constitue les parties mâles de la génération en lui, et que l'on m'a fait voir son corps à découvert.

Londres, 68, Dean street sh., 24 mai 1810.

Le comte DE BÉHAGUE, lieutenant-général.

 

4° Je déclare que le chevalier d'Éon a logé chez moi environ trois ans ; que je l'avais toujours cru une femme, et je déclare en outre qu'ayant vu son corps après le décès, il résulte que c'est un homme. Mon épouse fait la même déclaration.

WILLIAM BOUNING.

New-Wilman street, 26, hospice des Enfants-Trouvés.

 

Ce qui suit est en français sur l'original.

Nous, soussigné, consul-général de France à Londres, certifions que la copie ci-dessus a été faite devant nous, et qu'elle est parfaitement conforme à l'original authentique déposé chez M. Adair.

Londres, le 14 octobre 1825.

Signé : Baron SÉGUIER.

Par Monsieur le consul,

Signé : NETTEMENT, vice-consul chancelier.

 

Je soussigné, interprète juré près la cour de cassation, la cour royale, le tribunal de première instance, le tribunal de commerce, etc., certifie la présente traduction fidèle et conforme à l'original en langue anglaise qui m'a été présenté, et que j'ai rendu après l'avoir signé et paraphé.

Ne varietur

Paris, le 27 décembre 1825.

FRÉDÉRIC LAMEYER.

 

INHUMATIONS DE LA PAROISSE DE SAINT-PANCRAS, COMTÉ DE MIDDLESEX, EN L'ANNÉE 1810

André-Thimothée DAR[5] DE BEAUMONT, inhumé le 28 mai, âgé de quatre-vingt-trois ans.

Signés : BRACKEMBURG, curé.

THISELTON, clerc.

 

Le père Élysée, ce célèbre médecin de Louis XVIII, était celui de la chevalière d'Éon.

C'est sur le témoignage de cet homme recommandable, dit M. de Propiac dans la Biographie universelle de M. Michaud, témoignage auquel il nous a autorisé à donner la plus grande publicité, que nous affirmons que le chevalier d'Éon appartient exclusivement au sexe masculin. C'est après l'avoir assisté jusqu'au 21 mai 1810, jour de sa mort, et avoir été présent à l'inspection et à la dissection de son corps, qui eut lieu le 23 du même mois, que le père Élysée ne craint pas de lever irrévocablement tous les doutes.

A ces preuves, nous ajouterons que nous avons vu chez M. Marron, ministre du culte protestant et littérateur distingué, une gravure représentant le torse du chevalier d'Éon, de manière à éclairer les plus incrédules. Au bas de cette gravure, qui a paru en Angleterre, est l'attestation suivante : Je certifie, par le présent, avoir inspecté le corps du chevalier d'Éon, en présence de M. Adair, de M. Wilson et du père Élysée, et avoir trouvé les organes masculins parfaitement formés.

Mai 23, 1810, Golden-Square.

Signé : TH. COPELAND.

En conséquence de la note des personnes nommées ci-dessus, j'ai examiné le corps, qui était du sexe masculin. Le dessin original a été fait par M. C. Turner, en ma présence.

Dean-Street-Soho, 24 mai 1810.

 

Nous ajouterons, de notre côté, avoir reçu la confirmation de tous ces faits, accompagnée des détails les plus précis, de la bouche de l'amiral Sidney Smith, le premier des signataires de l'attestation ci-dessus rapportée, et présent tout à la fois à l'inspection et à la dissection cadavérique.

Ainsi se termina la vie du chevalier d'Éon, vie à double aspect et presque également partagée ; car, sur les quatre-vingt-trois années qu'elle embrasse, quarante neuf appartinrent à l'homme et trente-quatre à la femme.

Cette transmutation fut une suite de sa condescendance à des pratiques que la politique et les mœurs de cette époque excusent peut-être, mais qu'une saine morale ne saurait approuver. Si le chevalier d'Éon ne se fût point prêté au déguisement qu'il accepta pour pénétrer à la cour d'Elisabeth ; s'il n'avait pas fait descendre, une première fois, sa dignité d'homme à ce travestissement, il n'aurait jamais eu la pensée de renouveler cette mascarade sur la fin de sa carrière, pour tromper le gouvernement même dont il avait été jadis le trop docile instrument. Ce souvenir, exhumé des arcanes de la cour de Russie par ses amis et ses ennemis, devint la tentation de son orgueil, et son orgueil y succomba. La seconde moitié de sa vie porta ainsi la peine de la première.

Du reste, ses torts furent ceux du temps et du milieu dans lequel il vivait. On se plaint que tout a dégénéré, écrivait-il en 1764, à M. de Nivernais ; que peut-on attendre d'un peuple pour qui l'or est le premier des biens, où l'esprit mercenaire anéantit tout principe noble, où tout est marchandise jusqu'à la vertu ?... Qui ne serait indigné de voir les grands, pendant la guerre, plus avides d'enlever l'argent de l'ennemi que de surprendre des villes et de gagner des batailles, éblouis, pendant la paix, du luxe des financiers, se rabaisser jusqu'à ne désirer plus que de l'argent, et faire un trafic honteux entre ceux qui ont besoin de protection et ceux qui en ont à vendre ? Le vieil honneur est dépéri avec l'abâtardissement des races, etc.

Une autre fois, il écrivait à M. de Sainte-Foix, premier commis des affaires étrangères : Un ministre (ambassadeur) n'est, à proprement parler, qu'un comédien.

Cédant à la contagion de tels exemples et de tels principes, il a voulu être comédien, lui aussi, et jouer sur la scène politique une pièce sans précédents. Mais cette pièce fut un sarcasme plutôt qu'une spéculation.

La cupidité n'y eut aucune part, et la pensée de ce sarcasme ne serait jamais venue à l'esprit de d'Éon, sans la chasteté exceptionnelle qui, en faisant de lui un être à part dans cette société dissolue, lui rendit facile le sacrifice qu'il s'imposa ; de telle sorte qu'on peut dire qu'il fut induit à mal par sa vertu même.

Le but auquel il visait, en trompant ses contemporains, fut en partie atteint. Il avait voulu qu'on s'occupât de lui, dans le présent et dans l'avenir, et il y a réussi jusqu'à un certain point, puisqu'il est vrai que l'énigme cachée dans sa vie, a plus occupé les historiographes que la carrière droite et simple de beaucoup d'hommes éminents. Mais par combien de souffrances n'ont pas été payés ce bruit éphémère et cette gloriole viagère !

Tout mensonge porte avec lui sa peine. D'Éon n'a pu se moquer de son siècle qu'en s'amoindrissant lui-même, et en tombant de Parménion dans Sancho Pança — ces deux termes du problème qu'il avait posés à son existence, par une plaisanterie devenue fatalement une vérité.

 

FIN DE LA VÉRITÉ SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

 

 



[1] Le mot de Mirabeau n'est plus vrai depuis la bataille de Sadowa et les agrandissements qu'elle a valus à la Prusse.

[2] Archives des affaires étrangères.

[3] Cette créance fut réduite à 800.000 francs dans les compensations opposées par la France au fameux compte de 25 millions que le président Jackson fit payer un peu brutalement au gouvernement pacifique du roi Louis-Philippe.

[4] Bibliothèque de Tonnerre.

[5] C'est une erreur de nom, mais qui n'en laisse aucune sur la personne.