MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE HUITIÈME.

 

 

Disgrâce du maréchal et du comte de Broglie. — Le chevalier d'Éon est l'anneau d'une secrète correspondance entre le comte de Broglie et Louis XV. — Mme de Pompadour met tout en œuvre pour découvrir la correspondance. — Interrogatoire du chevalier d'Éon. — Il est trahi. — Moyen qu'emploie Mme de Pompadour pour arracher le secret du roi. — L'orgie nocturne et la clé d'or. — La perte du chevalier d'Éon est résolue. — Instructions données au chevalier d'Éon contre l'ambassadeur. — Instructions données à l'ambassadeur contre le chevalier d'Éon. — Fermeté inébranlable de ce dernier. — Emportement du duc de Praslin et attaques du comte de Guerchy. — Ripostes du chevalier d'Éon. — Il quitte l'hôtel de l'ambassade et se retire dans une maison particulière.

 

Le chevalier d'Éon était à l'apogée de sa fortune. Menant de front deux missions, l'une officielle qu'il tenait des ministres, l'autre secrète qu'il tenait du roi, il correspondait pour la première avec les ducs de Choiseul et de Praslin, pour la seconde avec le comte de Broglie et M. Tercier. Cette dernière correspondance, à laquelle se rattachèrent à la fois les plus hauts intérêts de l'État et les plus petites intrigues de la cour, était soigneusement cachée à Mme de Pompadour qui, naguère amie de la famille des de Broglie, était devenue sa plus terrible ennemie. Par suite de cette inimitié, le maréchal de Broglie qui, d'après le jugement du général moderne Jomini, fut le plus grand capitaine que possédât la France à cette époque, et le seul qui se soit montré constamment habile dans la malheureuse guerre de sept ans, avait été disgracié et exilé. Cette nouvelle preuve de la toute-puissance de la favorite et de la faiblesse, sinon de l'ingratitude du roi, souleva tous les cœurs à Versailles et à Paris. Le jour où on l'apprit, on jouait Tancrède au Théâtre-Français. Mlle Clairon appuya avec affectation sur ces vers :

On dépouille Tancrède, on l'exile, on l'outrage ;

C'est le sort des héros d'être persécuté !

L'allusion fut accueillie par des applaudissements frénétiques, et l'actrice fut contrainte de répéter les deux vers au milieu des bravos et des acclamations universelles.

Le comte de Broglie ne tarda pas à ressentir le contrecoup de la disgrâce qui venait de frapper son frère ; — la sienne suivit de près celle du maréchal. Mais cette satisfaction accordée par Louis XV au vouloir impitoyable de sa maîtresse fut plutôt apparente que réelle, et, du fond de son exil, le comte de Broglie demeura le conseiller du souverain, son confident intime et son directeur privilégié.

Le chevalier d'Éon et M. Tercier étaient les deux branches de la communication mystérieuse qui subsistait entre Louis XV et le comte de Broglie, malgré la surveillance inquisitoriale de la Pompadour et du duc de Praslin, sa créature dévouée. Cette communication avait lieu entre les parties principales et leurs initiés, sous le voile d'une correspondance allégorique, espèce d'énigme nominale composée de sobriquets burlesques dont voici la clé :

L'Avocat, signifiait le roi.

Le Substitut, le comte de Broglie.

Le Procureur, M. Tercier.

Le Prudent, signifiait M. Durand, ex-plénipotentiaire à la cour de Pologne et membre du ministère secret.

Le Mielleux, le duc de Nivernais.

L'Amer, le duc de Praslin.

Le Lion rouge, ou la Porcelaine, le duc de Choiseul.

L'Intrépide, ou la tête de dragon, le chevalier d'Éon.

Le Novice, le Bélier, ou le Mouton cornu, le comte de Guerchy.

On voit par ces dernières désignations que Sa Majesté Louis XV n'observait pas pour son compte, et n'exigeait point des autres, un grand respect à l'égard de son ambassadeur.

Mme de Pompadour soupçonnait cette correspondance épistolaire de la maison de Broglie avec le roi, et ses affidés cherchaient depuis longtemps à en saisir la trace, comme le prouve l'extrait suivant d'une lettre écrite de Londres, le 23 mars 1764, par le chevalier d'Éon à M. Tercier, le procureur.

..... M. le duc de Praslin me fit un soir une espèce d'interrogatoire, vers la fin de mars 1763, sur le minuit. Sainte-Foy était témoin. Le duc me dit : Vous étiez, monsieur d'Éon, à la bataille de Phïlinsausen ? Contez-moi donc tout ce que vous avez vu ou su de cette bataille. Je le fis avec bonne foi, et dis tout ce que j'ai vu de mes propres yeux. Comme mon récit ne se rapportait pas au goût de M. le duc de Praslin, et à celui du comte de Guerchy, son satellite présent à notre conversation, il m'interrompait souvent en frappant du pied ; et se levant de son siège, il me dit plusieurs fois : Je sais tout le contraire de ce que vous dites, et cela par un de mes amis intimes qui y était aussi. — Il entendait par là le comte de Guerchy. — Puis il regardait Sainte-Foy. A mes réponses, le nez du duc s'allongeait et sa mine faisait des rires sardoniques. Mais vous n'avez pas bien vu tout cela, mon cher d'Éon ? Et moi de persister à assurer, comme je le ferai toute ma vie, que j'avais bien vu et bien entendu. M. le duc de Praslin a fini par me dire : C'est votre attachement aux Broglie qui vous fait parler ainsi. — Ma foi, monsieur le duc, ai-je répliqué, c'est mon attachement à la vérité. Vous m'interrogez ; je ne puis vous répondre que ce que je sais par moi-même.

Sainte-Foy, en sortant de chez le ministre, me gronda bien fort et avec amitié de mon peu de politique, et me dit : Mon cher d'Éon, je crains que vous ne fassiez pas fortune dans ce pays-ci ; allez-vous-en bien vite retrouver vos Anglais. — Je ne demande pas mieux, lui répondis-je. Peu de jours après, Mme la duchesse de Nivernais me demanda, en particulier dans son cabinet, si je n'étais pas en correspondance avec M. de Broglie. Je lui dis : Non, madame, et j'en suis fâché, car j'aime beaucoup M. le maréchal de Broglie, mais je ne veux pas le fatiguer de mes lettres ; et je me contente de lui écrire au jour de l'an. — J'en suis bien aise pour vous, mon cher petit ami, me répondit-elle, parce que je vous confierai qu'une grande liaison avec la maison de Broglie pourrait vous nuire à la cour et dans l'esprit de Guerchy, votre futur ambassadeur. Aussi ce dernier, depuis sa nomination à l'ambassade, a-t-il employé mille moyens pour découvrir si j'avais quelque correspondance avec M. de Broglie.

 

Les investigations de la Pompadour et de ses créatures avaient été infructueuses, lorsque le hasard ou plutôt la délation leur fit trouver ce qu'ils cherchaient en vain depuis longtemps. Le chevalier d'Éon raconte cet incident dans les termes qui suivent :

A l'époque des négociations relatives aux prétentions du prince de Conti au trône de Pologne et à la main de l'impératrice Elisabeth, une correspondance occulte avait été organisée entre le roi, le prince, M. Tercier, le chevalier Woronzow, le chevalier Douglass et moi. Le sieur Monin, secrétaire des commandements du prince de Conti, se trouva non-seulement dans le secret, mais encore il était l'agent le plus actif auprès du chevalier Douglass, de moi et de M. Tercier qui avait en lui une confiance entière. M. Tercier, le plus honnête des hommes, et qui croyait que tout le monde lui ressemblait, n'avait rien de caché pour l'ami Monin. Il lui montrait toutes les relations des ambassadeurs et ministres soit en Pologne, soit en Russie ; ce qu'il fit nombre de fois en ma présence. Malheureusement l'ami Monin avait jadis été le précepteur du comte de Guerchy qui en avait reçu sa belle éducation ; le comte de Guerchy avait fait présent, par reconnaissance, au prince de Conti de cet autre conseiller Bonneau. Monin, par un autre retour de reconnaissance, dès qu'il vit son ancien élève ambassadeur, et qu'il sut les recherches que faisait Mme de Pompadour, crut devoir apprendre au comte de Guerchy ce qu'il savait sur mon compte. Il lui déclara que j'étais depuis longtemps en correspondance secrète avec le roi, et qu'il me soupçonnait fort d'être un anneau de la chaîne mystérieuse qui unissait la maison de Broglie au souverain. Le comte de Guerchy ne perdit pas de temps et reporta la supposition toute chaude à son ami de trente ans le duc de Praslin, qui la communiqua de même à Mme de Pompadour. Celle-ci résolut de s'en assurer et de mettre tout en œuvre pour découvrir la vérité ; mais ni l'astuce de la femme, ni la séduction de l'amante, ni les artifices des ministres ne purent arracher au roi son secret La Pompadour se décida à employer d'autres moyens. Elle avait remarqué que Louis XV portait toujours sur lui une petite clé d'or, qui était celle d'un meuble élégant, en forme de secrétaire, placé dans ses appartements particuliers. Jamais la favorite, même aux heures de sa plus grande influence, n'avait pu obtenir que ce meuble lui fût ouvert. C'était une espèce de sanctuaire ou d'arche sainte dans laquelle la volonté du souverain s'était réfugiée, comme en un lieu d'asile. Louis XV ne régnait plus que sur ce secrétaire. Il n'était demeuré roi que de ce meuble ; c'était la seule partie de ses États qu'il n'eût point laissé envahir et profaner par la courtisane, le seul joyau de sa couronne qu'il n'eût point mis à ses pieds. — Il renferme des papiers d'État ! — telle avait été sa réponse à toutes les demandes, son explication laconique et péremptoire à toutes les instances. Or ces papiers n'étaient autres, que la correspondance du comte de Broglie et la mienne.

La marquise s'en douta. Il suffisait d'ailleurs que le secrétaire lui fût interdit pour qu'elle désirât y pénétrer. A l'intérêt de sa politique et de ses haines se joignaient les tentations de la curiosité : le fruit défendu a pour une femme d'irrésistibles attraits. Cela est vrai depuis le commencement du monde, et le sera jusqu'à la fin.

Un soir que Mme de Pompadour soupait avec son royal amant, elle fut pour lui plus prévenante, plus aimable, plus agaçante que jamais ; elle eut soin de faire boire son convive, afin d'ajouter l'ivresse du vin à l'ivresse de la concupiscence. Après tous les excès d'une double intempérance, le monarque tomba épuisé, affaissé sur lui-même, et s'abandonna à un sommeil profond. C'était le moment qu'attendait la bacchante traîtresse. Pendant que le roi dort, elle lui enlève la clé tant désirée, ouvre le meuble convoité et y trouve la confirmation entière de ses soupçons. A dater de ce jour, ma perte fut résolue[1].

Je fus signalé au duc de Praslin et au comte de Guerchy comme un ennemi ; et sans doute j'aurais été disgracié dès ce moment, si la favorite n'avait tenu, avant toute chose, à posséder la correspondance et les papiers que je devais avoir entre les mains. De là les alternatives de douceur feinte et de tracasseries réelles qui me furent prodiguées, et qui étaient le prélude des horreurs et des bassesses qui devaient suivre. La dissimulation avait été recommandée au comte de Guerchy, jusqu'à ce qu'il fut arrivé près de moi en Angleterre ; mais ce diplomate novice ne put s'empêcher de laisser échapper sa morgue et ses insolences vis-à-vis d'un homme qu'il jugeait perdu sans ressources. Son secret perçait à travers les querelles misérables et les picoteries qu'il me suscitait sur toutes choses ; et je l'aurais deviné, si M. Tercier ne m'en eût épargné la peine par la révélation suivante, contenue dans sa dépêche du 10 juin 1763. Le roi m'a appelé ce matin auprès de lui ; je l'ai trouvé fort pâle et fort agité. Il m'a dit, d'une voix altérée, qu'il craignait que le secret de notre correspondance n'eût été violé. Il m'a raconté qu'ayant soupé, il y a quelques jours, en tête-à-tête avec Mme de Pompadour, il fut pris de sommeil à la suite d'un léger excès, dont il ne croit pas la marquise tout à fait innocente. Celle-ci aurait profité de ce sommeil pour lui enlever la clé d'un meuble particulier, que Sa Majesté tient fermé pour tout le monde, et aurait pris connaissance de vos relations avec M. le comte de Broglie. Sa Majesté le soupçonne, d'après certains indices de désordre remarqués par elle dans ses papiers. En conséquence, elle me charge de vous recommander la plus grande prudence et la plus grande discrétion vis-à-vis de son ambassadeur, qui va partir pour Londres, et qu'elle a lieu de croire tout dévoué à M. le duc de Praslin et à Mme de Pompadour. Aussi Sa Majesté a-t-elle positivement déclaré qu'elle ne se serait jamais déterminée à l'envoyer en Angleterre, si elle ne comptait entièrement sur vous !

Déjà j'avais reçu, le 5 juin, une lettre du comte de Broglie, qui m'invitait à surveiller les vues du futur ambassadeur ; à louer, sous un prétexte quelconque, et avant son arrivée, un logement séparé et à l'abri de sa curiosité ; à prendre avec moi le sieur d'Eon de Mouloize ou le sieur Carlet de la Rosière, mes parents, afin que, dans aucun cas, soit de surprise, soit de mort, de feu ou autrement, la correspondance ne tombât en aucunes mains étrangères, et surtout, en celles de l'ambassadeur et ministre du roi. Il m'était recommandé, en même temps, d'indiquer les ordres et instructions particulières que Sa Majesté transmettrait ensuite a ses ministres et à son ambassadeur, et de ne m ouvrir sur tout cela à âme qui vive !

Conformément à l'avis qui m'en était donné, je louai aussitôt, sous mon nom, un petit appartement, dans une maison séparée, pour moi et mon cousin de Mouloize, et j'y transportai d'avance mes papiers les plus précieux, remettant à m'y installer moi-même lors de l'arrivée de l'ambassadeur, sous le motif que son hôtel ne pourrait contenir tout son monde, ce qui, du reste, était matériellement vrai. Mes précautions ainsi prises et ma retraite assurée, j'attendis le comte de Guerchy de pied ferme. Je m'étais trouvé avec lui à l'armée du Haut-Rhin, sous les ordres du maréchal de Broglie, et déjà je le connaissais pour ce qu'il était, timide en guerre, hardi en paix, ignorant à la ville et rusé à la cour, prodigue de l'argent d'autrui, avare du sien propre. La conduite qu'il tint envers moi me prouva bientôt que le jugement que j'en avais porté était encore au-dessous de la vérité.

 

La première précaution que crut devoir prendre le duc de Praslin contre le chevalier d'Éon fut de révoquer la nomination de ministre plénipotentiaire qu'il lui avait conférée. Elle l'avait placé presque au niveau du futur ambassadeur ; il fallait le faire descendre, pour que celui-ci pût le dépouiller plus facilement. Il était nécessaire qu'un état de sulbalternité tranchée le soumît d'avance et sans conteste aux ordres et à la toute-puissance d'un supérieur hiérarchique. Il fut donc déclaré au chevalier d'Éon, qu'aussitôt l'arrivée du comte de Guerchy il aurait à déposer son titre et à reprendre celui de secrétaire. Mais il répondit sans hésiter, qu'il ne se soumettrait point à cette dégradation ; que plutôt d'en accepter l'humiliation, il était prêt à résigner ses fonctions et à quitter le service du roi. Il consulte M. Tercier, dont le roi lui a dit de suivre les avis comme les siens propres. M. Tercier lui répond qu'il approuve sa façon de penser. Fort de cet appui, il s'enveloppe dans son droit et demeure inflexible.

Irrité de cette opiniâtre résistance, le duc de Praslin, homme âpre, irascible, se mit à harceler celui qu'il n'osait attaquer en face. Depuis longtemps le chevalier d'Éon sollicitait le paiement de frais et avances considérables qu'il avait faits de ses deniers dans ses différentes expéditions, et notamment dans ses voyages en Russie ; pauvre, il lui avait fallu emprunter sur mon mince patrimoine pour faire face à ces dépenses, dont tous les ministres, et le duc de Praslin lui-même, lui avaient successivement promis le remboursement. Cette promesse fut brutalement déniée ou retirée. Le chevalier se tut et dévora l'injustice en silence ; il vendit à réméré la maison de ses pères, et rendit avec le prix de son patrimoine l'argent qu'il avait emprunté et dépensé pour le service de l'État.

Une seconde tracasserie, plus misérable encore, se joignit bientôt à la première. En quittant l'Angleterre, le duc de Nivernais l'avait chargé de la direction de l'hôtel et du personnel de l'ambassade, dont l'entretien passait au compte du futur ambassadeur. Le chevalier d'Éon n'avait accepté qu'à son corps défendant ce rôle d'économe dans lequel il était aussi novice que le comte de Guerchy dans celui de diplomate. Afin de ne point s'égarer dans la route nouvelle et tout à fait inconnue où on l'abandonnait malgré lui, il résolut de suivre les errements du maître qui lui remettait les rênes, et de calquer autant que possible sa dépense sur la sienne. Mais il y avait du duc de Nivernais au comte de Guerchy la différence d'un grand seigneur libéral et magnifique à un bourgeois parcimonieux et mesquin. Dès le premier compte rendu, le nouvel ambassadeur jeta les hauts cris et se prétendit ruiné.

L'état de dépenses fourni par le chevalier d'Éon, ministre résident et plénipotentiaire, fut discuté et commenté comme le livre d'un cordon-bleu. Il s'ensuivit une négociation que le chevalier baptisa du nom de négociation de cuisine. Mais la discussion s'envenima, et passa de l'épigramme à l'aigreur, et de l'aigreur aux personnalités. Leduc de Praslin avait refusé au secrétaire d'ambassade la restitution des deniers avancés pour l'État ; il eut l'idée de rogner l'obole du ministre plénipotentiaire, auquel il accordait 5 ou 6.000 livres, pour indemniser l'ambassadeur auquel il accordait 200.000 livres de traitement et autant de frais de premier établissement. Chose incroyable, il fut proposé au chevalier d'Éon, comme accommodement, de laisser solliciter du roi, en son nom, et en faveur de ses services, une gratification qui passerait dans la poche- du comte de Guerchy, pour combler le petit déficit éprouvé par ce pauvre homme dans ses calculs économiques ! Chose plus incroyable encore ! le duc de Nivernais eut le courage, ou plutôt la faiblesse, pour ses amis de trente ans, comme il les appelle, de se faire l'organe de cette honteuse proposition ! Le chevalier d'Éon a remarqué que trois fois la plume tomba des mains du faible duc. La lettre où il insinue cette singulière transaction fut écrite à trois reprises ; elle porte trois dates différentes !... Quoi qu'il en soit, le chevalier d'Éon rejeta avec mépris cet indigne tripotage, et déclara qu'il s'opposerait à cet abus de la confiance du roi, à moins toutefois que le comte de Guerchy ne voulût lui donner du tout une reconnaissance notariée, laquelle reconnaissance il ferait homologuer en plein Parlement et entériner à la Cour des comptes !... Exaspérés, le duc de Praslin et son ami de Guerchy se laissèrent emporter, l'un à la menace, l'autre à l'insolence. C'en était trop pour le chevalier d'Éon : le vase de sa patience était rempli, il déborda. Au duc de Praslin il répondit par une dignité calme et intrépide[2] ; au comte de Guerchy, par un sarcasme écrasant, sans pitié, tiré à bout portant, et dont le pauvre comte fut percé d'outre en outre[3]. Puis après cette vigoureuse mais fatale sortie, il se retira dans la maison particulière qu'il avait louée, attendant tranquillement dans ce fort l'orage qui ne pouvait tarder à éclater sur sa tête.

 

 

 



[1] La Fortelle, qui publia, en 1779, la Vie politique et militaire du chevalier d'Eon sur des notes de ce dernier, avait arrangé et gazé cette anecdote en ces termes : Ni les charmes de la beauté, ni les artifices des ministres, ne pouvaient arracher au roi son secret ; il fallut employer d'autres moyens. Ceux qui possédaient les moments de ce roi faible et bon firent naître de ces instants où la raison anéantie met le plus grand homme à la disposition de la femme la plus timide. Mme de Pompadour en profite, et tire des poches de son souverain de quoi s'instruire suffisamment que le sieur d'Éon était dans la plus intime confidence du roi, son maître. Elle y connaît que, depuis son premier voyage secret en Russie, ce simple officier de dragons tient avec le monarque une correspondance inconnue à elle et aux ministres ; elle soupçonne une maison puissante d'en former la chaîne, et la perte du sieur d'Éon est résolue, comme le moyen assuré d'anéantir le maréchal, et spécialement le comte de Broglie, trop dignes l'un et l'autre de l'estime des Français pour n'avoir pas encouru sa haine ! Mais cette version, si considérablement adoucie à côté de celle du chevalier d'Éon, parut encore dangereuse à l'écrivain, car il la supprima entièrement, et après coup, sur son manuscrit, qui se trouve entre les mains de la famille d'Éon.

[2] LE CHEVALIER D'ÉON AU DUC DE PRASLIN

Londres, le 25 septembre 1763.

Monsieur le Duc,

J'ai reçu la lettre ab irato que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et dans laquelle vous me dites : Je n'aurais jamais cru, monsieur, que le titre de ministre plénipotentiaire vous fit si promptement oublier le point d'où vous êtes parti, etc., etc. Monsieur le duc, je suis parti fort jeune du point de Tonnerre, ma patrie, où j'ai mon petit bien et une maison au moins six fois grande comme celle qu'occupait M. le duc de Nivernais à Londres. En 1756, je suis parti du point de l'hôtel Dons-en-Bray, rue de Bourbon, faubourg Saint-Germain. Je suis l'ami du maître de la maison, et je suis parti, malgré lui, pour faire trois voyages en Russie et autres cours de l'Europe, pour aller à l'armée, pour venir en Angleterre, pour porter quatre ou cinq traités à Versailles, non comme un courrier, mais comme un homme qui y avait travaillé et contribué. J'ai souvent fait ces courses quoique malade à la mort, et une fois avec la jambe cassée. Malgré tout cela, je suis, si le destin l'ordonne, prêt à retourner au point d'où je suis parti.

J'y retrouverai mon ancien bonheur ; mon nouveau n'est qu'idéal, et je regrette souvent des plaisirs que je ne goûtais pas lorsque j'en jouissais. Enfin, monsieur le duc, tout ce que je puis assurer, comme géomètre, c'est que tous les points aboutissent à un centre commun, comme ils en sont sortis. Je n'ai qu'un mot à ajouter pour achever la justification de mon oubli prétendu.

Les points dont je suis parti sont d'être gentilhomme, militaire et secrétaire d'ambassade, tout autant de points qui mènent à devenir ministre dans les cours étrangères. Le premier donne un titre à cette place, le second confirme les sentiments et donne la fermeté qu'elle exige, le troisième en est l'école. J'avais parcouru cette dernière à votre jugement même, monsieur le duc, de façon à mériter des récompenses. Qu'y a-t-il donc d'étonnant qu'un apprentissage long, dur, mais accompli avec éloge, m'ait fait parvenir à la maîtrise ?

Mais quel qu'ait été le point d'où je suis parti, le roi mon maître m'ayant choisi pour le représenter, j'ai dû avoir tout oublié, et je dois n'avoir devant les yeux que le point où je me trouve. Voilà ma loi, et vous me la rappelleriez, monsieur le duc, si je l'oubliais.

[3] LE CHEVALIER D'ÉON A M. LE COMTE DE GUERCHY

Londres, le 25 septembre 1763.

Monsieur,

Je prendrai la liberté de vous faire observer, au sujet du caractère que le hasard m'a fait donner, que Salomon a dit, il y a bien longtemps, qu'ici-bas tout était hasard, occasion, cas fortuit, bonheur et malheur ; et je suis plus persuadé que jamais que Salomon était un grand clerc.

J'ajouterai modestement que le hasard qui ferait donner le titre de ministre plénipotentiaire à un homme qui a négocié heureusement depuis dix ans, n'est peut-être pas un des plus aveugles de ce monde. — Ce qui m'arrive par le hasard peut arriver à un autre par bonne fortune !.

Un homme quelconque ne peut se mesurer que par un ou plusieurs hommes : il y a plusieurs proverbes qui serviraient à prouver la vérité de ceci. Ainsi l'on dit communément : il est sot comme mille, il est méchant comme quatre, il est ladre comme dix ! C'est la seule échelle dont on puisse se servir, excepté certains cas où les hommes se mesurent par les femmes.

Or, il s'agirait de trouver la proportion existante entre un ministre plénipotentiaire, capitaine de dragons, qui a fait dix campagnes politiques, sans compter les campagnes de guerre, comme dit M. le duc de Praslin, et un ambassadeur lieutenant général qui débute.

Quant aux gratifications, il faudra bien, malgré vous, monsieur le comte, en distribuer à ceux qui viendront vous donner les violons et des aubades à votre porte ; sans quoi ils feront un sabbat abominable et finiront par la danse des cocus. Je suis heureusement à marier, mais ce sera votre affaire quand vous serez à Londres !... etc.