HISTOIRE DE MARIE DE BOURGOGNE

FILLE DE CHARLES-LE-TÉMÉRAIRE, FEMME DE MAXIMILIEN, PREMIER ARCHIDUC D'AUTRICHE, DEPUIS EMPEREUR

 

CHAPITRE PREMIER. — De la Bourgogne, et des quatre ducs de la seconde branche royale.

 

 

DANS cette malheureuse journée de Poitiers [19 septembre 1356], où une valeur surnaturelle ne put réparer les fautes de l'imprudence, l'État voyait avec effroi tous les objets de son espérance et de son amour exposés aux plus grands périls, et l'intrépide Jean donnant l'exemple d'une témérité inflexible trop bien imitée par ses quatre fils, les gouverneurs de ces jeunes princes, alarmés d'un courage si superflu et si dangereux, firent retirer les trois aînés : et quoique Mézeray les accuse de trop de précipitation, il est très vraisemblable que cette sage timidité sauva la France. Philippe, le plus jeune des quatre princes, à peine âgé de quinze ans, s'obstina seul à suivre la fortune de son père, à le défendre d'un bras aussi courageux que faible, à opposer une impuissante et généreuse barrière aux efforts des ennemis dont le roi restait environné, tandis que toute son armée l'abandonnait. Le surnom de Hardi et une captivité glorieuse, partagée avec le roi, furent alors le seul prix de cette vaillance prématurée. Londres admira tant d'héroïsme et s'étonna d'en avoir triomphé. Philippe signala chez ses ennemis, par les traits les plus fiers, la hardiesse qui faisait son caractère ; il exigea pour son père les mêmes respects qu'il eût pu recevoir à Paris ; il osa, en présence du roi d'Angleterre, donner un soufflet à l'échanson qui servit son maître avant le roi prisonnier.

Cependant le traité de Brétigny[1], ménagé par la sagesse du dauphin, rendit au roi une liberté achetée par le sacrifice de plus d'un tiers du royaume. La France, déchirée depuis quatre ans par l'anarchie horrible que les perfidies du roi de Navarre entretenaient dans son sein, revit son maître, et fut consolée de tous ses maux. Le sort fit même succéder quelques faveurs aux disgrâces dont il l'avait accablée : le duché de Bourgogne réuni à son domaine [1361], après en avoir été séparé trois cent trente ans, la dédommagea d'une partie de ses pertes.

Il n'est point étranger à notre sujet d'observer ici les différentes vicissitudes du duché de Bourgogne, qu'il ne faut confondre ni avec les deux royaumes de Bourgogne, dont l'étendue était beaucoup plus vaste, ni avec le comté (le Bourgogne, qui est proprement la Franche-Comté, et qui s'étant formé des débris du second royaume de Bourgogne, n'a jamais été réuni au duché qu'accidentellement.

Le duché avait été possédé par les ancêtres de Hugues Capet : il échut en partage à Henri, son frère, qui mourut sans enfants légitimes, et eut pour héritier le roi Robert, son neveu. Robert eut à combattre Othe-Guillaume, surnommé l'Étranger, qui, pour réunir le duché au comté dont il était déjà possesseur, se fondait sus un testament que Gerberge, sa mère, avait suggéré au duc Henri, qu'elle avait épousé en secondes noces, et dont elle n'avait point eu d'enfants.

L'illustre auteur du nouvel Abrégé chronologique, si consulté, si estimé, si digne de l'être, dit que Henri laissa son duché, par testament, au roi Robert, son neveu, et que ce don fut contesté par Landri, comte de Nevers, et par Adelbert, fils de la femme de Henri ; mais qu'il soit permis de soumettre quelques doutés à ses lumières :

1° Si Robert, neveu paternel et unique du duc Henri, avait joint au droit héréditaire les droits que lui eût donnés le testament de son oncle, quelle apparence de droit, quel prétexte même aurait pu rester, soit à Landri, soit au fils de Gerberge, pour réclamer un bien absolument étranger à leurs maisons ?

2° Ce fils de Gerberge, auquel le testament de Henri donnait le seul droit qu'il pût prétendre sur le duché de Bourgogne, ne se nommait pas, ce semble, Adelbert ; les historiens le nomment Othe-Guillaume, et Landri était son gendre.

Au reste, les armes de ce compétiteur furent aussi faibles que ses titres ; il fut vaincu, repoussé au-delà de la Saône, et resserré dans les limites du comté ; le duché resta au vainqueur, et Henri, son second fils, auquel il le donna, étant parvenu à la couronne, le céda, en 1032, à Robert, son frère, qui fut le chef de la première branche royale de Bourgogne.

Le duché passa successivement de mâle en mâle dans cette maison, sans aucune contestation, jusqu'à la mort de Hugues IV, qui arriva sous le règne de Philippe HI. Ce Hugues avait eu trois enfants mâles : les deux aînés étaient morts de son vivant, et n'avaient laissé que des filles. Il voulut que le troisième, qui restait, lui succédât au préjudice des filles de ses deux fils aînés. Cette disposition fut attaquée par Ioland, femme de Robert III ; comte de Flandre, et fille d'Eudes, l'aîné des trois fils de Hugues. Le roi Philippe III, arbitre de cette grande querelle, confirma la disposition de Hugues. Ne voulait-il par cet arrêt donner atteinte qu'au droit de représentation ? ou l'esprit de la loi salique, qui devait animer presque toutes les provinces de l'empiré français, influait-il sur ce jugement ? Fut-ce, en un mot, l'avantage du degré, ou celui du sexe, qui procura au troisième fils de Hugues le duché de Bourgogne ? C'est ce qu'on ignore, et ce qu'il serait important de savoir.

On peut penser que ce jugement, juste ou injuste, fut ou la cause ou l'effet de l'alliance que contracta le nouveau duc avec son juge, en épousant Agnès sa sœur. Quoi qu'il en soit, sa postérité masculine s'éteignit en 1361. Alors trois contendants se présentèrent : ils descendaient de trois sœurs : le roi de Navarre, à qui un tissu de crimes et de perfidies mérita le surnom de Mauvais, descendait de l'aînée, le roi Jean de la seconde, le duc de Bar de la troisième. Mais le roi précédait d'un degré ses deux compétiteurs ; et cette proximité fut le seul titre qu'on fit valoir en sa faveur. Il ne fut question ni de la loi salique, puisque chacun des trois contendants tirait son droit d'une femme, ni du droit de réversion des apanages, faute d'héritiers mâles ; et les écrivains du droit public de France blâment fort les officiers du roi Jean de n'avoir point réclamé ce droit éminent de la couronne. Mais Philippe-le-Bel étant le premier de nos rois qui ait restreint nommément les apanages aux seuls héritiers mâles, il paraît qu'avant 131 4 la loi des assignats ou apanages n'émit pas suffisamment éclaircie ; que la question de l'exclusion des filles était mal décidée, et qu'on aima mieux alléguer le droit de proximité, que de s'exposer au reproche de donner à l'ordonnance de 1314 un effet rétroactif, en l'appliquant à un apanage assigné en 1032 ; sans compter que cette ordonnance était plutôt une loi particulière pour le comté de Poitiers, donné par Philippe-le-Bel à Philippe-le-Long, qu'une loi générale pour tous les apanages. D'ailleurs il y avait une très bonne raison pour ne point faire valoir ce droit de réversion ; c'est qu'il restait deux branches de la maison de Bourgogne, branches obscures et avilies par la pauvreté ; mais masculines, et que la loi salique eût préférées aux descendants des femmes, malgré la proximité, comme elle avait préféré Philippe de Valois, neveu de Philippe-le-Bel, à Édouard son petit-fils. Ces deux branches étaient celles de Sombernon et de Montagu

Le roi de Navarre méconnut également tous les droits allégués et non allégués par la France : il continua la guerre avec plus de fureur ; mais ses efforts furent inutiles, la réunion fut consommée [1361].

Le roi alla prendre possession de la Bourgogne : il vit que les peuples de cette province regrettaient le temps où le séjour de leurs ducs particuliers répandait parmi eux l'abondance : il tourna ces sentiments à l'avantage d'un fils, dont il avait à récompenser la valeur et le zèle. Philippe-le-Hardi fut fait duc de Bourgogne, pour tenir ce duché par lui et ses héritiers légitimes [6 septembre 1363], clause à laquelle Charles V ajouta dans la suite ces termes : descendus en droite ligne.

Le roi Jean par le même acte institua son fils premier pair de France, dignité dont ce prince soutint les droits avec beaucoup de hauteur. Au sacre de Charles VI [1380], il voit le duc d'Anjou prendre place, en qualité de régent, immédiatement après Monsieur : il court à lui avec impétuosité, le tire par le bras, et se met en sa place. Le fier d'Anjou, profondément blessé de cet affront, allait en tirer vengeance : l'intrépide Philippe allait soutenir avec courage cette action hardie ; on s'alarme, on s'empresse, on sépare ces deux rivaux, trop près d'oublier qu'ils sont frères. Le conseil s'assemble précipitamment, et, peut-être entraîné par la vivacité de Philippe, prononce sur-le-champ en sa faveur.

 

PHILIPPE-LE-HARDI.

 

(Depuis 1363 jusqu'en 1404.)

Philippe, non moins ambitieux que hardi, disputa au duc d'Anjou et à Monsieur les rênes du gouvernement ; il contribua aux malheurs de la France sous le triste règne de Charles VI. Son mariage avec l'héritière de Flandre rendit sa puissance égale à celle des rois, dont il surpassait la magnificence.

 

JEAN-SANS-PEUR.

 

(Depuis 1404 jusqu'en 1419.)

Le cruel Jean de Bourgogne, son fils, aspira comme lui à l'honneur de gouverner la France. Il régna véritablement tantôt sous le nom de l'infortuné Charles VI, tantôt malgré Charles VI même ; et son règne horrible ne fut marqué que par des massacres, des incendies et des proscriptions. Son coup d'essai fut l'assassinat de Monsieur, duc d'Orléans, frère unique de Charles VI ; mais le chef-d'œuvre de sa puissance fut d'avouer impunément ce crime, et de le faire justifier solennellement par un cordelier, qui osa vendre son organe infâme à de pareilles fureurs. L'abus que Jean fit de l'autorité souleva bientôt contre lui tous les princes, tous les grands du royaume, qui s'unirent avec la maison d'Orléans. Alors tout fut en proie aux horreurs de la guerre civile, jointes aux malheurs d'une guerre étrangère. Toute la France se partagea en deux factions, l'une des Orléanais ou Armagnacs, l'autre des Bourguignons, qui appelèrent les Anglais. Paris eut alors ses Sylla et ses Marius. Le roi commandait en vain qu'on luit bas les armes : la voix du devoir était étouffée par le cri tumultueux de la haine et de la colère. Les deux partis, tantôt vaincus, tantôt vainqueurs, exerçaient tour-à-tour les vengeances les plus barbares : la licence avait rompu toute barrière. Les bouchers, les écorcheurs, les bourreaux vengeaient la querelle du duc de Bourgogne avec la dureté féroce de leur vil ministère : il n'en coûtait au duc de Bourgogne, pour animer cette populace effrénée, que de lui prodiguer bassement les caresses et la familiarité. Le bourreau de Paris, qui commandait les assassins, qui dirigeait leurs coups, qui se faisait amener impérieusement les prisonniers, prétendant que l'honneur de les égorger de sang-froid n'appartenait qu'à lui, le bourreau touchait insolemment dans la main (le ce prince, qui effaça fort mal cette infamie, en lui faisant trancher la tête dans la suite. Les Armagnacs furent exterminés, et ne purent assouvir, par l'effusion de tout leur sang, la rage de leurs ennemis : leurs corps, précipités du haut des tours, étaient reçus sur les-pointes des épées et des javelines ; on les outrageait encore après leur mort.

Enfin tant d'horreurs furent expiées par une nouvelle horreur. Le dauphin, qui avait toujours favorisé le parti des Armagnacs, attira le duc à une entrevue sur le pont de Montereau-Faut-Yonne, où il fut assassiné par les seigneurs de la suite du dauphin. On ignore encore si ce coup était médité de la part du dauphin : on croit assez généralement qu'il l'était ; cependant toute la vie de ce même dauphin, qui régna glorieusement sous le nom de Charles VII, atteste qu'il était incapable d'un tel crime. Mais c'était à peine un crime que de violer les lois pour punir un monstre, fléau de l'humanité, devant qui les lois se taisaient.

Le mariage du duc Jean avec l'héritière de Hainaut, de Hollande et de Zélande, acheva de réunir les Pays-Bas sous la domination des ducs de Bourgogne.

 

PHILIPPE-LE-BON.

 

(Depuis 1419 jusqu'en 1467.)

Si Philippe-le-Bon, fils de Jean, prolongea la durée des troubles, s'il ouvrit toutes les portes de la France aux Anglais, s'il les fit asseoir sur le trône de nos rois, à l'exclusion de l'héritier légitime, si cette étrange révolution dont le souvenir nous pénètre encore d'horreur, si cet affreux renversement de nos lois les plus chères est son ouvrage, il avait à venger un père : voilà son excuse. Loin de lui imputer ces malheurs et cet opprobre de nos ancêtres, qu'on doit plutôt rejeter sur les conseillers imprudents du dauphin, il faut savoir gré au généreux Philippe de les avoir réparés, d'avoir mis des bornes à sa vengeance, d'avoir éteint les haines mortelles des maisons d'Orléans et de Bourgogne, en tirant lui-même le duc d'Orléans de la captivité où il gémissait depuis la bataille d'Azincourt ; d'avoir concilié, par une paix juste et solide, ce qu'il devait au roi, à l'État, à son père, à lui-même ; d'avoir, par une défection utile, assuré le trône à Charles VII, préparé l'expulsion des Anglais, et prouvé à ces rivaux orgueilleux qu'ils n'étaient puissants que par nos divisions. Il faut admirer cet esprit de paix et de désintéressement qui porta Philippe à réconcilier plusieurs fois le dauphin Louis avec un père justement irrité, au lieu d'aigrir un courroux et d'allumer des troubles dont il eût pu profiter, et que Louis, à sa place, n'eût certainement point calmés : il faut louer cette modération ferme et sage qu'il opposa si souvent au ressentiment impétueux de son fils contre Louis XI, et à cette ardeur guerrière qui présageait les malheurs de la France et de la Bourgogne. Il faut surtout publier, pour l'exemple des souverains, la justice et la bonté avec lesquelles il gouverna ses peuples, la magnificence qu'il déploya sans les opprimer, l'abondance qu'il répandit dans ses nombreuses provinces, et l'amour que ses sujets reconnaissants conservèrent pour sa mémoire.

 

CHARLES-LE-TÉMÉRAIRE.

 

(Depuis 1467 jusqu'en 1477.)

Une impulsion irrésistible poussait Charles son fils à la guerre et aux périls. Inquiet, téméraire, ambitieux, il chercha dans les combats la gloire des héros, et il y trouva une mort violente comme son caractère. Mauvais politique, puisque la haine et la vengeance présidaient à toutes ses démarches, sa vie entière fut un tissu de triomphes, de défaites, de fureurs et d'infortunes. Implacable ennemi, contempteur orgueilleux de Louis XI, il en était haï et redouté. Dès leur plus tendre jeunesse ils avaient senti l'un pour l'autre une antipathie invincible. La franchise altière et généreuse de Charles s'indignait de la souplesse artificieuse de Louis. Louis, né jaloux, voyait avec inquiétude les grandes qualités de Charles et sa réputation naissante. Louis, chassé par ses propres intrigues de la cour du roi son père, trop heureux de trouver un asile en Bourgogne, tourna ce bienfait contre ses bienfaiteurs mêmes ; il mit la discorde entre Charles et le duc Philippe, il tenta la fidélité de leurs sujets, il favorisa le despotisme des Croy sur l'esprit du duc ; il avait su gagner ces Ministres et les opposer à Charles. Celui-ci voyait toutes ces trames obscures, dédaignait de les rompre, et se proposait de les punir un jour avec éclat ; mais lorsqu'il vit Louis, monté sur le trône, recueillir en grand politique le fruit des troubles qu'il avait semés ; quand il vit Philippe, affaibli par l'âge et séduit par les Croy, consentir à la restitution des places de la Somme qui lui avaient été engagées par le traité d'Arras, alors sa fureur ne connut plus de bornes : il chassa les Croy, qui se réfugièrent en France : il forma la ligue du Bien public sous laquelle tout autre que son rival eût succombé : il souleva tout le royaume contre Louis, qui dans la suite souleva contre lui presque toute l'Europe. La bataille de Montlhéry [16 juillet 1465] fut pour ces rivaux une heureuse occasion de signaler leur courage et d'assouvir leur haine : il serait difficile de dire lequel fut vainqueur : ils furent vaincus tous deux, les deux armées furent presque également détruites ; l'aile gauche du roi, l'aile droite de son ennemi furent rompues : il y eut une véritable déroute de part et d'autre : la frayeur emporta des fuyards des deux armées jusqu'à cinquante lieues, sans qu'ils osassent regarder derrière eux, ni s'arrêter pour manger. Cependant les deux chefs donnaient l'exemple de la constance et de l'intrépidité : on les rencontrait partout où le péril était le plus grand, prodigues de leur vie, avides de gloire et de vengeance, transportés du désir de vaincre. Deux fois le Bourguignon pensa être pris ou tué ; mais il resta maître du champ de bataille, et cet honneur lui inspira une présomption qui lui fut bien funeste dans la suite.

Louis, pressé de toutes parts, et incapable de résister à tous les princes, à tous les grands du royaume conjurés contre sa tyrannie, sut employer avec succès un art inconnu à l'inflexible Charles, le grand art de diviser et de régner, de dissimuler pour se venger plus sûrement, d'accorder tout pour pouvoir tout reprendre dans un temps plus favorable. Tous ces chefs adroitement dispersés, occupés chacun chez eux, perdirent les avantages qu'ils tiraient de leur réunion, et furent subjugués et trompés les uns après les autres. Les Liégeois, excités par Louis, firent à la maison de Bourgogne des outrages cruels, dont ils furent cruellement punis ; les Flamands, surtout les Gantois, se révoltèrent aussi. Charles parut, et les soumit. Il se hâtait de voler au secours de ses alliés ; mais la ligue n'était déjà plus : le roi l'avait dissipée par un mélange heureux d'artifice et de force.

Pendant le cours de leurs divisions, la fortune offrit tour-à-tour aux deux rivaux des occasions dont ils profitèrent mal. Chacun d'eux eut son ennemi en sa puissance, et ne voulut ou n'osa s'en assurer. Dans une entrevue avec le roi devant Paris, Charles se laissa engager par distraction jusqu'au-delà des premiers retranchements de l'armée ennemie : il se ressouvint alors du pont de Montereau et de la fin tragique de son aïeul : il se tira de ce mauvais pas le plus habilement qu'il put. Louis l'avertit de son imprudence par un sourire ; et le maréchal de Bourgogne l'en gronda rudement. Quelques années après, Louis XI crut montrer une confiance héroïque en allant lui-même, sans suite, négocier à Péronne avec son ennemi : mais, avant que de partir, il avait moins héroïquement engagé les Liégeois à une nouvelle révolte. Le duc, indigné de cette trahison, dont les preuves étaient parvenues jusqu'à lui, enferma le roi dans le château de Péronne, où il le laissa trois jours, tourmenté d'inquiétudes mortelles, détestant son imprudente politique, et ayant en perspective la tour où Hébert, comte de Vermandois, avait autrefois enfermé et fait périr Charles-le-Simple. Le duc s'adoucit enfin, il accorda une espèce de liberté au roi, à condition qu'il le suivrait à la guerre contre les Liégeois, et qu'il serait témoin de leur destruction ; comme on oblige un criminel à qui on fait grâce d'assister à la mort de ses complices. II fallut subir cette loi humiliante, applaudir, contribuer même aux succès du duc de Bourgogne, flatter servilement ce vassal superbe, et accepter toutes les conditions qu'il lui plut de prescrire. Le duc le congédia enfin avec quelques froides excuses aussi injurieuses que l'offense ; et le roi parut s'en contenter.

1472.

Après divers traités et diverses ruptures, arriva la prompte et funeste mort de Monsieur, frère de Louis XI, dont les intérêts avaient servi de prétexte aux ligues formées contre le roi. Personne ne douta qu'il n'eût été empoisonné par l'abbé de Saint-Jean d'Angély : les soupçons s'étendirent jusqu'au roi. L'abbé de Saint-Jean d'Angély mourut en prison. Ou sent bien que cet événement ne justifia point le roi dans l'opinion publique. Brantome et Varillas, auteurs médiocrement croyables, disent que son fou l'entendit s'accuser de ce crime. Le duc de Bourgogne l'en chargea hautement dans un manifeste insolent suivi des hostilités les plus affreuses. L'incendie fut joint au carnage ; la Picardie ravagée : ses habitants cruellement massacrés parurent encore au duc de Bourgogne une trop faible vengeance d'un attentat si énorme. Cependant Beauvais arrêta et confondit sa fureur. Un assaut général avait répandu la terreur parmi les assiégés, déjà ils fuyaient de toutes parts, déjà les Bourguignons avaient planté leur étendard sur la brèche ; une femme intrépide, nommée Jeanne Hachette, osa l'arracher et le jeter dans le fossé avec l'officier qui l'avait planté. Les autres femmes imitèrent son courage, et repoussèrent l'ennemi en l'accablant de pierres, de poix résine et de plomb fondu. Il se vengea sur le pays de Caux ; il prit Eu et Saint-Vallery, échoua devant Dieppe et devant Rouen, rentra en Picardie, menaça Noyon ; et s'étant retiré à Abbeville, accepta une trêve que le roi lui offrit.

Mais plus ennemi encore du repos que de Louis XI, le duc de Bourgogne employa cette trêve à conquérir le duché de Gueldres, et à tenter du côté de l'Allemagne des projets d'agrandissement que Louis X1 ne manqua, pas de traverser, en formant contre lui une ligue puissante, dans laquelle entrèrent l'empereur, le duc d'Autriche, le duc de Lorraine, les Suisses, les villes de Bâle, de Strasbourg, etc. Louis lui-même se mit en campagne aussitôt après l'expiration de la trêve, prit Roye, Montdidier, Corbie ; et détacha le roi d'Angleterre de l'alliance du duc de Bourgogne, qui fut trop heureux d'accepter une prolongation de la trêve. Son ambition s'exerça pendant ce temps à dépouiller le jeune René de la Lorraine, à former le siège de Nancy, à préparer des fers aux indomptables Suisses, auxquels on ne pouvait enlever que la liberté ; trésor inestimable, et le seul peut-être dont la possession augmente le prix. La tyrannie autrichienne le leur avait procuré : les fureurs turbulentes du Bourguignon ne purent le leur faire perdre.

1476-1477.

Ce prince infortuné courait à sa ruine, la fortune se lassait de seconder son intrépidité : il perdit successivement, cintre les Suisses et le duc de Lorraine réunis, les batailles de Granson, de Morat, et enfin celle de Nancy, où, devenu plus farouche par le malheur, incapable de prudence et de conseil, guidé par un désespoir aveugle, il osa combattre une armée de plus de vingt mille hommes, avec douze cents hommes abattus et découragés. Le perfide Campobasse, son indigne confident, lui en enleva près de la moitié dès le commencement de la bataille, le laissant entouré d'assassins. Il ne put échapper à tant de dangers : on le trouva mort dans un ruisseau presque glacé, où son cheval s'était embourbé. On crut du moins le reconnaître à des signes certains ; et le duc de Lorraine, son vainqueur, lui fit de magnifiques obsèques : Beau cousin, lui dit-il en lui jetant de l'eau bénite, vos âmes ait Dieu, vous nous avez fait moult de maux et de douleurs. C'est en effet la seule oraison funèbre que méritent les conquérants. Mais les sujets de Charles, qui l'aimaient d'autant plus qu'il était malheureux, se livrèrent avec avidité à l'espérance de le revoir : espérance frivole, et qui avait pour tout fondement quelque vaine ressemblance qu'on avait cru trouver entre lui et un homme inconnu, errant dans la Souabe.

Ainsi périt à l'âge de quarante-trois ans Charles-le-Téméraire [5 janvier 1477], terrible et dangereux rival de Louis XI, que ses qualités sublimes rendirent admirable, ses fureurs odieux, et ses malheurs intéressant. Il eut dans sa jeunesse tout l'éclat d'un héros, et dans un âge plus avancé toute la férocité d'un tyran. N'étant encore que comte de Charolais et gouverneur de Hollande, il s'était fait aimer et respecter de ses peuples. Ami de la justice, il avait signalé sa rigoureuse équité par le supplice d'un gouverneur, qui ayant abusé de la femme d'un criminel, en lui promettant la grâce de son mari, la lui avait ensuite refusée : le comte de Charolais voulut que le gouverneur épousât la veuve pour réparer l'outrage fait à son honneur, et il envoya ce séducteur de l'autel au gibet. Né violent, mais sincère et généreux, il avait toujours paru incapable d'artifice et de bassesse. Cependant, soit que les tromperies continuelles de Louis XI l'eussent apprivoisé avec la perfidie, soit qu'il fut poussé au crime par cette mélancolie frénétique, où l'habitude de verser le sang et d'exercer des violences le plongèrent sur la fin de sa vie, il devint moins scrupuleux sur le choix des armes dont il combattit son ennemi ; il voulut faire empoisonner Louis XI, d'abord par Jean Hardy, qui fut écartelé, puis par un autre scélérat, nommé Jean Bon[2], si pourtant cette accusation ne fut point un stratagème de Louis XI pour rendre Charles odieux.

Charles fut sans doute un des plus grands capitaines de l'Europe, actif, infatigable, vigilant ; portant sur le détail des moindres opérations un œil toujours attentif et toujours éclairé ; profond dans toutes les parties de l'art militaire qu'on pouvait connaître de son temps. On l'a comparé pour la discipline à Annibal, pour la célérité dans les expéditions à César et à Alexandre. Il avait pris ces derniers pour modèles, et leur histoire était sa lecture favorite. Il eut la plus belle milice de l'Europe, et les règlements qu'il lui donna sont trouvés admirables pour le temps. Ce fut lui qui renouvela et qui apprit aux Français à renouveler la pratique des Romains, d'enfermer les troupes dans un camp retranché. Mais tant de talents n'eurent dans le monde qu'un éclat stérile et funeste. Charles ne sut mettre à profit ni ses vertus, ni ses vices, ni la bonne ni la mauvaise fortune : il fit des conquêtes, et n'en jouit point ; il se rendit terrible, sans se rendre respectable : ses caprices fougueux, ses hauteurs imprudentes aliénaient les cœurs qu'il avait le plus d'intérêt de gagner : il connaissait mal les hommes, et ne savait placer ni sa confiance, ni ses soupçons : il disait avec fureur au brave et fidèle Chimay : Vous êtes tout Vaudemont[3]. Il faisait arrêter indignement la duchesse de Savoie, qu'une compassion généreuse attirait du sein de ses États pour le consoler et le secourir ; et il se livrait aveuglément à Campobasse, qui traitait de sa vie avec tous ses ennemis. Cependant l'adroit et vigilant Louis observait toutes ses démarches, travaillait à les lui rendre funestes, lui enlevait tous les jours quelque allié, lui suscitait quelque ennemi, détachait de son service ses plus braves capitaines, ses meilleurs Ministres ; les appelait en France par des promesses, les y fixait par des grâces, rendait Comines aussi nuisible à Charles qu'il lui avait été utile, encourageait l'héroïsme naissant du jeune René de Lorraine à s'immortaliser par la défaite d'un si redoutable ennemi, et profitait des perfidies de Campobasse, sans les autoriser. Ce traître lui avait offert la tête de son maître, et Louis l'avait refusée ; il avait même averti de cette offre le duc de Bourgogne, comme autrefois Fabricius avait renvoyé à Pyrrhus le médecin qui devait, dit-on, l'empoisonner. Mais le duc de Bourgogne ne crut point Louis capable d'imiter sincèrement Fabricius, il regarda cet avis comme un stratagème inventé pour lui rendre suspect un ministre fidèle ; et Louis, content d'avoir fait son devoir, lui laissa une erreur qu'il n'avait aucun intérêt de dissiper.

Quelques auteurs attribuent les trahisons de Campobasse à un soufflet que le duc de Bourgogne lui avait donné dans un mouvement de colère. Pierre Matthieu, qui a écrit l'histoire de Louis XI, et qui joint partout à l'érudition la plus fastueuse un désir sincère d'avoir beaucoup d'esprit, s'exprime ainsi à ce sujet : Le soufflet que Campobasse avait reçu du duc de Bourgogne soufflait dans son cœur le feu de la vengeance. Si cette anecdote est vraie, elle est une nouvelle preuve de l'emportement et de l'imprudence de Charles.

Quoi qu'il en soit, Louis XI moins grand, moins estimable peut-être que son rival, eut toujours sur lui cet que le sang-froid, le talent de connaître les hommes, l'art de céder au temps doivent nécessairement donner sur un courage bouillant, qui ne sait que combattre, et vaincre ou périr.

 

 

 



[1] 8 mai 1360, ratifié le 24 octobre.

[2] Quelques auteurs disent que ce fut le dauphin que Jean Bon voulut empoisonner, et qu'on donna le choix à ce criminel de perdre la tête ou les yeux : on devine bien son choix.

[3] Le duc de Lorraine, vainqueur de Charles, était de la branche de Vaudemont.