MÉMOIRES SUR LA CHEVALIÈRE D'ÉON

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

La naissance et la jeunesse du chevalier d'Éon. — Ses premiers ouvrages et ses premiers amis. — Sa chasteté exceptionnelle.

 

Le chevalier d'Éon naquit, le 5 octobre 1728, à Tonnerre, petite ville de la basse Bourgogne, depuis longtemps renommée par ses vins, dont le chevalier parle fréquemment dans ses lettres avec une tendresse toute filiale. Il dit avoir souvent affriandé le corps diplomatique avec ces vins, qu'il se faisait envoyer à Saint-Pétersbourg et à Londres, pendant les missions qu'il y remplit.

La délivrance de sa mère ne fut entourée d'aucun mystère ; l'enfant fut baptisé, deux jours après sa naissance, à l'église paroissiale de Notre-Dame, et inscrit sur les registres baptismaux, qui avaient alors titre et foi d'actes civils, sous le nom et la qualité légalement constatés d'enfant mâle, ainsi qu'il appert de la pièce suivante, copiée dans les archives de la paroisse.

ACTE DE BAPTÊME

Le 7 octobre 1728, a été baptisé Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Thimothée[1], fils de noble Louis Déon de Beaumont, directeur des domaines du Roy, et de dame Françoise de Charanton, ses père et mère de légitime mariage, nés dès le 5 du présent mois ; le parein, M. Charles Regnard, avocat au parlement, baillif de Cruzy ; la mareine dame Geneviève Déon, épouse de Mr Mouton, marchand de vins de Paris, qui ont signés :

G. DÉON. — MOUTON. — G. REGNARD.

BORDES, doyen de Tonnerre.

 

Le nouveau-né fut remis à une nourrice de la ville, qui l'éleva, pour ainsi dire, en public. On trouve dans les Pièces et Mémoires publiés par le chevalier d'Éon, une lettre qu'il adressa de Londres, le 1er juin 1763, à cette nourrice, appelée la mère Benoît, pour lui annoncer qu'il lui faisait une pension annuelle de 100 livres, en reconnaissance de ses soins et peines passés.

L'éducation du jeune- d'Éon fut commencée par le curé de l'église de Saint-Pierre, M. Marceney, qui, on le verra[2], fut étrangement surpris en apprenant que le petit garçon auquel il avait administré certaines corrections avait changé de sexe.

D'Éon fut envoyé plus tard à Paris, pour y achever ses études au collège Mazarin.

Ses études terminées, il devint le secrétaire de M. de Sauvigny, ami de sa famille et intendant de la généralité de Paris.

Quoiqu'il fût d'une complexion très-délicate, en apparence, la passion des armes s'était révélée en lui en même temps que l'amour des lettres, et il fut reçu presque simultanément docteur en droit, avocat au Parlement, et grand prévôt de salle d'armes.

Il publie les panégyriques funèbres de Marie d'Est, duchesse de Penthièvre et du comte D'Ons en Bray, président de l'Académie des sciences, ses protecteurs. L'Année littéraire et d'autres recueils du temps les répètent. Bientôt un Essai historique sur les finances et deux volumes de Considérations politiques sur l'administration des peuples anciens et modernes le mettent en rapport avec tout ce que le monde littéraire et politique possède de célébrités et de puissances.

Parmi les personnages les plus marquants qui figurent dès lors dans sa vie, nous devons citer en première ligne l'abbé de Bernis, qui, dans une lettre au marquis de L'Hospital, en date du 13 septembre 1757, l'appelle son cher petit d'Éon, et promet d'avoir soin de sa fortune. Le galant abbé était alors devenu cardinal et ministre des affaires étrangères, grâce à la protection successive de Mme de Pompadour et de Marie-Louise, Élisabeth de Bourbon, fille de Louis XV, auxquelles il avait plu tour à tour par les grâces de son esprit et de sa personne. Après avoir été élevé si haut, celui que Voltaire avait surnommé Babet la Bouquetière, à cause des fleurs de rhétorique dont ses madrigaux étaient pleins, devait finir dans la misère à l'étranger, comme le chevalier d'Éon, son protégé.

Après l'abbé de Bernis vient le comte de Choiseul qui lui écrit le 13 septembre 1761 : Vous connaissez mon amitié pour vous, et qui le recommande vivement à son cousin le duc de Choiseul, alors ministre de la guerre. Le comte n'en devint pas moins plus tard, sous le titre de duc de Praslin, l'ennemi déclaré de d'Éon, tandis que le duc, devenu en Europe le grand Choiseul, lui conserva sa sympathie et sa bienveillance.

Puis, le vieux maréchal de Belle-Isle, petit-fils du surintendant Fouquet, qui avait précédé le duc de Choiseul au ministère de la guerre en 1757, et se reposait depuis sur ses lauriers. Il avait beaucoup connu le père du jeune d'Éon et celui-ci dit qu'il avait l'honneur d'endormir souvent le vieux maréchal et de le faire voyager par toute l'Europe, sans sortir de son lit ou de son cabinet.

D'Éon vivait dans l'intimité de la famille du duc de Nivernais — Jules Mancini Mazarini —, bel esprit qui faisait de la diplomatie littéraire et de la littérature diplomatique, et il était admis chez le prince de Conti, qui cherchait partout un trône pour lui et des rimes pour ses vers, deux choses qui lui échappent obstinément chaque fois qu'il croit les tenir. Il se trouvait enfin en contact avec tous les personnages fameux par l'esprit, la bravoure, la luxure, qui forment au front du dix-huitième siècle ce bizarre diadème de vices et de vertus si intimement soudés ensemble, que l'histoire a bien de la peine à séparer l'or du cuivre dans cet alliage impur.

Les condisciples du chevalier d'Éon trouvaient en lui un compagnon de plaisir toujours prêt, quand il s'agissait de rire, de boire et de se battre. Mais la quatrième qualité du roi vert-galant lui faisait totalement défaut, et toutes les provocations sur ce chapitre venaient échouer devant ce qu'il appelle le calme naturel de ses sens. Ce calme formait un contraste piquant avec sa nature irascible et nerveuse ; sa virilité était toute au cerveau.

Il ressemblait à une jeune fille par la petitesse de sa taille, restée au-dessous de la moyenne, et par la rareté de sa barbe blondine. Aussi l'appelait-on généralement le petit d'Éon. Mais cette délicatesse de formes n'excluait pas en lui la vigueur, et il était admis comme une des lames les plus redoutables du temps.

Sa sagesse exceptionnelle faisait l'étonnement de ses amis. Un vétéran épicurien, le marquis de L'Hospital, qui fut ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, et eut le chevalier d'Éon pour secrétaire, lui reprochait d'être trop sage, et prenait un plaisir malin à saupoudrer toutes ses lettres du sel de ses allusions à l'engourdissement de ce qu'il appelle plaisamment la Terza Gamba de notre héros ! On trouvera en temps et lieu ces lettres épigrammatiques et d'une liberté un peu gauloise.

Aussi, en présence de ce témoignage et des aveux postérieurs du chevalier d'Éon, ne faut-il voir qu'une tendre, mais innocente sympathie, dans l'attachement montré au petit d'Éon par la comtesse de Rochefort, jeune et charmante veuve, dont il était devenu le chérubin. Sa protection et celle du duc de Nivernais ne furent probablement pas étrangères à l'entrée rapide et romanesque du jeune d'Éon dans la carrière diplomatique.

 

 

 



[1] Ce mot qui d'abord avait été écrit Thimotée a été surchargé. C'est la seule surcharge, comme le nom de Geneviève est le seul qui SOIT ? tout à la fois, masculin et féminin. Son choix s'explique par une déférence naturelle envers la marraine.

[2] Pièce justificative, n° 15.