HISTOIRE DE MARIE DE BOURGOGNE

FILLE DE CHARLES-LE-TÉMÉRAIRE, FEMME DE MAXIMILIEN, PREMIER ARCHIDUC D'AUTRICHE, DEPUIS EMPEREUR

 

CHAPITRE VI. — Suite de la guerre dans les Pays-Bas.

 

 

LOUIS XI, n'ayant pu traverser ni retarder ces noces, voulut du moins en troubler la joie. Il entra en Flandre, où il remporta plusieurs avantages : il tailla en pièces deux mille Flamands au combat du Blanc-Fossé ; il prit et brûla plusieurs villes. Cependant cette grande rapidité de conquêtes se ralentit peu à peu. L'erreur ne précipitait plus les peuples au-devant de son joug ; on n'espérait plus le dauphin pour maître ; le choix de la princesse était consommé en faveur d'un autre ; on savait à qui l'on devait obéir. L'ennemi de Marie ne pouvait plus se cacher sous le masque d'un protecteur : tout lui résistait, et la force ouverte était la seule ressource qui lui restait. La princesse était trop aimable pour n'être point aimée. Son âme, en se développant, manifestait tous les jours quelque nouvelle vertu. L'archiduc l'adorait, et les Flamands changés lui savaient gré de travailler au bonheur de celle qu'ils avaient rendue si malheureuse.

Ce prince n'épargnait rien pour rétablir les affaires de la princesse. L'honneur, l'estime, la tendresse, la reconnaissance, tout l'animait. Il se mit à la tête de huit cents chevaux allemands, et de toutes les troupes flamandes put rassembler ; mais ses premières expéditions ne furent pas heureuses : il forma et leva le siège du Quesnoy. Galiot, un de ses lieutenants, dont Philippe de Commines a dit qu'il était aussi bon que Campobasse son compatriote était méchant[1], Galiot ayant tenté de nouveau la même entreprise, en formant par intelligence une conspiration dans la ville ; la conspiration fut découverte, étouffée, punie, et Cahot battu, sous les murs de Valenciennes, par le comte de Dammartin. Le roi jugea dans la suite ce Galiot digne d'être séduit, il l'attacha par les faveurs ordinaires à son service.

L'année suivante l'archiduc se mit de très bonne heure en campagne avec une armée de vingt mille hommes. Il eut encore quelque échec. Un détachement qui conduisait à Douay un convoi d'argent pour le paiement de la garnison fut battu. Le roi prit Condé ; mais l'archiduc eut la gloire de l'en chasser, en lui présentant la bataille que le roi crut devoir éviter.

Toutes ces hostilités étaient tantôt suspendues par des trêves, tantôt redoublées par quelque infraction. On ne quittait les armes que pour les reprendre avec plus de fureur ; et l'intrigue remplissait tous ces courts intervalles. Mille conspirations se formaient, fort peu réussissaient. Le gouverneur d'Artois pour le roi découvrit que Simon Courtois, procureur-général du comté, partisan secret de la maison de Bourgogne, quoiqu'il dût sa place au roi, travaillait à faire soulever la province en faveur de l'archiduc. Il fit arrêter le traître, il l'envoya au roi qui était alors au Plessis-lez-Tours, et qui lui fit trancher la tête.

1479.

La campagne de 1479 commença favorablement pour l'archiduc. Les habitants de Cambray introduisirent dans leur ville un corps considérable de Flamands, qui chassa les Français de la citadelle ; le château de Bouchain leur fut aussi enlevé. Ils tentèrent de surprendre Douay, et furent repoussés. Le brave Chimai prit Vertou, dont la garnison s'estima trop heureuse de sortir un bâton blanc à la main : ce furent les termes de la capitulation. La duchesse douairière de Bourgogne parvint à faire conclure entre les Pays-Bas et l'Angleterre un traité de commerce, à la faveur duquel les Anglais fournirent quelques secours aux Flamands. Maximilien, avec l'argent de la princesse, prit aussi à sa solde une multitude d'Allemands. L'Allemagne était alors une pépinière immense de guerriers mercenaires, qui vendaient leur vie et leurs services au plus offrant. A ces troupes étrangères, plus vaillantes que disciplinées, se joignit un corps de vingt mille Flamands, bons soldats exercés dans l'art de la guerre, et prêts à tout entreprendre. Toute la noblesse flamande, avide de gloire, s'empressait de combattre sous l'heureux époux de Marie.

Maximilien voulait à quelque prix que ce fût recouvrer l'Artois. Il alla mettre le siège devant Thérouenne. Cependant des partis ennemis couraient et ravageaient l'Artois. Fiennes, un des plus grands seigneurs flamands, tomba dans un parti fiançais : il fut battu, fait prisonnier, et attiré comme les autres au service de France.

Maximilien pressait vivement Thérouenne, et le battait avec une artillerie redoutable. Descordes, gouverneur de la Picardie et de l'Artois, crut qu'il lui serait honteux de laisser prendre cette place, que sa situation rendait importante. Il s'avança pour en faire lever le siège, avec des troupes bien moins nombreuses, mais mieux composées que celles de Maximilien. Celui-ci saisit avec beaucoup de joie cette occasion de se combler de gloire, et de se montrer digne des bontés de Marie. Sa bonne fortune lui donnait à combattre le plus grand capitaine de l'Europe. Il vint au-devant de Descordes jusqu'à Guinegaste, où la bataille se livra le 24 août 1479.

Les deux armées s'y portaient d'une ardeur égale. Descordes se mit avec Torcy à la tête de la gendarmerie française, corps invincible et le plus redoutable qu'on connût alors par sa foudroyante impétuosité. L'archiduc se mit aussi à la tête de sa cavalerie, avec Ravestein et le comte de Nassau. Le corps de bataille, composé de quatorze mille piquiers, était commandé par le comte de Romont de la maison de Savoie. Recevoir le signal, donner et renverser la cavalerie autrichienne, fut presque la même chose pour la gendarmerie française. En un instant la déroute fut complète. Les Allemands repoussés entraînèrent les Flamands dans leur fuite ; et ce premier choc sembla décider de la victoire. Mais la maxime de se défier du sort, et de prendre garde à soi après le gain d'une bataille, ne fut jamais si importante ni si oubliée que dans cette affaire. Descordes et Torcy, en voulant assurer la victoire, la laissèrent échapper de leurs mains. Tandis qu'ils poursuivaient à l'envi les fuyards jusqu'aux portes d'Aire, et qu'ils se rassasiaient de carnage et de butin, Maximilien, qui conservait au milieu de ce désastre un sang-froid digne des généraux les plus expérimentés, avait passé de son aile droite rompue à l'aile gauche encore entière, mais effrayée et découragée : il l'avait rassurée, il l'avait remplie de confiance, en lui représentant que le vainqueur, par sa fougue imprudente, préparait sa propre défaite. En effet, toute l'armée française était dans le plus grand désordre : ceux qui n'avaient point suivi Descordes ni Torcy s'étaient jetés sur les bagages ; et, livrés à l'ardeur de piller sans la moindre inquiétude, ils ne gardaient plus ni rangs ni mesures : ils ne croyaient pas possible que les ennemis se ralliassent. Maximilien les désabusa en fondant sur eux, tandis que d'un autre côté Nassau ramenait au combat quelques pelotons de cavalerie allemande, qui n'ayant été que dispersés, et s'étant écartés du gros des fuyards, furent aisément rassemblés. En même temps le comte de Romont fit avancer ses piquiers, qui s'étaient d'abord un peu ébranlés, lorsqu'ils s'étaient vus entièrement à découvert par la défaite de l'aile droite. Les francs archers français se voyant ainsi environnés d'ennemis qu'ils n'avaient pas prévus, abandonnèrent le pillage, et firent quelque légère résistance ; mais ils furent obligés de plier avec tout ce qui restait de cavalerie sur le champ de bataille ; et Maximilien fut vainqueur à son tour.

Cependant Descordes arriva, vit l'effet de son imprudence, la condamna lui-même, et voulut la réparer ; mais ses troupes, fatiguées d'une course si violente, et chargées d'un butin considérable, répondirent mal à ses désirs. Il soutint cependant tous les efforts de l'armée victorieuse, et fit la retraite en très bon ordre, n'abandonnant à Maximilien que le champ de bataille, couvert de plus de Flamands que de Français.

On peut dire que dans cette journée Maximilien et Descordes firent le personnage l'un de l'autre. Descordes déploya toute la vivacité d'un jeune guerrier, Maximilien toute la prudence d'un vieux capitaine. Louis XI, qui voulait qu'on réussît, et qui, aussi avare du sang de ses sujets dans les combats qu'il en était souvent prodigue sur les échafauds, ne se consolait jamais d'une bataille livrée mal-à-propos, encore moins d'une bataille perdue, fut mécontent de Descordes, et lui eût ôté le commandement de son armée, s'il eût pu trouver un autre général qui, avec moins de vivacité, eût eu autant d'expérience. Ce mécontentement était injuste. Descordes répara bien par sa conduite la légère faute qu'il avait faite. Il empêcha Maximilien de tirer aucun avantage de sa victoire, et Thérouenne fut absolument délivrée.

Maximilien perdit son temps et sa gloire devant le petit château de Malannoi, où cent soixante Gascons, commandés par un homme dont le nom doit être immortel, entreprirent d'arrêter une armée de près de quarante mille hommes, et qui plus est, une armée victorieuse. Ce brave officier s'appelait Remond d'Ossaigne ; il est plus connu par son surnom de Cadet Remonet. Il osa et sut se défendre pendant plusieurs jours avec cette poignée d'hommes intrépides, qui tous avaient résolu de périr plutôt que de se rendre. Ils voulaient fatiguer l'impétuosité flamande, l'affaiblir et la rendre incapable de rien entreprendre le reste de la campagne. Ils retraçaient le dévouement généreux des Decius et de ces trois cents Spartiates qui, au détroit des Thermopyles, arrêtèrent le torrent effroyable des Perses, prêts à ravager la Grèce. Les Gascons soutinrent jusqu'à t rois assauts dans une place sans défense, et se firent presque tous égorger sur la brèche. Remonet eut le malheur de ne pouvoir mourir : il fut pris, et conduit à Maximilien, qui, au lieu de le traiter avec tous les égards dus à son courage, aima mieux se déshonorer lui-même, en l'envoyant au gibet, sous prétexte qu'il s'était défendu dans une place non tenable.

Les lois de la guerre autorisaient, dit-on, cet indigne traitement ; cela se peut : mais les lois de l'honneur le défendaient, et les exceptions en pareil cas sont faites pour les héros. Des auteurs prétendent même que Remonet n'avait rendu les armes que sur la parole qu'on lui avait donnée qu'il serait traité en prisonnier ordinaire. Quoi qu'il en soit, jamais guerrier n'avait rien fait de plus étonnant. La fameuse défense de Charles XII dans le camp de Varnitsa, ce trait de témérité si brillant en lui-même, et plus encore par le talent du peintre qui l'a tracé, fut moins hardi, moins beau à tons égards, que la défense de Remonet, qui d'ailleurs avait un objet utile, et qu'elle remplit, en décidant du sort de la campagne.

Louis XI fut sensible, comme il le devait, à la mort de Remonet. Maximilien, par cette indignité, laissait à son ennemi le beau personnage, celui de vengeur d'un héros. Mais ne pouvait-on le venger plus noblement qu'en exerçant de rigoureuses représailles sur de malheureux prisonniers, très innocents de la mort de Remonet.

Au reste, le roi voulut donner à cette vengeance tout l'éclat dont elle était susceptible. Le prévôt Tristan eut ordre de prendre cinquante prisonniers, de les conduire sous les murs de Malannoi, de Douay, de Saint-Orner, d'Arras et de Lille, et d'en pendre dix devant chacune de ces villes.

Parmi ces victimes, il se trouva un fils du roi de Pologne, qui avait été pris à la bataille de Guinegaste. L'histoire, qui ne dit jamais tout et qui laisse toujours bien des énigmes et des problèmes, n'explique pas par quel hasard, assez étonnant, ce prince, dont le rang méritait tant de distinctions, se trouvait ainsi confondu dans la foule de ces prisonniers qu'on allait pendre. Tout ce qu'il y a de certain, c'est que le fils du roi de Pologne allait être pendu, si un courrier ne fût arrivé en toute diligence de la part du roi pour lui sauver la vie.

Tristan, ce ministre terrible des vengeances de son maître, soldat et bourreau tour-à-tour, après cette affreuse expédition, qui n'était qu'un jeu pour lui, s'empara sur sa route d'une multitude de châteaux qu'il réduisit en cendres, et mit tout le pays à feu et à sang. Le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, légat du pape et depuis pape lui-même sous le nom de Jules II, arriva quelque temps après en Picardie, et fit cesser de part et d'autre cette manière barbare de faire la guerre. Le roi se montra plus juste et plus humain, en se chargeant de l'éducation de deux enfants fort jeunes que laissait Remonet, et en les récompensant dignement des services de leur père.

La guerre se faisait sur mer comme sur terre. Les armateurs normands infestaient les côtes de Flandre et de Hollande. Le vice-amiral Coulon rencontra la flotte hollandaise, composée de quatre-vingts navires, qui revenait de la mer Baltique, chargée d'une pêche abondante de harengs et de provisions considérables de seigle : il la prit et la conduisit avec toute sa cargaison dans les ports de Normandie. Cette prise ruina la Hollande, et répandit la consternation dans tous les États de Marie.

 

 

 



[1] Tous deux étaient Napolitains. Charles-le-Téméraire avait pris à son service les troupes que Jean d'Anjou, duc de Calabre, avait ramenées d'Italie, après sa glorieuse et malheureuse expédition.