MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE QUINZIÈME.

 

 

Conditions pécuniaires de la transaction. — Comment Beaumarchais les remplit. — Le coffre de fer et l'inventaire. — Les papiers cachés sous le plancher. — Beaumarchais arrive à Versailles avec son coffre. — Il voudrait voir le roi et lui pose des questions. — Curieux autographe de ce dialogue. — Les paris recommencent sur le sexe de d'Éon. — Celui-ci accuse Beaumarchais et Morande d'y prendre part. — Propositions de mariage que Beaumarchais lui aurait faites. — Comédie amoureuse qu'ils jouent tous deux. — Ils se brouillent pour un avis sur les paris. — Correspondance. — Menaces et cajoleries. — Morande se met de la partie et refuse de se battre avec d'Éon, parce qu'il sait qu'elle est femme. — D'Éon lui intente un procès en diffamation.

 

C'est ici le lieu de donner quelques explications sur les arrangements pécuniaires intervenus entre Beaumarchais et d'Éon. Le compte fourni par ce dernier, loin d'avoir diminué, s'était accru notablement, car au premier chiffre de 13.933 livres sterling présenté jadis, il avait ajouté une note de dettes s'élevant à 8.223 livres, en y comprenant la créance de 5.000 livres du comte Ferrers. Beaumarchais, tout en repoussant ces prétentions comme exagérées, n'avait voulu spécifier aucun chiffre, et, comme on l'a vu dans la transaction du 5 octobre, il s'était engagé à remettre à d'Éon un contrat de 12.000 livres de rente viagère, irrévocable, et de plus fortes sommes pour l'acquittement de ses dettes en Angleterre. Cette énonciation indéterminée laissait une porte de derrière aux deux contractants. Beaumarchais s'était réservé ainsi le droit de discuter les dettes de d'Éon, et de batailler avec lui, pour employer l'expression dont il s'était servi en demandant au roi la faculté de disposer d'un crédit allant de 100 à 150.000 francs. De son côté, le chevalier, non moins fin que lui, comptait sur les papiers qu'il avait, retirés du coffre déposé chez le comte Ferrers, pour obtenir de plus fortes sommes, dans le cas où celles qui lui seraient données ne seraient pas assez fortes.

Au moment de prendre possession des papiers contenus dans le coffre de fer déposé chez le comte Ferrers, et dont il n'avait encore que la clé, Beaumarchais fit la réflexion qu'il n'était pas autorisé à visiter ces papiers. S'il donne l'argent il peut, dit-il, recevoir en échange des comptes de blanchisseuse. Il court à Paris et revient, muni de l'autorisation, pour faire l'inventaire en présence du chevalier d'Éon. Alors se passe une petite scène très-caractéristique que d'Éon rappelle à son contractant, pour vous prouver, lui dit-il, que je n'ai jamais trouvé personne qui soit plus tenace à l'argent que vous. Et il continue ainsi :

Mon dessein n'est certainement pas d'offenser l'ami de mon cœur et de ma personne en Angleterre, ni l'avocat de mes malheurs en France ; ma seule intention est de lui parler avec vérité et franchise. Pour prouver ce que j'avance, permettez le petit détail de ce qui s'est passé entre vous, milord Ferrers et moi, sur l'article de l'argent.

Au mois de juillet dernier, à votre premier départ de Londres pour mes affaires en France, et lorsque vous emportâtes la clé du grand coffre de fer qui contenait les papiers ministériaux de la cour, milord Ferrers vous assura que je lui devais au moins 5.000 livres sterling, sans compter les intérêts, suivant l'époque de mes divers billets ; que m'ayant, ainsi que son parent Humphry- Cotes, soutenu et désirant me soutenir encore dans la guerre injuste que l'on m'a suscitée en Angleterre, son intention n'était pas de me, faire payer aujourd'hui l'intérêt de cet argent.

Je vous donnai ensuite, par écrit, la note détaillée de toutes mes dettes, tant en Angleterre qu'en France et en Hollande, montant ensemble à 8.223 livres sterling, compris la dette au lord Ferrers. Je vous ai aussi remis 'pour M. le comte de Vergennes les deux états de l'argent qui m'est légitimement dû par la cour, tels que je les avais envoyés, en 1772, à M. le duc d'Aiguillon, montant ensemble à liv. 13,933. 12 s. 7 ½ sterling.

Cependant, quand vous êtes revenu, en septembre dernier, à Londres, et qu'il s'est agi de payer les 5.000 pièces à milord Ferrers, vous avez fait le surpris en disant que vous n'aviez annoncé que 4.000 livres -sterling au ministre, Milord vous a répondu : J'en suis bien fâché, je vous ai cependant déclaré moi-même que c'était au moins 5.000 pièces pour ma dette. De mon côté, je vous ai dit : Je vous prie, monsieur, de relire l'état de mes dettes, que je vous ai remis à votre départ pour Versailles. Peu de jours après, vous dites à milord et à moi que vous vous étiez grossièrement trompé à Versailles, que vous veniez de relire chez vous cet état ; qu'effectivement milord Ferrers y était le premier couché en tête pour 5.000 livres sterling. Comment faire, ajoutâtes-vous ? le ministre à Versailles ne compte que sur 4.000 livres sterling. Milord répondit : Je n'en sais rien ; tout ce que je sais, c'est que je ne rendrai le coffre de fer aux papiers que lorsqu'on m'aura remboursé. Cela vous embarrassa un peu ; mais un homme d'esprit est comme une jolie femme, il sait toujours bien se tirer d'affaire. Vous dites alors : J'ai un crédit particulier chez le banquier ; je verrai avec lui comment nous pourrons arranger tout cela ; je serai sûrement grondé par le ministre, mais que faire ? je lui dirai que c'est moi-même qui me suis trompé ! Le lendemain, vous proposâtes à milord de le payer en billets, dont les uns étaient payables à six mois, d'autres à douze, et encore d'autres à quinze mois. Il m'a donc fallu essuyer la perte de l'intérêt et de l'escompte de ces billets et celui du change sur l'argent.

Milord était bien mécontent, et dans son étonnement il ne pouvait comprendre comment un envoyé d'une puissance aussi riche que la France osait faire une pareille proposition à un pair et amiral d'Angleterre, qui avait si longtemps et si généreusement soutenu un confident secret de Louis XV, un ancien ministre de la France persécuté si cruellement et si injustement pour être resté fidèle au service secret de son maître depuis plus de vingt-un ans ! Il ne voulait point que cette perte fût essuyée ni par lui ni par moi, et ne consultant que l'honneur de son rang et le mien propre, 'il voulait me faire rompre une pareille négociation. Après une mûre délibération entre nous, je lui conseillai de prendre toujours cet argent, sans vous donner une quittance finale ; que je trouverais bien le moyen de me faire payer de tout ce qui m'était légitimement dû ; que d'une mauvaise paie il fallait d'abord en tirer ce que l'on pouvait ; que lorsque vous auriez payé un fort à-compte, il vous serait plus facile de payer le restant. Je le déterminai donc à passer par tout ce que vous voudriez, plutôt que de voir manquer le fruit désiré de la négociation de la remise des papiers du roi, et des bonnes intentions de M. le comte de Vergennes à mon égard. Alors vous fîtes vos arrangements particuliers avec le banquier ; et quoique milord vous eût annoncé, cinq jours d'avance, son départ pour sa terre, et son désir particulier de terminer promptement cette affaire, parce qu'il avait besoin de cet argent pour finir des travaux à Staunton, vous ne pûtes malheureusement pas être prêt avant son départ. Cela vous obligea à faire le voyage de Staunton avec M. le comte de Bourbon et votre ami M. Gudin. Je ne sais si vous avez été content de la bonne réception que milord et milady Ferrers ont tâché de vous faire ; mais je sais bien que tous deux ont été si enchantés de votre bonne compagnie, qu'ils ne cessent de me dire qu'ils n'ont jamais rencontré un si agréable compagnon que vous. Toutes les fois qu'ils me répètent cette phrase, elle m'enfle le cœur de plaisir et de vanité, tant je me trouve flatté moi-même de votre propre mérite.

Pendant notre séjour d'environ une semaine à Staunton, milord Ferrers me disait tous les soirs : Cela est étonnant ; M. de Beaumarchais ne me parle jamais de nos comptes. Je lui répondais seulement : Soyez tranquille, milord ; soyez sûr qu'il vous paiera ; je connais un peu son faible, il n'aime pas à se séparer de son argent ; il ne vous paiera qu'au dernier moment ! Effectivement, les chevaux et le carrosse nous attendaient à la porte, lorsque, comme dans une auberge, vous dîtes : Maintenant, milord, il nous reste un petit compte à arranger, il faut que je vous paie. Vous passâtes tous deux dans la bibliothèque ; je fus appelé ensuite, le compte fut réglé. Il se trouva monter à la somme de livres 5.333. 9 s. 4 d. sterling. Vous fîtes toujours l'étonné sur le montant de ce compte, et non content de m'avoir fait supporter la triple perte annoncée ci-dessus, vous dîtes à milord que vous n'aviez pas apporté assez d'argent avec vous pour solder ce compte en entier. Vous laissâtes en arrière deux billets, l'un de 150 livres, et l'autre de 83, total 233 livres sterling que vous deviez payer au banquier aussitôt votre retour à Londres. Milord vous dit qu'il s'en rapportait à votre parole de gentilhomme, et plein de cette confiance, ainsi que moi, il vous donna l'ordre par écrit, à son portier, de vous laisser emporter le coffre de fer aux papiers, déposé en son hôtel à Londres. A votre retour en cette ville, vous fîtes retirer ce coffre sans m'en prévenir... et vous êtes tranquillement parti pour Paris sans retirer vos billets.

 

L'inventaire terminé, Beaumarchais trouva les papiers du coffre si peu importants qu'il manifesta un certain désappointement. Le chevalier d'Éon lui fit observer que ces papiers n'étaient pas si insignifiants qu'il le disait, puisqu'ils contenaient les instructions de la cour au duc de Nivernais allant à Londres, les premières dépêches de cet ambassadeur, contenant les secrets de la négociation de cette paix, le pacte de famille de la maison de Bourbon avec la convention secrète, enfin quatre cartons de dépêches secrètes. Il faut avoir, dit-il, la légèreté d'esprit de M. de Beaumarchais, qui ne s'est amusé qu'à faire des drames, pour juger de tout d'un coup d'œil, sans connaître et sans lire.

Cependant, d'Éon avoua que les papiers les plus précieux étaient hors de ce coffre.

Elle me conduisit chez elle, écrit Beaumarchais au ministre, et tira de dessous son plancher cinq cartons bien cachetés, étiquetés : Papiers secrets à remettre au roi seul, qu'elle m'assura contenir toute la correspondance secrète et la masse entière des papiers qu'elle avait en sa possession. Je commençai par en faire l'inventaire et' les parapher tous, afin qu'on n'en pût soustraire aucun ; mais pour m'assurer encore mieux que la suite entière y était contenue, pendant qu'elle écrivait l'inventaire, je les parcourais rapidement.

 

Beaumarchais crut jouer plus tard un bon tour à la chevalière, avec laquelle il était brouillé à mort, en révélant au comte Ferrers que son coffre ne contenait qu'une petite portion des papiers.

Alors, lui dit-il, je pus conclure de deux choses l'une, ou que votre créance était illusoire, ou qu'elle avait abusé de votre confiance en elle, pour vous soutirer des sommes considérables, sous l'appât de vous donner, pour sûreté de cette créance, le dépôt de papiers importants qu'elle ne vous déposait pas réellement. Elle m'avoua qu'en effet elle vous avait fait cette supercherie[1], et me conduisit chez elle, où elle me montra les papiers dont vous vous croyiez dépositaire pour sûreté de votre créance. Cette conduite à votre égard, milord, a dû me faire faire de' sérieuses réflexions sur les précautions que j'avais à prendre moi-même contre une personne aussi dégourdie.

 

Cette petite trahison n'eut pas le succès qu'en attendait l'auteur du Barbier de Séville, comme on le verra ci-dessous par la réponse du comte Ferrers[2] ; mais nous n'en sommes pas encore à cette époque. Beaumarchais et d'Éon sont encore bons amis, quoique ce dernier commence à trouver que les plus fortes sommes promises par son cotraitant tardent bien à arriver.

J'assurai, écrit Beaumarchais, à M. de Vergennes, cette demoiselle que, si elle était sage, modeste, silencieuse, et si elle se conduisait bien, je rendrais un si bon compte d'elle au ministre du roi, même à Sa Maw jesté, que j'espérais lui obtenir encore quelques nouveaux avantages. Je fis d'autant plus volontiers cette promesse, que j'avais encore dans mes mains 41.000 livres tournois sur lesquelles je comptais récompenser chaque acte de soumission et de sagesse par des générosités censées obtenues successivement du roi et de vous, monsieur le comte, mais seulement à titre de grâce et non d'acquittement ; c'était avec ce secret que j'espérais encore dominer, maîtriser cette créature fougueuse et rusée.

 

Mais cette promesse, reconnue de Beaumarchais, ne fut pas tenue par lui, comme nous le verrons plus tard.

Arrivé à Versailles avec son coffre, Beaumarchais est complimenté par M. de Vergennes, qui lui envoie un beau certificat portant que Sa Majesté a été très-satisfaite du zèle qu'il a marqué dans cette occasion, ainsi que de l'intelligence et de la dextérité avec lesquelles il s'est acquitté de la commission que Sa Majesté lui avait confiée.

Ce témoignage de la satisfaction royale enfla l'ambition de Beaumarchais, qui résolut de profiter de sa faveur pour se mettre en communication directe avec Louis XVI, en supprimant, s'il était possible, les intermédiaires ministériels. Il s'agissait d'enlever une résolution définitive du roi, relativement à certaines avances d'argent et de munitions sollicitées par les Américains.

Il écrit, dans ce but, au comte de Vergennes :

Versailles, ce samedi 24 novembre 1775.

Monsieur le comte,

Au lieu d'attendre la réponse du roi, qui doit porter une résolution arrêtée, approuveriez-vous de lui écrire de nouveau que je suis ici, que vous m'avez vu tremblant, qu'en une affaire aussi facile que nécessaire, et peut-être la plus importante que le roi puisse avoir jamais à décider, Sa Majesté ne choisisse la négative ?

Que, quels que soient ses motifs, je la supplie en grâce de ne prendre aucun parti sans m'avoir, avant, entendu plaider un quart d'heure, et lui démontrer respectueusement la nécessité d'entreprendre, la facilité de faire, la sécurité de réussir, et la récolte immense de gloire et de repos que doit donner à son règne la plus chétive semaille avancée aussi à propos.

Puisse l'ange gardien de cet État tourner favorablement le cœur du roi, et nous donner un succès aussi désirable !

En cas d'un ordre de vous, je suis à l'hôtel de Jouy, rue des Récollets.

 

L'audience d'un quart d'heure, si vivement sollicitée par Beaumarchais, ne lui fut probablement pas accordée, car nous le voyons revenir à la charge et se rabattre sur une correspondance qu'il voudrait engager avec le roi personnellement. Avant de repartir pour Londres, il adresse à Louis XVI une série de questions en le priant de vouloir bien répondre lui-même en marge, et le roi répond docilement de sa main à Beaumarchais. Ce singulier questionnaire, dont l'autographe est entre les mains du petit-fils de l'auteur du Mariage de Figaro, avec les réponses de la main du roi, démontre la familiarité hardie et pénétrante de Beaumarchais, et la bonhomie de Louis XVI, dont l'écriture est fine, mais inégale, indécise et molle comme son caractère[3].

POINTS ESSENTIELS QUE JE SUPPLIE MONSIEUR LE COMTE DE VERGENNES DE PRÉSENTER A LA DÉCISION DU ROI AVANT MON DÉPART POUR LONDRES, CE 13 DÉCEMBRE 1775, POUR ÊTRE RÉPONDUS EN MARGE :

Le roi accorde-t-il à la demoiselle d'Éon la permission de porter la croix de Saint-Louis sur ses habits de femme ?

En province seulement.

Sa Majesté approuve-t-elle la gratification de 2.000 écus que j'ai passée à cette demoiselle pour son trousseau de fille ?

Oui.

Lui laisse-t-elle la disposition entière, dans ce cas, de tous ses habillements virils ?

Il faut quelle les vende.

Comme ces grâces doivent être subordonnées à de certaines dispositions d'esprit auxquelles je désire soumettre pour toujours la demoiselle d'Éon, Sa Majesté veut-elle bien me laisser encore le maître d'accorder ou de refuser, selon que je le croirai utile au bien de son service ?

Oui.

Le roi ne pouvant refuser de me faire donner par son ministre des affaires étrangères une reconnaissance en bonne forme de tous les papiers que je lui ai rapportés d'Angleterre, j'ai prié M. le comte de Vergennes de supplier Sa Majesté de vouloir bien ajouter au bas de cette reconnaissance, de sa main, quelques mots de contentement sur la manière dont j'ai rempli ma mission. Cette récompense, la plus chère à mon cœur, peut en outre me devenir un jour d'une grande utilité. Si quelque ennemi puissant prétendait jamais me demander compte de ma conduite en cette affaire, d'une main je montrerais l'ordre du roi, de l'autre j'offrirais l'attestation de mon maître que j'ai rempli ses ordres à son gré. Toutes les opérations intermédiaires alors deviendront un fossé profond que chacun comblera selon son désir, sans que je sois obligé de parler, ni que je m'embarrasse jamais de tout ce qu'on en pourra dire.

Bon.

Comme la première personne que je verrai en Angleterre est milord Rochford, et comme je ne doute pas que ce lord ne me demande en secret la réponse du roi de France à la prière que le roi d'Angleterre lui a fait faire par moi, que lui répondrai-je de la part du roi ?

Que vous n'en avez pas trouvé.

Si ce lord, qui certainement a conservé beaucoup de relations avec le roi d'Angleterre, veut secrètement encore m'engager à voir ce monarque, accepterai-je ou non ? Cette question n'est pas oiseuse et mérite bien d'être pesée avant que de me donner des ordres.

Cela se peut.

Dans le dessein où ce ministre était de m'engager dans les secrets d'une politique particulière avec lui[4], s'il voulait aujourd'hui me lier avec d'autres ministres, ou si, de quelque façon que ce soit, l'occasion m'en est offerte, accepterai-je ou non ?

C'est inutile.

Dans le cas de l'affirmative, je ne pourrai me passer d'un chiffre. M. le comte de Vergennes m'en donnera-t-il un ?

J'ai l'honneur de prévenir le roi que M. le comte de Guines a cherché à me rendre suspect aux ministres anglais ; me sera-t-il permis de lui en dire quelques mots, ou Sa Majesté souhaite-t-elle qu'en continuant à la servir, j'aie l'air d'ignorer toutes les menées sourdes qu'on a employées pour nuire à ma personne, à mes opérations et par conséquent au bien de son service[5].

Il doit l'ignorer.

Enfin, je demande, avant de partir, la réponse positive à mon dernier mémoire (sur les affaires d'Amérique), mais si jamais question a été importante, il faut convenir que c'est celle-là. Je réponds, sur ma tête, après y avoir bien réfléchi, du plus glorieux succès de cette opération pour le règne entier de mon maître, sans que jamais sa personne, celle de ses ministres, ni ses intérêts, y soient en rien compromis. Aucun de ceux qui en éloignent Sa Majesté osera-t-il de son côté répondre également sur sa tête, au roi, de tout le mal qui doit arriver infailliblement à la France de l'avoir fait rejeter ?

Dans le cas où nous serions assez malheureux pour que le roi refusât constamment d'adopter un plan si simple et si sage, je supplie au moins Sa Majesté de me permettre de prendre date auprès d'elle de l'époque où je lui ai ménagé cette superbe ressource, afin qu'elle rende un jour justice à la bonté de mes vues, lorsqu'il n'y aura plus qu'à regretter amèrement de ne les avoir pas suivies.

CARON DE BEAUMARCHAIS.

 

Mais le roi n'osait point encore prêter aux Américains les secours secrets que demandait pour eux si ardemment Beaumarchais, et il ne fit aucune réponse à ce qui était précisément la partie la plus grave de la lettre.

Beaumarchais repartit donc pour l'Angleterre en sachant seulement que la chevalière d'Éon devait vendre ses habits d'homme, et pouvait porter sa croix de Saint-Louis en province.

Depuis qu'il avait quitté Londres, les paris sur le sexe du chevalier d'Éon avaient pris une extension plus grande que jamais ; la curiosité publique ayant eu vent qu'un traité avait été signé entre Beaumarchais et d'Éon, avait puisé un nouvel aliment dans l'espérance d'une certitude prochaine. On allait donc savoir enfin à quoi s'en tenir ! Les anciens paris, éteints par la lassitude d'une attente indéfinie, reprirent feu avec une étonnante intensité, et le principal chauffeur, comme dit d'Éon, était le fameux Morande, qui croyait savoir, avec Beaumarchais, le fin mot de l'énigme. Ce qu'il savait avec certitude, c'est que la transaction contenait cette phrase : Moi, Geneviève-Louise, etc., je me soumets à déclarer publiquement mon sexe, et à laisser mon état hors de toute équivoque, phrase rédigée par Beaumarchais, et qui, intentionnellement ou non, semblait faite pour amorcer les joueurs.

D'Éon n'hésité pas à dire que Beaumarchais était complice et associé de Morande dans les paris. Il a même fait constater par trois témoins[6] que Morande lui avait fait, en leur présence, l'aveu de cette association. Il affirme avoir fait prier Beaumarchais, par son ami Gudin, de renoncer à une spéculation qui me désolait, dit-il, et m'arrachait des larmes de douleur. Mais, loin de céder à ses prières, Beaumarchais aurait entrepris de faire consentir son amazone à donner la preuve palpable de son sexe à un jury choisi et délégué ad hoc par les joueurs. Pour cette simple complaisance, il lui aurait offert huit mille louis, indépendamment de sa part dans les bénéfices des paris. On m'avait déjà offert 15.000 guinées pour la même opération, en 1771, dit le chevalier d'Éon, et probablement Beaumarchais cherchait à gagner sur moi, en attendant qu'il gagnât par moi. Il prélevait ses frais de commission sur la proposition même. De la bouche de tout autre, je l'aurais reçue à coups de canne ; mais comment se fâcher avec un homme qui riait et savait faire rire de tout. Beaumarchais ne se doutait pas qu'il eût été ruiné, si la chevalière s'était prêtée à ce qu'il exigeait d'elle.

D'Éon va même plus loin dans ses allégations contre Beaumarchais. Il prétend que celui-ci lui fit la cour, et lui fit entendre qu'il l'épouserait, si elle voulait se montrer bonne fille et lui faire gagner quelques millions.

Ce qui est certain, c'est que le bruit de ce mariage se répandit, comme le prouve une lettre de Mme de Courcelles, adressée de Paris à d'Éon, pour lui faire, part, en riant, de cette rumeur[7]. Ce qui n'est pas moins certain, c'est que d'Éon fit l'amoureuse de Beaumarchais, et que celui-ci crut à cette passion.

Elle lui donna son portrait et réclama, en échange, celui de son ami, qui s'était empressé de le lui promettre. Mais ce roman d'amour, dans lequel l'auteur du Barbier de Séville est la victime d'une mystification si curieuse, fut interrompu par la question même des paris, qui en était le fond et le but.

Peu de jours après le départ de Beaumarchais pour Versailles, il avait paru dans le Morning-Post et le Daily advertiser de Londres, deux annonces ainsi conçues :

Il est absolument certain que le chevalier d'Éon est rappelé dans sa patrie par ordre exprès du roi son maître, qui se propose de combler d'honneurs ce militaire ou plutôt cette dame, car il est actuellement démontré que ce prodige est du sexe féminin. Des personnes du premier rang, dans ce pays, sont extrêmement curieuses de connaître les merveilleuses circonstances de cette affaire, et d'en savoir les motifs. Quoi qu'il en soit, il est certain que quelque chose d'extraordinaire sera MANIFESTÉ dans quelques jours, lorsque cette héroïne s'embarquera, la semaine prochaine, pour son pays natal, où toute la cour de France est impatiente de la recevoir.

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On prépare à la cité une nouvelle police sur le sexe du chevalier d'Éon. Les paris sont de sept à quatre pour femme contre homme, et un seigneur bien connu dans ces sortes de négoces s'est engagé à faire CLAIREMENT décider cette question, avant l'expiration de quinze jours.

 

A la lecture de ces paragraphes, le chevalier d'Éon envoya au Morning-Post et autres périodiques, un avis au public, dans lequel, après avoir reconnu qu'en effet le roi de France venait de rendre une justice éclatante à ses services et à sa position extraordinaire vis-à-vis du feu roi, inconnue de tous ses ministres et ambassadeurs, il désavouait l'esprit et les termes de l'article du Morning-Post, qu'il ne pouvait attribuer qu'aux manœuvres frauduleuses d'une immorale cupidité, ou bien à la malice de certains grands seigneurs qui cherchaient à exercer contre son repos un reste de vengeance impuissante. Il déclarait enfin, qu'il ne manifesterait son sexe qu'autant qu'il ne se ferait plus de polices, et que si cela était impossible,, il serait forcé de quitter furtivement un pays qu'il regardait comme une seconde patrie.

Cet avis fut publié deux jours de suite, les 13 et 14 novembre 1775. Dès le matin du premier jour, dit le chevalier d'Éon, Morande, tout en émoi et tout consterné, courut chez mon avocat de Vignoles, puis revint avec lui chez moi pour me déclarer que Beaumarchais serait furieux contre moi à cause de cette annonce ; qu'elle romprait tous les bons projets qu'il avait sur moi ; que je n'étais l'ami de personne, et que j'étais l'ennemi de moi-même, etc.

Beaumarchais avait lieu d'être mécontent, en dehors des motifs que lui prête d'Éon, parce que, comme il le reprocha lui-même à ce dernier, son avis faisait allusion à d'anciennes querelles dont il avait promis de ne plus réveiller le souvenir, et parce qu'il était rédigé de façon à animer les paris plutôt qu'à les décourager.

Cependant, si Beaumarchais soupçonna d'Éon, comme il était soupçonné par celui-ci, d'avoir la main dans cet agiotage, l'accusation ne saurait être admise à l'égard de d'Éon, qui ne pouvait gagner sans fournir la preuve qu'il avait joué le gouvernement français, sans s'exposer à perdre les 12.000 livres de rente stipulés dans son contrat, et sans arrêter court le roman dont il s'était constitué l'héroïne. Aussi le verrons-nous plus tard former, devant le grand juge de Londres, une demande en annulation juridique des paris dont son sexe était le but.

Voici comment d'Éon raconte sa première entrevue avec Beaumarchais, après le retour de celui-ci à Londres, et comment le premier orage éclata entre eux.

Le 29 décembre, dit le chevalier d'Éon, dans son récit des Campagnes, adressé au comte de Vergennes, M. de Beaumarchais arrive à Londres sans me rien dire ; il passe la journée chez son confident Morande. Le lendemain 30, il envoie son valet de chambre, sur les onze heures du matin, me dire que monseigneur Caron de Beaumarchais est arrivé fort. fatigué de ses courses. Moi qui, depuis deux mois, par maladie, n'étais pas sorti réellement deux fois de ma chambre, je m'habille pour l'aller trouver chez lui, et lui envoie l'hôte de ma maison, pour savoir s'il vient dîner chez moi. Il me fait faire réponse que non, qu'il dînait chez son ami Morande, et qu'il fallait que je fusse de ce dîner. Je l'accepte par complaisance. J'arrive chez Beaumarchais, je le trouve riant, folâtrant avec les deux frères Morande ; je le félicite sur son bon visage de Paris, en comparaison de celui qu'il avait emporté de Londres, en novembre. Il me répond que son mal n'était pas au visage, et qu'il était peu dangereux pour les hommes. Je fais semblant de ne pas comprendre l'impolitesse de son discours dans ma position. Un instant après, son valet de chambre, ainsi que le frère cadet du sieur de Morande, sortent : l'aîné reste seul avec M. Caron et moi.

Aussitôt le sieur de Beaumarchais me chante une chanson qu'il a composée, dit-il, à Paris, tout exprès sur lui et moi, dans laquelle, lui, joue le rôle de femme, et moi, celui d'homme ; rôles qui, par parenthèse, nous convenaient parfaitement.

Peu de temps après, il fit tomber la conversation sur l'avis au public que j'avais fait insérer dans le Morning-Post des 13 et 14 novembre dernier. Je lui dis que je n'aurais jamais donné au public cet avis, si des personnes qu'il connaissait bien, n'avaient pas, par des paragraphes précédents, cherché à allumer de nouveau le feu des polices sur mon sexe, feu qui ne tendait qu'à me faire mourir de chagrin.

Aussitôt le fameux Beaumarchais, avec une colère et une dignité d'ambassadeur très-extraordinaire, s'est levé, chapeau sur la tête, pour me dire, avec un ton de colère et d'emportement capable d'intimider toutes les personnes de mon sexe, que mon avis inséré dans le Morning-Post du 13 novembre dernier était mal écrit, sans esprit, sans tournure, bête, sot et impertinent depuis le commencement jusqu'à la fin ; que d'ailleurs j'avais manqué à ma parole d'honneur. Aussitôt je me suis levé de ma chaise, en colère, ai mis mon chapeau sur la tête, et ai déclaré, en bon français, au sieur de Beaumarchais, que la négociation et des négociateurs tels que lui pouvaient s'aller faire f..., et lui ai demandé si Caron avait quelque chose à répondre à cela. Comme il est resté interdit et n'a répondu que par des bêtises, je l'ai laissé chez lui, et, le lendemain matin, j'ai pris une chaise de poste pour me rendre au château du lord Ferrers, dans le comté de Leicester, où je suis resté pendant les mois de janvier et février de cette année.

 

A peine le chevalier d'Éon avait-il quitté Morande et Beaumarchais que celui-ci, comprenant qu'il avait été un peu trop loin vis-à-vis de sa cliente, lui écrivit une lettre dans laquelle il se disait encore tout ému de la vive et féminine colère qu'elle avait montrée, et du mâle compliment qu'elle lui avait lancé en le quittant. Il cherchait à la ramener, en lui disant qu'elle l'avait trouvé facile et gai dans la société, et qu'elle avait éprouvé que ses procédés sont francs et généreux en affaires. Huit jours s'étant écoulés sans qu'il reçut une réponse, il écrivit une seconde lettre dont l'importance principale était dans le dernier paragraphe.

Londres, le 9 janvier 1776.

En quelque endroit de l'Angleterre que vous soyez, vous avez eu plus de temps qu'il n'en fallait pour répondre à ma lettre du 31 décembre dernier. Puisque vous ne l'avez pas fait, je juge qu'il vous convient que nous redevenions étrangers l'un pour l'autre, comme par le passé. Je suis trop galant pour avoir en ceci un autre avis que le vôtre. Ainsi, après vous avoir écrit amicalement dans ma dernière lettre : Cherchez, mon enfant, qui vous flagorne et dissimule avec vous par faiblesse ou par intérêt ; aujourd'hui je vous écris : je n'en ai ni le temps ni la volonté.

Seulement je vous invite à vous conduire sagement, si vous voulez être heureuse. La clémence, la bonté, la générosité du roi, grâce à mes soins, ont passé votre espoir. Que votre ingratitude pour moi, mon enfant, ne s'étende pas jusqu'à ce bon maître ! C'est le meilleur avis que je puisse vous donner.

Souvenez-vous que je vous ai imposé de sa part le plus profond silence sur vos anciens démêlés avec ceux que vous nommez vos ennemis. J'ai promis pour vous que vous y seriez fidèle ; gardez-vous de le rompre légèrement ! Que la rage d'imprimer ne vous entraîne pas en quelque désobéissance ! Et surtout ne manquez à aucune des conditions auxquelles vous vous êtes soumise en contractant avec moi ! Vous seriez inexcusable aujourd'hui. Ce tort affreux répandrait sur le passé la plus triste lumière ; et de ce moment, votre bonheur et votre honneur seraient détruits.

Ne manquez pas de me faire parvenir, le plus promptement possible, les pièces suivantes qui, à la vérification des papiers entre les pièces et les inventaires, se sont trouvées à vide dans les portefeuilles, M. de Vergennes collationnant avec moi.

Je vous salue,

CARON DE BEAUMARCHAIS.

 

Il écrivit en même temps au lord comte Ferrers.

Londres, le 8 janvier 1776.

Milord,

Je suis bien désolé que les affaires qui me retiennent à Londres, et le peu de séjour que je dois encore y faire, me privent de l'espoir d'aller à Staunton-Harold me rappeler à votre bienveillance.

J'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint la note exacte des effets que je vous ai remboursés à la décharge de Mlle d'Éon ; je vous prie de vouloir bien signer le reçu général que j'ai écrit au bas du bordereau ci-joint, et me le renvoyer tout de suite. Les reçus particuliers que vous avez mis au bas de chaque billet payé, ne disent pas que vous l'avez été par moi, ce qui est nécessaire à spécifier pour l'exactitude de mes affaires.

Mon intention était de vous faire faire cette prière par M. d'Éon ; mais à l'instant de mon arrivée à Londres, sur quelques reproches d'indiscrétion et de légèreté que je me suis cru en droit de lui faire, il s'est envolé comme un étourneau, sans que je sache où il est allé se nicher. Que Dieu l'y tienne gaillard, et ses projets ! Il m'a glissé comme une anguille entre les doigts ; je souhaite bien fort pour lui que ce ne soit pas comme une couleuvre d'ingratitude. Je dis que je le souhaite pour lui, car pour moi, milord, j'ai trop vécu et connais trop les hommes pour compter sur la reconnaissance de personne, et prendre aucun souci d'y voir manquer ceux que j'ai le plus obligés. J'ai l'honneur de présenter mes hommages à milady, et je vous prie de me croire, avec l'attachement le plus respectueux, milord,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

BEAUMARCHAIS.

 

Le lord Ferrers, lui répondit :

Staunton-Harold, le 13 janvier 1766.

Monsieur,

Je reçois votre lettre à l'instant que la poste va partir ; je vous ferai réponse lundi prochain. Tout ce que je puis vous dire à présent, est que M. d'Éon est arrivé le 2 de ce mois à Staunton, fort incommodé, et qu'il l'est encore. Malgré cela, je le vois fort occupé à vous envoyer une longue épître lundi prochain. Je ne m'aperçois pas qu'il manque de reconnaissance envers vous ; je trouve seulement qu'il manque d'argent pour me payer le reste de ce qui m'est dû. Il m'a seulement dit qu'il avait eu quelques difficultés avec vous, par rapport à un paragraphe dans la Gazette, sur l'article des polices sur son sexe, et j'espère qu'il n'y aura aucune brouillerie entre vous sur une pareille chose. Je suis, avec sincérité, votre serviteur,

FERRERS.

 

L'argent qui restait dû au comte Ferrers se composait des deux billets de 233 livres sterling que Beaumarchais n'avait pas payés naguère, sous prétexte qu'il n'avait pas assez d'argent sur lui, et qu'il parut avoir complètement oubliés.

Quant aux papiers qui s'étaient trouvés à vide dans les portefeuilles, ils ne se trouvaient point en la possession de d'Éon. Mais il feignit aussitôt de les avoir conservés, comme une dernière garantie, saisissant ainsi l'arme inattendue que lui tendait son adversaire, pour forcer celui-ci à exécuter complètement ses engagements.

 

La lettre du chevalier d'Éon avait trente-huit pages[8]. Nous n'en extrairons ici que les points principaux.

Je puis jurer avec vérité, disait-il, que dans tout le cours dé ma vie et celui de mes divers voyages d'un pôle à l'autre, je n'ai jamais trouvé un homme plus gai, plus varié, plus instruit et plus charmant que M. de Beaumarchais dans la société. Quant à vos procédés généreux en affaires, si vous entendez par là les rapports favorables que vous avez bien voulu faire de moi auprès de notre jeune monarque et de son digne ministre ; si vous entendez par là la composition noble et énergique, la tournure agréable, frappante et honorable que vous avez donnée à notre transaction préparatoire du 5 octobre dernier, je confesse avec plaisir, quoique avec la douleur, la honte et les larmes que l'aveu et la déclaration de ma propre faiblesse m'ont arrachées, que vous seul étiez capable de composer cette pièce telle qu'elle est. En cela vous m'avez rendu un service dont je désire que le dernier de mes neveux soit aussi reconnaissant que moi. Mais si, par ces mots, vous entendez les procédés généreux en argent, comme le sens naturel de la phrase paraît l'annoncer, je vous avouerai, mon cher et très-cher de Beaumarchais, qu'après le duc de Praslin et son ami feu le comte de Guerchy, je n'ai trouvé personne qui soit plus tenace à l'argent que vous.

 

Après avoir retracé la manière dont il a réglé ses comptes avec lord Ferrers :

Vous parlez de générosité, ajoute-t-il, et cependant, lorsqu'il s'agit de solder avec l'argent du roi le compte d'une infortunée, victime du secret du roi, depuis vingt et un ans, vous employez le même esprit, les mêmes tracasseries, les mêmes ruses et dextérités, que s'il s'agissait de solder le mémoire du comte de La Blache avec l'argent de M. de Beaumarchais. Jugez vous-même, je vous prie, de vos procédés généreux à mon égard.

 

Le reproche était juste, car après avoir reconnu que Beaumarchais avait fait supporter à d'Éon un escompte au profit du roi, M. de Loménie écrit : Dans toute cette affaire, Beaumarchais se montre plus économe des deniers du roi que dans les deux précédentes dont il avait été chargé.

Le chevalier d'Éon continue :

Il est inutile, monsieur, que vous vous donniez la peine de me prouver que les paragraphes qui ont paru dans les gazettes, depuis votre absence, vous ont fort déplu. Je sais à quoi m'en tenir là-dessus. Je n'aurais jamais mis mon avis dans la Gazette du 13 novembre, si, deux jours auparavant, il n'eût point paru dans la même Gazette, un avis tendant à rallumer le feu des polices. Vous avez trop d'esprit et de pénétration pour en ignorer totalement l'auteur. Il était de mon devoir et de mon honneur de jeter un tonneau d'eau sur le feu... Le peu d'attention que vous dites avoir fait à ma vive et féminine colère, ainsi que vous l'appelez, est pour moi une nouvelle preuve de votre bon cœur et de votre esprit. Il est certain que vos reproches déplacés m'ont brisé le cœur. Vous m'avez fait verser des larmes de douleur et de fureur ; mais la reconnaissance que je vous dois, et qui est gravée dans mon cœur, a étouffé les premiers mouvements que la nature, autant que mon état militaire, m'avait inspirés... Je comprenais bien en moi-même qu'il serait affreux à mon propre cœur de me battre contre ce que j'aime le plus, contre celui qui se dit mon libérateur, et que le libérateur ne voudrait jamais se battre contre sa petite dragonne, quelque terrible qu'elle soit sous son uniforme. Je vous dirai, comme Rosine dans votre Barbier de Séville : êtes fait pour être aimé, et je sens que mon plus affreux supplice serait de vous haïr.

 

Ces douceurs disparurent, aux yeux de Beaumarchais, devant la déclaration relative aux papiers que d'Éon lui disait avoir encore entre les mains. Il lui répondit ab irato[9], le 18 janvier 1776 :

Sur votre indigne aveu qu'il s'en faut de beaucoup que vous m'ayez remis tous les papiers, que vous avez juré et signé m'avoir fidèlement rendus, je reconnaîtrai, avec confusion aux pieds de Sa Majesté, que je vous ai trop légèrement délivré un contrat de 12.000 livres de rente, 120.000 livres pour payer vos dettes, et le sauf-conduit honorable qui était le prix de votre soumission, et dont votre mauvaise foi vous rend absolument indigne. Alors, Sa Majesté fera justice de vous et de moi.

Quant à l'argent, loin d'oser passer en compte au roi les 120.000 livres que je vous ai si sottement remises, je reconnaîtrai mon coupable excès de confiance, et je les rembourserai comme de raison à Sa Majesté, sauf à m'en prévaloir sur vous ; et le service même que je vous ai rendu, en obtenant qu'une pension précaire de 12.000 livres fût changée en un contrat d'absolue propriété, m'en fournira sur-le-champ les moyens. Le changement avantageux de titre ne vous ayant tiré de la dépendance des ministres que pour vous mettre, avec tous les propriétaires du royaume, sous la dépendance des lois et des tribunaux, je forme opposition entre les mains du payeur à la délivrance annuelle des arrérages de ce contrat ; armé de vos billets et de la quittance du lord Ferrers, je dirige contre vous une action civile, et je vous demande au Parlement le remboursement des 120.000 livres que j'ai payées pour vous, ou l'exécution entière de notre transaction. Voilà quelle sera la conduite que vous me forcerez à suivre contre vous, si vous ne rentrez pas promptement en vous-même.

 

Cette menace n'intimida pas d'Éon, qui répliqua le 30 janvier 1776[10] :

Je ne répondrai pas aux reproches ni aux invectives déplacées que vous me prodiguez dans votre vive, altière et masculine colère. Je regarde tout cela comme les premiers effets de la mauvaise humeur du singe le plus adroit et le plus agréable que j'aie jamais rencontré dans ma vie, qui est toujours, toujours le même et ne se fâche que lorsqu'il s'agit d'arrêter et d'apurer un compte.

J'ai déjà eu l'honneur de vous prévenir que, tant que l'on ne remplira pas envers moi le quatrième article de la transaction, qui dit expressément que vous devez me remettre de plus fortes sommes pour l'acquittement de mes dettes, je ne suis tenue à aucun des points de la transaction. Vous êtes la puissance contractante et moi l'exécutrice, c'est donc vous qui devez agir et marcher le premier, puis moi exécuter et suivre... Quand vous aurez comme moi, monsieur, vieilli et blanchi dans l'armée et dans la politique, vous saurez que lorsqu'une puissance de troisième ordre contracte, ou fait la paix avec une puissance de premier ordre, cette troisième puissance prend toujours pour garants des conditions du traité deux autres puissances du second ordre. Or, comme je regarde ma puissance comme la plus faible et la plus petite qu'il y ait sur la terre, en comparaison de celle avec qui j'ai eu l'honneur de contracter, et que je ne puis avoir la garantie d'aucune puissance grande, moyenne ou petite, j'ai pris ma prudence et mon expérience pour être les fidèles garants de mon traite. Consultez tous les bons politiques de Versailles et de l'Europe pour savoir si j'ai tort et si je suis aussi sotte que vous le croyez.

 

Après cette casuistique, destinée à justifier, en apparence, un tort qu'il n'avait pas, d'Éon reprend le ton d'une demoiselle, et dit à son ingrat :

J'avoue, monsieur qu'une femme se trouve quelquefois dans des situations si malheureuses, que la nécessité des circonstances la force à profiter des services dont elle sent la première tout le ridicule, parce qu'elle en pénètre l'objet. Plus l'homme qui la veut obliger est adroit et délicat, plus le danger est grand pour elle... Mais quel souvenir me rappellent ces réflexions ! Il me dit seulement que par une confiance aveugle en vous, en vos promesses, je vous ai découvert le mystère de mon sexe ; que par reconnaissance, je vous ai donné mon portrait, et que, par estime, vous m'avez promis le vôtre. Il n'y a jamais eu d'autres engagements entre nous. Tout ce que vous avez avancé au delà sur notre mariage prochain, suivant ce que l'on m'a écrit de Paris, ne peut être regardé par moi que comme un véritable persiflage de votre part. Si vous avez pris au sérieux ce simple gage de souvenir et de gratitude, votre conduite est aussi pitoyable que votre maladie ; c'est là un véritable mépris et une infidélité qu'une femme de Paris, si apprivoisée qu'elle soit avec les mœurs à la mode des maris, ne pourrait pardonner ; à plus forte raison, une fille dont la vertu est aussi sauvage que la mienne, et dont l'esprit est si altier, lorsqu'on blesse la bonne foi et la sensibilité de son cœur. Pourquoi ne me suis-je pas rappelé, en ce moment, que les hommes ne sont bons sur la terre que pour tromper la crédulité des filles et des femmes... Je ne croyais encore que rendre justice à votre mérite, qu'admirer vos talents, votre générosité, je vous aimais sans doute déjà ! Mais cette situation était si neuve pour moi, que j'étais bien éloignée de croire que l'amour pût naître au milieu du trouble et de la douleur. Jamais une âme sensible ne deviendrait sensible à l'amour, si l'amour ne se servait pas de la vertu même pour la toucher.

 

Le persiflage est si complet qu'il semble avoir été retracé tout exprès pour l'amusement de la postérité, à laquelle d'Éon a tenu à démontrer combien il avait su jouer l'homme qui passait alors pour le plus fin de France.

Beaumarchais s'y laissa si bien prendre qu'il écrivit à M. de Vergennes :

Tout le monde me dit que cette fille est folle de moi. Elle croit que je l'ai méprisée, et les femmes ne pardonnent pas une pareille offense. Je suis loin de la mépriser ; mais qui diable aussi se fût imaginé que, pour bien servir le roi dans cette affaire, il me fallût devenir galant chevalier autour d'un capitaine de dragons ? L'aventure me parait si bouffonne que j'ai toutes les peines du monde à reprendre mon sérieux pour achever convenablement ce mémoire.

 

Convaincu, après réflexion, que d'Éon n'a conservé aucun papier important, que sa déclaration spontanée à cet égard est un piège ou une fanfaronnade, il se borne à fermer sa bourse à sa dragonne, pour l'amener à reprendre ses habits de femme, que celui-ci ne peut se décider à revêtir. Quel service puis-je rendre au roi, écrit-il à Beaumarchais, sous mes habits de fille ? Sous mon uniforme, au contraire, je puis le servir en guerre et en paix, comme j'ai toujours eu le courage et le bonheur de le faire depuis vingt-deux ans ? Si cependant Sa Majesté et ses ministres persistent toujours dans l'exécution de notre transaction, je la remplirai par obéissance ; mais vous êtes tenu, de votre côté, d'exécuter le quatrième article, et de me faire accorder toutes mes justes demandes contenues dans ma dernière lettre.

Beaumarchais n'accorda rien. Exaspéré, d'Éon se décida à s'adresser au comte de Vergennes, et à lui raconter tout ce qui s'était passé entre son envoyé et elle. Sa lettre est remplie de détails violents, mais curieux, sur l'auteur du Mariage de Figaro qu'il compare à Olivier le Daim, barbier, non de Séville, mais de Louis XI. Elle raconte ses petites glorioles d'ambassadeur et ses grands airs de diplomate parvenu. Après avoir dévoilé, avec une vertueuse indignation, les mystères, tant soit peu licencieux, de sa vie privée à Londres, elle termine en demandant l'envoi d'un négociateur plus honnête, qui ne compromette pas la réputation d'une fille vertueuse, dont la conduite et les mœurs ont été, en tout temps et en tous lieux, au-dessus du soupçon[11].

A cette lettre était jointe une déclaration, avec attestation de trois témoins, portant que Morande avait reconnu avoir eu, avec Beaumarchais, l'intention de prendre part aux paris faits sur le sexe de d'Éon, mais que les avocats anglais, consultés par eux, ayant été d'avis que la loi ne permettrait pas de forcer les perdants à payer leurs engagements, ils avaient du renoncer à cette spéculation[12].

M. de Vergennes communiqua cette bordée d'injures et d'accusations à Beaumarchais, qui la reçut avec le calme d'un homme habitué à d'autres bourrasques. Il se borna à répondre à M. de Vergennes : Elle est femme, et si affreusement entourée, que je lui pardonne de tout mon cœur ; elle est femme, ce mot dit tout. Cependant sa philosophie et sa galanterie l'abandonnent quelquefois, et le 29 août 1776, il écrit à M. de Vergennes : Cette cruelle folle de d'Éon fait encore des siennes à Londres.

Pendant qu'on dirigeait de Londres tous ces coups contre le pauvre Beaumarchais, à Paris on lui en portait d'autres, qui, venus de mains différentes, offraient entre eux une curieuse conformité. Un docteur Dubourg, son associé dans l'entreprise de secours qu'il envoyait, tant pour son propre compte que pour celui du cabinet de Versailles, aux Américains unis, exprime ainsi au comte de Vergennes ses défiances sur le chef de l'association patriotico-mercantile :

J'ai vu, ce matin, M. de Beaumarchais, et j'ai conféré volontiers avec lui sans réserve. Tout le monde connaît son esprit, et personne ne rend plus justice que moi à son honnêteté, sa discrétion, son zèle pour tout ce qui est grand et bon ; je le crois un des hommes du monde les plus propres aux négociations politiques, mais peut-être en même temps un des moins propres, aux négociations commerciales. Il aime le faste ; on assure qu'il entretient des demoiselles ; il passe enfin pour un bourreau d'argent, et il n'y a en France ni marchand, ni fabricant, qui n'en ait cette idée, et qui n'hésitât beaucoup à faire la moindre affaire de commerce avec lui. Aussi, m'étonna-t-il bien lorsqu'il m'apprit que vous l'aviez chargé, non-seulement de nous aider de ses lumières, mais de concentrer en lui seul l'ensemble et les détails de toutes les opérations de commerce, tant en envois qu'en retours, soit des munitions de guerre, soit des marchandises ordinaires, de la France aux colonies unies, et des colonies en France, la direction de toutes les affaires, le règlement des prix, la conclusion des marchés, les engagements à prendre, les recouvrements à faire, les dettes à acquitter, etc. Peut-être est-il cent, peut-être mille personnes en France, qui, avec des talents fort inférieurs à ceux de M. de Beaumarchais, pourraient mieux remplir vos vues, en inspirant plus de confiance à tous ceux avec lesquels ils auraient à traiter, etc.

 

Mais Beaumarchais était homme à faire tête à l'orage, et si les difficultés surgissaient de toutes parts autour de lui, il y avait dans sa tête plus d'expédients et plus de ressources que la fortune n'avait de tours à lui jouer. C'est ce qu'il exprimait plaisamment à son ami Gudin, quand il lui disait : Comprends-tu rien à mon amphigouri de destinée ?... Un autre se pendrait ; mais comme cette ressource ne me manquera pas, je la garde pour la fin ; et en attendant que je dise mon dernier mot là-dessus, je m'occupe à voir lequel du diable ou de moi mettra le plus d'obstination : lui à me faire choir, et moi à me ramasser ; c'est à quoi j'emploie ma tête carrée.

Beaumarchais était aimé du comte de Vergennes. Par une flatterie délicate, constante, et d'autant plus adroite qu'elle empruntait toujours les franchises apparentes d'une entière indépendance, il avait exercé sur le ministre cette séduction de l'esprit qui soumet toujours le plus faible au plus fort, et sait faire tourner à son profit jusqu'à ses défauts mêmes. L'esprit qui nous a une fois imposé son empire, est un enfant gâté qu'on excuse jusque dans ses écarts, un despote qu'on révère jusqu'en ses tyrannies ; il ressemble à la maîtresse dont on est épris, et qu'on aime pour ses vices autant, si ce n'est plus, que pour ses vertus... Le comte de Vergennes ne manqua pas de communiquer à Beaumarchais l'épître du docteur Dubourg.

Beaumarchais ne perdit pas de temps, et adressa à son docteur accusateur une réponse pleine d'esprit, de malice et pourtant de retenue, qu'il envoya en même temps au ministre, son défenseur, sous le titre de :

MA LETTRE AU DOCTEUR DUBOURG

Ce mardi 16 juillet 1776[13].

Jusqu'à ce que M. le comte de Vergennes m'ait montré votre lettre, monsieur, il m'a été impossible de saisir le vrai sens de celle dont vous m'avez honoré. Ce monsieur, qui ne veut ni ne peut rien prendre sur lui avec moi, était une chose inexplicable.

J'entends fort bien maintenant que vous avez voulu vous donner le temps d'écrire au ministre à mon sujet ; mais pour en recevoir des notions vraies, était-il bien nécessaire de lui en offrir de fausses ? Eh ! que fait à nos affaires que je sois un homme répandu, fastueux et qui entretient des filles, etc. ?

Les filles que j'entretiens depuis vingt ans, monsieur, sont bien vos très-humbles servantes. Elles étaient cinq, dont quatre sœurs et ma mère à moi. Depuis trois ans, deux de ces filles entretenues sont mortes, à mon grand regret. Je n'en entretiens plus que trois, deux sœurs et ma mère, ce qui ne laisse pas d'être encore assez fastueux pour un particulier comme moi. Mais qu'auriez-vous donc pensé si, me connaissant mieux, vous aviez su que je poussais le scandale jusqu'à entretenir aussi des hommes ? deux neveux fort jeunes, assez jolis, et même le trop malheureux père qui a mis au monde un aussi scandaleux entreteneur ? Pour mon faste, c'est encore bien pis. Depuis trois ans, trouvant les dentelles et les habits brodés trop mesquins pour ma vanité, n'ai-je pas affecté l'orgueil d'avoir toujours mes poignets garnis de la plus belle mousseline unie ! Le plus superbe drap noir n'est pas trop beau pour moi ; quelquefois même on m'a vu pousser la faquinerie jusqu'à la soie, quand il fait très-chaud. Mais je vous supplie, monsieur, de ne pas aller écrire ces choses à M. le comte de Vergennes ; vous finiriez par me perdre entièrement dans son esprit.

Vous avez eu vos raisons pour lui écrire du mal de moi que vous ne connaissiez pas ; j'ai les miennes pour ne pas en être offensé, quoique j'aie l'honneur de vous connaître. Vous êtes, monsieur, un honnête homme, tellement enflammé du désir de faire un grand bien, que vous avez cru pouvoir vous permettre un petit mal pour y parvenir.

Cette morale n'est pas tout à fait celle de l'Évangile ; mais j'ai vu beaucoup de gens s'en accommoder. C'est même en ce sens que, pour opérer la conversion des païens, les Pères de l'Église se permettaient quelquefois des citations hasardées, de saintes calomnies qu'ils nommaient entre eux des fraudes pieuses. Cessons de plaisanter. Je n'ai point d'humeur, parce que M. de Vergennes n'est pas un petit homme, et je m'en tiens à sa réponse. Que ceux à qui je demanderai des avances en affaires se défient de moi, j'y consens ; mais que ceux qui seront animés d'un vrai zèle pour les amis communs dont il s'agit, y regardent à deux fois, avant que de s'éloigner d'un homme honorable qui offre de rendre tous les services et de faire toutes les avances utiles à ces mêmes amis ! M'entendez-vous maintenant, monsieur ?

J'aurai l'honneur de vous voir cette après-midi d'assez bonne heure pour vous trouver encore assemblés.

J'ai celui d'être, avec la plus haute considération, monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur, bien connu sous le nom de

RODERIGUE HORTALEZ et Cie[14].

 

A l'égard du chevalier d'Éon, Beaumarchais, occupé à se défendre dans Paris contre des ennemis qui ne lui laissaient ni repos ni trêve, chargea Morande, son lieutenant à Londres, de rendre guerre pour guerre à celui qu'il ne pouvait aller combattre lui-même.

Morande fit un pamphlet de trente-huit pages in-folio contre d'Éon, auquel il eut l'impudence d'en adresser une épreuve, en lui demandant une entrevue afin de lui faire connaître à quelles conditions ils pourraient rester en paix. Mais d'Éon n'était point un Louis XV, et il répondit à Morande que son amitié était regardée par lui comme un fardeau cent fois plus onéreux que la haine dont il menace, et que mademoiselle d'Éon ne pouvait lui accorder d'audience qu'à Hyde Park — lieu ordinaire des rencontres à main armée —. En même temps, d'Éon envoya son beau-frère Ogorman et son ami le chevalier de Piennes, pour demander à Morande quels seraient son jour, son heure et ses armes. Mais le libelliste refusa de se battre, en déclarant qu'il n'aurait pas la main assez vile, ni le cœur assez bas, pour se mesurer contre une femme qui lui avait donné la preuve irrécusable de son sexe.

Furieux de voir son ennemi lui échapper par cette porte, qu'il n'était plus en son pouvoir de lui fermer, d'Éon exhala sa colère en imprécations d'un caractère si dragon qu'il est impossible de les reproduire. Ne pouvant avoir satisfaction de son diffamateur par les armes, il résolut de la demander aux tribunaux. Morande eut peur de la prison. Quelques mois après, il envoya sa femme à son terrible adversaire, qui, à la prière de cette malheureuse, consentit à arrêter le procès commencé.

 

 

 



[1] M. de Beaumarchais, de son autorité privée, me fait avouer ici ce que je n'ai jamais ni pensé, ni dit. Lorsque j'ai déposé mon coffre de fer chez milord, il ne m'a jamais demandé à voir même la couverture des papiers. Il s'en est totalement rapporté à ma parole, lorsque je lui ai déclaré qu'il contenait les papiers de la cour ; et l'inventaire détaillé et signé par M. de Beaumarchais a prouvé à milord que j'avais dit la vérité... Mais je sais me conduire chez l'étranger, et surtout chez l'ennemi naturel de la France, avec la prudence et la politique qu'une longue expérience des affaires, et vingt-deux ans de séjour chez l'étranger, m'ont données. Aussi ai-je fait un acte nécessaire de sagesse et de prudence en ne révélant pas à un amiral, à un pair d'Angleterre, allié à la famille royale, que j'avais une correspondance secrète avec le roi, et que cette volumineuse correspondance était cachée sous le plancher de ma chambre à coucher. Moi seul savais et devais savoir cela, et que ladite correspondance était près d'une mine. de poudre pour tout faire sauter en l'air, en cas qu'on eût voulu me forcer dans mon dernier retranchement. M. de Beaumarchais peut-il appeler supercherie la réticence nécessaire que j'ai faite à tout le monde, et que je n'ai pas eue pour lui qui venait de la part du roi et de son ministre ? Ne devrait-il pas être honteux de déclarer à un seigneur anglais, par un mouvement de vengeance particulière, mon secret, qui était celui du feu roi, qui m'avait ordonné de ne m'ouvrir là-dessus à âme qui vive ? Mais M. de Beaumarchais croit que tous les secrets, même les plus importants d'un État, sont des secrets de coulisse ! (Note du chevalier d'Eon.)

[2] Je suis fâché, monsieur, de voir vos tentatives de me faire brouiller avec mon ami le chevalier d'Éon. Je ne me soucie guère de quel sexe il ou elle est, je -n'ai jamais considéré, que son cœur, son âme et ses actions. Étant sûr qu'il n'y en a pas de meilleurs au monde, nulle personne me fera brouiller avec lui.

Je n'ai trouvé nulle supercherie, comme vous le dites, dans le dépôt des papiers du coffre de fer, qu'il m'a dit être les papiers de la cour. Et, à présent, je suis plus convaincu que jamais de son bonté de cœur et de la vérité de ce qu'il m'a dit, ayant vu de mes propres yeux l'inventaire desdits papiers, signé de votre main, et qui était tout ce que je désirais pour ma sûreté, sachant que si mon ami venait à mourir (et si je le voulais), la cour de France, et, à son refus, la cour d'Angleterre, m'aurait donné dix fois la somme qu'il me devait pour empêcher la publication !

Il me paraît bien surprenant et très-déshonorable pour la, cour de France, je vous l'avoue, que ses ministres ne mettent pas une fin honorable au paiement et au traitement d'une personne si extraordinaire que le chevalier d'Éon, qui a rendu tant de services à sa patrie, et qui a été si maltraité depuis si longtemps.

FERRERS.

[3] Beaumarchais et son temps.

[4] Voir à la fin du volume une curieuse lettre de Beaumarchais sur ses entretiens secrets avec ce lord Rochford.

[5] M. de Guines représentait la France à Londres. Le secret gardé à son égard sur la mission de Beaumarchais est une nouvelle singularité de la diplomatie française à cette époque.

[6] Voir Pièce justificative, n° 23.

[7] Voir Pièce justificative, n° 14.

[8] Voir Pièce justificative, n° 19.

[9] Voir Pièce justificative, n° 20.

[10] Voir Pièce justificative, n° 21.

[11] Pièce justificative, n° 22.

[12] Voir Pièce justificative, n° 23.

[13] Archives des affaires étrangères.

[14] Nous avons mis en lumière cette charmante épître de Beaumarchais vingt-trois ans avant M. de Loménie qui la donne comme inédite, ainsi qu'une ou deux autres lettres publiées dans nos Mémoires. M. de Loménie nous apprend que la réponse de Beaumarchais au docteur Dubourg avait eu du succès dans sa famille, et que l'une de ses sœurs lui écrivit à cette occasion : Monsieur l'entreteneur, je me sens forcée de vous dire que votre lettre à M. le docteur a fait fortune parmi nous ; les filles que vous entretenez sont bien vos très-humbles servantes, mais pourvu que vous les augmentiez. Je suis en attendant ce moment désiré, monsieur l'entreteneur, votre, etc., JULIE B.