MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE TREIZIÈME.

 

 

Lettre de d'Éon au duc de Choiseul exilé. — Paris qui se font à Londres sur son sexe. — Il cravache les parieurs. — Particularités de son organisation confessées par lui. — Mort de Louis XV. — Louis XVI cherche à retirer des mains de d'Éon les papiers dont il est détenteur. — Conditions du chevalier. — On veut le prendre par la famine. — Il emprunte sur ses papiers et se décide à se faire passer pour femme. — Raisons probables de cette résolution et preuves qu'elle a été spontanée de sa part.

 

On était au commencement de l'année 1771. La Dubarry avait ramassé le sceptre tombé des mains de la Pompadour, et poursuivait triomphalement le cours de son règne qui, d'après la classification du grand Frédéric, formait celui de Cotillon III. D'où et comment s'était élevée la nouvelle reine ; nul ne l'ignore. Mais nous ne pouvons mieux le rappeler qu'en citant le mot suivant du duc de Noailles à Louis XV : Je sais bien, lui dit un jour le monarque, que je succède à Sainte-Foy. — Sire, répondit le duc en s'inclinant, comme Votre Majesté succède à Pharamond ! Cette veuve d'un personnel si nombreux, dont le dernier amour avait devant lui une généalogie si effrayante, était née à Vaucouleurs. près du berceau de Jeanne d'Arc !...

Le chancelier Meaupou l'appelait sa cousine, et pour justifier ses droits à l'honneur de cette parenté, il lui fallait redescendre jusqu'à je ne sais quel rejeton d'Adam ou de Noé. Mais l'intimité du souvenir faisait la sublimité de la flatterie. Les courtisans d'ailleurs sont les parents nés de toutes les prospérités. La fortune et la faveur, voilà leur seule famille !

Moins flatteurs que le chancelier Meaupou, les ducs de Choiseul et de Praslin. qui s'étaient opposés à l'ascension du nouvel astre apparu au ciel de Versailles, venaient d'être renversés sous son char, après une de ces révolutions de cour les plus disputées que retracent les fastes des Petits appartements et les chroniques de l'œil de bœuf. Triomphante de ces émirs du palais, la sultane avait sauté d'aise en voyant leur chute ; et communiquant l'impulsion de sa joie à deux oranges devenues historiques, elle les lança et les recueillit comme un enfant qui joue à la balle, en disant : Saute, Choiseul ! saute, Praslin ! saute, saute !...

Le duc d'Aiguillon avait été nommé premier ministre. On sait qu'il avait été gouverneur de la Bretagne, et qu'à l'époque de l'invasion des Anglais en 1758, il fut accusé de s'être caché dans un moulin, pendant le temps que dura l'action. Lachalotais, ce fameux procureur général du Parlement de la même province, avait dit à ce sujet : Si notre général ne s'est pas couvert de gloire, il s'est du moins couvert de farine !... Plaisanterie qui devait causer la chute de tous les Parlements de France ! Lachalotais et d'Aiguillon devinrent les champions acharnés du duel dans lequel furent entraînés, d'un côté, la Dubarry et Louis XV ; de l'autre, les Parlements et le duc de Choiseul. Ayant combattu ensemble, ces derniers tombèrent ensemble et ne se relevèrent plus.

Nous trouvons à cette occasion, un trait trop beau de la part du chevalier d'Éon, pour ne pas le citer ici. En apprenant l'exil du duc de Choiseul, il lui écrit :

Londres, le 6 janvier 1771.

Monsieur le duc,

Vous m'avez longtemps honoré de votre bienveillance et de votre protection manifeste. Celle-ci ne s'est retirée de moi que par condescendance pour M. le duc de Praslin, mon ennemi, et votre parent, votre collègue.

Je me suis toujours réjoui de votre bienveillance, et ne me suis jamais plaint de votre abandon.

A l'heure où les courtisans de votre fortune vont vous renier, monsieur le duc, et s'éloigner de votre disgrâce, je m'en rapproche, et viens mettre à vos pieds l'hommage de mon dévouement et de ma reconnaissance qui ne finiront qu'avec ma vie.

Daignez les accepter, et me croire votre très-humble, etc.,

Le chevalier d'ÉON.

 

Il y a quelque chose de noble dans ces paroles de l'homme qui ne se fait courtisan que du malheur ; qui oublie quand tant d'ennemis allaient commencer à se souvenir, et se souvient quand tant d'amis allaient se hâter d'oublier.

Cependant, les bruits répandus par le comte de Guerchy et ses affidés sur le prétendu hermaphroditisme du chevalier d'Éon, avaient fait place à un autre bruit, à savoir : qu'il était tout simplement une femme, et cette rumeur était devenue un sujet de paris effrénés.

Craignant, non sans quelque raison, qu'on l'accusât de tremper dans ces spéculations, d'Éon résolut de faire une démonstration violente, qu'il raconte au comte de Broglie dans les lettres suivantes[1], où, tout en maintenant sa virilité, il semble admettre qu'il y a en lui un vice de conformation ou de tempérament.

A M. LE COMTE DE BROGLIE, SUBSTITUT SECRET DU ROI (En chiffres.)

Londres, le 25 mars 1771.

Monsieur,

Je ne puis toujours vous remercier de toutes les bontés que vous avez eues pour moi, et de l'intérêt vif que vous prenez à mon sort qui est à plaindre depuis si longtemps.

Les nouvelles grâces que le roi vous a accordées, ainsi qu'à M. le maréchal, votre frère, sont seules capables de soutenir mon espoir. Plût à Dieu que tous les seigneurs de la cour de Versailles fussent de la trempe des de Broglie ! Le roi serait servi comme il le mérite personnellement.

Depuis la disgrâce du duc de Praslin, j'ai le chagrin d'entendre et de lire même, jusque dans les papiers anglais, tous les rapports extraordinaires qui viennent de Paris, de Londres et même de Saint-Pétersbourg, sur l'incertitude de mon sexe, et qui se confirment dans un pays d'enthousiastes tel que celui-ci, à tel point que l'on a ouvert publiquement à la cour et à la cité des polices d'assurances sur une matière aussi indécente, pour des sommes considérables.

J'ai été longtemps sans rien dire. Mon silence ne faisant qu'augmenter les soupçons et les assurances, j'ai à la fin été, samedi dernier, à la Bourse et aux différents cafés voisins, où l'on fait les assurances et les agiotages de toutes les couleurs ; et là, en uniforme, avec ma canne, je me suis fait demander pardon par le banquier Bird, qui, le premier, a levé une assurance aussi impertinente. J'ai défié le plus incrédule, ou le plus brave, ou le plus insolent de toute l'assemblée, qui allait à plusieurs mille personnes, de combattre contre moi avec telle arme qu'il voudrait choisir. Tout le monde m'a fait de grandes politesses, et dans l'étonnement pas un seul de ces adversaires mâles de cette grande ville n'a osé ni parier contre ma canne, ni combattre contre moi, quoique je sois resté depuis midi jusqu'à deux heures à leur assemblée, pour leur donner tout ie temps de se déterminer entre eux. J'ai fini par leur laisser publiquement mon adresse, en cas qu'ils se ravisassent.

Voilà comment il faut absolument mener ces gens-ci pour les faire taire. Ils se permettent toutes sortes d'insolences envers les plus grands de la cour ; à plus forte raison contre moi, simple particulier, qu'ils voient exilé de la France et isolé ici. Le banquier Bird m'a déclaré, malgré ses excuses, que lui et ses confrères pouvaient faire des assurances ou paris les plus extraordinaires, même sur la famille royale, excepté seulement sur la vie du roi, de la reine et de leurs enfants, suivant un acte du Parlement ; et qu'il était autorisé par une grande dame, qu'il n'a jamais voulu nommer, à faire une telle assurance sur mon sexe.

D'ÉON.

 

AU MÊME (En chiffres.)

Londres, le 16 avril 1771.

Je vous prie, monsieur, de n'être pas fâché contre votre ancien aide de camp, si vous apprenez par la Gazette, ou autrement, que le 7 de ce mois j'ai cassé ma canne sur le corps de deux Anglais insolents à mon égard. J'ai été approuvé par tous les militaires et les gens sensibles à l'honneur.

Depuis mon expédition de la cité et celle-ci, personne, ni à la ville ni à la cour, n'ose plus faire de paris publics sur l'incertitude de mon sexe, que j'ai imprimé d'une façon très-mâle sur la face de mes deux impertinents.

 

AU MÊME (En chiffres.)

Londres, le 7 mai 1771.

Monsieur,

Pour que vous n'ayez pas d'inquiétude à mon sujet, j'ai l'honneur de vous prévenir que des amis prudents m'ont conseillé de quitter, sans rien dire à personne, le séjour de Londres, pour un ou deux mois, et d'aller voyager en Irlande sous un autre nom, et où je ne serais pas connu. Malgré les menaces et les coups que j'ai distribués, et tout ce que j'ai fait dans ma vie, une fureur inconcevable vient de se renouveler dans la Cité, pour faire des assurances considérables sur l'incertitude de mon sexe, et je suis averti de toutes parts que bien des gens riches ont conçu le projet de me faire saisir par ruse, force ou adresse, pour me visiter malgré moi, ce que je ne veux pas souffrir, et ce qui pourrait me mettre dans la cruelle nécessité de tuer quelqu'un dans un pareil cas.

Ma disparition de cette capitale remédiera à tout, et fera tomber à rien leurs assurances et leurs projets contre moi. Je puis vous protester, monsieur, sur mon honneur, que je ne suis pas intéressé pour un sou dans ces paris et assurances ; je puis en faire le serment dans tous les tribunaux de l'Europe. Je suis assez mortifié d'être encore tel que la nature m'a fait, et que le calme de mon tempérament naturel ne m'ayant jamais porté aux plaisirs, cela a donné lieu à l'innocence de mes amis d'imaginer, tant en France qu'en Russie et en Angleterre que j'étais du genre féminin. La malice de mes ennemis a fortifié le tout, depuis mes malheurs que je n'ai nullement mérités, et dont je devrais être quitte depuis longtemps.

J'abandonne le tout à la bonté naturelle du cœur du roi, à la vôtre et à la Providence ; et je prie Dieu, tous les jours, de me délivrer de cette vie et des méchants.

D'ÉON.

 

AU MÊME

Londres, le 5 juillet 1771.

Je n'ai eu le temps de parcourir que le nord de l'Angleterre et une partie de l'Écosse. Deux raisons principales m'ont empêché de passer en Irlande, comme je me le proposais :

1° Parce que je ne me suis pas trouvé assez d'argent ;

2° Parce que j'ai vu en voyageant, par les papiers anglais, combien le public, jaloux ici de la liberté, était alarmé, et mes amis particuliers dans une grande affliction sur mon prétendu enlèvement, et qu'ils avaient fait mettre les scellés sur les portes de toutes les chambres de ma maison. Je suis promptement revenu, tant pour rassurer le public et mes amis, qu'afin de pourvoir à mes affaires domestiques. Quant aux chiffres et papiers du roi, j'y avais pourvu avant mon départ, ainsi que vous le saviez d'avance, de façon qu'ils étaient introuvables, à moins de démolir la maison.

Par la poste de mardi dernier, je vous ai envoyé le Public Advertiser qui contient la déclaration sous serment, que j'ai faite devant le lord-maire, comme je ne suis pas intéressé pour un schilling, directement ni indirectement, dans les polices d'assurances qui ont été faites sur ma personne. Ce n'est pas ma faute si la fureur des paris sur toutes sortes d'objets est une maladie nationale parmi les Anglais, qui les porte souvent à risquer plus que leur fortune sur la seule course d'un cheval. Je me moque de toutes leurs polices d'assurances, de leurs discours, gazettes, estampes et d'eux aussi, et ils ne l'ignorent pas. Je leur ai prouvé et prouverai tant qu'ils voudront, que je suis non-seulement un homme, mais un capitaine de dragons, et les armes à la main. Ce n'est pas ma faute si la cour de Russie, et notamment la princesse d'Askoff, pendant son séjour ici, a assuré la cour d'Angleterre que j'étais femme. Ce n'est pas ma faute si le duc de Praslin a dressé et fait dresser en France des informations secrètes et presque publiques pour le prouver, tandis que son ami Guerchy débitait sourdement à cette cour que j'étais hermaphrodite ! Enfin ce n'est pas ma faute si j'existe tel que la nature m'a fait ; bien ou mal conformé, j'ai toujours, et de tout mon cœur et de toute mon âme, fidèlement servi le roi dans sa politique et à l'armée : je suis en état de le faire mieux que jamais, et serai toujours prêt à voler, pour son service, partout où il m'enverra.

D'ÉON.

 

Les protestations énergiques de d'Éon et les arguments fort cavaliers dont il les avait accompagnées n'avaient point dissipé les doutes répandus dans le public. Ils semblaient, au contraire, avoir piqué de plus en plus la curiosité. Des femmes, des jeunes filles même mettaient à la découverte de la vérité un naïf empressement. Miss Wilkes, jeune et jolie fille du fameux Wilkes — qui, par parenthèse, de proscrit était devenu député à Westminster et lord-maire de Londres —, écrivait sur joli petit papier, avec jolie petite écriture fraîche échappée de pension :

Mlle Wilkes présente bien ses respects à M. le chevalier d'Éon, et voudrait bien ardemment savoir s'il est véritablement une femme, comme chacun l'assure, ou bien un homme. M. le chevalier d'Éon serait bien aimable d'apprendre la vérité à Mlle Wilkes, qui l'en prie de tout son cœur ; il sera plus aimable encore s'il veut venir dîner avec elle et son papa, aujourd'hui ou demain, enfin le plus tôt qu'il pourra.

 

Sur ces entrefaites, le chevalier d'Éon reçut une lettre de Stanislas Poniatowski, l'ancien amant de la grande-duchesse Catherine, devenu roi de Pologne, qui lui offrait un asile et un emploi à sa cour. Il fit aussitôt part de cette offre au comte de Broglie, en lui demandant l'autorisation de l'accepter. Mais Louis XV crut devoir refuser cette autorisation à celui que, pourtant, il délaissait et sacrifiait. Le comte de Broglie lui répondit :

Vous devez sentir qu'il n'y a nul endroit où vous puissiez servir plus utilement le roi qu'à Londres, surtout dans les circonstances actuelles. De même, il n'y a point de lieu où vous puissiez être plus en sûreté qu'à Londres contre les malices de vos ennemis. Continuez donc votre correspondance avec moi et Sa Majesté, c'est le vœu du roi, qui vous recommande de ne pas quitter l'Angleterre sans ses ordres.

Au bas de cette lettre est écrit de la main de Louis XV : Approuvé.

 

Le chevalier d'Éon obéit, mais on ne tarda pas à l'oublier encore et à le laisser sans ressources, et dix-huit mois après ; le 24 septembre 1773, il était obligé d'écrire au comte de Broglie : Je suis dans le besoin ! et de manifester de nouveau le désir de quitter l'Angleterre. Il terminait cette requête par ces mots : J'ose dire que si, de mon naturel, je fusse né aussi faible et timide que je parais l'être par le sort de la nature, il en serait résulté de grands maux. Je ne regretterai jamais de m'être sacrifié pour éviter des chagrins à l'avocat (le roi), et des malheurs à votre maison[2].

Mais celui qu'il appelait l'avocat venait de descendre du haut tribunal de Versailles dans les caveaux de Saint-Denis. Sa mort entraîna la chute du duc d'Aiguillon, qui avait hérité de l'inimitié du duc de Praslin contre d'Éon[3]. Celui-ci espéra donc que justice pourrait lui être enfin rendue, et il adressa au comte de Broglie une lettre, datée de Londres, le 7 juillet 1774, dans laquelle, après avoir rappelé les approbations données par Louis XV à ses diverses missions, il ajoutait :

Je me contenterai de vous dire qu'il est temps, après la cruelle perte que nous avons faite de notre avocat général à Versailles, qui, au milieu de sa propre cour, avait moins de pouvoir qu'un avocat du roi au Châtelet ; qui, par une faiblesse incroyable, a toujours laissé ses serviteurs infidèles triompher sur ses fidèles serviteurs secrets, et a toujours fait plus de bien à ses ennemis déclarés qu'à ses véritables amis ; il est temps, dis-je, que vous instruisiez le nouveau roi, qui aime la vérité et qu'on m'a dit avoir autant de fermeté d'esprit que son illustre aïeul en avait peul il est temps, et pour vous et pour moi, que vous instruisiez ce jeune monarque que, depuis plus de vingt ans, vous étiez le ministre secret de Louis XV, et moi le sous-ministre sous ses ordres et les vôtres ; que, depuis douze ans, j'ai sacrifié en Angleterre toute ma fortune, mon avancement et mon bonheur, pour avoir voulu obéir strictement à son ordre secret du 3 juin 1763, et aux instructions secrètes y relatives ; que par des raisons particulières, connues uniquement du feu roi, il a cru devoir me sacrifier en public à la fureur de son ambassadeur Guerchy, à celle de ses ministres, et aux vapeurs hystériques de la Pompadour ; mais que sa justice et son bon cœur ne lui ont jamais permis de m'abandonner, dans le secret, et qu'il m'a donné, au contraire, par écrit, de sa propre main, sa promesse royale de me récompenser et de me justifier un jour à venir.

Quant à vous, monsieur le comte, vous saurez mieux peindre que moi par quelle jalousie, quelle perfidie, quelle bassesse et quelle noire vengeance du duc d'Aiguillon, vous vous trouvez encore en exil à Ruffec, sans avoir cessé d'être l'ami et le ministre secret du feu roi jusqu'à sa mort. Jamais la postérité nt pourra croire de tels faits, si vous et moi n'avions pas toutes les pièces nécessaires pour les constater, et de plus incroyables encore !

Si ce bon roi n'eût pas chassé les Jésuites de son royaume, et qu'il eût eu quelque Caramonel-Saa, ou quelque Malagrida pour confesseur, cela ne surprendrait personne ; mais, grâce à Dieu, j'espère que le nouveau roi nous tirera bientôt du cruel embarras où vous et moi sommes encore plongés.

J'espère qu'il n'aura pour confesseur, ni pour ami, ni pour ministre, aucun jésuite, soit en habit de prêtre, soit en habit de chancelier, soit en habit de duc et pair, soit en habit de courtisan, soit en habit de courtisane.

Je suis avec respect, etc.,

Le chevalier DON.

 

RÉPONSE DU COMTE DE BROGLIE

Paris, le 17 juillet 1774[4].

J'ai eu, monsieur, l'honneur de rendre compte à Sa Majesté que vous aviez, depuis longtemps, celui d'être admis à une correspondance secrète que le feu roi avait jugé à propos d'établir, et des circonstances particulières ou vous vous trouvez.

Sa Majesté m'a ordonné de vous mander d'adresser, à l'avenir et jusqu'à nouvel ordre, à M. le comte de Vergennes la suite des rapports que vous me faites passer, en vous servant du chiffre que vous aviez avec moi. C'est aussi sous l'enveloppe et l'adresse de ce ministre que vous me ferez réponse à cette lettre.

J'espère que vous apprendrez par lui incessamment ce qu'il aura plu au roi de décider sur votre traitement, et sur la conduite ultérieure que vous devez tenir. J'ai cru pouvoir répondre d'avance à Sa Majesté de votre obéissance, et du désir que vous aurez toujours de vous rendre utile à son service, et de lui donner des preuves de la soumission la plus parfaite.

Vous ne devez pas douter que je ne cherche, en cette occasion comme en toute autre, à vous témoigner les sentiments avec lesquels je suis, etc.,

Le comte DE BROGLIE.

Au bas est écrit de la main de Louis XVI : Approuvé.

 

En apprenant que le chevalier d'Éon était détenteur de correspondances particulières du feu roi sur des sujets assez graves pour que leur révélation pût amener une guerre entre la France et l'Angleterre, — selon les paroles comminatoires du chevalier, qui avait intérêt à grossir l'importance de ces papiers, — Louis XVI et le comte de Vergennes crurent prudent de retirer ces documents des mains d'un agent qui, après avoir crié depuis si longtemps à l'ingratitude, pouvait bien finir par céder au désir de la vengeance. D'Éon ayant de nouveau sollicité la permission de rentrer en France, le comte de Vergennes lui envoya le marquis de Prunevaux, premier capitaine au 1er régiment de Bourgogne, chargé de s'entendre avec lui. Mais l'entente ne fut pas aussi facile qu'on l'avait cru.

Comprenant que s'il ne profitait pas de cette occasion, il aurait peu de chose à attendre du nouveau règne, d'Éon avait résolu de mettre à haut prix les papiers d'État dont il était détenteur, et qui étaient devenus sa seule garantie. Il demanda donc : 1° Qu'il fût solennellement justifié des imputations calomnieuses dirigées contre lui par le duc de Praslin et le comte de Guerchy, et réintégré dans ses emplois et titres politiques, comme venait de l'être le fameux Lachalotais ; 2° Qu'on lui payât toutes les sommes, indemnités et avances qui lui étaient dues depuis vingt et un ans, et dont le total ne s'élevait pas à moins de 13.933 livres sterling ou 318.477 livres 16 sous.

Dans sa belle étude sur Beaumarchais et son temps, M. de Loménie, qui a pris la peine d'éplucher les détails de ce compte, le compare à un compte d'apothicaire, et pour justifier cette qualification, il en cite les articles suivants :

En novembre 1757, le roi actuel de Pologne, étant envoyé extraordinaire de la république en Russie, fit remettre à M. d'Éon, secrétaire de l'ambassade de France, un billet renfermant un diamant estimé 6.000 livres, dans l'intention que M. d'Éon l'instruirait d'une affaire fort intéressante qui se tramait alors à Saint-Pétersbourg. Celui-ci se fit un devoir de confier le billet et le diamant à M. le marquis de L'Hospital, ambassadeur, et de reporter ledit diamant au comte Poniatowski qui, de colère, le jeta dans le feu. M. de L'Hospital, touché de l'acte honnête de M. d'Éon, en écrivit au cardinal de Bernis, qui promit de lui faire accorder par le roi une gratification de pareille somme pour récompense de sa fidélité. Mais M. le cardinal de Bernis ayant été déplacé et exilé, le sieur d'Éon n'a jamais reçu cette gratification, qu'il se croit en droit de réclamer, ci. . . . . . . . . . 6.000 livres.

N'est-ce pas, dit M. de Loménie, une bonne plaisanterie que cette histoire d'un diamant refusé en 1757 et qui reparaît, à titre de créance, dans un mémoire de 1774 ? Passons à d'autres articles : cc M. le comte de Guerchy a détourné le roi d'Angleterre de faire à M. d'Éon le présent de mille pièces qu'il accorde aux ministres plénipotentiaires qui résident à sa cour, ci. . . . . . . . . . 24.000 livres.

Plus, n'ayant pas été en état, depuis 1763 jusqu'en 1773, d'entretenir ses vignes en Bourgogne, M. d'Éon a non-seulement perdu 1.000 écus de revenu par an, mais encore toutes ses vignes, et croit pouvoir porter cette perte à la moitié de sa réalité, ci. . . . . . . . . . 15.000 livres.

Plus, M. d'Éon, sans entrer dans l'état qu'il pourrait produire des dépenses immenses que lui a occasionnées son séjour à Londres depuis 1763 jusqu'à la présente année 1773, tant pour l'entretien et la nourriture de feu son cousin et de lui, que pour les frais extraordinaires que les circonstances ont exigés, croit devoir se borner à réclamer ce qu'exige, à Londres, l'entretien d'un ménage simple et décent, dans lequel on se limite aux frais et aux domestiques nécessaires ; ce qu'il évalue, en conséquence, à la modique somme de 450 louis, ou 10.000 livres tournois par an, ce qui fait, pour les dites années, ci. . . . . . . . . . 100.000 livres.

Il est à noter, dit M. de Loménie, que, depuis 1766, d'Éon touche 12.000 livres de pension par an. Le valet du Joueur, dans Regnard, présente un compte de dettes actives qui ne vaut certainement pas celui-là. Tout le reste est de même force.

 

C'est là un jugement sévère et même un peu injuste. Tout le reste du compte n'était pas de même force. Il y figurait des réclamations dont la justice ne pouvait être méconnue, et la preuve, c'est que la cour de France a fini par en reconnaitre la plus grande partie.

Parmi ces réclamations, nous citerons une somme de 10.000 francs empruntés par d'Éon pour les frais de son premier voyage en Russie, et sur lesquels il payait les intérêts depuis 1756. M. Rouillé, alors ministre des affaires étrangères, lui avait promis le remboursement de ces avances. Mais, dit le chevalier d'Éon, à mon retour en France, je ne trouvai plus ce ministre en place, et quand je renouvelai ma demande auprès de M. le cardinal de Remis et M. le duc de Choiseul, ils m'ont fait l'honneur de me dire l'un et l'autre : Il fallait vous faire payer dans le temps par mon prédécesseur.

Il écrivait au duc de Praslin le 22 août 1763 : Il y a bientôt dix ans que je suis politique, sans en être ni plus riche, ni plus fin. Plus je travaille avec zèle et courage, moins je deviens riche ; ma jeunesse se passe et il ne me reste plus qu'une mauvaise santé qui dépérit tous les jours, et plus de 20.000 livres de dettes.

Si donc, dix ans plus tard, d'Éon a un peu enflé son compte, c'est qu'il connaissait de longue main les gens auxquels il avait affaire. Il savait quel fonds il pouvait faire sur leur justice et leur générosité !

M. de Loménie qui a entrepris de faire le procès de d'Éon dans l'intérêt de Beaumarchais son client, fait une autre citation empruntée à une lettre adressée par lui au duc de Praslin, le 25 septembre 1763, et dans laquelle il fait de lui-même un portrait assez bizarre. Mais l'extrait donné par M. de Loménie n'est pas complet. Il est donc juste de le compléter et de dire que d'Éon répondait à une lettre du duc de Praslin qui lui reprochait d'avoir dépensé trop d'argent aux dépens de son cher comte de Guerchy, pendant qu'il gérait la maison de cet ambassadeur à Londres.

Je n'ai jamais été à la tête d'aucune maison, répond d'Éon, excepté de celle de mon père, et, un an après, elle est tombée en ruines. Si vous voulez me connaître, monsieur le duc, je vous dirai franchement que je ne suis bon que pour penser, imaginer, questionner, réfléchir, comparer, lire, écrire, ou pour courir du levant au couchant, du midi jusqu'au nord, et pour me battre dans la plaine ou sur les montagnes.

Si j'eusse vécu du temps d'Alexandre ou de Don Quichotte, j'aurais été sûrement Parménion ou Sancho Pança. Si vous m'ôtez de là, je vous mangerais, sans faire aucune sottise, tous les revenus de la France en un an, et, après cela, je vous ferais un excellent traité sur l'économie. Si vous voulez en avoir la preuve, voyez tout ce que j'ai écrit dans mon Histoire des finances, sur la distribution économique des deniers publics dans un État, et voyez toute la prétendue dépense que j'ai faite dans la maison de M. le comte de Guerchy. Je pourrais cependant défier les intendants et économes de trouver dans mes comptes une dépense inutile de 15 ou de 20 guinées sur le total. Si ce n'était pas à vous que j'eusse l'honneur d'écrire, je me servirais du proverbe : Voilà bien du bruit pour une omelette au lard.

 

Ainsi complétée et expliquée, la citation n'a plus le sens carnavalesque et cynique que lui donne M. de Loménie. C'est une simple boutade, comme il en échappe à tout homme qui écrit trop, ce qui était un peu le défaut de d'Éon. Il était grand barbouilleur de papier en effet, et en parlant de lui-même, il avait fait sa charge plutôt que son portrait. Gomme-tous les fanfarons de cette époque, il se calomniait un peu, croyant se vanter.

Nous croyons qu'il parlait de lui-même avec plus de vérité, lorsqu'un mois plus tard (le 25 septembre 1763) il écrivait au secrétaire du duc de Nivernais :

Je ne demande de l'argent que parce que je n'en ai point, que l'on m'en doit à la cour et que j'en dois à la ville, et que je ne l'ai pas dépensé pour mon service. Je ne crois pas qu'il y ait quelqu'un assez hardi dans le monde pour dire que j'ai mangé mon argent à me divertir ou à faire des folies. Ma vie est assez connue, et l'on sait que j'ai toujours vécu, dans tous les pays, sans chevaux, sans cabriolet, sans chien, sans chat, sans perroquet et sans maîtresse... La seule dépense que l'on pourrait me reprocher est d'avoir acheté plus de livres que je n'en puis lire, et plus d'armes que je ne puis me servir. Mais quel est l'homme qui ne paie pas le tribut à la nature par quelque faible ?... La fortune est pour moi une p.... à qui je donne cent coups de pieds dans le ventre, toutes les fois qu'elle se présente à ma porte avec un air malhonnête. Il ne me faut pour toute fortune que deux ou trois bons livres et mon épée ; avec cela je suis riche partout ; je couche aussi bien à terre que dans un bon lit. J'estime ma vie si peu de chose, que je la donne au premier qui voudra ou qui pourra la prendre.

 

Pour en revenir à ses comptes, il demanda, en sus de ses créances, que sa pension de 12.000 livres fût convertie en -un contrat de rente viagère de même somme.

Le marquis de Prunevaux n'offrit, en compensation des pertes passées, qu'une augmentation de 1.000 écus à la pension de 12.000 livres, et rejeta tout à fait la demande d'une réintégration solennelle qui eût été la condamnation d'hommes jouissant encore d'une grande influence.

La négociation fut donc rompue. Elle fut reprise, un peu plus tard, par un capitaine de grenadiers, M. de Pommereux. Mais tout ce qu'il put obtenir de d'Éon fut la réduction de ses prétentions pécuniaires à 256.000 livres.

Lassée de cette opiniâtreté, la cour de Versailles essaya de prendre d'Éon par la famine, et, pour la seconde fois, ses pensions et traitements, si mal payés, lui furent totalement supprimés. En apprenant cette rupture, l'opposition anglaise crut, comme la cour de France, à l'importance capitale des papiers détenus par d'Éon, et on lui en offrit des sommes considérables, s'il voulait les livrer. Il faut le dire à son honneur, il eut le patriotisme de résister à cette tentation. Cependant, comme il lui fallait vivre, il emprunta 5.000 livres sterling, soit une centaine de mille francs à l'un de ses amis et protecteurs dévoués, le lord comte Ferrers, en lui donnant une partie de ces papiers en dépôt, pour lui servir de garantie. Cet énorme prêt démontre combien le comte Ferrers croyait ces papiers intéressants. Cependant d'Éon avait eu soin d'excepter du dépôt les documents personnels au feu roi, qui étaient les plus précieux pour la cour de France et pour lui-même. Ces papiers renfermaient le plan de restauration des Stuart, celui de descente en Angleterre, et autres rêves constituant ce que d'Éon appelait le grand projet de Louis XV.

En même temps, ne conservant plus l'espoir de pouvoir reprendre du service sous un règne qui commençait si mal pour lui, d'Éon aborda résolument, vers cette époque, la question qu'il agitait depuis longtemps dans sa tête un peu affolée par tant de souffrances. A force d'entendre discuter sur son sexe dans la presse anglaise, il avait dû se demander, en souriant, ce qu'il adviendrait s'il était réellement une fille, au lieu d'être un homme. Cette question une fois posée devant son imagination, il avait dû l'envisager sous ses deux faces et les comparer l'une à l'autre.

Homme, sa carrière était à peu près finie comme militaire et comme diplomate ; disgracié, il allait disparaître de la scène du monde et tomber dans l'obscurité. Or, il avait horreur de l'ombre et du silence. Dans une lettre de lui à un ami, citée encore par M. de Loménie, il disait : Je suis une brebis que Guerchy a rendue enragée en voulant la précipiter dans le fleuve de l'oubli. Cette terreur de l'oubli se conçoit de la part d'un homme qui voyait l'Europe s'occuper de lui depuis si longtemps. La notoriété une fois acquise a des ivresses auxquelles on renonce difficilement.

S'il y avait un mystère dans son existence, si l'on apprenait que le capitaine de dragons et l'ex-ministre plénipotentiaire était une femme déguisée, loin de rentrer dans l'obscurité, il deviendrait le héros du jour et du siècle. Ses services prendraient des proportions extraordinaires. Le premier venu des capitaines était son égal, car la bravoure est la noblesse commune en France. De même, bien des négociateurs étaient à son niveau ; mais s'il était femme, pour trouver son égale, il faudrait remonter aux Jeanne d'Arc, aux Jeanne Hachette. Ne vaut-il pas mieux avoir une grande renommée comme femme qu'une médiocre comme homme ? Ce changement d'apparence ne lui apporterait que des avantages sans aucun inconvénient, puisque, de son propre aveu, il n'avait jamais ressenti le besoin de l'amour. Une métamorphose attirerait sur lui l'intérêt de l'Europe entière, et lui ferait obtenir plus facilement satisfaction du gouvernement français, qui n'oserait plus refuser à une femme le prix du sang versé et des services rendus.

Telle doit avoir été la gradation des idées par lesquelles il a passé, et des perspectives dont sa cervelle s'est peu à peu grisée, pour se décider à jouer la comédie qui a marqué la seconde moitié de sa vie.

Il a cherché à donner le change à la postérité, en écrivant plus tard à Beaumarchais : Je vous répondrai que ce n'est pas moi qui ai demandé cette métamorphose[5], c'est le feu roi et M. le duc d'Aiguillon, c'est le jeune roi et le comte de Vergennes ; c'est vous-même, en vertu de vos pouvoirs ; c'est la famille Guerchy, qui trembla au seul nom d'homme qui me reste encore par mon baptême. Et revenant sur ce dernier point dans une seconde lettre datée du 7 janvier 1776, il dit à Beaumarchais : Il ne me reste plus, monsieur, qu'une demande à vous faire, sur laquelle je prie le fils de M. le comte de Guerchy de s'expliquer clairement et loyalement par votre canal, comme je vais le faire de mon côté. Je sais qu'il a été, avec madame sa mère et M. le duc de Nivernais, chez MM. les comtes de Maurepas et de Vergennes, pour faire sentir à ces ministres qu'il croyait qu'il était de son honneur de se couper la gorge avec moi ; que ces deux ministres ont eu la bonté de calmer Mme de Guerchy, en disant qu'ils croyaient monsieur son fils trop homme de bien et d'honneur pour tirer l'épée contre une femme, et qu'elle se retira avec des remerciements, bien soulagée. Je vais à présent, monsieur, vous dire ma véritable et constante façon de penser à cet égard. J'ai toujours respecté la naissance, les qualités et les vertus de Mme la comtesse de Guerchy. Son fils était si jeune lors mes démêlés et procès avec son père que, loin de vouloir du mal à ce cher fils unique, je lui sauverais la. vie s'il était en danger, et qu'il fût en mon pouvoir de le faire. Jamais je ne l'attaquerai, mais toujours je me défendrai quand il voudra former son attaque. Rien ne me paraît plus juste, suivant le droit de la nature, que le fils prenne à cœur la défense du père. Donc, pour le mettre fort à son aise à cet égard, s'il croit qu'il est de son honneur de défendre la méchanceté et les crimes du feu comte de Guerchy, les armes à la main, je lui donne ma parole d'honneur que, pour sa satisfaction particulière, j'aurai l'honneur de me couper la gorge ou de me casser la tête avec lui, quand il voudra, et avec grand plaisir, pourvu qu'il vienne me trouver en Angleterre, qui a été le théâtre des scènes d'horreur que l'on a exercées à mon égard, et où, pour une telle opération, le terrain est le plus propre de l'Europe ; car vous sentez parfaitement que de me donner un appel en France ou ailleurs que dans mon île, ce serait une moquerie ou un piège, dont le public et moi ne serions certainement pas la dupe. Je lui donne de plus ma parole d'honneur qu'alors je ne quitterai point mon uniforme, et je soutiendrai envers et contre tous que je suis un véritable dragon. Jamais je n'arborerai, par défaut de courage, la robe de mon sexe. J'ai fait mes preuves là-dessus, et suis toujours prêt à recommencer. J'attendrai donc par votre canal une réponse catégorique de sa part sur cet objet si important pour moi. Toute ma vie j'ai été aussi chatouilleuse sur l'honneur militaire qu'une fille doit l'être sur la vertu de chasteté.

Mais Beaumarchais avait déjà déclaré à d'Éon que cette histoire était un conte, et il lui reproche de l'avoir répandue par un paragraphe anonyme a qui annonce malhonnêtement et contre toute vérité, que Mme de Guerchy s'est jetée aux pieds du roi, qui lui a tourné le dos.

 

La chevalière d'Éon persista, néanmoins, dans sa version reproduite plus tard par Mme Campan, et qui semblait, en effet l'explication la plus plausible de son travestissement. A cette explication que nous avions adoptée nous-même, M. de Loménie a fait les objections très-sensées que voici : Comment s'expliquer qu'un roi, pour étouffer les suites d'une querelle, ne trouve pas de moyen plus simple, que de changer un des adversaires en femme, et qu'un officier de quarante-sept ans préfère renoncer à toute carrière virile et porter des jupes pendant tout le reste de sa vie, plutôt que de s'engager tout simplement à refuser, par ordre du roi, une provocation, ou plutôt que de rester dans la disgrâce et l'exil, en gardant sa liberté et son sexe. Comment s'expliquer enfin, si le chevalier d'Éon n'est que la victime résignée des volontés de Louis XV, adoptées par Louis XVI, que lorsque ces deux rois sont morts, lorsque la monarchie française elle-même n'existe plus, lorsque d'Éon, retiré à Londres, n'a plus aucun intérêt d'argent ni de situation à subir le travestissement imposé, comment s'expliquer qu'il persiste à le conserver jusqu'à sa mort ?

C'est que l'initiative de cette comédie était venue de lui-même, comme nous en aurons la preuve tout à l'heure, et que, même après la chute de la monarchie, il n'a pas voulu se donner un démenti, ou reconnaître qu'il s'était prêté à une mascarade par vanité ou par faiblesse.

Nous n'avons trouvé, ni dans les papiers de sa famille, ni dans les archives des affaires étrangères, aucune preuve à l'appui de son assertion que Louis XV et le duc d'Aiguillon aient demandé sa métamorphose. Quant à Louis XVI et à M. de Vergennes, ils n'ont demandé, comme on le verra, la reprise de ses habits de femme qu'après la confession inattendue de son prétendu sexe, faite spontanément par d'Éon à Beaumarchais. Ce fut alors, pour a première fois, que M. de Vergennes suggéra à Beaumarchais l'idée de proposer à celle qui s'était reconnue pour femme d'en revêtir l'habillement, dans l'intérêt de sa propre tranquillité, parce que ses ennemis veillaient et lui pardonneraient difficilement tout ce qu'il avait dit d'eux. S'il portait une jupe, tout serait dit, mais, ajoute M. de Vergennes, c'est une proposition que lui seul peut se faire. Beaumarchais trouva l'idée très-juste, et ce fut ainsi qu'elle devint une condition de l'arrangement conclu avec d'Éon, auquel la transaction imposa, en outre, un silence absolu sur ses querelles passées, pour qu'elles fussent à jamais ensevelies dans l'oubli. Mais tout cela fut fait dans l'intérêt de d'Éon lui-même, autant que dans celui des familles de Guerchy et de Praslin.

Ces points historiques ainsi établis, revenons à l'époque où d'Éon parait avoir pris une décision définitive sur sa métamorphose.

Le capitaine de grenadiers, de Pommereux, le second négociateur dépêché auprès de lui par M. de Vergennes, paraît avoir reçu ses premières confidences sur ce sujet. Charmé de l'aventure, et aussi intrépide que naïf, ce capitaine lui aurait proposé de l'épouser.

Vint ensuite Beaumarchais, dont l'immixtion dans cette affaire fut la conséquence fortuite d'autres missions non moins curieuses dont il avait été chargé, en Angleterre, par la cour de Versailles.

 

 

 



[1] Ces lettres portent pour adresse extérieure : A M. Koppfing, banquier, rue Quincampoix, à Paris, et se trouvent aux archives des affaires étrangères.

[2] Ce que d'Éon dit de la faiblesse et de la timidité qui auraient pu résulter de sa nature, s'explique par ce qu'il a dit précédemment du calme et de la froideur de cette nature.

[3] Voir aux Pièces justificatives, n° 11, une curieuse lettre du fameux Jean Dubarry, sur l'inaction à laquelle il se trouve condamné par la chute de sa belle-sœur. Nous avons trouvé cette lettre dans les papiers de d'Éon.

[4] Archives des affaires étrangères.

[5] Nous verrons que par métamorphose, il n'entendait parler que de sa prise de jupes, dont il avait espéré pouvoir être dispensé.