MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

 

 

La Russie abandonne l'alliance franco-autrichienne. — Mort de Pierre III. — Lettre du marquis de L'Hospital sur l'avènement de Catherine II. Le pacte de famille. — Le duc de Nivernais envoyé à Londres avec le chevalier d'Éon. — Portrait du duc de Nivernais. — Moyens secrets par lesquels on obtient la paix. — M. Wood et son portefeuille. — Compliment du marquis de L'Hospital au chevalier d'Éon sur les préliminaires de la paix. — Traité de Paris et de Londres. — Insurrection à Londres. — Le docteur Wilkes et le docteur Mulgrave. — Le chevalier d'Éon appelé en témoignage. — Il apporte à Versailles la ratification du traité. — Étonnement du duc de Praslin, et billet du duc de Nivernais à ce sujet. — La croix de Saint-Louis. — Lettre du duc de Choiseul. — Grand projet de Louis XV sur l'Angleterre. — Ordre secret donné au chevalier d'Éon. — Le duc de Nivernais s'ennuie à Londres. — Le comte de Guerchy est nommé ambassadeur de France en Angleterre. — Craintes du duc de Praslin sur le nouvel ambassadeur. — Le chevalier d'Éon est nommé résident, puis ministre plénipotentiaire à Londres. — Lettre du duc de Nivernais. — Le sylphe et l'œuf tondu. — Les seigneurs français dégraissés. — Dernier compliment et dernière épigramme du marquis de L'Hospital.

 

A peine Élisabeth avait-elle quitté le trône avec la vie, que Pierre III et Catherine, montant avec empressement à la place qu'elle laissait vide, donnèrent une libre carrière, celui-là à l'idolâtrie fanatique qui le portait vers la Prusse, celle-ci à la sympathie intéressée qui la portait vers les Anglais.

Au mépris de l'engagement signé, de l'argent reçu, le couple impérial déchira le traité qui le liait à l'Autriche et à la France. La tzarine et le tzar firent banqueroute à la foi du grand-duc et de la grande-duchesse. Non-seulement ils abandonnèrent la cause qu'ils s'étaient engagés à servir, mais encore ils signèrent avec Frédéric un traité d'union contre ceux-là même dont la veille ils étaient les alliés contre lui. Cette péripétie fut comme la répétition et la contre-partie de la scène déjà jouée au début de la guerre. On avait vu, en 1756, les Russes marcher tout à coup contre les Prussiens, leurs amis, pour lesquels ils avaient été rassemblés ; on vit, en 1762, ces mêmes Russes retourner à ceux qu'ils avaient abandonnés, et attaquer avec eux les Autrichiens et les Français, dont ils étaient les auxiliaires et les compagnons d'armes quelques semaines auparavant.

Un nouvel incident vint déranger cette situation nouvelle, aussi promptement qu'elle avait été formée, et changer encore une fois la face des choses, déjà si changeante et si variable. Pierre fut renversé subitement du trône par Catherine, sa femme, qui l'envoya au château de Robschak, où un frère de son amant, Orloff, se chargea de l'empoisonner et de l'étrangler. Le marquis de L'Hospital annonce en ces termes cet événement et ses suites au chevalier d'Éon :

A Plombières, ce 15 août 1703.

J'ai reçu, mon cher d'Éon, votre aimable lettre ; son style enjoué m'assure de votre bonne santé.

Voilà donc le matamore éteint. Le beau rôle qu'il va jouer dans l'histoire ! Voyons à présent celui de la nouvelle Catherine. Elle a tout le courage et les qualités qu'il faut pour faire une grande impératrice, et je me ressouviens avec plaisir de vous l'avoir toujours entendu dire ; sa fermeté, dans certaines occasions, a toujours été de votre goût. Vous avez aussi eu, il faut l'avouer, le tact du germe des vertus de la princesse d'Askoff ; il est vrai que vous l'avez connue et cultivée dès sa plus tendre jeunesse, et que vous et le chevalier Douglass nourrissiez son esprit de romans. Mais qui aurait cru, cher d'Éon, qu'elle eût été l'héroïne de celui-ci[1] ? M. le baron de Breteuil a rebroussé chemin pour arriver plus tôt selon ses instructions. Son second tome sera plus agréable que le premier, il connaîtra mieux le terrain ; mais vous, mon cher petit dragon, qu'allez-vous devenir à présent ? A vous dire le vrai, j'aime mieux que vous alliez ailleurs. Vous savez que l'on dit que les seconds voyages en Russie sont scabreux, et vous qui y avez déjà été deux ou trois fois, vous devez être bien plus sur vos gardes.

On débite ici que le comte de Kaunitz et Laudon sont disgraciés ; je n'en crois rien, quoique je sache qu'il y avait de quoi, par le crédit de la maréchale D... Et les préliminaires sont-ils signés ? Voilà nos nouvelles de Plombières. — Comptez, cher d'Éon, toujours sur la vérité et la constance de mon amitié. Adieu, je vous embrasse tendrement et je m'intéresse toujours à vos succès.

Je pense que l'Ethman Panin et le chancelier conseilleront à l'impératrice Catherine de rappeler les troupes en Livonie et Ingrie et autour d'elle ; qu'elle doit veiller à se maintenir sur un trône qu'elle a eu par son courage et la folie de son mari ; qu'elle doit n'avoir que des traités de commerce avec toutes les puissances de l'Europe, et veiller à l'intérieur de la Russie. Si elle est bien conseillée, elle associera son fils à son empire, en le mariant, s'il a les qualités qui conviennent à captiver sa mère ; mais, en attendant, elle l'élèvera dans cette intention, et elle le dira hautement, le déclarant, dès à présent, grand-duc de Russie et son seul et unique héritier. Si elle est au-dessus de ses passions, elle ne rappellera jamais Poniatowski ! Voilà, mon cher d'Éon, ce qu'elle doit faire. Qu'elle fasse la guerre aux Chinois pour avoir de l'argent ; qu'elle aille à Moscow et qu'elle affermisse un trône qu'elle ne doit qu'au hasard et aux pitoyables qualités de son indigne époux ; — qu'elle s'arrange avec le Danemark, jusqu'à ce que son fils puisse ratifier ce qu'elle aura fait ; — qu'elle nous rapproche des Anglais ; qu'elle soit avec nous, et menace les cours de Vienne et de Berlin, si elles ne veulent pas faire la paix. Voilà vos instructions, en cas que vous alliez en Russie au retour de Breteuil, car je ne crois pas qu'il y reste longtemps.

J'ai écrit à l'Ethman Rasomowski et à la Fresle d'Askoff[2]. — On dit que Bestuchef reviendra végéter et s'enivrer à Pétersbourg ; mais s'il est consulté, adieu Woronzow !

L'HOSPITAL.

 

Cette lettre est remarquable de prévoyance politique. Catherine éloigna son amant Poniatowski ; l'armée russe fut rappelée à Saint-Pétersbourg autour de la tzarine qui laissa l'Autriche et la France se battre avec la Prusse et l'Angleterre, jusqu'au jour où elle intervint pour recommander la paix. A ces prévisions du marquis de L'Hospital, confirmées par les événements, ajoutons-en une autre tirée d'une dépêche adressée par lui au cardinal de Bernis le 1er novembre 1757[3].

Le grand-duc, disait-il, se conduit de manière à s'aliéner le cœur des Moscovites. Il ne cache point son éloignement pour les Russes, son amour pour les Prussiens ; et ses inclinations ne sont soutenues d'aucun mérite personnel. Quant à la grande-duchesse, elle a plus d'esprit et est plus capable de conduite. Elle aime la lecture ; elle est romanesque et se pique de courage. Elle me disait dernièrement en pleine table, et devant tous les ministres, à propos de son goût pour monter à cheval : Il n'y a pas de femme plus hardie que moi, je suis d'une témérité effrénée. Poniatowski était vis-à-vis d'elle... L'impératrice Elisabeth, qui vieillit, veut régner tranquillement, et si elle venait à mourir, on verrait alors des révolutions subites. Jamais on ne laisserait le grand-duc sur le trône, et on s'en déferait assurément.

 

Ces paroles n'étaient-elles pas véritablement prophétiques ?

La défection de la Russie fut un coup de mort pour la cause franco-autrichienne, depuis longtemps agonisante. En vain Louis XV avait appelé ses frères d'Espagne et des Deux-Siciles au secours de sa détresse ; en vain ceux-ci, répondant à cette voix du sang, avaient-ils noblement osé se déclarer pour les vaincus ; en vain avait été conclu entre eux ce pacte de famille, grande pensée de Louis XIV, exécutée par le maréchal de Belle-Isle, qui reliait entre elles les diverses branches de la maison de Bourbon, et réunissait en faisceau les tiges éparses de ce grand arbre dont le feuillage ombrageait la moitié de l'Europe ; cette sainte et fraternelle association n'avait été que l'occasion de nouveaux désastres pour nous, et pour nos ennemis la matière de nouveaux triomphes ! La France avait perdu tout ce qu'elle possédait de colonies, d'établissements aux Indes, en Afrique, en Amérique ; les Anglais nous avaient tout enlevé, nous n'avions plus rien à leur laisser prendre. L'Espagne se présente ; ils la dépouillent en un instant de l'île de Cuba et des îles Philippines, aussi grandes à elles seules que l'Angleterre et l'Irlande. On a calculé que l'Espagne perdit en deux années plus' qu'elle ne produisait en vingt ans !... La France était plus malheureuse encore peut-être. Criblée de plaies, son noble corps saignait par cent blessures. Elle était épuisée. Tous les principaux citoyens et le roi lui-même avaient envoyé leur vaisselle à la monnaie. Les grandes villes et les riches communautés fournissaient des vaisseaux de guerre à leurs frais ; mais ces vaisseaux, à peine en mer, étaient capturés, ou bien les matelots manquaient pour les équiper ; les malheurs passés en faisaient craindre de nouveaux. Plus d'argent, plus de crédit, plus d'hommes, plus de secours ! Sept années d'alliance avec l'Autriche nous avaient été plus funestes que deux cents années de guerre contre elle. De même déjà, sous Louis XIV, les secours prêtés par nous à l'Espagne nous avaient plus coûté que tous nos combats contre elle depuis Louis XII !...

L'Allemagne était devenue un gouffre où s'étaient engloutis le sang et les trésors de la France. Ainsi se vérifiaient les prédictions de ceux qui avaient crié anathème à la cour de Versailles, lorsqu'elle se rapprocha de la cour de Vienne, et avaient proclamé cette union monstrueuse.

Chacun désirait la paix. Louis XV résistait seul à ce vœu général par amour-propre blessé ; et le chevalier d'Éon écrit plus tard (le 7 janvier 1771) que, par l'ordre secret de son maître, à l'insu du grand Choiseul, il avait fait durer trois ans de plus la guerre[4]. Mais enfin le duc de Choiseul obtint du roi l'autorisation d'entamer des négociations de paix. La tâche était difficile.

Que pouvait-on espérer d'un ennemi victorieux, et auquel la victoire n'était plus même disputée ? Quel accord ou quel partage attendre de celui qui a tout en son pouvoir ? Obtenir une transaction, en de pareilles conjonctures, était un tour de force à réaliser. Aussi choisit-on pour le tenter le diplomate qui avait alors le plus d'esprit ; le plus de tact, le plus de finesse subtile et délicate de toute la France.

J'ai nommé le duc de Nivernais. On l'appelait le Sylphe politique. Le chevalier d'Éon en a fait le portrait suivant :

La franchise et la gaieté sont le caractère principal de ce ministre qui, dans toutes les places et ambassades qu'il a eues, y a toujours paru comme Anacréon, couronné de roses et chantant les plaisirs au sein des plus pénibles travaux. Il aime naturellement à se livrer à l'oisiveté, néanmoins il travaille comme s'il ne pouvait vivre dans le repos, et il se rend à cette vie aisée et désœuvrée aussitôt qu'il se sent libre. Sa facilité naturelle et son heureux enjouement, sa sagacité et son activité dans les grandes affaires, ne lui permettent pas d'avoir jamais aucune inquiétude dans la tête, ni rides sur le front ; et quoiqu'il faille avoir vécu longtemps avec un ministre pour peindre son caractère, pour dire quel degré de courage et de faiblesse il a dans l'esprit ; à quel point il est prudent ou fourbe, je puis dire à présent que M. *** est fin et pénétrant, sans ruses et sans astuce. Il est peu sensible à la haine et à l'amitié, quoiqu'en diverses occasions, il paraisse entièrement possédé de l'une et de l'autre. Car d'un côté, il est séparé de sa femme, il la hait et ne lui fait aucun mal ; de l'autre, il a une maîtresse, il la chérit et ne lui fait pas grand bien. En tout, c'est certainement un des plus enjoués et des plus aimables ministres de l'Europe.

 

Le duc de Nivernais choisit pour aide le chevalier d'Éon ; — le succès merveilleux de ses voyages en Russie lui avait acquis une fort grande réputation diplomatique. Tous deux partirent au mois de septembre de l'année 1762. Citons ici, comme pièce curieuse, une lettre écrite par un vieil et noble gentilhomme, au duc de Nivernais, pour le complimenter sur l'insigne et honorable mission dont il était chargé. Cette lettre est du duc de Cossé-Brissac, que le chevalier d'Éon appelle un preux de la vieille roche, et dont le fils avait épousé une des filles de l'ambassadeur.

M. LE DUC DE BRISSAC A M. LE DUC DE NIVERNAIS.

Brissac, le 1er octobre 1762.

En vérité, monsieur le duc, ce n'est pas d'aujourd'hui que vous complétez ma joie par la distinction dont vous jouissez en notre nation ; elle est bien satisfaite de voir ses intérêts en vos mains spirituelles. Vous êtes reconnu le bouquet favori de la vertu ; j'en fais grande fête à mon cœur, votre allié. Je prie votre santé d'être rassurante aux travaux de votre gloire si cousue d'embarras ; soyez heureux dans les prééminences que vous donne l'opinion générale. Je souhaite à de prompts préliminaires la course de mon fils vers son beau-père. La sainte émanation de vous[5], si guirlandée de charmes qui allument ma vétusté, m'a écrit la lettre la mieux pensée. Ma chère petite n'a que faire de douter de l'amour le plus tendre et le mieux ordonné à mes sentiments. Vivez en bonne santé pour la paix de la mienne. On ne peut vous aimer et estimer mieux que je fais.

J'ai l'honneur d'être, monsieur le duc, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Le duc DE BRISSAC.

P. S. Je vous recommande M. d'Éon ; mon fils m'a dit que c'était un véritable dragon à l'armée et au cabinet.

 

C'est là, si je ne me trompe, le modèle et la fine fleur du style gentilhomme.

La paix fut obtenue à Londres par le duc de Nivernais et le chevalier d'Éon, avec une promptitude qui surprit tout le monde. Quelle fut la cause secrète de ce succès diplomatique ? On l'a généralement attribué à la vénalité du premier ministre lord Bute et de certains membres de la famille royale gagnés à prix d'or par la France.

Une lettre adressée par le chevalier d'Éon à M. Tercier, le 23 mars 1764, et que nous donnerons plus loin en son entier, semble prouver, dans tous les cas, qu'on employa des moyens difficiles à avouer, car l'ex-secrétaire du duc de Nivernais dit au premier commis du ministère des affaires étrangères : Si je suis abandonné totalement... en me forçant de me laver totalement dans l'esprit du roi d'Angleterre, de son ministère et de la Chambre des communes, il faut vous déterminer à une guerre des plus prochaines dont je ne serai certainement que l'auteur innocent, et cette guerre sera inévitable.

Nous avons trouvé, en outre, dans les papiers du chevalier d'Éon des billets d'audiences que la reine lui accordait généralement vers minuit, et qui témoignent de certaines négociations secrètes entre la souveraine de la Grande-Bretagne et la légation française. Ces billets signés de M. Cokrell, et portant le cachet royal, sont déposés, avec les autres papiers du chevalier d'Éon, dans la bibliothèque de la ville de Tonnerre.

Cependant, dit le chevalier d'Éon, la négociation, si heureusement commencée, avait rencontré un obstacle : enrayée dans sa marche, elle se trouvait dans une sorte de crise, lorsque le sous-secrétaire d'État de Sa Majesté britannique, M. Wood, vint, par hasard, conférer sur certains points litigieux chez le duc de Nivernais. Le diplomate anglais avait son portefeuille avec lui, et eut l'indiscrétion de nous dire qu'il contenait les dernières instructions et l'ultimatum que lord Egremont, secrétaire d'Etat, le chargeait de transmettre au duc de Bedfort, ambassadeur de la cour de Saint-James à la cour de Versailles. En entendant cela, le duc de Nivernais me regarde, et son œil se reporte vers le bienheureux portefeuille. J'ai saisi, du premier coup, le sens de cette muette pantomime. Il serait d'une haute importance pour notre cour de connaître le contenu de ces instructions, et les termes de ce fatal ultimatum !... Je savais le sous-secrétaire d'État grand amateur de bon vin et gros buveur. A mon tour, je fais signe au duc, qui invite sur l'heure le secrétaire à se mettre à table avec lui, pour mieux causer d'affaires. Il veut, dit-il, lui faire savourer quelques flacons de bon vin de Tonnerre, avec lequel j'ai, par parenthèse, affriandé plus d'un gosier d'outre-mer. M. Wood, alléché, mordit à l'hameçon... et, tandis que le duc et lui boivent à plein verre, j'enlève le portefeuille, j'en extrais la dépêche de lord- Egremont, dont je prends une copie littérale que j'expédie sur-le-champ à Versailles. Mon courrier arriva vingt-quatre heures avant celui de M. Wood ; et quand le duc de Bedfort vint entamer la discussion, MM. de Choiseul et Praslin, préparés d'avance à toutes les difficultés qui devaient être soulevées, et sachant le dernier mot de l'ambassadeur britannique, l'amenèrent bien vile à composition. Les préliminaires de la paix furent signés dès le lendemain (octobre 1762). A cette époque, le duc de Praslin, qui depuis devint mon mortel ennemi et le signataire de ma disgrâce, disait à son ami, le duc de Nivernais, que j'étais un sujet unique, et susceptible de toutes les grâces du roi ! Paroles qui furent oubliées aussitôt qu'on n'eut plus besoin de moi.

 

Cette espièglerie diplomatique, racontée plus tard par le duc de Nivernais, fit fortune à Versailles, où tout malin tour portait en lui son absolution, et était proclamé de bonne guerre par les mœurs du temps, surtout quand il était joué à nos bons amis les Anglais ; mais ceux-ci furent courroucés outre mesure contre le pauvre M. Wood, et les journaux de Londres firent de cette anecdote un véritable chef d'accusation contre les ministres, lorsqu'en 1770 ils prirent parti dans la grande querelle engagée entre ces derniers et le docteur Mulgrave, à propos de la paix dont nous parlons.

Pendant l'intervalle qui sépara la signature des préliminaires de celle du traité définitif, le chevalier d'Éon reçut à Londres la lettre suivante du marquis de L'Hospital, dont l'épigramme et le compliment habituel ne font défaut à aucune action importante de sa vie.

A Châteauneuf, le 8 novembre 1762.

Je me flatte, mon cher d'Éon, que Mme la duchesse de Gisors n'aura pas oublié d'écrire à M. le duc de Nivernais ce que j'eus l'honneur de lui dire chez la reine sur votre compte. D'ailleurs votre ambassadeur est trop bon connaisseur pour n'avoir pas saisi tout ce que vous avez de bon et d'excellent. Je vous charge, mon cher d'Éon, de lui faire tous mes compliments sur les préliminaires de la paix signée ; j'étais moralement certain de ses succès et des vôtres.

Je date, avec M. le duc de Nivernais, du château que j'habite en ce moment. Il avait en lui les germes de tous les talents et de toutes les belles qualités qu'il a si heureusement développés depuis. Vous êtes bien heureux, mon cher d'Éon, d'être compagnon d'un tel personnage : vous avez l'esprit et l'étoffe qu'il faut pour en profiter. Je n'ai pas répondu plus tôt à votre lettre, mon cher ami, j'ai toujours été en l'air, et, même ici, à peine ai-je eu le moment d'écrire. Notre pauvre ami, M. Douglass, est ici ; sa santé est toujours misérable ; il ne marche qu'avec des béquilles. Le docteur Lionnette soutient que c'est une paralysie, et que difficilement pourra-t-il guérir. Sa femme en a de grands soins. S'il avait été comme vous, mon cher d'Éon, il ne serait pas époux.

Adieu, cher d'Éon, donnez-moi de vos nouvelles, portez-vous bien ; je ne vous recommande pas d'être sage, vous l'êtes trop, et comptez sur la vérité de mes sentiments qui ne changeront jamais. Je vous embrasse de tout mon cœur.

L'HOSPITAL.

 

Le traité de paix définitif fut signé le 10 février 1763. L'Angleterre garda le Canada, premier théâtre de cette guerre qui s'était étendue de là sur toute l'Europe ; les îles de Saint-Vincent, les Grenades, Tabago, la Dominique, les rives du Sénégal et tout le continent septentrional de l'Amérique jusqu'au Mississipi. Pour arrondir ses conquêtes, l'Espagne lui céda les Florides ; mais l'Angleterre rendit à l'Espagne Minorque et Cuba.

La France fut exclue, dans l'Inde, de ses établissements sur le Gange ; mais elle obtint le droit de pêche vers Terre-Neuve et la petite île de Michelon, utile au sèchement de la morue. Elle recouvra, en outre, Belle-Isle, la Martinique, la Guadeloupe et Pondichéry.

En Allemagne, la paix de Hubertsbourg, signée entre Marie-Thérèse, l'électeur de Saxe et le roi de Prusse, remit les choses à peu près sur le pied où elles étaient avant la guerre. Voilà à quoi avaient servi tant de batailles données, tant de ruines amoncelées ! Telle fut la fin de la guerre de sept ans !

Mais une chose étrange, c'est que le traité de Paris et de Londres, si onéreux pour la France, et dans lequel l'Angleterre s'était fait une part de lion, fut accueilli avec des actions de grâce par la première, et par la seconde, avec des cris de rage. La raison en fut que, pour l'une, il était encore plus indispensable que déshonorant. Il lui restituait peu, mais plus qu'il ne lui eût été possible de reprendre ; il enlevait à l'autre, au contraire, ce qu'elle eût pu conserver, et la frustrait ainsi d'une partie de ses espérances. Aux yeux du peuple anglais, les ministres, qui avaient volontairement relâché ce qu'ils avaient entre les mains, passèrent pour des niais ou des traîtres ; et cette opinion ne fit que s'accroître avec le temps. L'esprit public, si perçant dans ses doutes, si clairvoyant dans les ténèbres, accusa la reine Charlotte d'intrigues, le roi Georges de faiblesse, la princesse de Galles et lord Bute de vénalité. Bientôt une main inconnue, trempant sa plume au cœur de la multitude, remue tous les soupçons qui y sont déposés et les agite avec une dialectique précise et vigoureuse. L'écrivain mystérieux, caché sous le pseudonyme de Junius, dont l'histoire n'a encore pu lever le voile, semble être un génie vengeur pour qui l'homme n'a point de secrets ; il lit à travers la poitrine de ceux qu'il accuse, et met leur conscience à nu aux yeux du monde.

En 1769 et 1770, le docteur Mulgrave, membre de la Chambre des communes, et le célèbre Wilkes, le grand agitateur, formulent en accusation, devant lè peuple et le Parlement, les dires de Junius, et mettent par leurs libelles l'Angleterre en feu. Wilkes est arrêté ; une sédition éclate : on promène sous les fenêtres du palais de Saint-James un char funèbre couvert d'emblèmes hideux, et sur lequel se tient debout un homme masqué, portant en main le glaive de l'exécuteur des hautes œuvres, pantomime destinée à rappeler à Georges III le sort de Charles Ier. Wilkes est relâché, nommé lord-maire de Londres et député de Westminster ! Le docteur Mulgrave fut moins heureux : traduit devant le Parlement, accusé de diffamation envers la princesse de Galles, lord Bute et tous les négociateurs de la paix, il ne craignit point d'en appeler au témoignage du chevalier d'Éon. Celui-ci fit ce qu'il devait faire : il défendit les ministres et la princesse accusés. Le docteur Mulgrave, n'ayant pas fourni les preuves juridiques à l'appui de ses allégations, fut exclu de la Chambre des communes, après que le président (speaker) l'eut réprimandé sévèrement. Si lui, et l'opposition qui le soutenait, avaient ainsi requis la déposition du chevalier d'Éon, c'est qu'on savait la part d'influence qu'il avait eue dans la conclusion du traité.

En raison de cette influence, roi d'Angleterre consentit à ce qu'il portât sa ratification à Versailles, faveur insigne et tellement exceptionnelle dans les us et coutumes de la diplomatie, que le duc de Praslin ne voulait pas y croire.

Il n'est pas possible, mon cher ami, écrit-il au duc de Nivernais, que vous envoyiez M. d'Éon porter la ratification du traité de paix. Le ministre anglais ne la confierait sûrement pas à un étranger ; cela serait contre toute règle et contre tout usage, et n'ayant pas ce prétexte, il n'y aurait nulle raison pour envoyer ici M. d'Éon.

Versailles, le 23 février 1763.

 

Quelques jours après, le chevalier d'Éon arrivait en France avec les ratifications, et le duc de Nivernais disait à son ami de Praslin :

Je suis bien aise que vous ayez été une bête en croyant, mon cher ami, qu'il était inexécutable de faire porter les ratifications du roi d'Angleterre par le secrétaire de France, mon petit d'Éon. C'est que vous ne savez pas à quel point va la bonté et l'estime que l'on a ici pour nous, monseigneur, et il n'y a pas de mal que vous l'ayez touché au doigt en cette occasion, car, sans cela, vous auriez été homme à nous mépriser toute votre vie, au lieu qu'à présent, vous nous considérez sans doute un peu.

Londres, le 3 mars 1763.

 

Il me porte bonheur, dit Louis XV, en embrassant le chevalier d'Éon. Et le 20 mars, il lui envoya la croix de Saint-Louis, Aussitôt arrive une épître du marquis de L'Hospital.

Châteauneuf, 10 avril 1763.

Vous voilà donc chevalier de Saint-Louis, mon cher d'Éon ! Je vous en félicite de tout mon cœur !

Louis-Jules-Barbon-Mazarini-Mancini, duc de Nivernais et Donjiois, pair de France, grand d'Espagne de la première classe, noble Vénitien, baron romain, prince du Saint-Empire, chevalier des ordres de Sa Majesté, cousin du roi, et son ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire auprès du roi de la Grande-Bretagne, académicien, etc., etc., vous a donné ou vous donnera l'accolade, et vous serez frère des preux paladins du bon vieux temps. Allez et marchez sur leurs traces !... C'étaient de rudes jouteurs et vous êtes bien fait pour leur tenir tête dans les champs de la politique ou sur le champ de bataille ; vous avez l'esprit et le bras fermes. Il n'y a qu'une chose qui m'inquiète, c'est la terza gamba.

En attendant que vous ayez acquis totam vim et universum robur, je vous embrasse tendrement,

L'HOSPITAL.

P. S. Lorsque vous verrez M. de Woronzow, faites-lui mille compliments. Son oncle est toujours chancelier ; mais le vieux sorcier de Bestuchef a voix au chapitre. Vous savez que je prenais toujours mon masque de verre quand j'allais le voir !

Adieu, cher ami, portez-vous bien et aimez-moi toujours.

 

Cependant cette paix qu'avait acceptée la France malheureuse avec une sorte de reconnaissance, cette paix ignominieuse attristait bien des âmes. Une de ses conditions surtout, celle qui nous obligeait à détruire de nos propres mains les fortifications du port de Dunkerque, sous l'inspection d'un commissaire anglais, consternait les hommes de cœur. Disons-le à l'honneur de Louis XV, qu'assez de taches ont terni et terniront encore dans cette histoire, son front royal ne s'était point courbé sans rougir sous le joug de cette impitoyable nécessité ; aussi chercha-t-il bientôt à se relever. Terrassé dans la lutte, il n'accepta point comme irrévocable sa défaite ; il consacra au contraire les heures de son abaissement à méditer la vengeance, et à chercher le côté faible par lequel il pourrait à son tour atteindre et renverser son vainqueur.

Depuis des siècles que la France luttait contre l'Angleterre, elle ne l'avait jamais combattue que hors de chez elle, sur le continent, soit en Allemagne, soit dans les Pays-Bas. Cette ennemie ne s'était jamais offerte en champ clos que jointe à nos ennemis qu'elle ameutait et soudoyait contre nous. Ainsi n'avait-elle jamais couru qu'une moitié des risques de la lutte. Nous pouvions la toucher, mais non la saisir ; nous pouvions la blesser, mais non l'étouffer : c'était donc dans son île qu'il fallait attaquer l'insulaire ; c'était dans son antre qu'il fallait aller trouver et acculer le léopard. Voilà ce que comprit Louis XV, comme Napoléon le comprit plus tard !...

Nous avons trouvé et lu avec curiosité, dans les Archives des affaires étrangères, divers plans de descentes et d'invasion qui furent secrètement combinés à cette époque. L'un de ces plans, surtout, œuvre du chevalier d'Éon, qu'il ne nous est point permis de reproduire, nous a frappé par la concordance remarquable des vues et des moyens qu'il développe avec ceux attribués sous l'empire à Napoléon lui-même. Le chevalier d'Éon fut l'un des confidents et des instruments les plus actifs du dessein politique qu'il appelle le grand projet de Louis XV. Il eut à ce sujet des conférences particulières avec le roi, le comte de Broglie et M. Tercier, seuls initiés à cette conspiration de la France vaincue et humiliée contre le plus constant et le plus heureux de ses adversaires. Au mois de juin de l'année 1763, Louis XV lui envoya l'ordre suivant, écrit et signé de sa main[6] :

ORDRE SECRET DONNÉ PAR LE ROI AU SIEUR D'ÉON

Le sieur d'Éon recevra mes ordres par le canal du comte de Broglie ou de M. Tercier sur des reconnaissances à faire en Angleterre, soit sur les côtes, soit dans l'intérieur du pays, et se conformera à tout ce qui lui sera prescrit à cet égard, comme si je le lui marquais directement. Mon intention est qu'il garde le plus profond secret sur cette affaire, et qu'il n'en donne connaissance à personne qui vive, pas même à mes ministres, nulle part.

Il recevra un chiffre particulier pour entretenir la correspondance relative à cet objet et sous des adresses qui lui seront indiquées par le comte de Broglie ou le sieur Tercier, et il leur procurera, par ce chiffre, toutes les connaissances qu'il pourra se procurer sur les vues que l'Angleterre suivra, tant par rapport à la Russie et à la Pologne, que dans le nord et dans toute l'Allemagne, qu'il croira intéresser mon service, pour lequel je connais son zèle et son attachement.

Versailles, le 3 juin 1763.

Signé : LOUIS.

 

Au projet de descente formé par Louis XV se joignaient deux autres plans accessoires : 1° celui d'un soulèvement de l'Irlande ; 2° celui d'une restauration en faveur des Stuart.

Muni des premières instructions relatives à cette grande et mystérieuse entreprise, le chevalier d'Éon retourna à Londres, où le duc de Nivernais l'appelait depuis longtemps à cor et à cri. Le sémillant ambassadeur s'ennuyait sur les bords glacés de la Tamise ; le papillon sentait ses ailes réfrigérées dans l'atmosphère humide et brumeuse de Londres. Tout son corps en tremblait. Il avait mal à la fois à son pauvre estomac, à sa pauvre gorge, à sa pauvre tête et à ses pauvres nerfs. Il était malade de Paris et de Versailles absents. Aussi n'attendait-il que l'arrivée de son secrétaire pour retourner à tire-d'aile aux rives de la Seine. Il lui écrit :

Mon cher petit ami,

Je reçois votre lettre seulement tout à l'heure par Benoit courrier ecclésiastique ; je ne puis que vous embrasser tendrement, car je suis assommé. Je lis ou j'écris depuis sept heures du matin, avec mon mal de gorge. Oh ! ma foi, assurez le duc de Praslin que si je reste encore ici trois mois, j'y resterai par delà ma vie ; et n'est-ce pas bien assez d'y rester par delà mes forces ?

Ma femme raffole de vous, m'écrit-elle, ma fille aussi, Mme de Roche fort aussi, et rien de tout cela ne m'étonne, car j'en fais autant de mon côté. Revenez vite et avec un bon traitement : voilà ce qu'il me faut, mais il me le faut. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de bien bon cœur. N'oubliez pas, je vous prie, de voir l'abbé de l'Isle-Dieu dont je viens de recevoir encore une grande diable de lettre.

Londres, le 3 mars, à huit heures du soir, 1763.

P. S. — Neuf heures du soir. — Je reçois à l'instant, mon cher ami, votre dépêche nocturne, et je vous remercie bien sincèrement des détails qu'elle contient. Je souhaite que l'on vous renvoie bien vite, bien vite ! Il semble que le diable s'en mêle depuis votre départ. Je suis accablé de besogne ; tous les jours de nouveaux embarras. J'ai en outre un mal de gorge fort désagréable ; ainsi vous jugez bien que le plus tôt que vous reviendrez sera le meilleur. Je ne vous en dis pas davantage aujourd'hui, et je me borne cc pour ce soir à vous aimer.

 

Le secrétaire se rendit enfin au touchant appel de l'ambassadeur souffreteux. L'élève alla relever le maître de ses fatigues.

Ne pouvant retenir à Londres son ami le duc de Nivernais, le duc de Praslin choisit pour le remplacer un autre de ses amis appelé le comte de Guerchy, dont nous devons dire deux mots, parce qu'il eut une grande part dans les événements que nous retraçons, et que son nom va se trouver fatalement uni à la suite de cette histoire. Le comte de Guerchy, né presque au même pays que le chevalier d'Éon, Bourguignon comme lui, était un de ces bons gentillâtres de la province, espèce d'hidalgos campagnards, vivant noblement dans une noble oisiveté, charitables jusqu'à la bourse, magnifiques jusqu'à la dépense exclusivement, ambitieux de grandes places pour le titre et du titre pour le traitement, estimant plus une bonne terre qu'une bonne éducation, et croyant qu'on en sait toujours assez quand on est bien né, bien portant et bien renté. Ce brave homme, dont le chevalier d'Éon achèvera le portrait, avait titre marquis de Nangis et vicomte de Fontenay le Marmion. Tiré des ruines de sa vicomté et des décombres de son marquisat par sa femme qu'alléchait l'odeur de la capitale, il vint à Paris et présenta sa moitié très-belle encore aux ducs de Praslin et de Nivernais, ses anciens amis, qui, à ce titre, gardèrent auprès d'eux la femme et envoyèrent le mari guerroyer contre les Prussiens. Il avait pris envie, en effet, au marquis de Nangis, vicomte de Fontenay le Marmion de se faire homme de guerre- Nommé lieutenant général, il batailla donc en Allemagne sous les ordres du maréchal de Broglie, en même temps que le chevalier d'Éon, tandis que la comtesse, son épouse, resta sous la protection spéciale du duc de Praslin. Celui-ci étant devenu ministre, la comtesse de Guerchy voulut que son mari montât en grade avec son ami, et eut l'idée d'en faire un ambassadeur. Il n'y a rien de tel qu'une femme pour faire faire un rapide chemin à un homme !... Le duc de Praslin n'avait rien à refuser à la comtesse, qui le payait de réciprocité, suivant la parole médisante du chevalier d'Éon. Cependant la bonne volonté du ministre en faveur du futur diplomate était troublée par quelques inquiétudes révélées dans la pièce suivante, que le chevalier d'Éon intitulé :

EXTRAIT D'UNE LETTRE CURIEUSE ET RARE DE M. LE DUC DE PRASLIN A M. LE DUC DE NIVERNAIS.

A Versailles, le 8 janvier 1763.

Mon bon ami,

Je suis toujours fort occupé de Guerchy ; je ne sais cependant si nous lui rendrons un bon office en le faisant ambassadeur à Londres. Il n'est pas aimé dans ce pays-ci ; je crains ses dépêches comme le feu, et vous savez combien les dépêches déparent un homme et sa besogne, quand elles ne sont pas bien faites. On juge souvent moins un ministre sur la-manière dont il fait les affaires, que sur le compte qu'il en rend. Je crois que notre cher ami fera bien. Je ne crois pas en avoir de meilleur à employer, mais il ne sait pas du tout écrire ; nous ne saurions nous abuser là-dessus[7]. D'un autre côté, je ne voudrais pas qu'il se ruinât, mon pauvre Guerchy. Vous faites monter la dépense à 200.000 livres ; cela ne m'effraie pas. Je puis lui donner 150.000 livres d'appointements et 50.000 livres de gratification ; ainsi il y aurait encore de la marge, en y joignant la dépense qu'il ferait à Paris. Mais je ne saurais lui donner, à ce pauvre cher ami, plus de 200.000 livres de première mise[8]. C'est le traitement le plus fort.

Adieu, mon bon ami, je vous aime de toute la tendresse de mon cœur.

 

Deux cent mille livres de première mise remédiaient passablement aux appréhensions qu'on avait de la dépense ; mais comment remédier à ces dépêches que l'on craignait plus que le feu ? Le duc de Nivernais songea à son secrétaire bien-aimé, et eut l'idée de l'attacher au futur ambassadeur en qualité de truchement ou de guide-âne, suivant l'énergique expression du chevalier d'Éon. Afin de décider celui-ci à rester au service de son ami, le duc complaisant sollicita pour lui le titre de résident, puis celui plus éminent de ministre plénipotentiaire qu'il offrit comme récompense à son mérite, et comme séduction à son ambition légitime. Déjà retenu secrètement à Londres par la mission que lui avait confiée Louis XV, et qui, d'après une lettre du comte de Broglie, tenant aux affaires les plus secrètes et les plus importantes de l'Etat, rendait sa présence nécessaire en Angleterre, le chevalier d'Éon accepta l'offre du duc de Nivernais, moins à cause de la position élevée et honorable qu'elle lui assurait dans le présent, que du chemin qu'elle lui ouvrait vers un avenir désiré.

 

LE DUC DE NIVERNAIS AU DUC DE PRASLIN

Londres, le 17 janvier 1763.

Rassurez-vous, mon cher ami ; tout ce que vous désirez s'arrangera ; et il dépend de vous de l'arranger à la satisfaction de tout le monde. Vous devez savoir que le petit d'Éon n'est venu à Londres avec plaisir que dans l'espérance de s'en retourner avec moi en France, pour être ensuite placé par vous quelque part en qualité de résident ou de ministre, étant un peu las d'avoir secrétarisé depuis si longtemps et avec tant de personnages divers. Mais il vous est tendrement attaché ; toutes ses répugnances et tous ses désirs se combineront toujours avec vos intentions, et ce qu'il souhaite, par préférence à tout, est de faire ce qui vous plaît. En revanche, il est juste que vous cherchiez aussi de votre côté à lui faire plaisir ; et voici comme cela se peut arranger très-parfaitement et très-utilement pour son bien, pour celui du service du roi, et pour celui de mon successeur, que je suppose notre ami Guerchy. Donnez-lui la place de résident avec tels appointements que vous voudrez : il est très-aisé à vivre ; il en sera plus considéré ici et partant plus utile, et il sera aussi plus content, parce qu'il aura la certitude de passer, en sortant d'ici, à une autre place, y compris celle de Pétersbourg, pour laquelle il a toujours du faible.

D'ailleurs vous devez et vous pouvez compter sur ma parole, que rien n'est mieux que d'avoir ici un résident à demeure ; croyez que le service du roi se trouvera fort bien de cet arrangement, et comptez que le petit d'Éon est le plus propre que vous puissiez trouver pour remplir cet objet-là. Je regarde donc cela comme arrangé.

Il ne m'a pas été possible de vous écrire cela de ma main ; je ne vois en vérité pas clair, et je suis vraiment tué par le travail qui me porte sur les nerfs et sur l'estomac d'une manière insupportable. J'ai outre cela un bon gros rhume bien étoffé, qui, selon l'usage d'Angleterre, ne finit point, et que je promène pourtant tous les jours, soit à pied, soit à cheval : à pied pour faire vos affaires de mon mieux, et à cheval pour ne pas périr tout à fait d'insomnie, de vapeurs, et de non-digestion. Vienne le mois d'avril, tout cela ne sera rien ; en attendant je me résigne. Je vous embrasse, mon très-cher ami, avec toute la tendresse de mon cœur.

P. S. Je vous envoie les détails économiques d'où résultera la décision de notre ami, et je ne doute pas qu'il n'accepte.

 

Le chevalier d'Éon fut nommé résident, puis, peu de temps après, ministre plénipotentiaire de France à la cour de Saint-James. A peine fut-il arrivé à Londres que le duc de Nivernais s'en échappa, comme l'oiseau — prisonnier à qui l'on ouvre sa cage. Cependant il ne dirigea pas aussitôt son vol vers Paris ; il avait un caprice à satisfaire auparavant. L'ambassadeur académicien, noble Vénitien, grand d'Espagne, etc., etc., avait rêvé un titre à ajouter à ses titres, une décoration à ses décorations. Fantaisie lui était venue de reparaître, aux yeux des dames de Versailles, coiffé du bonnet de docteur de l'université d'Oxford.

Enfin le duc de Nivernais débarqua sur la terre de France, pimpant, chantonnant et s'ébattant comme le cygne en sortant des eaux.

M. de Nivernais est arrivé, écrit Sainte-Foy au chevalier d'Éon, le 2 juin 1763. On l'a trouvé plus maigre encore qu'à son départ. Ces diables de Bretons tondraient donc sur un œuf, puisqu'ils ont trouvé le moyen de rogner ainsi notre sylphe politique !

Cette plaisanterie de Sainte-Foy, dit le chevalier d'Éon, m'a rappelé le discours d'un vieux matelot anglais à Calais, lorsqu'au commencement de septembre 1762, M. de Nivernais s'embarqua pour Douvres. Ce matelot disait à son jeune camarade : Regarde ce duc comme il est maigre et exténué ; je l'ai connu autrefois, il était gros et gras. Vois comme, pendant cette guerre, nous avons dégraissé les seigneurs français !

En apprenant la nouvelle élévation de son ancien secrétaire, le marquis de L'Hospital lui adressa le compliment et l'épigramme obligés que nous avons vu paraître après tous les actes de la vie du chevalier d'Éon. C'est une espèce de sérénade que le vieil ambassadeur prend plaisir à faire entendre aux oreilles de son jeune ami à chacun de ses beaux jours ; un bouquet qu'il apporte aimablement et immanquablement à toutes ses fêtes, et dans lequel la malice se cache toujours derrière la félicitation, comme l'épine derrière la fleur. Mais cette missive fut la dernière du marquis[9] ; et, par une sorte de concordance singulière, le dernier vœu du vieillard répondit au dernier bonheur du jeune homme. Avec les lettres de l'un, la fortune de l'autre va finir.

LE MARQUIS DE L'HOSPITAL AU CHEVALIER D'ÉON

Paris, le 28 juillet 1763.

Je vous présente, mon cher d'Éon, le fils aîné de M. Daudé, premier échevin de la ville de Lyon, et un de nos plus habiles négociants. Il est mon ancien ami, et je m'intéresse sincèrement et vivement à ce jeune homme Je vous demande bonté et amitié pour lui, et de vouloir bien le conduire ; il sera aussi docile que reconnaissant de ce que vous voudrez bien faire pour lui, qui sera comme fait à moi-même.

Quant à moi, mon cher ami, je tiens constamment à ma résolution de chercher de plus en plus le repos et la liberté, après cinquante et un ans de service, qui m'ont mérité les grâces et les bontés du roi et l'estime générale, bien, à mon gré, plus désirable que les richesses et les honneurs. Je vais à Châteauneuf y graver à l'entrée de mon château sur le marbre ces mots : Otium cum dignitate. Je m'y confinerai sept ou huit mois de l'année, si je ne trouve pas à vendre cette belle terre pour payer ce que je dois. Il n'est donc pas possible que quelque Anglais enrichi de nos dépouilles veuille nous restituer 850.000 livres, en les employant à acquérir au centre de la France cette belle terre, en lui procurant la permission du roi d'en faire l'acquisition. A tout hasard, je charge M. Daudé de vous en remettre un état succinct. J'ai toujours dans l'esprit que vous pouvez me rendre ce service en badinant. Votre cousin vous aura mandé combien je désire lui rendre service, surtout depuis qu'il m'a fait lire votre lettre. Je vous reconnais bien, mon cher d'Éon, dans tout ce que vous faites pour lui !

Je vous fais mon compliment sur votre nouveau caractère de ministre plénipotentiaire. Vous voilà de toutes manières susceptible des plus grandes places, que vous remplirez bien. Vous avez en vous ce qui distingue les hommes, l'esprit et le courage. Vous y joignez les qualités qui accompagnent toujours les deux premières, vertu et honneur. Ainsi vous êtes à présent connu pur homme, Vir ! Ce qui vous manque physiquement assure davantage l'effet de vos qualités et de l'emploi de votre temps !

On dit qu'il y a bien des tracasseries à Compiègne, bien des intrigues et des semences de haine et de division. Ce sont les graines qui naissent dans les champs de cour. Il faut y marcher, faire route à travers les épines, et les regarder comme blessures légères.

Ma santé se soutient assez bien, et je serais le plus heureux des hommes si j'étais sans dettes. On me reproche d'avoir trop dépensé dans mon ambassade ; mais l'argent est le grain que j'ai semé pour arriver à la confiance, et c'est ainsi que nous avons mené sur l'Oder cent mille Russes, qui y ont reçu et gagné quatre batailles ; vous le savez, mon cher d'Éon. Cependant on m'a reproché presque- durement que j'avais jeté l'argent par les fenêtres ; mais on ne peut m'accuser de l'avoir ramassé ! Je suis riche de mes vertus et de mon courage, et je ne cherche ni ne demande rien. Je dors mes sept ou huit heures tranquillement et sans reproches. J'ai soixante-sept ans ; ainsi j'ai vécu, car à l'avenir je n'ai que misères et infirmités à attendre. Je les esquiverai le plus qu'il me sera possible, et puis je partirai sans regrets pour l'autre monde, enveloppé du manteau de ma philosophie.

Adieu, mon cher d'Éon, je vous aimerai toujours, et je vous embrasse tendrement et sincèrement,

L'HOSPITAL.

 

 

 



[1] Singulier roman que celui qui commence par un détrônement et finit par un assassinat ! C'est bien une tragédie, et une tragédie horrible. La princesse d'Askoff ne prit part qu'aux préliminaires, Alexis Orloff se chargea seul du dénouement. La princesse d'Askoff était fille du sénateur Woronzow, parent du chancelier. Mme d'Abrantès raconte que le père de cette princesse la destinait à l'emploi de maîtresse de Pierre ; pour la préparer à ce rôle, il la conduisit à Oraniembaum, palais du grand-duc et le théâtre de ses orgies. La jeune Russe recula de dégoût à l'entrée de ce lupanar, espèce de bouge, au milieu duquel des femmes, et des plus hautes, ivres et débraillées, s'emplissaient de bière anglaise et de fumée de tabac. Moins difficile que sa sœur, Romanowena, seconde fille du sénateur Woronzow, accepta l'emploi rejeté par la princesse d'Askoff ; celle-ci devint l'amie intime et dévouée de la grande-duchesse, qu'elle aima de toute l'horreur que lui avait inspirée son mari. Au milieu de la dramatique révolution qui débarrassa Catherine d'un époux dangereux, et la fit seule maîtresse du trône, la princesse d'Askoff se montra l'un des agents les plus actifs et l'un des conspirateurs les plus intrépides. Elle fut un véritable héros d'audace masculine et de hardiesse chevaleresque. Pour récompense, Catherine lui envoya l'ordre de voyager. Mais un peu plus tard, la tzarine eut de nouveau besoin d'elle. La croyant initiée à une conspiration dont elle voulait lui arracher l'important secret, elle lui écrivit une lettre pateline dans laquelle elle lui parla des obligations qu'elle avait méconnues et qu'elle brûlait de réparer. La princesse répondit en quatre lignes aux quatre pages de l'autocratrice :

Madame, je n'ai rien entendu ; mais si je savais quelque chose, je me tairais. Que voulez-vous de moi ? que je meure sur l'échafaud ? Je suis prête à y monter.

[2] Fresle, vieux mot, tiré de l'allemand frau, et synonyme de demoiselle.

[3] Archives des affaires étrangères.

[4] Pièces justificatives, n° 19.

[5] C'est-à-dire la fille du duc de Nivernais.

[6] Archives des affaires étrangères.

[7] Je supplie le lecteur de bien peser ces paroles : Il ne sait pas du tout écrire, mais il n'y a personne (à la cour de France) de meilleur à employer ! (Note du chevalier d'Éon.)

[8] Le pauvre homme ! (Note du chevalier d'Éon.)

[9] Cependant le vieux diplomate, ami constant de d'Éon, ne mourut qu'en 1776.