HISTOIRE DE MARIE DE BOURGOGNE

FILLE DE CHARLES-LE-TÉMÉRAIRE, FEMME DE MAXIMILIEN, PREMIER ARCHIDUC D'AUTRICHE, DEPUIS EMPEREUR

 

CHAPITRE II. — Naissance de Marie de Bourgogne ; son éducation ; son caractère. Des divers princes qui aspirèrent à l'alliance de Bourgogne pendant la vie de Charles-le-Téméraire.

 

 

(Depuis 1457 jusqu'en 1477.)

 

MARIE de Bourgogne, fille unique de Charles, hérita de ses biens, de ses malheurs et de la haine de Louis XI. Née le 13 février 1457 ; à peine avait-elle vu les beaux jours que la sagesse de Philippe son aïeul avait fait luire sur toutes les terres de son obéissance, et qu'elle eût fait revivre dans des circonstances plus heureuses ; à peine avait-elle connu Isabelle de Bourbon sa mère, dont elle retraça toutes les vertus. Dès l'âge de huit ans, elle resta sous la tutelle rigoureuse d'un père qui connaissait peu les tendresses du sang, qui, toujours occupé de projets ambitieux, alarmait sa famille par les périls continuels où il s'exposait, et ne la dédommageait point par les douceurs de l'amitié. Ce prince voyait avec chagrin ses vastes domaines prêts à passer dans une maison étrangère. Le désir d'avoir un fils l'avait engagé à se remarier, et le désir, non moins vif d'inquiéter Louis XI, à épouser Marguerite d'Yorck, sœur d'Édouard IV, roi d'Angleterre, quoiqu'il fût petit-fils d'une princesse de Lancastre, et qu'il eût toujours été l'appui de cette maison. Il n'eut point d'enfants de ce nouveau mariage, et au lieu de donner des frères à sa fille, il ne fit que lui rendre une mère qu'elle aima tendrement, dont elle fut tendrement aimée, qui forma son cœur par des conseils utiles, qui consola ses ennuis par une douceur touchante, et qui dans ses disgrâces l'aida de toutes les ressources d'une âme grande et forte.

Marie eut dès l'enfance les vertus convenables à sa situation, de la douceur, de la bonté, un attachement inviolable à tous ses devoirs, une docilité tendre pour tous les caprices de son père, une soumission aveugle à tous ses ordres. Elle se regarda de bonne heure comme une victime d'État, qui devait être immolée au gré de l'ambition et de la politique. Elle ne vit que par les yeux de son père tous les princes qui aspirèrent à sa main : ils lui furent agréables quand le duc approuva leur poursuite ; ils lui devinrent indifférents quand le duc rompit avec eux. Le duc de Bourgogne en usait avec ces amants ambitieux comme la célèbre Élisabeth, reine d'Angleterre, en usa depuis avec les siens. Il donnait à tous des espérances qui finissaient toujours par être trompées sans être entièrement détruites, soit qu'indifférent sur le sort de sa -fille, il n'eût pas sincèrement résolu de la marier, soit que son inconstance naturelle l'empêchât de suivre un projet jusqu'à son exécution, soit enfin que par un raffinement de politique il voulût attacher à ses intérêts tous ces divers prétendants, par l'espérance et par l'incertitude, et qu'il craignit le ressentiment de ceux qu'un choix irrévocable aurait exclus.

Les seigneurs ouvertement ou secrètement ennemis de Louis XI, avaient plusieurs fois proposé le mariage de la princesse de Bourgogne avec Monsieur[1] : il était agréable au duc par deux raisons ; la première était l'espérance, plus chère à son ambition qu'à sa tendresse, de placer sa fille sur le trône de France, si Louis XI mourait sans enfants mâles, et il n'en avait point alors ; la seconde était le chagrin que l'ombrageux Louis XI ressentirait de ce mariage, qui rendrait son frère aussi puissant que lui.

Mais, malgré ces raisons si fortes sur l'esprit du duc de Bourgogne, son irrésolution était plus forte encore.

Le duc (le Bretagne et le connétable de Saint-Pol, qui avaient leurs raisons pour presser cette alliance, désespérant d'obtenir son consentement, entreprirent de le forcer. Le connétable, dont la paix diminuait le crédit et les pensions, profita du ressentiment que Louis conservait de l'affront qu'il avait reçu à Péronne, pour l'engager à renouveler la guerre ; il l'assurait que l'heure de la vengeance était arrivée ; il lui représentait toutes les places de la Flandre et du Brabant prêtes à ouvrir les portes aux Français ; ils alléguaient des intelligences pratiquées avec adresse, et qui devaient produire leur effet aussitôt que le roi paraîtrait le désirer. En même temps il mandait au duc de Bourgogne que le nombre des mécontents augmentait tous les jours en France, et qu'il gouvernerait ce royaume à son gré, si Monsieur devenait son gendre ; mais que cette condition était nécessaire, parce que les mécontents ne voulaient obéir qu'à Monsieur. Le connétable avait ses terres dans les États du duc de Bourgogne : il était attaché à Louis XI par la première charge du royaume ; mais il aspirait à se rendre indépendant de l'un et de l'autre. Il surprit la ville de Saint-Quentin qu'il promettait à-la-fois au roi et au duc de Bourgogne, et qu'il conserva pour lui-même : il espérait, à la faveur des troubles qu'il allumait, s'agrandir en affaiblissant le roi et le duc l'un par l'autre, et dérober à leurs yeux la témérité de ses entreprises et la perfidie de ses démarches.

Le duc de Bretagne, dont l'intérêt était d'écarter la guerre de ses États toujours menacés par Louis XI, et de détourner cet orage sur ceux du duc de Bourgogne, entrait dans les vues du connétable. Ils connaissaient tous deux la faiblesse de Monsieur, et le besoin qu'il avait d'être gouverné : ils comptaient s'élever eux-mêmes en l'élevant. Ils eussent tenu la balance entre le roi et le duc de Bourgogne ; ils eussent opposé au premier un rival de puissance, que sa qualité d'héritier présomptif de la couronne eût rendu encore plus redoutable ; d'un autre côté ils auraient eu en Bourgogne et en Flandre des intelligences sûres ; ils eussent régné dans ces États sous le nom de Monsieur ; Charles n'aurait plus été le maître chez lui : après lui avoir arraché sa fille malgré lui, que n'eût-on pas pu oser ?

Le duc, qui croyait être en paix, vit donc tout-à-coup ses états inondés par une armée formidable, sans avoir eu le temps de se préparer à la défense. Cette irruption imprévue l'étonna : il était sans troupes et sans armes : on redoublait son embarras par des billets anonymes assez obscurs, mais dont le sens le plus clair était : Mariez votre fille avec Monsieur, et ce désordre finira. Il s'adressa au connétable, se doutant bien que le secret de ces billets ne lui était pas inconnu : il le pria de ménager ses amis, et de ne les pas pousser au désespoir. Le connétable lui exagéra les forces du roi et son ardeur pour la vengeance. Rien ne pouvait ni calmer son courroux, ni résister à ses efforts. Le mariage de Marie avec Monsieur était la seule porte pour sortir de ce danger. Le duc de Bretagne lui en dit autant, et l'avertit avec toutes les apparences d'une douleur sincère, que Gand et Bruges, et presque toutes les places de Picardie et de Flandre allaient se rendre à l'ennemi.

Mais c'était bien mal connaître le duc de Bourgogne, que de présumer qu'il céderait à la crainte : lui parler de péril, c'était redoubler son courage ; le malheur pou-voit l'aigrir, mais jamais l'abattre. Il assembla des troupes, il se mit en campagne, il reprit quelques places, il offrit la bataille au connétable ; il fit plus. Son intérêt l'éclaira, il démêla ce complot qui avait échappé à l'œil perçant de Louis XI, il fit voir à ce monarque que le connétable avait voulu les tromper tous deux. Le roi, effrayé de l'abyme où on avait pensé, rengager, s'arrêta sur le bord, accorda une trêve au duc [1471] ; et peu s'en faillit alors qu'ils ne fussent amis. L'intrigue du connétable le conduisit dans la suite sur l'échafaud [19 octobre 1475].

Monsieur avant appris enfin à connaître le duc, ne tenta plus que des voies de douceur pour obtenir la princesse. On lui laissa les espérances ordinaires, sans rien conclure ; et Monsieur mourut peu de temps après.

 

LE DUC DE CALABRE.

 

Le duc de Calabre, héritier présomptif des droits légitimes et malheureux de ses pères au royaume de Naples, et déjà possesseur des duchés de Lorraine et de Bar, parut pendant quelque temps avoir fixé le choix du duc de Bourgogne. La Grande réputation que Jean d'Anjou son père avait acquise par des succès brillants en Italie, et plus encore par des revers soutenus avec courage, répandait sur le fils un éclat intéressant. Le duc de Calabre ne débuta point par le projet ridicule de faire peur à Charles-le-Téméraire : il n'aspira point à son alliance par des intrigues ; il ne fit parler que son amitié, son attachement, ses services. 1l mérita, par des respects touchants, par des hommages tendres et vrais, toute l'estime de la princesse. Elle vit avec plaisir les progrès de cette affaire poussés par l'ordre de son père jusqu'à des promesses de mariage réciproques. Mais Charles ne tarda pas à se repentir de s'être tant avancé : l'alliance de Maximilien lui parut plus avantageuse. Il rendit au duc de Calabre sa promesse, il lui redemanda celle de sa fille, que le duc de Calabre lui remit avec toute la docilité d'un fils, lors même qu'on lui ôtait l'espérance de l'être. Ce procédé, qui l'autorisait à des reproches, et peut-être à quelque chose de plus, ne changea rien à ses sentiments ni à sa conduite. Il ne rompit aucun des nœuds qui l'attachaient au duc ; il renouvela les traités ; il attendit en paix que la même inconstance, qui éloignait alors le duc de Bourgogne, le ramenât dans la suite : peut-être se flatta-t-il en secret d'avoir fait sur le cœur de la princesse des impressions difficiles à effacer. Il ne se trompa point, du moins dans la première de-ces conjectures. Charles redevint sensible à l'amitié du duc de Calabre, et plus encore à l'avantage de former une chaîne entre les Pays-Bas et les deux Bourgognes, par la Lorraine et le Barrois, sans compter les grandes expectatives du duc de Calabre, et même ses vastes prétentions. Ce prince touchait peut-être au moment où sa modération et sa persévérance allaient être couronnées, lorsqu'une contagion horrible désola Nancy, et l'enleva lui-même à l'âge de vingt-cinq ans [12 août 1473].

 

MAXIMILIEN.

 

Toutes les vues du duc de Bourgogne parurent se tourner alors vers Maximilien, fils de l'empereur Frédéric III. C'était le meilleur parti de l'Europe : la couronne impériale ne pouvait lui échapper ; il devait recueillir la succession vraisemblablement opulente d'un père fameux par son avarice, il attendait encore celle de Sigismond son oncle, duc d'Autriche ; il avait sur tous ses concurrents un autre avantage qui n'était pas indifférent pour une jeune princesse, c'est qu'il était le prince de l'Europe le mieux fait. Il avait même l'apparence de quelques qualités brillantes, qui n'aboutirent à rien dans la suite. Il avait paru deux ans auparavant à la cour de Bourgogne ; et Marie avait conçu de lui une opinion avantageuse.

Mais le duc n'écoutait que la raison d'État ; et cette raison d'État n'était ni l'intérêt de ses peuples ni celui de sa fille, mais le sien propre. Il avait eu des liaisons très-étroites avec Sigismond, et il avait voulu se rendre ces liaisons utiles. Sigismond, ayant besoin d'argent pour faire, la guerre aux Suisses, lui engagea le landgraviat d'Alsace et le comté de Ferrette. Tout engagement de domaine, quand l'engagiste est puissant, vaut une aliénation. Cette acquisition, jointe à la conquête du duché de Gueldres, faite par droit de bienséance, tourna les désirs ambitieux du.duc vers l'Allemagne. Il voulut s'y étendre et s'y agrandir : il voulut que la couronne impériale, avant de passer de la tête de Frédéric sur celle de Maximilien, se reposât sur la sienne : il exigea surtout que l'empereur érigeât ses États en royaume, sous le titre de royaume de Bourgogne, éteint depuis quatre siècles.

De ces deux propositions la première déplut fort à l'empereur, à Sigismond, à Maximilien ; la seconde ne leur plut pas assez pour qu'ils l'accordassent avant le mariage. Le duc voulait signer le contrat comme roi : l'empereur voulait que le titre de roi fin la récompense d'avoir signé ; car on connaissait Charles, et on craignit qu'ayant obtenu ce qu'il désirait, il ne voulût plus conclure.

Tous ces grands intérêts se traitaient à Trèves [1473], dans une entrevue qui produisit à-peu-près le même effet qu'avait produit celle de Louis XI avec Henri, roi de Castille [1461]. Le faste des Bourguignons excita la jalousie des Allemands : la simplicité des Allemands excita le mépris des Bourguignons. Le roi envoya des émissaires fomenter ces dispositions à la rupture ; et inspirer à l'empereur des défiances sur la sincérité du duc. Celui-ci les augmenta par son opiniâtreté à vouloir que l'érection et le couronnement précédassent la signature. L'empereur, fatigué de tant de disputes, prit son parti, quitta Trêves brusquement pendant la nuit, et se retira dans Cologne, laissant le duc furieux et confus méditer de vains projets de vengeance.

 

LE DUC DE SAVOIE.

 

La duchesse de Savoie espéra que la situation des États de son fils, et l'entrée qu'ils donnaient en Italie, pourraient tenter le duc de Bourgogne, et le déterminer en faveur du jeune duc de Savoie. Mais Charles, à qui les voies les plus violentes étaient toujours les plus agréables, avait sur ces États des vues générales de conquête, qui devaient l'introduire en Italie sans le secours de ce mariage.

 

LE PRINCE DE TARENTE.

 

Le prince de Tarente, fils du roi régnant à Naples, vint aussi à la cour de Bourgogne, avec un équipage brillant, prendre sa part de l'espérance universelle d'épouser la princesse.

Enfin il n'y eut point de prince qui n'attendît, soit de la situation de ses États, soit de leur force ou de leur étendue, soit de l'éminence de ses titres, soit de la politique ou du caprice dû duc, soit enfin des sentiments de la princesse, un hymen qui devait l'élever au-dessus de tous ses rivaux.

Aussi la cour de Bourgogne, déjà si pompeuse et si magnifique par elle-même, s'embellissait encore d'un éclat étranger. Le fier Bourguignon, la modeste Marie voyaient presque toute l'Europe à leurs pieds : le duc s'enivrait de respects et d'hommages, son orgueil ne connaissait plus de bornes, sa fougueuse ambition croyait pouvoir tout dévorer. Le sort l'aveuglait pour le trahir.

Il mourut, et laissa ses vastes États épuisés par des guerres continuelles, découragés par la perte de trois grandes batailles, divisés par les intrigues de Louis XI, près d'être accablés par ses armes.

 

 

 



[1] Frère de Louis XI.