(Depuis 1479 jusqu'en 1482.)TOUTES ces hostilités pouvaient servir de part et d'autre à la gloire de quelques particuliers ; mais elles décidaient fort peu de chose pour la cause générale. Une longue guerre entre des puissances à-peu-près égales produit toujours à-peu-près la même somme de faveurs et de disgrâces ; au bout desquelles l'affaiblissement réciproque oblige de faire une paix qu'il eût été plus court et plus sage de ne point rompre. En général c'est par les alliances, par les traités, et non par les guerres que le destin des empires est fixé dans l'Europe : on n'y connaît point le droit de conquête, partage odieux des nations moins policées. Mais si les guerres des conquérants sont odieuses, parce qu'elles ont un objet injuste, les nôtres sont ridicules, parce qu'elles sont sans objet, et que, si la balance penchait trop d'un côté, le système politique remettrait de nouveaux poids dans le bassin lé plus léger. Nos guerres sont proprement des parties de jeu cruelles, dans lesquelles les diverses puissances s'associent le plus également qu'elles peuvent les unes contre les autres, pour des intérêts toujours petits, souvent chimériques, et finissent toutes par perdre sans rien gagner. Louis XI était trop éclairé pour ne pas voir qu'une plus longue guerre contre l'archiduc ne produirait rien ; que si la fortune lui procurait quelque conquête importante, la jalousie la lui arracherait bientôt ; que la puissance de Maximilien balancerait toujours la sienne. En effet, Marie affermissait de plus en plus son empire dans le cœur de ses sujets. Les Gantois soumis s'empressaient d'expier leurs crimes avec d'autant plus d'ardeur, qu'ils n'avaient pas été punis. Les provinces enlevées à l'archiduchesse conservaient pour elle un penchant secret, mal retenu par la crainte. La noblesse franc-comtoise errait encore dans les forêts, d'où elle se répandait souvent dans lés campagnes, et se vengeait, du Moins par des ravages, du succès des armes françaises. La considération personnelle, fruit des vertus de Marie, rejaillissait sur l'archiduc. On respectait en lui l'époux, on aimait en lui le défenseur d'une princesse adorée. Son crédit s'était encore augmenté par la naissance d'un fils dont la princesse était accouchée le 28 juin 1478. Il se nommait Philippe, et avait alors le titre de comte de Charolais. C'est ce même archiduc Philippe, dit le Bel, qui, par son mariage avec l'héritière d'Aragon et de Castille, fit plus encore pour la grandeur autrichienne que son père n'avait fait. Mais une mort prématurée [25 septembre 1506], qui rendit sa veuve folle de douleur, et qui remplit l'Espagne et la Flandre du deuil le plus sincère, empêcha cet excellent prince de jouir de tant d'avantages. Il ne fit que préparer à Charles-Quint, son fils, cette énorme puissance qui alarma la liberté de l'Europe. La duchesse douairière de Bourgogne redoublait tous les jours de tendresse et de zèle pour l'archiduchesse sa belle-fille. Elle était jeune encore, et pouvait raisonnablement songer à de nouvelles noces. On lui proposa des partis avantageux : elle les refusa tous. Unique ment sensible aux plaisirs de l'amitié, le bonheur de Marie faisait le sien, et lui tenait lieu de tout. Elle ne voulait jamais en être séparée par aucun engagement. Le mariage de la princesse avec l'archiduc était son ouvrage. Elle en jouissait : elle ne l'avait ménagé que parce qu'il lui avait paru le plus avantageux pour Marie. Nul motif personnel n'avait jamais altéré la pureté de ses généreuses démarches. Maximilien et Marie étaient devenus ses enfants, elle travaillait pour eux sans relâche. Ses négociations en Angleterre ne produisant pas tout le fruit qu'elle désirait, elle résolut de passer la mer, et d'aller elle-même à Londres échauffer l'indolent Édouard en faveur de la cause qu'elle protégeait. Elle espéra que sa présence ferait ce que ses lettres n'avaient pu faire. Elle ne se trompa point. Son frère, qui l'aimait, ne put résister à ses instances, ni aux cris du parlement soulevé par ses intrigues, encore moins aux propositions qu'elle fit adroitement d'un mariage — qui ne se fit point — entre Philippe, encore au berceau, et une fille d'Édouard. Ce prince n'avait plus qu'un seul nœud qui le retînt dans l'alliance de la France, c'étaient les cinquante mille écus exactement payés par Louis XI. La duchesse de Bourgogne offrit de l'en faire dédommager par l'archiduchesse ; et ce dernier nœud fut brisé. L'Angleterre se déclara hautement, et s'obligea de fournir un secours considérable à l'archiduc, sans vouloir écouter davantage les propositions toujours suspectes de Louis XI. En même temps le duc de Bretagne ne cessait de traiter avec les Anglais. Il proposa le mariage d'Anne sa fille avec le prince de Galles. C'était, après la perte de la succession de Bourgogne, le plus grand malheur qui pût arriver à la France, et les politiques ont autant blâmé Louis XI d'avoir négligé l'alliance de Bretagne que d'avoir manqué celle de Bourgogne. L'Angleterre accepta cette proposition avec des transports de joie.-On ne passa point cependant à l'exécution ; mais quelques efforts que fît Louis XI pour détacher le duc de Bretagne de l'alliance des Anglais, il ne put jamais y parvenir. Ce prince sentait trop bien que sa force dépendait de son union avec les ennemis de Louis XI. Maximilien, jeune et sans expérience, croyant se suffire à lui-même, ne comprit pas d'abord de quelle importance il était pour lui d'entretenir les traités d'alliance et d'amitié avec un souverain séparé de lui par plusieurs provinces. Mais la duchesse douairière lui fit sentir la nécessité de multiplier les ennemis de son ennemi, et Londres devint le centre de leur correspondance. Ils renouvelèrent ensemble les traités conclus tant de fois entre les maisons de Bretagne et de Bourgogne. Les Suisses, malgré tous les motifs qu'ils avaient de haïr et de craindre ces deux maisons, ne pouvaient vaincre la défiance secrète que leur causaient les succès de Louis XI, et la réduction de la Franche-Comté. Des républicains jaloux de leur liberté craignent toujours que la servitude ne se glisse chez eux sous des voiles trompeurs d'alliance et de protection. Les Suisses ne devinrent pas plus zélés pour la cause de l'archiduc ; mais ils devinrent plus froids pour celle de Louis XI ; et le roi sentait qu'ils allaient bientôt lui échapper, d'autant plus que l'empereur les menaçait de leur déclarer la guerre, s'ils continuaient de fournir des troupes à la France. D'un autre côté, le pape depuis longtemps demandait à grands cris du secours contre Mahomet II. Ce conquérant rapide avait été à vingt ans la terreur de l'Orient. La prise de Constantinople, la ruine de ce célèbre empire, qui avait duré près de douze siècles, fut son premier triomphe. Il poursuivait alors ses conquêtes, il attaquait Rhodes, il saccageait Otrante, il menaçait l'Italie, il semblait devoir donner des fers à l'Asie et à l'Europe. Déjà plusieurs fois les papes avaient conçu le généreux projet d'arrêter ce torrent dans sa course, et de lui opposer toutes les barrières de la chrétienté. Mais ces grandes vues avaient toujours été traversées par des haines particulières qui avaient rendu impossible la réunion de tous les princes chrétiens contre l'ennemi commun. Cette réunion devenait plus nécessaire que jamais. S'il était honteux de laisser opprimer ses frères, et détruire sa religion, il n'était pas moins dangereux de laisser voir au plus ambitieux des conquérants des divisions dont il pouvait profiter. Mais une raison plus puissante tournait toutes les vues du roi vers la paix : c'était l'état de sa santé, altérée avant le temps par de violentes attaques d'apoplexie. Au milieu de ses maux, ce malheureux prince était consumé par la crainte que son affaiblissement ne le rendît méprisable à ses sujets. Plus jaloux de son autorité, à mesure que cette autorité semblait plus prête à lui échapper, il punissait jusqu'aux violences salutaires qu'on exerçait sur lui dans le temps de sa maladie pour l'empêcher de se nuire à lui-même. Il regardait comme criminels de lèse majesté ceux qui ayant vu Charles VII prêt à mourir de faim, par la crainte qu'il avait d'être empoisonné, avaient employé la force pour lui faire prendre une nourriture nécessaire. Mais sa conduite envers son père peut faire légitimement douter s'il haïssait dans ces serviteurs zélés le prétendu mépris qu'ils avaient fait de l'autorité royale, ou les soins qu'ils avaient pris de prolonger les jours du roi. Quoi qu'il en soit, Louis al voulu dérober à ses sujets et à lui-même le spectacle humiliant de sa décadence. Il devint un tyran invisible, caché au fond de son palais, environné de tout l'appareil de la terreur, défendu par une enceinte redoutable de fer et de grillages de toute espèce, déchiré de remords, tourmenté de soupçons, dégradé par la superstition, craignant et faisant trembler toute sa cour, menaçant ses médecins qui le mettaient à leurs pieds en le menaçant lui-même, désespéré de l'affreuse nécessité de mourir, et mourant tous les jours par degrés dans des convulsions de frayeur plus horribles que la mort même. Si quelquefois il paraissait en public, s'il donnait audience à des ambassadeurs, ou si, pour recueillir publiquement les respects qu'il exigeait, il daignait sortir de sa prison terrible, il étalait toute la pompe royale avec un faste qu'il avait méprisé autrefois quand il s'était senti grand par lui-même. Cette magnificence nouvelle était un aveu tacite de la faiblesse qu'il croyait cacher aux yeux éblouis, en couvrant son cadavre d'habits superbes. A travers tant d'efforts pour retenir les restes de sa vie et de son autorité, il envisageait avec effroi tous les maux qui allaient accabler la minorité orageuse du dauphin ; faible enfant, privé à-la-fois d'éducation et de santé, nourri dans le régime et dans l'ignorance, 'abandonné dans la solitude d'Amboise à une troupe d'espions et de délateurs qui n'avaient pu que lui avilir l'âme, et que le rendre incapable de régner. Louis avait été mauvais père, parce qu'il avait été mauvais fils. Le souvenir des troubles que son inquiétude avait excités dans l'État sous le règne de Charles VII lui faisait craindre de voir la fin de son règne troublée par un fils inquiet et ambitieux comme lui. C'est ce qui lui fit prendre des précautions dénaturées, qu'il poussa jusqu'à ne vouloir pas même que le dauphin apprît à lire. Du Bouchage encourut son indignation pour avoir un jour, par complaisance et par pitié, mené le dauphin à la chasse : Le roi trouva que c'était toujours le produire, et il voulait que son fils vécût ignoré autant qu'ignorant. Il ne donna jamais d'autre instruction à cet héritier présomptif d'un grand royaume, que cette maxime qu'il lui mit dans la mémoire plutôt que dans l'esprit : Qui ne sait pas dissimuler ne sait pas régner. On remarquera en passant que cette maxime, qui était celle de Tibère, a toujours été plus à l'usage des tyrans que des grands hommes et dés bons princes ; à moins qu'on ne réduise l'art de dissimuler au talent de garder le secret, talent toujours nécessaire à l'homme d'État. Au reste, si Louis XI avait voulu, pendant sa vie ; avoir un fils soumis, il aurait voulu à sa mort laisser en lui un roi puissant, qui pût commander comme il avait obéi car il aimait son fils, quoiqu'il s'aimât lui-même davantage ; et la nature n'avait pas perdu tous ses droits sur ce cœur ambitieux et jaloux. Il se flattait que le dauphin ne serait que retardé ; que quand il serait placé sûr le trône, son esprit se développerait promptement par la multitude et la grandeur des objets qui viendraient l'exercer. Mais il était indispensable de lui laisser un royaume paisible. C'eût été un fardeau trop pesant pour sa faiblesse que les embarras d'une guerre étrangère, joints aux troubles intérieurs, presque inséparables d'une minorité. Le roi s'empressa donc de travailler efficacement à la paix. Elle avait déjà été annoncée et préparée par différentes trêves, bien ou mal observées. Le légat employait sa médiation, et tâchait ; de tourner contre les infidèles les armes dont les princes chrétiens faisaient si imprudemment usage pour leur destruction mutuelle. Maximilien refusa longtemps de l'entendre, le soupçonnant de partialité en faveur du roi, auquel il s'était d'abord adressé. Des défiances réciproques firent dégénérer les conférences en de longues disputes. On discutait les droits respectifs de Marie et de Louis XI. On ne convenait de rien. Maximilien était averti que le roi ne pouvait vivre longtemps ; il ne désirait qu'une trêve qui le mît en état d'attendre sa mort. Il se promettait bien alors de profiter de ses avantages, et d'accabler la faiblesse de Charles VIII, comme Louis XI avait accablé celle de Marie à la mort de son père. Les mêmes raisons qui engageaient Louis XI à rechercher la paix rendaient Maximilien plus difficile, plus attaché à ses prétentions, plus fécond en subterfuges, plus habile à gagner du temps. La duchesse douairière, son conseil, et vraiment digne de l'être, employait toutes les ressources de son esprit à reculer la paix, ou à la rendre aussi favorable que les circonstances pouvaient le faire espérer. Mais un événement inattendu déconcerta bientôt tous ces projets, et changea entièrement la face des affaires. L'archiduchesse étant à la chasse du héron aux environs de Bruges, son cheval s'emporta et la renversa sur un tronc d'arbre. Elle était grosse. La crainte d'alarmer l'archiduc lui fit dissimuler tout ce que sa chute avait eu de violent et de dangereux. La pudeur l'empêcha même d'avouer aux chirurgiens où elle s'était blessée. Elle fit une fausse couche qui acheva d'irriter et d'enflammer son mal, la gangrène s'y mit, et une fièvre ardente consuma cette malheureuse princesse au bout de six semaines. Elle mourut le 25 mars 1482, âgée de vingt-cinq ans. Cette vie si courte avait été agitée des plus violentes traverses. Son enfance fut triste, sa jeunesse malheureuse. Cependant le sort semblait depuis quelque temps s'être lassé de la persécuter. Son mariage prospérait, ses sujets avaient enfin rendu justice à ses vertus, les Gantois avaient passé de la révolte à l'adoration. Ils admiraient avec enthousiasme cette douceur affable et généreuse, supérieure aux outrages et à la vengeance, qui n'avait jamais su que pardonner ou récompenser ; cette tendresse pour ses peuples, la première qualité des souverains ; cet attachement à tous ses devoirs de fille, d'épouse, de mère, d'amie, de souveraine ; cet amour de l'ordre et de la justice ; cette patience dans le malheur ; cette modestie dans la prospérité, toutes ces vertus paisibles et touchantes qui la rendirent plus aimable que célèbre. En effet, Marie n'affecta point ces qualités éclatantes, mêlées de vertus et de vices qui ont élevé au rang des plus grands hommes les Sémiramis, les Zénobie, les Isabelle, les Élisabeth, etc. On ne la vit point à la tête de ses armées : elle avait affaire à un Cyrus, dit Pierre Matthieu, et elle n'était point une Thomyris. Elle n'enleva point à son mari les rênes du gouvernement. Elle lés partagea seulement, au grand avantage de l'archiduc même, et de ses États. Elle n'eut que les vertus de son sexe ; mais elle les eut toutes. Ce n'était point un héros : c'était une 'femme aimable, universellement aimée, et que les regrets les plus sincères suivirent au tombeau. On voit son mausolée à Bruges, à côté de celui de Charles-le-Téméraire. Quelques lecteurs seront peut-être curieux de savoir si Marie de Bourgogne était belle. Nous les renverrons à ce qu'en a dit, dans l'histoire de Louis XI, mademoiselle de Lussan, dont le pinceau, exercé dans ces sortes de peintures, sait donner de l'agrément et de l'intérêt aux détails les plus indifférents. Il nous suffit d'avoir peint cette princesse, telle qu'elle s'est montrée dans les diverses révolutions de sa fortune, et telle qu'elle revit aujourd'hui, mais avec plus d'éclat et de gloire, dans l'auguste impératrice-reine, issue de son sang, héritière de toutes ses vertus, et d'une partie de ses États. L'archiduchesse laissa deux enfants, le prince Philippe, dont il a été parlé plus haut, alors comte de Charolais, depuis archiduc, et Marguerite d'Autriche. Elle avait eu deux autres fils, à l'un desquels le duc de Bretagne, son parrain, avait donné son nom de François ; l'autre se nommait Georges : tous deux vécurent peu. Maximilien ne tarda pas à s'apercevoir qu'il devait à sa femme toute la considération dont il avait joui dans les Pays-Bas. Il perdit tout en perdant Marie. Tous les cœurs se refroidirent pour lui. Louis XI les trouva ouverts à ses sollicitations et à ses intrigues : Les Gantois recommencèrent leurs outrages ; ils s'emparèrent de Philippe et de Marguerite, ils en ôtèrent la tutelle à leur père, et s'en chargèrent eux-mêmes. La pauvreté de Maximilien et l'avarice de l'empereur les rendaient tous deux méprisables aux yeux de ces peuples opulents. Louis XI, le seul homme de l'Europe pour qui la mort de Marie pût être une heureuse nouvelle, sut profiter de ces circonstances. Il mit les Flamands dans ses intérêts. Il parvint à leur faire désirer la paix, et dès qu'ils la désirèrent, ils surent forcer Maximilien d'y consentir. Les conférences s'ouvrirent à Alost et continuèrent à Arras. Messeigneurs de Gand — le roi les appelait ainsi —, sans prendre conseil de l'archiduc, traitèrent le roi beaucoup plus favorablement qu'il ne l'espérait lui-même. Ils arrêtèrent le mariage de Marguerite avec le dauphin, et au lieu de donner pour la dot le choix du comté d'Artois ou du comté de Bourgogne, comme le roi s'y attendait, ils donnèrent. l'un et l'autre à-la-fois, et la réunion du duché de Bourgogne à la couronné n'éprouva de leur part aucune contestation. On donna au traité toute l'authenticité possible. On voulut glue les princes du sang, les pairs, l'université de Paris, les principales villes et communautés du royaume, surtout les prélats et les nobles des comtés d'Artois et de Bourgogne, le scellassent et en jurassent l'observation. Le dauphin jura sur l'évangile, sur l'hostie, sur la vraie croix, d'en exécuter tous les articles. Marguerite fut amenée à Hesdin et remise entre les mains de la comtesse de Beaujeu, sœur aînée du dauphin, pour être élevée en France et respirer de bonne heure l'air de ce pays où elle devait régner. Le roi d'Angleterre vit bien que, devenant désormais -inutile, il allait perdre à-la-fois ses alliés et sa pension, et il en mourut de douleur. Cependant toutes les précautions prises pour assurer la paix et l'union entre les maisons de France et d'Autriche n'empêchèrent pas que le dauphin, monté sur le trône, ne sacrifiât Marguerite à l'alliance de Bretagne [1491], et qu'il ne la renvoyât ignominieusement à Maximilien, fournissant d'un seul coup à ce prince deux articles à insérer dans le livre rouge où il écrivait toutes les injures qu'il recevait de la France. Charles VIII ne lui renvoyait sa fille que pour lui enlever sa femme. Maximilien, toujours ardent à rechercher les alliances avantageuses, s'était ménagé avec succès celle de Bretagne. Déjà même le comte de Nassau avait épousé en son nom l'héritière de cette province. Au mépris de tant de nœuds réciproques, elle passa dans le lit de Charles VIII, sous les yeux de Maximilien, dont l'impuissante colère s'exhala en menaces et en reproches. Il ne tint pas à lui que l'Europe n'envisageât cette union comme un double adultère. Au reste, cette même Marguerite, dédaignée de Charles VIII, s'acquit dans la suite une grande réputation parmi les philosophies, les politiques et les beaux-esprits. Elle épousa le prince Jean, infant d'Espagne, fils de Ferdinand, roi d'Aragon, et d'Isabelle, reine de Castille, et frère de la princesse Jeanne, qui épousa l'archiduc Philippe. On prétend que Marguerite qui n'avait alors que dix-sept ans, allant par mer chercher ce nouvel époux, conserva au milieu des dangers d'une tempête assez violente, assez de sang-froid et d'enjouement pour se faire à elle-même cette épitaphe badine : Cy gît Margot, la gente demoiselle, Qu'eut deux maris, et si mourut pucelle. Elle en eut trois, et ne mourut point pucelle : elle eut un fils de son mariage avec l'infant ; mais elle perdit bientôt et le père et le fils. Elle épousa en troisièmes noces Philibert-le-Beau, duc de Savoie, qui mourut sans enfants, trois ans après son mariage. Marguerite se retira en Allemagne auprès de Maximilien Ier, son père, alors empereur, et ne voulut plus entendre parler de nouvel engagement, quoiqu'elle n'eût que vingt-quatre ans, et que les rois de Hongrie et d'Angleterre la demandassent en mariage. Elle fut depuis gouvernante des Pays-Bas. Ce fut elle qu'on vit en 1508 au congrès de Cambray préparer l'abaissement des orgueilleux Vénitiens, enrichis des dépouilles de toute l'Europe, et rassembler contre eux, dans une ligue étonnante, une foule de princes dont les caractères étaient incompatibles et les intérêts opposés. Elle égara la sagesse de Louis XII ; elle éblouit le cardinal d'Amboise, elle entraîna tous les autres. Jamais affaire si difficile ni si compliquée n'avait été conduite avec tant d'art et de secret. Toute l'Europe s'étonna dans la suite d'avoir été un instrument aveugle dans la main d'une femme habile, qui, sous prétexte de châtier les Vénitiens, n'avait voulu en effet que servir son père, et que se venger de la France, en l'engageant dans un labyrinthe inextricable. Ce fut encore la même Marguerite qui, dans la même ville de Cambray, conclut, en 1529, avec la duchesse d'Angoulême, entre François Ier et Charles-Quint, la paix qu'on nomma la paix des dames. Marguerite mourut à Malines en 1530. Elle laissa plusieurs ouvrages en vers et en prose, entre autres un Discours de sa vie et de ses infortunes. Henri Corneille Agrippa, Jean Le Maire de Belges, Gerard de Noyon, etc., les plus célèbres auteurs du temps, lui dédièrent leurs livres et publièrent ses louanges. Le portrait qu'ils en font ressemble à celui de sa mère : elle eut cependant plus d'éclat, parce qu'elle protégea et cultiva les lettres, seules dispensatrices de l'immortalité. FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME |