HISTOIRE DE CHARLEMAGNE

 

SUITE DE L'HISTOIRE DE CHARLEMAGNE.

 

 

POUR compléter la preuve de l'inutilité des conquêtes et de l'abus des grands empires, il faut montrer ce que les uns et les autres deviennent ; c'est ce qui nous engage à parcourir rapidement les temps qui suivent le règne de Charlemagne, comme nous avons parcouru les temps qui le précédent. Nous ne nous arrêterons qu'aux époques mémorables, et aux faits dignes de remarque. Cette suite contiendra des considérations plutôt qu'une histoire.

On sait quel fut le sort de la grande monarchie des. Perses ; on sait aussi quel fut celui des conquêtes d'Alexandre leur vainqueur, et si ce fut la peine de former un si vaste empire pour le temps qu'il eut à en jouir, et pour l'intérêt qu'il devait prendre aux successeurs qu'il laissa. Charlemagne laissa du moins sa race sur le trône, mais il avoir rendu ce trône trop vaste pour elle ; elle ne put ni le remplir ni s'y maintenir.

Les grands hommes, en tout genre, sont très rares, et surtout les grands rois. Il faut des États qui puissent être régis par des princes médiocres. Un petit État a toujours en lui-même de quoi se gouverner, indépendamment du mérite de ses souverains. La routine et l'exemple suffisent ; la machine est simple, et le jeu des ressorts facile. Les rênes d'un grand empire ne peuvent être tenues que par la main d'un grand homme ; il fallait Charlemagne dans toute la vigueur de l'âge, dans toute l'ardeur de son activité, pour pouvoir d'un côté défendre, de l'autre gouverner ses nombreux et vastes Etats.

 

LOUIS-LE-DÉBONNAIRE.

 

814.

LOUIS-LE-DÉBONNAIRE, surnom qui, selon l'expression de Pasquier, implique sous soi je ne sais quoi du sot[1], guidé par un père plein de force et de grandeur, n'avait point paru indigne de ses frères ; quand il régna par lui-même, il parut ne porter sur le trône que les vertus du cloitre. C'était une âme douce, une conscience timorée, un cœur tendre et dévot, un esprit faible.

aimait singulièrement les moines, et avait voulu l'être. Charlemagne avait cru devoir réprimer ce zèle inconsidéré ; mais on remarqua que Louis nommait toujours son grand-oncle Carloman avec vénération, et en témoignant toujours quelque regret de ce qu'on l'avait empêché de suivre son exemple.

Devenu empereur et roi de France, mais toujours moine, il voulut d'abord purger la cour de quelques désordres que l'indulgence de son père y avait laissé subsister. Ses sœurs, la plupart abbesses, avaient des amants. Louis voulut faire arrêter ceux-ci ; ils se défendirent ; il y en eut un de tué, un autre eut les yeux crevés[2] ; les princesses furent renvoyées dans les abbayes que Charlemagne leur avait données, mais où il était bien éloigné d'exiger qu'elles vécussent, car ce bon père n'aimait rien tant que de se voir toujours entouré de toute sa famille. Cet acte de rigueur, qui était plus dans les principes de Louis que dans son caractère, disposa d'abord la cour peu favorablement pour lui.

Le clergé ne lui sut pas meilleur gré de quelques réformes, à la vérité nécessaires, qu'il voulut faire dans les mœurs de ce corps, à l'exemple de Charlemagne. Sous un prince aussi éclairé que Charlemagne, le clergé sentait sa faiblesse ; il sentait sa force sous un prince superstitieux, tel que Louis-le-Débonnaire.

Louis succédait à tous les États de Charlemagne, excepté au royaume d'Italie, qui avait été donné au jeune Bernard, fils de Pepin, frère aîné de Louis : il est difficile et assez inutile de savoir si Bernard n'était que fils naturel de Pepin, ou s'il était né d'un mariage authentique et solennel. Les auteurs, comme nous l'avons observé, sont divisés sur ce point ; les uns représentent Bernard comme fils d'une concubine, les autres le croient né d'une épouse légitime. Quoi qu'il en soit, nous avons dit que sous la première race, et apparemment encore au commencement de la seconde, les fils des concubines étaient réputés légitimes, et pouvaient succéder du consentement de leur père ; il est vrai que l'usage contraire a semblé prévaloir sous la seconde race, et que les bâtards ont en général été censés exclus de la succession au trône ; mais ce nouvel usage ne s'est établi que peu-à-peu, par les exemples, surtout par celui de Charlemagne, dont aucun des bâtards ne fut admis au partage ; encore voyons-nous cet usage démenti dans la suite par plusieurs exemples célèbres. Au reste, ou Bernard était fils d'une concubine, et en ce cas Charlemagne voulut qu'il succédât à son père, conformément à l'ancien usage qui subsistait encore ; ou il était légitime, et en ce cas il aurait pu, surtout étant fils de l'aîné, être, par le choix de Charlemagne, son principal successeur au préjudice de Louis. Charlemagne l'avait borné an royaume d'Italie ; et de même que Pepin son père n'avait possédé ce royaume que sous Charlemagne, qui s'y était réservé l'autorité, et qui surtout, à titre d'empereur, était le vrai souverain de Berne, il paraît que Bernard n'était aussi en Italie que le lieutenant de l'empereur, Louis-le-Débonnaire son oncle. Mandé à la cour de l'empereur, il y vint, et se reconnut formellement son vassal[3] ; soit que Charlemagne l'eût ainsi ordonné, soit que Bernard ne fit que céder à la force.

Charlemagne, qui, comme tous les grands princes, se connaissait en hommes, avait mis auprès de Bernard, pour diriger sa jeunesse, l'homme de sa cour qui avait le plus de mérite. C'était Vala, réputé prince du sang, fils du comte Bernard, lequel était fils naturel de Charles Martel : Cala fut suspect à l'empereur, parce que ses envieux voulurent qu'il le fût ; on le manda : l'empereur fut content de ses soumissions, et ce fut dans la suite un des hommes qui eurent le plus d'ascendant sur son esprit.

Louis-le-Débonnaire avait toujours à Rome cette plénitude de pouvoir qu'avait eue son père, et qu'on regardait comme attachée au titre d'empereur d'Occident. Mais on s'aperçut bientôt à Borne que ce pouvoir n'était plus dans les mains de Charlemagne ; et les papes, attentifs à tout, songèrent en conséquence à se rendre indépendants de leurs bienfaiteurs.

815.

Il y eut une nouvelle conspiration contre le pape Léon In. Dans le temps de la conspiration de Pascal et de Campule, .on avait vu le pape recourir à Charlemagne, comme à son seigneur, et lui demander justice et vengeance ; on l'avait vu aussi demander grâce, au moins de la vie, pour ses ennemis convaincus et condamnés. Cette fois-ci, le même pape se fit justice à lui-même, et une justice rigoureuse ; il fit mourir plusieurs des coupables : cette rigueur blessa doublement l'empereur, et comme contraire à sa souveraineté impériale, et comme contraire à la clémence pontificale, et à l'horreur que l'église a pour le sang ; il en fit faire de vifs reproches à Léon III, qui se crut obligé de lui faire des excuses. L'empereur envoya Bernard, roi d'Italie, comme son lieutenant, prendre connaissance de cette affaire sur les lieux ; et les Romains, plus irrités que l'empereur, de la cruauté de Léon, s'étant révoltés contre ce pape, Bernard eut ordre encore de pacifier les troubles au nom de l'empereur, comme modérateur suprême de l'Italie.

Léon mourut le 23 mai 816. Nous avons vu que lorsqu'il avait été nommé pape à la place d'Adrien, son premier soin avait été d'envoyer demander l'agrément de Charlemagne. Étienne V, élu à la place de Léon, n'attendit point, pour s'installer dans le pontificat, la confirmation de Louis[4] ; cependant, sur les plaintes de ce prince, il lui fit prêter serment par les Romains, et vint le trouver à Reims, apportant avec lui, pour l'empereur et pour l'impératrice, deux couronnes d'or, qu'il leur mit solennellement sur la tête, dans la cathédrale de Reims ; car la politique des papes était, d'un côté, d'acquérir au Saint-Siège, par cette cérémonie, des droits sur l'installation des empereurs, tandis que, d'un autre côté, les mêmes papes tâchaient d'enlever insensiblement aux empereurs le droit de confirmer leur élection.

Lorsque Léon III avait couronné Charlemagne à Rome, c'avait été une surprise réelle ou supposée ; lorsque Pepin-le-Bref s'était fait couronner en France avec ses enfants par le pape Étienne III, il avait eu, pour en user ainsi, des raisons politiques qui ne subsistaient plus du temps de Louis-le-Débonnaire : Charlemagne, en ordonnant à celui-ci de se couronner de sa propre main, avait voulu faire entendre qu'il ne tenait que de Dieu la couronne impériale ; et c'était remettre la chose en question, que de consentir à tenir cette couronne du pape. Étienne V, par cette cérémonie, semblait dire à Louis : Vous n'étiez pas encore empereur, et voilà pourquoi je ne vous avais pas demandé votre confirmation[5]. Ajoutons que, dans cette entrevue, Louis fut imprudemment prodigue — envers un pape qui lui avait manqué — de toutes ces démonstrations de respect qui ne se rendent qu'au caractère pontifical, mais dont les papes ont si bien su tirer parti pour leur-autorité temporelle.

Étienne V, à peine retourné en Italie, y mourut (le 25 janvier 817). Paschal Ier, son successeur, eut grand soin de ne pas demander l'agrément de l'empereur pour son installation, et de lui en envoyer ensuite faire de froides excuses, qui furent froidement accueillies en France. L'empereur envoya cependant son acte de confirmation, de peur qu'on ne s'en passât, et n'osant s'en prendre au pape de ces attentats contre sa souveraineté, il s'en prit aux Romains, auxquels il fit de fortes réprimandes d'avoir installé le pape sans son agrément, et de grandes défenses d'en user ainsi à l'avenir. Ainsi c'est sans fondement que quelques auteurs ont dit qu'il avait eu la faiblesse de renoncer au droit de confirmer l'élection des papes.

 817.

Des instigations parties de la cour même de l'empereur engagèrent le jeune Bernard, roi d'Italie, à réclamer l'empire et la succession de Charlemagne ; mais quand on voit l'empereur, averti à temps de ce complot, s'avancer en force vers les Alpes, ceux mêmes qui avaient appelé Bernard, se hâtèrent de l'abandonner : il crut n'avoir plus de' ressources que dans la clémence de son oncle, et vint à ses pieds demander pardon. Louis, qui avait tant condamné la sévérité de Léon III, parce qu'il parlait d'après son cœur, l'imita en cette occasion, parce qu'il agit d'après des conseils : on lui persuada que le feu de la révolte ne pouvait être éteint que dans le sang[6] ; il fit mourir plusieurs des conjurés, il fit crever les yeux à un beaucoup plus grand nombre, nommément à son neveu Bernard, qui en mourut trois jours après, âgé de dix-huit à dix-neuf ans.

Il est remarquable que Charlemagne, dans son premier testament, fait en 806, partageant ses États entre ses trois fils, et portant ses vues sur ses petits-fils nés et à naître, ait expressément défendu a ses fils de les faire mourir ou de leur faire crever les yeux, sous quelque prétexte que ce pût être, comme s'il eût prévu cette violence de Louis-le-Débonnaire[7].

Celui-ci, suivant toujours le plan de sévérité qui lui était tracé, chassa de la cour Vala et son frère Adélard, abbé de Corbie[8], qui avaient peut-être à se reprocher de n'avoir pas assez fortement détourné Bernard de son entreprise ; et craignant de pareilles conjurations de la part des nombreux bâtards de Charlemagne, il les fit tous raser et enfermer dans des cloîtres[9].

Son cœur ne tarda pas à se reprocher sa cruauté ; les remords s'emparèrent de lui pour toujours, et il n'eut plus un moment de paix ; il croyait sans cesse entendre Charlemagne son père et Pepin son frère, lui redemander le sang du malheureux Bernard. Les Français ne lui pardonnèrent jamais cette violence, et la pénitence publique, à laquelle il voulut se soumettre pour expier son crime, ne fit que l'avilir à leurs yeux sans les apaiser. Il permit à tous ses frères et à tous ses autres parents qu'il avait fait raser, de sortir de leurs cloîtres ; il rappela Vala et Adélard, et se gouverna par leurs conseils, car toutes ses idées étaient flottantes, et sa faiblesse le jetait tour-à-tour dans tous les sentiments les plus opposés. S'il publiait des lois sages, il n'avait pas la fermeté nécessaire pour los faire exécuter ; si ses juges condamnaient un criminel, il lui faisait toujours grâce, ne pouvant pas se résoudre à laisser exercer un acte de sévérité, parce qu'il en avait eu un à se reprocher.

Ses propres fils se chargèrent de venger son neveu ; il s'était pressé de partager entre eux ses États, croyant en cela imiter Charlemagne ; mais Charlemagne n'avait fait de ses fils que ses lieutenants et ses vice-rois dans les différents royaumes qu'il leur avait donnés à gouverner en son nom ; il s'était réservé toute l'autorité : Louis n'en conserva aucune sur ses enfants. Il ne tarda pas à éprouver que si, selon Tacite[10], il ne faut pas se hâter d'élever les jeunes gens aux honneurs, il faut encore moins se hâter de leur communiquer et surtout de leur abandonner la puissance.

819.

A cette faute de les avoir mis, dès son vivant, en possession de ses États, il joignit celle d'épouser une femme belle, galante, spirituelle, ambitieuse, qui le gouverna, et qui inquiéta les fils du premier lit sur leurs partages, qui, sans cesse occupée de l'agrandissement du seul fils qu'elle eut de Louis, et ne pouvant l'établir qu'aux dépens de ceux du premier lit, causa tous leurs soulèvements contre leur père[11] ; cette femme fut la fameuse Judith, et ce fils dont elle travailla tant à élever la fortune, et qui devint en effet très puissant, est connu sous le nom de Charles-le-Chauve.

823.

Les trois fils que Louis avait eus d'Hermengarde sa première femme, étaient Lothaire, Pepin et Louis : il associa Lothaire à l'empire, et lui donna le royaume d'Italie ; il donna l'Aquitaine à Pepin et la Bavière à Louis., l'une et l'autre à titre de royaume. Lorsque ces partages eurent été confirmés dans une assemblée des grands, Lothaire n'eut rien de plus pressé que d'aller à Rome recevoir la couronne impériale des mains du pape. C'était précisément ce qu'il ne fallait point faire, car c'était ce que le pape désirait ; une telle démarche était un aveu tacite, qu'on n'était véritablement empereur que par cette cérémonie ; c'était abandonner entièrement les principes de Charlemagne sur l'indépendance de la couronne impériale. Le pape, pour prix de cette imprudente déférence, n'était occupé qu'à dégrader et à ruiner l'autorité des empereurs français en Italie.

Charlemagne avait été le maitre dans Rome ; Louis et Lothaire y avaient à peine un parti, et leurs partisans étaient bien loin d'avoir la faveur populaire ; deux des plus zélés d'entre eux furent décapités dans le palais même du pape, et presque sous ses yeux, sans qu'on leur reprochât autre chose que leur attachement à la France[12]. Charlemagne et Louis XIV eussent fait ériger dans Rome une pyramide pour monument de la vengeance qu'ils auraient prise d'un pareil attentat ; Louis et Lothaire obtinrent à peine de légères excuses, et un vain serment du pape de n'avoir eu aucune part à la mort de ces deux hommes, mais avec un refus persévérant de livrer les meurtriers, parce qu'ils étaient ses, domestiques, ce qui s'appelait être de la famille de saint Pierre[13], et ce qui rendait la personne des meurtriers sacrée.

824.

Paschal Pr mourut peu de temps après cette aven ture. Eugène II, son successeur, donna quelque satis, faction aux Français ; on convint d'établir à Rome des juges particuliers, pour connaître des affaires où la France serait intéressée.

Comme ce pape avoir un concurrent dans la personne d'un antipape, nommé Zizime, il ne manqua pas de demander la confirmation de l'empereur[14] ; mais Valentin, son successeur, ne l'attendit point, et fut d'abord installé. Les empereurs Louis et Lothaire ayant témoigné leur ressentiment de cette précipitation, Grégoire IV, successeur de Valentin, attendit leur confirmation. Sergius II, qui succéda au pape Grégoire IV, quatre ans après la mort de Louis le-Débonnaire, n'attendit point la confirmation de l'empereur Lothaire, qui en marqua encore son mécontentement. Léon IV l'attendit : on a de lui une lettre, dans laquelle il promet d'ailleurs de suivre inviolablement les lois de Charlemagne et de ses successeurs. Benoît III attendit aussi la confirmation des empereurs Lothaire et Louis son fils, ut prisca consuetudo poscebat, dit Luitprand[15]. C'est ainsi que la prérogative impériale était tantôt respectée, tantôt violée, selon les conjonctures.

829.

Le prince Charles, fils de Judith, était à peine né, qu'il fallut, pour satisfaire l'impatience de sa mère, lui donner aussi un partage ; mais Louis-le-Débonnaire n'en avait plus à donner, au moins selon l'opinion de ses fils du premier lit ; car Louis, son troisième fils, prétendait que son royaume de Bavière comprenait la Germanie entière ; Pepin avait l'Aquitaine, et devait avoir la marche d'Espagne ; et Lothaire, empereur et roi d'Italie, jugeait que son droit d'aînesse devait le mettre en possession de toute la France, à la mort de son père. Louis-le-Débonnaire leur parut donc revenir sar les partages qu'il avait donnés à ses fils du premier lit, lorsqu'il en détacha quelques parties pour former à Charles un petit État, sous le titre de royaume de Rhétie [16]. Le démembrement, quoiqu'on eût prétendu le déguiser par ce nom nouveau, n'en était pas moins réel à leurs veux, et fut senti par eux avec amertume ; leur mécontentement éclata : aussitôt ils se virent entourés des restes mal étouffés de la faction de Bernard, des parents et des amis de ceux qui avaient péri ou souffert pour cette cause ; enfin de tous les mécontents, qui n'étaient ni peu nombreux ni sans puissance ; il s'éleva un cri général d'indignation contre l'impératrice Judith ; elle avait ensorcelé l'empereur : on ne pouvait expliquer que par-là l'empire qu'elle exerçait sur ce prince débonnaire ; et qu'elle poussait jusqu'à faire publiquement de son amant le favori de son époux ; cet amant était Bernard, comte de Barcelone[17], dont l'insolence, nourrie par ses succès et auprès de l'empereur et auprès de l'impératrice, ne contribuait pas peu à la jalousie des grands et à la haine du peuple, et qui finit par le conduire dans sa vieillesse à l'échafaud, par l'ordre de Charles-le-Chauve, qui aurait dû respecter en lui ou l'âge avancé, ou le souvenir de l'attachement qu'il avoir inspiré à sa mère.

830.

Lothaire étant en Italie, les chefs de la nation s'adressèrent à Pepin, le second des trois frères, et l'exhortèrent à s'armer contre une femme qui le dépouillait, et qui trompait et déshonorait son père. Le prince ne put se refuser à des propositions qu'il allait faire, si on ne l'eût, prévenu. L'impératrice tomba entre les mains des rebelles. Pour obtenir sa liberté, elle leur promit d'engager Louis à se faire moine, et ils la méprisèrent assez pour la croire capable de sacrifier ainsi son mari et son empereur.

Elle eut en effet avec lui, à ce sujet, une conférence, dont le résultat fut qu'ils convinrent ensemble qu'elle prendrait le voile pour un temps, et que Louis demanderait un délai pour se résoudre à embrasser l'état monastique.

831.

Lothaire, à son retour de Rome, approuva fort que pendant sou absence on l'eût fait seul empereur, de simple associé qu'il était à l'empire ; il confirma tout ce qu'on avait fait contre Louis et Judith, il se mit à la tête de la conspiration, il enferma son père dans un monastère, séjour en effet aussi convenable pour Louis-le-Débonnaire, qu'il `était peu convenable à son fils de le lui donner ; ce monastère était celui de Saint-Médard de Soissons. L'impératrice fut de même enfermée dans le couvent de Sainte-Radegonde de Poitiers. Lothaire mit auprès de son père des moines qui furent chargés spécialement de l'instruire des devoirs de la vie monastique, qu'il connaissait, qu'il remplissait aussi bien qu'eux, et mieux que ceux de la royauté[18] ; ils étaient surtout chargés de l'engager à prendre leur habit : mais ce furent précisément ces moines qui ne voulurent pas Glue leur roi fit moine, parce qu'ils voulurent tenter d'être rois eux-mêmes sous son nom. Ils intriguèrent tant en sa faveur, qu'ils parvinrent à semer la discorde entre les princes, et à soulever les deux cadets contre l'aîné, qui, se trouvant le plus faible, fut obligé de livrer les principaux chefs de la conspiration ; ils furent tous condamnés à mort, du consentement même des trois princes : mais Louis-le-Débonnaire, instruit par le remords qu'il avait senti de ses cruautés passées, usa envers tous les coupables d'une indulgence que, suivant son caractère, il poussa jusqu'à la faiblesse. Cependant ses fils, une fois sortis du devoir, n'y rentrèrent jamais véritablement ; il eut toujours à les combattre, ou séparément, ou tous à-la-fois ; Judith fomentait, dit-on, ces divisions, dont elle se promettait la dépouille des princes pour son fils : en effet, elle obtint celle de Pepin, qui était celui qu'elle avait le plus poussé à bout, ou par ressentiment de ce qu'il avait été le premier à s'élever contre elle, ou parce que son royaume d'Aquitaine était le plus à la bienséance du jeune Charles, ou parce que les moines, irrités de ce que Pepin les empêchait de gouverner son père, étaient plus disposés à s'unir avec elle pour le perdre.

832.

Mais un tel coup d'autorité menaçait trop les autres princes, pour qu'ils laissassent ainsi dépouiller un d'entre eux ; ils reprirent les armes : Lothaire se mit à la tête du parti ; et, pour le fortifier, il amena avec lui le pape Grégoire IV, qui avait succédé à Eugène II, après le court pontificat de Valentin, dont la durée n'avait été que de quarante jours. Louis, toujours disposé à prendre les voies de conciliation, envoya des ambassadeurs à son fils et au pape, pour traiter de la paix : ces ministres trouvèrent dans le pape, au lieu d'un médiateur, un partisan déclaré de Lothaire, qui leur parla d'excommunication : ce mot, qui ne pouvait être plus mal placé, les choqua ; ils répondirent fièrement : L'excommunication est pour ceux qui violent les saints canons — ils auraient pu ajouter : ET LES SAINTES LOIS DE LA NATURE, en défendant des fils rebelles contre leur père.

833.

Louis-le -Débonnaire, effrayé d'avoir été défendu avec cette vigueur contre un pape, désavoua ses ambassadeurs, au moins par la mollesse de ses démarches ; il s'empressa d'apaiser Grégoire par des négociations respectueuses, lui, refusant cependant certains honneurs, moins par un ressentiraient qu'il n'osait se permettre contre le pape, que pour obéir à l'étiquette et suivre le vœu de ses sujets. Les armées étaient presque en présence entre Bâle et Strasbourg : pendant que Louis négociait avec le pape, les princes négociaient avec les troupes de Louis, pour les attirer à leur parti. Louis, toujours incapable de soupçonner la fraude, ne s'aperçut de celle-ci que quand il se vit abandonné de son armée, qui, passant tout entière du côté des princes, et irritant encore leur fureur dénaturée, osait leur demander la mort de leur père, avec des cris séditieux que l'empereur entendait de sa tente[19]. Une telle rage contre un prince si doux, et de telles mœurs après le règne de Charlemagne, et si peu de temps après, se conçoivent à peine.

Le lieu où Louis avait été si indignement trahi en conserva le nom de Champ du Mensonge.

L'empereur crut n'avoir d'autre ressource que de se rendre lui-même aux princes, avec l'impératrice Judith sa femme, et son fils Charles. Il fit, avec ses enfants, un traité qui prouve encore combien les mœurs avaient rétrogradé depuis Charlemagne, et Combien elles s'étaient rapprochées de la férocité mérovingienne ; il stipula expressément que Judith et Charles ne perdraient ni la vie ni les membres. C'étaient des fils qui voulaient bien promettre à leur père de ne point outrager sa femme, et de ne point égorger leur frère. Il est vrai que les rois mérovingiens, à l'indignité de faire un tel traité, auraient joint celle de le violer ; les fils de Louis-le-Débonnaire exécutèrent celui-ci, mais à la rigueur et sans aucune grâce : ils enfermèrent Charles dans le monastère de Prume, reléguèrent Judith à Tortone en Italie, et travaillèrent à faire casser son mariage, sous le prétexte de parenté ; prétexte qui ne manquait jamais alors, parce que peu de personnes sachant lire, et l'usage des actes étant très peu commun, la preuve de la parenté se faisait par témoins, lesquels déposaient d'avoir entendu dire à leurs pères ou à leurs aïeux qu'il y avait de la parenté entre telle et telle famille. Les papes donnaient la plus grande authenticité à de pareilles preuves, et la plus grande étendue aux prohibitions résultantes d'une parenté ainsi prouvée. A la vérité, Judith avait aliéné les esprits par des-intrigues dignes de Brunehaut, et même par des crimes dignes de Frédégonde. Frédéric, évêque d'Utrecht, prélat d'une vertu rigide, plus touché peut-être qu'il n'aurait dû l'être de ce prétexte de parenté, reprocha publiquement à Louis-le-Débonnaire, à sa table, son mariage avec Judith, par un emportement de zèle qu'on appelait alors liberté apostolique, et qu'on aurait pu appeler un manque de respect et une témérité, puisque c'était insulter l'empereur chez lui, à sa table, et d'ailleurs l'avilir aux yeux de ses sujets. Judith, qui aurait pu faire exiler Frédéric, le fit assassiner.

On renferma de nouveau Louis-le-Débonnaire dans l'abbaye de Saint-Médard de Soissons ; mais on ne l'invita plus à se faire moine, on prit des mesures plus violentes pour assurer sa déposition. Ébon, archevêque de Reims, fils d'un serf de la Glèbe, Ébon, élevé aux plus hautes dignités de l'église par l'empereur Louis-le-Débonnaire, mais qui s'était vendu à l'empereur Lothaire, parce que celui-ci était le plus fort, proposa, dans une assemblée des évêques et des grands, qui se tenait à Compiègne, de dégrader Louis[20], de le condamner à la pénitence publique, de lui interdire pour toujours l'usage des armes, et de le revêtir d'un habit de pénitent, qu'il ne pourrait jamais quitter, parce qu'on jugerait qu'il lui était donné pour des crimes ou pour des fautes qu'il fallait expier par une pénitence qui durât toute la vie. Ce projet fut exécuté. Les évêques dressèrent un écrit que l'empereur signa, et par lequel il se reconnut coupable, 1° de sacrilège, parce qu'il avait violé le serment qu'il avait fait de bien gouverner — accusation un peu vague — ; 2° d'homicide commis dans la personne de Bernard son neveu ; c'était en effet le crime qui pesait le plus sur son cœur ; 3° enfin d'être l'auteur de tous les maux que son peuple souffrait par les dissensions domestiques. Ce point était vrai encore ; la faiblesse du roi produit tous les maux[21].

Parmi les crimes dont on le chargeait, et dont il se laissait charger, était celui d'avoir fait la guerre en carême ; car en tout autre temps, la guerre, aux yeux du clergé même, était une action louable et glorieuse, dont il ne fallait s'abstenir en carême que par mortification. Plût à Dieu au moins que la religion eût continué de dérober à la guerre générale certains temps de l'année, comme elle déroba dans la suite, aux guerres privées[22], certains jours de la semaine, ne pouvant obtenir davantage !

Louis-le-Débonnaire lut lui-même à haute voix cet écrit infamant, et le remit aux évêques, qui le posèrent sur l'autel ; il demanda pardon publiquement à ses fils de leur avoir fait la guerre ; puis il se prosterna devant l'autel sur une chaire : les évêques lui détachèrent sa ceinture militaire, le dépouillèrent de ses vêtements, et le revêtirent de l'habit de pénitent.

Le peuple fut ému à cet étrange spectacle, il s'affligea de tant d'abaissement, et s'indigna de tant de violence ; la pitié entra dans tous les cœurs ; la nature même reprit une partie de ses droits. Pepin et Louis, honteux d'avoir laissé traiter ainsi leur père et le fils de Charlemagne, prièrent du moins Lothaire de le remettre en liberté : sur son refus, ils prirent les armes, et Lothaire se voyant abandonné à son tour, laissa son père libre à Saint-Denis[23] ; mais Louis ne voulut pas reprendre les ornements impériaux avant d'avoir été réconcilié à l'église par les évêques : la cérémonie de sa réhabilitation se fit dans l'église de Saint-Denis avec autant de solennité qu'en avait eu celle de sa déposition ; les évêques lui ôtèrent de leurs mains ce vil vêtement d'esclave spirituel dont ils l'avaient couvert, ils lui rattachèrent sa ceinture militaire, et lui reposèrent la couronne sur la tête, avec l'applaudissement de toute l'assistance on lui rendit sa femme et son fils Charles ; tout parut réparé : mais le mal véritablement irréparable était la perte de toute considération, effet de tant de faiblesse ; c'était le mépris secret qui se joignait à la pitié pour un roi toujours prêt, à la voix d'un prêtre, à dévorer tous les outrages, et à subir toutes les humiliations.

834.

Lothaire se vit enfin réduit à implorer la clémence de son père, qu'il savait qu'on n'implorait point en vain. Louis-le-Débonnaire le reçut cependant en monarque et en père irrité ; il le laissa longtemps prosterné au pied du trône, sur lequel il s'assit pour le recevoir ; il parut prendre plaisir à jouir de l'humiliation de ce fils superbe ; il ne lui pardonna pas même sans condition, il lui imposa la loi de se renfermer dans l'Italie, et de ne jamais reparaître en France.

L'archevêque Ebon voyant le parti de Lothaire détruit, prit la fuite, sans oublier d'emporter les trésors de son église : il fut pris et amené à un parlement qui se tenait pour lors à Metz, et où l'empereur lui-même voulut se rendre son accusateur. Ébon demanda de n'être jugé que par les évêques : on peut penser qu'à ce seul mot l'empereur se rendit. Du moins les évêques déposèrent Ébon, et l'obligèrent de souscrire lui-même à sa dégradation. Ébon se retira en Italie auprès de Lothaire, à la cour duquel tous les fugitifs et tous les mécontents se rassemblaient déjà en foule. Les reproches que le chorévèque de Trèves, Thégan, adresse dans son histoire à ce perfide Ébon, ne sont pas sans éloquence, et prouvent d'ailleurs que les vrais principes sur la soumission due aux puissances n'étaient pas même alors entièrement inconnus au clergé. Cependant Ébon, après la mort de Louis-le-Débonnaire, fut rétabli dans le siège de Reims par le jugement des évêques[24].

835.

A moins d'être familiarisé par l'usage ou par l'histoire avec les intrigues de cour, on n'imaginerait jamais par qui Lothaire fut rappelé en France. Ce fut par Judith. Elle voyait la santé de Louis décliner sensiblement ; les chagrins et les affronts l'avaient vieilli avant le temps. Judith n'attendait que des marques de haine de la part de Pepin, qui s'était rétabli dans le royaume d'Aquitaine, dont elle l'avait fait dépouiller ; elle ne comptait pas plus sur l'amitié de Louis, roi de Bavière, qui ne se séparait guère de Pepin, et qu'elle n'avait pas beaucoup plus ménagé. Lothaire était leur ennemi ; il lui aurait l'obligation de son rappel en France, et de sa réconciliation avec, son père, duquel elle pourrait même lui procurer de nouveaux bienfaits ; elle espéra que par reconnaissance, et surtout par intérêt, il consentirait d'être son appui et celui de son fils : elle lui manda de revenir. Après quelques délais donnés à la défiance, Lothaire revint, rentra en grâce auprès de son père[25]. Celui-ci, en revenant sur ces partages qui avaient causé tant de troubles, lui fit de nouveaux avantages, qui achevaient de mécontenter ses frères, et qui, suivant les intentions de Judith, entretenaient la discorde entre l'aîné et les cadets.

838.

Pepin mourut avant Louis-le-Débonnaire, laissant deux fils ; l'un nommé Pepin comme lui, l'autre Charles.

Charlemagne avait prévu le cas où, après des partages faits entre des frères, comme il en avait fait entre ses fils, de ces frères viendrait à mourir laissant des enfants, et il avait décidé que les oncles alors laisseraient jouir de la succession de leur frère prédécédé, celui de ses enfants qu'il plairait à la nation de choisir pour lui succéder. Mais, sous Louis-le-Débonnaire, tous les principes étaient déjà confondus, il n'y avait plus rien de fixe sur le droit de succéder. Deux partis di visaient l'Aquitaine ; l'un voulait mettre sur le trône le jeune Pepin, fils aîné du mort ; l'autre, à la tête duquel était l'évêque de. Poitiers, nommé Ébroïn, nom diffamé par ce maire du palais, si funeste à la France sous la première race, était d'avis de s'en rapporter à l'empereur, c'est-à-dire à Judith, et par conséquent de donner l'Aquitaine à Charles-le-Chauve, eu déshéritant les fils de Pepin. Ébroïn vint prendre des Mesures avec la cour, et eut pour récompense l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. L'empereur parut en armes dans l'Aquitaine, qui se soumit et fut donnée à. Charles-le-Chauve, à qui le jeune Pepin ne cessa de la disputer, ayant pour partisans tous ceux qui aimaient la justice, et qui haïssaient Judith et son fils.

Ce coup d'autorité, par lequel Louis-le-Débonnaire sacrifiait ses petits-fils à sa femme, fut la dernière injustice que Judith lui fit commettre. Louis, roi de Bavière, à qui elle avait encore fait quelque nouveau tort en faveur de ce fils, objet de toutes ses entreprises, avait repris les armes[26]. L'empereur désolé, malade, ne voyant point de terme aux chagrins que sa fatale condescendance pour sa femme lui préparait toujours, courait partout après ce fils rebelle pour le réduire, irrité surtout contre Louis de ce qu'il le forçait de voyager en carême, ce qui lui paraissait une grande irrégularité. Une fluxion de poitrine, une oppression de cœur non moins accablante, et l'effroi que lui causèrent une éclipse de soleil et quelques comètes qu'il crut envoyées du ciel uniquement pour prédire sa mort, terminèrent ses jours le 20 ou 23 juin 840, à Ingelheim, lieu de la naissance de Charlemagne. De cette horreur de Louis-le-Débonnaire pour les comètes et les éclipses ne semble-t-il pas résulter une raison de douter des connaissances astronomiques de Charlemagne ? Comment le fils d'un homme qui aurait fait quelques progrès en astronomie aurait-il eu cette crainte des éclipses ? par la même raison peut-être qui faisait que le fils d'un si grand prince était si petit et si faible. La superstition et la faiblesse sont personnelles, et les lumières ne passent point des pères aux enfants. Mais on a vanté les connaissances astronomiques même de Louis-le-Débonnaire. M. le président Hénault remarque à ce sujet que l'esprit et le sentiment n'ont rien de commun, et qu'on peut observer les comètes et en avoir peur.

Louis-le-Débonnaire mourut comme dans la suite Henri II roi d'Angleterre, en maudissant un fils dénaturé qui faisait mourir son père. Rien ne peut sans doute excuser les princes ses fils ; mais cependant Louis ne pouvait imputer qu'à lui-même toutes leurs révoltes. Une femme ambitieuse l'avait rendu bien malheureux, bien imprudent, et bien injuste. Il fut, dit M. de Montesquieu[27], jouet de ses passions et dupe de ses vertus mêmes ; il ne connut jamais sa force ni sa faiblesse ; il ne sut se concilier ni la crainte ni l'amour ; avec peu de vices dans le cœur, il avait toutes sortes de défauts dans l'esprit.

Son règne fut en tout l'opposé du précédent. De la faiblesse partout où Charlemagne avait mis de la force ; de la petitesse où il mettait de là grandeur ; Charlemagne faisait tout par raison, Judith tout par passion, Louis tout par prévention. Au lieu de ce zèle éclairé pour la religion, une superstition aveugle ; au lieu de cette soumission où Charlemagne savait tenir ses fils, et de la concorde qu'il entretenait entre eux, des soulèvements continuels des fils contre le père, et des divisions perpétuelles entre les frères ; au lieu des grandes vues d'un homme d'État, et des grandes actions d'un héros, des intrigues de femmes et. de moines. Voilà pour qui Charlemagne avait fait tant de conquêtes, et formé un si vaste empire.

Les peuples qu'il avait subjugués ou contenus, voyant la faiblesse de son fils et les divisions de ses petits-fils, inondaient cet empire de tous côtés, et se vengeaient ou de leurs défaites ou de leur inaction forcée. Les Abodrites, amis de la France sous Charlemagne, devenaient ses ennemis ; les Sorabes secouaient le joug ; les Bulgares faisaient des courses sur les terres de l'empire ; les Sarrasins infestaient les côtes de l'Italie et ses îles ; les Français perdaient la marche d'Espagne, et le royaume de Navarre s'élevait sur les ruines, d'une partie de l'État que Charlemagne avait possédé dans cette contrée ; les Gascons se révoltaient ; les Bretons s'étaient fait un roi ; les Normands cherchaient à s'établir en Flandre, en Poitou, dans toutes les provinces de France.

Pour qu'il ne manquât rien au désordre, Adélard, abbé de Corbie, frère de Vala, et qui lui succéda dans la confiance de Louis-le-Débonnaire, ajouta encore à tous ces fléaux politiques celui de la dissipation des finances, qui les contient tous, et qui oblige de recourir, dans les désastres publics, à ces moyens violents que Tacite n'a pas balancé à nommer des crimes[28].

Louis-le-Débonnaire ratifia et augmenta même, Biton, les donations faites au Saint-Siège par son père et son aïeul : mais l'acte qu'on cite pour' le prouver n'est nullement authentique, ou du moins il faut qu'il ait souffert après coup des intercalations[29] ; car Louis-le-Débonnaire y dispose, en faveur du pape, de la Sicile, qui certainement appartenait alors et a longtemps appartenu depuis aux empereurs grecs. On peut voir ce décret dans Baluze[30].

Le Blanc ne le croit pas entièrement faux, mais il pense qu'on v a inséré après coup divers articles.

Louis-le-Débonnaire, si inférieur en toutes choses à Charlemagne, eut pourtant sur lui l'avantage en un point ; c'est dans sa conduite à l'égard des Saxons. Il jugea que son père les avait traités avec trop de rigueur, il adoucit leur sort, il les déchargea d'une grande partie des impôts, il leur permit de vivre selon leurs lois ; et ces peuples généreux, pénétrés de reconnaissance, se piquèrent envers lui d'une fidélité inviolable, que toutes les victoires et toute la puissance de Charlemagne n'avaient pu obtenir d'eux. Il est donc vrai que les nations sont susceptibles de bienveillance et de reconnaissance aussi-bien que les particuliers ; il est donc vrai que la bienfaisance est la meilleure politique.

 

CHARLES-LE-CHAUVE.

 

LOUIS-LE-DÉBONNAIRE se sentant mourir, avait envoyé à Lothaire, son fils aîné, sa couronne, son sceptre et son épée, comme pour l'investir de la plénitude de l'empire, et lui avait recommandé les intérêts du jeune Charles ; Lothaire chercha d'abord les moyens de le dépouiller : c'est ainsi qu'il remplissait les dernières volontés d'un père.

Il prétendait que sa qualité d'aîné, surtout ce titre d'empereur, devait lui donner sur ses frères une autorité que son père même n'avait jamais eue sur lui, et telle que Charlemagne l'avait exercée sur ses fils ; il ne parlait que de les faire obéir, de les faire rentrer dans le devoir ; il voulait tout avoir, et ne leur laisser que de faibles partages, tels que les apanages d'aujourd'hui. Louis et Charles, désunis jusqu'alors, s'unirent contre ce tyran ; mais il trouva aussi un allié dans le jeune Pepin, ennemi né de Charles, et qui lui disputait, comme nous l'avons dit, l'Aquitaine, partage de son père.

Les armées se trouvèrent en présence à la vue du bourg de Fontenay, près d'Auxerre. Là se livra, le 25 juin 841, entre quatre rois français, deux contre deux, trois frères et un neveu, entourés de toute la noblesse française, et de tout ce que la nation avait de chefs exercés dans les guerres étrangères et civiles, la plus furieuse bataille dont le récit ait souillé nos annales. Cent mille Français y restèrent sur la place. Jamais, ni avant ni après cette journée, il n'y eut, dans aucun combat, une telle effusion de sang purement français ; car aucun voisin, aucun ennemi, aucun allié ne partagea cette perte. C'est même à cette époque funeste qu'a cessé entièrement la distinction qui avait subsisté jusqu'alors entre les Francs et les autres habitants de la Gaule, ces malheureux conquérants auraient trop perdu à laisser durer une distinction qui eût montré l'état d'affaiblissement où ils s'étaient réduits. Ainsi, Gaulois, Romains, tout fut Français, parce qu'il ne restait plus assez de Français.

Bodin attribue aussi à cet immense carnage de Fontenay l'ancienne coutume de Champagne, qui transmet la noblesse par les femmes ; mais Pithou, Favin et divers autres auteurs, donnent d'autres causes et d'autres époques à cet usage[31].

M. l'abbé de Mably ne croit pas qu'on puisse attribuer de si grands effets à la seule bataille de Fontenay : Cent mille hommes de plus ou de moins, dit-il[32], dans trois royaumes qui embrassaient la plus grande partie de l'Europe, et dont tout citoyen était soldat, ne pouvaient les jeter dans l'anéantissement où ils tombèrent. Un plus grand fléau avait frappé les Français ; c'est la ruine des lois.

Observons seulement que la bataille de Fontenay avait été précédée d'une multitude d'autres batailles, combats, sièges, etc. que les discordes civiles n'avaient pas cessé depuis le commencement du règne de Louis-le-Débonnaire. Quant à la ruine des lois, elle était aussi l'ouvrage de la guerre et des discordes civiles.

Le jour de cette bataille était,  à cinq jours près, l'anniversaire de la mort de Louis-le-Débonnaire ; c'est ainsi que ses fils honoraient sa mémoire et répondaient à ses derniers vœux pour la réunion de Lothaire et de Charles.

L'avantage, c'est-à-dire le champ de bataille et le soin d'enterrer les morts, resta aux deux jeunes frères Louis et Charles ; ils montrèrent quelque sentiment d'humanité, quelque regret en voyant ce triste fruit de leurs querelles, et ils continuèrent la guerre, les évêques les y encourageant eux-mêmes, et leur alléguant la victoire comme une preuve de la justice de leurs aunes, au lieu de fortifier, par leurs remontrances, le juste remords qui semblait vouloir entrer dans ces âmes inhumaines. Si quelqu'un, ajoutaient les évêques, se sentait coupable d'avoir agi par quelques motifs particuliers de colère, de haine, ou de vaine gloire, il n'avait qu'à s'en confesser, on lui imposerait une pénitence particulière, suivant l'exigence du cas.

Le règlement par lequel Charlemagne avait interdit la guerre au clergé, n'avait plus aucune exécution ; les prêtres et les évêques continuaient de porter les armes plus que jamais : dans un combat livré vers le même temps entre les armées françaises, on trouve parmi les morts Hugues, abbé de Saint-Quentin, fils de Charlemagne, Riboron, abbé de Centule, petit-fils de ce prince ; tous deux ainsi punis d'avoir violé la loi, l'un de son père, l'autre de son aïeul : on trouve parmi les prisonniers, Ébroïn, évêque de Poitiers, grand aumônier de Charles-le Chauve ; Raguenaire, évêque d'Amiens, et Loup, abbé de Ferrières.

841-842.

Lothaire avant surpris Charles dans un moment où celui-ci s'était séparé de son frère, le fit reculer devant lui ; Charles l'ayant ensuite rencontré, après s'être rejoint avec Louis, fit reculer Lothaire à son tour. Les évêques du parti des deux frères, assemblés à Aix-la-Chapelle, rendirent un jugement solennel, par lequel ils bornèrent Lothaire au royaume d'Italie, et lui enlevèrent tout ce qu'il possédait en-deçà des monts ; car ils s'étaient aisément accoutumés à déposer et à dépouiller les rois. ils firent présent de la dépouille de Lothaire à Louis et à Charles, moyennant le serment qu'ils leur firent prêter de gouverner selon les lois de Dieu et de l'église : Nous vous permettons, dit aux deux rois l'évêque président, de régner à la place de votre frère, nous  vous y exhortons, nous vous le commandons[33].

On sent qu'un pareil jugement dépendait entièrement du sort des armes.

Enfin, après bien des courses et des expéditions qui ne décidaient rien, les trois frères songèrent sérieusement à faire leurs partages : ils auraient dû commencer par-là, et s'épargner l'horrible et inutile carnage de Fontenay ; mais on revient toujours le plus tard qu'on peut à la raison.

843.

Cent vingt seigneurs français, quarante pour chacun des trois frères, s'étant assemblés à Thionville, firent, de ce qui restait de l'empire de Charlemagne, trois partages égaux, non compris les royaumes de Bavière, d'Italie et d'Aquitaine, dont le partage était tout fait. On tira au sort les nouveaux lots. Charles-le-Chauve eut, sous le nom de France occidentale une grande partie de ce qui compose aujourd'hui la France. Louis eut la Germanie, et il en eut le nom de Louis-le-Germanique ; les historiens observent que, comme il n'aurait point eu de vin dans les terres de sa domination, parce qu'on. n'avait point encore planté de vignes en Germanie, on lui céda quelques cantons en-deçà du Rhin. Lothaire, avec le titre d'empereur, l'Italie et la Provence qu'il avait déjà, eut les terres situées entre l'Escaut, la Meuse, le Rhin et la Saône[34]. On appela cet État, en langue tudesque, Loterreich, en langue romance, Lohierregne, et par contraction Lorraine, c'est-à-dire royaume de Lothaire. Le pays ri porte aujourd'hui ce nom n'en est qu'une faible partie.

Depuis ces partages, les trois frères, à quelques intrigues et à quelques infidélités près, vécurent assez en paix, du moins entre eux, et la France eut de moins, pendant quelque temps, le fléau des guerres civiles. Il restait à ces princes assez d'ennemis et assez d'affaires d'ailleurs.

848.

Lothaire abandonna le jeune Pepin : mais celui-ci ne s'abandonna pas lui-même ; il gagna une bataille contre Charles-le-Chauve, et se maintint dans l'Aquitaine. Mais ses débauches, ses vexations, ses vices lui firent plus de tort que les armes de ses ennemis ; il devint méprisable à ses sujets, qui plusieurs fois appelèrent Charles-le-Chauve pour les gouverner ; et les liaisons de Pepin avec les Normands, qu'il attirait au sein de la France pour les opposer et à ses sujets-et à son rival, achevèrent de le rendre odieux : les Aquitains le livrèrent à Charles-le-Chauve, qui le fit tondre et l'enferma dans le monastère de Saint-Médard. Il s'échappa : il fut repris et gardé si étroitement dans le château de Senlis, qu'il lui fut impossible de se sauver :

852.

Nous avons dit qu'il avait un frère puîné, nommé Charles. Ce prince, qui aurait pu perpétuer la querelle, (toit tombé aussi entre les mains de Charles-le-Chauve, qui le fit tondre aussi et l'enferma dans le monastère de Corbie ; car telle est en général la différence caractéristique des mœurs des Carlovingiens à celles des Nérovingi.ens ; ceux-ci assassinaient, les autres se con-t entaient d'enfermer.

Louis-le-Germanique, oncle de ce jeune Charles, le fit dans la suite archevêque de Mayence.

855.

Charles-le-Chauve ne gouverna pas mieux au gré des Aquitains, que Pepin n'avait fait ; il fit trancher la tête à quelques uns des grands, violence ou justice à laquelle les grands n'étaient pas accoutumés : ses peuples trouvaient d'ailleurs qu'il les défendait mal des incursions des Normands ; plusieurs des grands eurent recours à Louis-le-Germanique, et lui offrirent la couronne d'Aquitaine pour lui ou pour son fils. Louis-le-Germanique était le meilleur de tous ces princes, et il vivait en paix depuis dix ans avec Charles-le-Chauve ; mais il n'y avait alors ni concorde ni probité qui fût à l'épreuve d'une couronne offerte. Louis envoya son fils aîné examiner l'état des affaires et la disposition des esprits ; il ne trouva point les choses telles qu'elles avaient été annoncées ; le vœu qu'on avait porté à Louis-le-Germanique était celui de quelques mécontents, non celui de la nation : il prit donc le parti de rester tranquille. Mais Charles-le-Chauve sut ce qu'il avait voulu faire, et en garda le même ressentiment que si Louis l'eût véritablement détrôné[35] ; il se lia étroitement avec l'empereur Lothaire, dans l'intention et dans l'espérance de prendre sa revanche sur Louis-le-Germanique : mais d'autres événements firent naître d'autres desseins. L'empereur Lothaire, dégoûté du monde, où, malgré tous ses grands projets, il" n'avait jamais pu parvenir à jouer un rôle bien brillant, même dans les idées vulgaires, quitta la pourpre impériale pour le froc, et alla faire pénitence, dans le monastère de Prum, de tout le sang qu'il avait fait verser inutilement à Fontenay ; sa pénitence ne fut pas longue ; sa mort suivit de près son abdication.

Il laissait trois fils : Louis, qu'il avait déjà depuis quelque temps associé à l'empire, et auquel il donna le royaume d'Italie ; Lothaire, qu'il fit roi de Lorraine, et qui semblait désigné pour l'être par le nom qu'il portait, et Charles, auquel il laissa la Provence et une partie du royaume de Bourgogne.

Voilà donc déjà le grand empire de Charlemagne divisé en cinq parts ; et ce mot seul est la condamnation des grands empires, qui nécessitent les partages, et dont les partages sont la destruction.

Mais, dira-t-on peut-être, puisque les partages avaient lieu alors entre les princes, il fallait agrandir son empire pour laisser à ses fils des partages plus considérables.

Je crois bien que tous ces princes belliqueux et conquérants raisonnaient ainsi ; mais je réponds que si l'on considère l'intérêt des peuples, les partages pouvaient être bornés impunément, les petits États étant les seuls qui puissent être bien gouvernés ; et ceci n'est pas contraire à ce que nous avons dit ailleurs, qu'il n'est pas bon aux rois d'être trop voisins les uns des autres. L'Angleterre, du temps de l'heptarchie, la France, du temps des partages, l'Espagne, lorsque ses diverses provinces formolent autant de royaumes, étaient déchirées et malheureuses. La France accrue des conquêtes de Charlemagne, l'Espagne devenue le centre d'un grand empire sous Charles-Quint, étaient des États trop vastes pour être bien gouvernés sous des princes ordinaires. La France, l'Espagne, l'Angleterre, d'autres États d'une étendue plus ou moins bornée, mais réunis chacun sous un seul chef, voilà la disposition la plus favorable à la paix et au bonheur qu'un bon gouvernement peut procurer.

Si l'on considère l'intérêt des princes, ses partages n'étaient pour eux due des sources de haine et de guerres : aussi ne fallait-il point de partages. Un royaume d'une étendue médiocre[36], un seul roi pour le gouverner et de simples apanages aux cadets, avec la clause de réversion ; voilà ce qu'il fallait : mais voilà ce qui n'a été bien compris que sous la troisième race, et voilà ce que Charlemagne aurait pu avoir la gloire d'établir, si l'esprit de conquête, qui l'entraînait sans cesse, lui eût laissé le loisir de réfléchir profondément sur les vrais principes de la grandeur et de la puissance, et lui eût permis de considérer que les partages avaient été une des principales causes de la chute des mérovingiens.

Des trois fils de l'empereur Lothaire, Charles, le plus jeuné, vécut vraisemblablement tranquille dans son royaume de Provence, sans prendre part aux affaires de ses frères ni de ses oncles, car on ne le voit jouer aucun rôle dans l'histoire ; cette obscurité est un signe ordinaire de paix et de bonheur. L'histoire n'a guère tenu registre que des désastres de l'humanité ; le tableau d'un bonheur paisible lui a toujours paru trop insipide.

Quant aux deux autres frères, Lothaire, le cadet, se ligua principalement avec Charles-le-Chauve, son onde, et l'empereur Louis avec son autre oncle, Louis-le-Germanique, mais sans épouser leurs querelles et sans beaucoup nuire à aucun d'eux.

856.

Nous avons dit que Charles-le-Chauve brûlait de se venger du dessein qu'avait eu Louis-le-Germanique de lui enlever l'Aquitaine. Louis-le-Germanique fit ce qu'il fallait pour enflammer ce désir. A son premier tort, il en joignit un plus grave. Invité, non plus par une partie des Aquitains, mais par presque tous les sujets de Charles-le-Chauve, Aquitains et Neustriens, de venir les défendre et les gouverner, il accepta encore cette offre. L'ingrat Wenilon ou Guenilon, que Charles-le-Chauve, de simple clerc de sa chapelle avait fait archevêque de Sens, et par les mains duquel il avait voulu être sacré et couronné dans l'église de Sainte-Croix d'Orléans, en usa envers lui comme l'archevêque de Reims, Ebon, envers Louis-le-Débonnaire ; il fut le premier à le trahir ; il introduisit Louis-le-Germanique dans la ville de Sens. Quelques uns ont cru que la trahison de ce Guenilon avait donné lieu aux fables de Ganelon-le-Félon, si renommé chez les romanciers pour ses perfidies ; mais il paraît que ce nom de Ganelon est significatif, et qu'il vient d'un mot qui, dans plusieurs langues, signifie trompeur[37].

Le soulèvement contre Charles-le-Chauve fut presque général, et la révolution la plus subite mit dans les mains de Louis-le-Germanique presque tous les États de son frère.

857.

Une révolution non moins subite les lui enleva, et pensa le faire tomber lui-même dans les mains de Charles-le-Chauve[38]. Les chefs des rebelles n'étant pas plus contents de Louis-le-Germanique que de Charles-le-Chauve, ou redoutant la vengeance de celui-ci, crurent ne pouvoir réparer leur première trahison que par une trahison nouvelle. Louis-le-Germanique, se fiant à eux, comme si on devait jamais se fier à des traîtres, avait l'envoyé ses troupes en Germanie, et vivait au milieu des Neustriens comme parmi ses sujets. La facilité de le trahir en fit naître le dessein. Ceux mêmes (lui l'avaient appelé complotèrent de l'arrêter et de le livrer à Charles-le-Chauve ; mais Louis fut averti à temps, et s'enfuit en Germanie. Charles-le-Chauve, rétabli dans ses États, fait sommer son frère, par le célèbre archevêque de Reims, Hincmar, de lui faire réparation ; il l'invite ou le mande au prochain parlement général : au lieu de parlement, c'est un concile qui s'assemble à Savonnières, faubourg de Toul ; Charles y porte respectueusement ses plaintes contre Guenilon. Mais depuis que Charlemagne n'était plus, on avait laissé les évêques usurper un tel empire, qu'il n'était plus possible, même à un roi, d'obtenir justice contre aucun d'eux : on fit contre Guenilon quelques vaines procédures ; mais il resta impuni, et mourut, cinq ou six ans après, fort tranquillement dans son siège ; du moins Louis-le-Débonnaire avait été vengé d'Ebon.

859.

Il n'y avait plus alors d'autre autorité réelle que celle des évêques ; leur nom servait d'excuse à toutes les injustices, de titre à toutes les usurpations, et, qui plus est, c'était un titre nécessaire, même pour les droits les plus légitimes. Si Charles-le-Chauve demandait raison à Louis-le-Germanique de la tentative que celui-ci avait faite de lui enlever ses États, Louis-le-Germanique répondait qu'il n'avait rien fait que de concert avec les évêques, et qu'il voulait, avant tout, prendre de nouveau leur avis sur cette affaire. Si Charles-le-Chauve demandait justice aux évêques, auxquels il aurait seulement dû la rendre, il déclarait humblement qu'il avait été sacré roi par la volonté des évêques, et il en faisait son seul titre royal ; il observait qu'il n'avait pas dû être privé, sans leur consentement, du bénéfice de cette consécration ; il ajoutait qu'il n'eût pas manqué de répondre devant eux, s'il eût été mandé par eux[39]. Tel était le degré d'avilissement où le trône était tombé depuis la mort de Charlemagne ; tel était le degré de puissance où la superstition avait élevé l'épiscopat.

Dans ce concile de Savonnières, les évêques formèrent entre eux une ligue pour corriger les rois, les grands seigneurs du royaume français et le peuple dont ils étaient chargés. Tels sont les termes du décret. Rois, grands et peuple, tous avaient besoin de correction sans doute ; mais le clergé en avait-il moins besoin qu'eux ?

Les évêques du moins ménagèrent la paix entre les deux frères, et si tel était l'emploi de leur puissance, l'effet en était plus heureux que le principe n'en était légitime[40].

Ce pouvoir des évêques eut alors une influence assez singulière sur les affaires de la Bretagne. Néoméne, descendu des anciens rois de ce pays, s'en était fait roi lui-même, à la faveur des troubles dont la France était agitée ; il avait battu deux fois les armées françaises et une fois le roi Charles-le-Chauve en personne ; mais, quelque autorité qu'on pût avoir, soit légitime, soit usurpée, il manquait toujours quelque chose à la royauté dans l'esprit des peuples, quand on n'avait pas reçu la couronne des mains d'un évêque, avec le consentement de tous les autres : or, les évêques de Bretagne ayant tous été nommés par Louis-le-Débonnaire, ou élus à sa recommandation, étaient tous dans les intérêts de Charles-le-Chauve, son fils, et refusaient de sacrer Néoméne ; de plus, il n'y avait point de métropolitain en Bretagne, c'était l'archevêque de Tours, sujet de Charles-le-Chauve, qui était le métropolitain de toute la province. Néoméne essaya tour-à-tour les moyens et de vaincre la résistance de ces évêques, et de se passer de leur suffrage ; il les accusa de simonie, il leur intenta un procès à Rome, où Charles-le-Chauve eut aisément plus de crédit que lui. Néoméne prit le parti de chasser ces évêques de leurs sièges et d'y mettre des gens à sa disposition ; il rétablit aussi trois autres évêchés, Dol, Tréguier et St.-Brieux, qu'il remplit aussi de ses créatures ; il voulut que l'évêque de Dol s'érigeât en métropolitain, et il se fit sacrer par lui, en présence des autres évêques, excepté celui de Nantes, qui, avec les évêques chassés de leurs sièges par Néoméne, se retira auprès de l'archevêque de Tours : celui-ci assembla les évêques de sa province et des provinces voisines ; mais il ne résulta de cette assemblée que des remontrances qui, même appuyées des armes de Charles-le-Chauve, embarrassèrent peu Néoméne. Comme ce prince avait une grande puissance, comme il avait eu des succès signalés contre les Français et même contre les Normands, alors la terreur des Français, comme, après tout, le peuple l'avait vu sacrer par des évêques, il sut se maintenir sur le trône pendant toute sa vie ; il le laissa en mourant à son fils Hérispoux : celui-ci fut assassiné par Salomon, son cousin-germain, fils de Rivalon, frère aîné de Néoméne.

Le concile qui réconcilia Charles-le-Chauve avec Louis-le-Germanique, son frère, écrivit à Sal6mon de reconnaître la souveraineté de Charles-le-Chauve, et aux évêques de Bretagne de ne reconnaître d'autre métropolitain que l'archevêque de Tours. Salomon et ses évêques eurent peu d'égard pour ces lettres.

Ce Salomon qui, pour régner, avait assassiné un fils de Néoméne, fut assassiné par un autre fils de Néoméne. C'est le fruit qu'on doit toujours attendre du crime. La Bretagne se partagea en diverses factions, et s'étant affaiblie par ses divisions, reprit les titres modestes de duché et de comté ; mais elle ne rentra point sous l'obéissance de Charles-le-Chauve.

Les Normands ne cessèrent, pendant tout ce règne, de ravager les diverses provinces de la France, où ils étaient appelés par tous les factieux et tous les rebelles ; les cruautés qu'ils y exercèrent faisaient horreur Même à leurs alliés. Charles-le- Chauve, incapable, et 'par ses forces et par ses talents, de résister à cette foule toujours renaissante d'ennemis tant étrangers que domestiques, chargea Robert-le-Fort ou le Vaillant du soin de tenir tête à-la-fois et aux Normands et aux Bretons, en lui donnant le duché ou gouvernement de tout le pays situé entre la Seine et la Loire. Robert-le-Fort fit tout ce que peut un héros, il mourut en combattant avec avantage contre les Normands : on l'appela le Macchabée de la France, parce qu'il mourut, comme Judas  Macchabée, au sein de la victoire[41]. Sa mort rendit sa victoire inutile, et les Normands continuèrent leurs ravages.

Robert-le-Fort laissa deux fils, Eudes et Robert, qui tous les deux signalèrent leur valeur contre les mêmes ennemis, et qui tous les deux sont au nombre des rois de cette seconde race, quoiqu'ils ne descendissent point de Charlemagne, au moins par mâles. Robert-le-Fort est la tige de la troisième race de nos rois ; il est à cette troisième race ce que saint Arnoul est à la seconde, c'est-à-dire le premier auteur sûrement connu. Le roi Robert, son fils, frère d'Eudes, fut le père de Hugues-le-Grand, père de Hugues Capet.

862.

En des événements les plus mémorables de ces temps, et qui met dans le plus Grand jour la faiblesse de nos rois et la tyrannie naissante des papes, c'est ce qui se passa au sujet des amours du jeune Lothaire et de Valdrade. Le jeune Lothaire, roi de Lorraine, était, comme nous l'avons dit, le second des trois fils de l'empereur Lothaire ; il se dégoûta de Thietberge, sa femme, et devint assez amoureux de Valdrade pour vouloir l'épouser en répudiant Thietberge. Sous les rois mérovingiens, rien n'était plus commun que ces divorces, sans même qu'il fût besoin d'alléguer ni cause ni prétexte[42] ; mais depuis Louis-le-Débonnaire, les évêques ne laissaient plus aux rois une aussi grande liberté de suivre leurs penchants. Ce ne fut pas cependant des évêques français, mais des papes, que vint le plus grand obstacle aux volontés de Lothaire. La nécessité d'alléguer des causes de divorce engagea Lothaire à diffamer sa femme, et peut-être à la calomnier ; il l'accusa d'inceste avec un frère qu'elle avait, et cette accusation fut appuyée par des évêques. Valdrade était sœur de Gontier, archevêque de Cologne, et nièce de Thietgaud, archevêque de Trèves ; elle fut très bien servie par ces deux prélats. Thietberge prouva son innocence, comme on la prouvait alors, par l'épreuve de l'eau bouillante, qui fut subie impunément par un champion qu'elle fournit, selon l'usage établi alors, de subir les épreuves par procureur, même en matière criminelle ; mais dans la suite, pour recouvrer sa liberté et pour faire cesser la persécution, elle fit, dit-on, des aveux dont les deux archevêques profitèrent contre elle[43]. Leurs suffragants, assemblés à Aix-la-Chapelle, prononcèrent la dissolution du mariage de Thietberge, sur le fondement de l'inceste, dont la plus forte preuve fut vraisemblablement l'allégation de Lothaire, qui épousa aussitôt Valdrade. Sa passion connue pour cette femme, et cette précipitation même, rendaient son témoignage contre Thietberge fort suspect.

Le Saint-Siège était alors occupé par Nicolas Ier, pontife ferme et fier, et qui aimait surtout à commander aux rois. L'empereur Louis II, frère aîné du jeune Lothaire, avait eu avec ce pape de violentes contestations pendant qu'il était à Rome : le pape, qui eût voulu l'éloigner, le faisait insulter tous les jours solennellement par des moines, auxquels il ordonnait de faire des processions dans la ville et autour du palais de l'empereur, en chantant des psaumes et des antiennes contre les mauvais princes. L'outrage fut si marqué, qu'il ne put être dissimulé. On pria le pape d'arrêter ce désordre ; le désordre continua. Des soldats de l'empereur le firent cesser, en chargeant à coups de bâtons une de ces processions ; ce qui, au lieu d'irriter le pape, le rendit si docile, qu'il alla trouver l'empereur, lui fit des excuses et le pria d'oublier le passé. L'avantage d'avoir raison au fond lui inspira une hauteur plus ferme et plus soutenue dans l'affaire du jeune Lothaire[44]. Thietberge fit parvenir ses plaintes jusqu'à lui. Le pape écrivit en conséquence aux oncles et aux frères de Lothaire, pour être instruit des circonstances et des vrais motifs du divorce. De ses lettres, des plaintes de Thietberge, et surtout de l'avidité de ces princes, toujours prêts à se dépouiller les uns les autres, il résulta des mouvements qui engagèrent Lothaire à soumettre sa cause à la décision du pape : il demanda seulement que cette décision fût prononcée en France, c'est-à-dire en Lorraine, dans un concile d'évêques français, où le pape enverrait ses légats : ce qui fut fait.

863.

Les archevêques de Trêves et de Cologne, aidés dei présents de Lothaire, n'eurent pas moins de talent pour séduire les légats, qu'ils n'en avaient eu pour entraîner les évêques français[45] ; la sentence qui avait ordonné la dissolution du premier mariage de Lothaire fut confirmée, et les deux archevêques triomphants allèrent eux-mêmes porter à Rome la décision du concile ; mais soit que le pape cherchât à mortifier un roi, soit qu'il crût Thietberge injustement condamnée, et qu'il eût quelque avis que ses légats s'étaient laissé corrompre, il assembla un autre concile à Rome, où, présidant en personne, il cassa le jugement du concile tenu en Lorraine, désavoua ses légats, excommunia les deux archevêques[46], et menaça de la même excommunication les autres évêques du concile français, s'ils ne demandaient pardon et ne se soumettaient au plus tôt. Cette affaire était presque, dans toutes ses circonstances, la même que celle qui, dans la suite, occasionna le schisme d'Angleterre sous le pontificat de Clément VII et le règne de Henri VIII.

864.

La hauteur du procédé du pape Nicolas émit propre à soulever le clergé de France contre le Saint-Siège : les deux archevêques repoussèrent vigoureusement cette attaque ; ils disaient, dans une protestation qu'ils rendirent publique, qu'ils résistaient à la folie de Nicolas, soi-disant pape, et qui voulait se faire maître et empereur de tout le monde ; ils le déclarèrent excommunié lui-même, comme abusant, contre les canons, des droits du saint-singe, et se séparant par orgueil de la société des autres évêques ; reproche dont le schismatique Photius, patriarche de Constantinople, tira un grand parti contre le pape pour justifier son schisme. Hilduin, frère de l'archevêque de Cologne, alla lui-même, l'épée à la main, placer cette protestation sur le tombeau de saint Pierre[47]. Cependant l'archevêque de Trêves, effrayé des menaces du pape, finit par se soumettre ; et ce fut en vain, du moins pendant la vie. de Nicolas, qui refusa constamment de l'absoudre. L'archevêque de Cologne tint ferme, opposant toujours excommunication à excommunication. Les plus faibles furent Lothaire et Valdrade, car vraisemblablement ils se sentaient coupables. Valdrade voulut, pendant quelque temps, amuser le pape par une promesse d'aller à Rome demander l'absolution ; elle se mit en marche, entra deux fois en Italie, et en sortit aussitôt sans pouvoir se déterminer ni à la résistance ni à la soumission.

865.

Le pape, moins irrésolu, la déclara excommuniée, et ordonna fièrement à Lothaire de la renvoyer, sous peine, non seulement d'excommunication, mais de la perte de son royaume. Il faut avouer que ni Adrien, ni Léon III, ne se mêlaient ainsi des galanteries de Charlemagne, et que surtout ils ne l'auraient pas menacé de lui enlever ses États, s'il ne renvoyait sa maîtresse ; mais c'était Nicolas qui parlait à Lothaire. Tout était bien changé. Lothaire feignit de se soumettre et de renvoyer Valdrade ; mais leur intelligence ne put être assez secrète pour échapper aux regards des courtisans qui en instruisirent le public.

Le pape Nicolas mourut, et fut remplacé par Adrien II. Les querelles nées sous un pontificat s'apaisent quelquefois sous le pontificat suivant ; Lothaire crut avoir trouvé une occasion de rendre un service important au nouveau pape, et de se le rendre favorable. Lorsque l'empereur Lothaire, son père, dépeuplait l'Italie pour dévaster la France ; les Sarrasins, qui depuis longtemps infestaient toutes les mers dont l'Italie est baignée, et qui s'étant déjà établis dans plusieurs des îles dont elle est entourée, ne cessaient de menacer cette contrée, y furent introduits par les ducs de Bénévent et de Capoue, qui se faisaient la guerre en Italie, tandis que l'empereur Lothaire la faisait à ses frères en France. L'un appela les Sarrasins d'Espagne, l'autre ceux d'entre eux qui possédaient déjà. la Sardaigne ; et ces deux hordes de Sarrasins entrèrent, pour se combattre l'une l'autre, dans .le pays dont elles voulaient faire la conquête. Une fois introduits ils s'étendirent, ils s'agrandirent, et firent à-peu-près dans l'Italie les mêmes ravages que les Normands faisaient alors en France ; ils allèrent piller Rome-et le tombeau de saint Pierre.

868.

Le pape, au lieu de menacer les rois et de vouloir régler leurs amours, aurait dû tâcher de les réunir contre ces barbares, que l'esprit de guerre et de conquête n'abandonnait jamais, et qui, battus tant de fois par Charles Martel et par Charlemagne, ne cessaient de menacer à-la-fois la France et l'Italie. Mais de tout temps les petites passions ont fait perdre de vue les grands intérêts. Lothaire imagina d'aller offrir au pape ses services et ses secours contre les Sarrasins ; il crut qu'un tel bienfait lui tiendrait lieu de la soumission qu'avait si impérieusement exigée Nicolas ; il fut accueilli en effet avec toutes les démonstrations de la reconnaissance ; la confiance et l'amitié parurent régner entre Adrien et lui. Lothaire, dans un jour de solennité, voulut communier de la main du pape avec tous les seigneurs français de sa suite, sans soupçonner le piège où le pape l'attendait[48]. Aussitôt qu'ils eurent reçu la communion, le pape les força de jurer avec le roi sur l'eucharistie, qu'il avait en effet obéi au pape Nicolas son prédécesseur, et que sa rupture avec Valdrade était sincère et sans retour. Le serment sur l'eucharistie était alors au nombre des épreuves ou jugements de Dieu, en vertu des paroles de saint Paul[49] : Que celui qui reçoit indignement le corps et le sang de Jésus-Christ, mange et boit son jugement. On croyait en conséquence que quiconque osait se parjurer sur l'eucharistie, mourait infailliblement dans l'année. Lothaire et ses Français, surpris, effrayés, mais trop avancés pour pouvoir reculer sans une extrême confusion, bégayèrent en tremblant le serment redoutable qu'on exigeait d'eux, et si nous en croyons les historiens de ce siècle, ils moururent tous peu de temps après, comme si le glaive de l'ange exterminateur les eût frappés. Ce qui est certain, c'est que Lothaire tomba dans une maladie de langueur, dont il mourut à Plaisance lorsqu'il retournait dans ses États.

Charles, roi de Provence, son frère puîné, qui n'avait point subi comme lui l'épreuve de l'eucharistie, mourut assez tôt pour n'avoir pas le temps d'hériter de lui.

Leur seul héritier légitime était l'empereur Louis, leur frère ; et l'état de la famille de Charlemagne se trouvait alors le même qu'au moment de la mort de Louis-le-Débonnaire ; il n'y avait de changé que la personne de l'empereur ; au lieu de Lothaire, c'était Louis son fils. Charles-le-Chauve, au mépris des droits de son neveu, s'empara de la Lorraine, sans titre ni prétexte que celui de bienséance[50]. Louis-le-Germanique arracha aussi quelques lambeaux de l'héritage de son neveu. Les mœurs de la première race reprenaient le dessus, ou plutôt les mœurs de la première et de la seconde, à quelques degrés d'atrocité près, sont les mêmes ; celles de la barbarie qu'on voit seulement s'adoucir un instant par la législation de Charlemagne, et reprendre leur férocité sous ses fils par les discordes civiles et l'habitude de la violence.

Louis, ainsi dépouillé, eut recours à l'autorité du Saint-Siège, et lui qui, à titre d'empereur, devait être le protecteur du pape, en devint le protégé. Adrien prit avec Charles-le-Chauve le même ton d'empire que Nicolas avait pris avec Lothaire-le-Jeune : il le menaça de l'excommunier ; il ordonna même aux évêques français de se séparer de sa communion, si Charles différait de restituer la Lorraine à l'empereur. Le pape cependant ne montrait tout ce zèle que pour récompenser l'empereur du bon exemple qu'il avait donné de recourir au Saint-Siège ; car d'ailleurs Louis était, de tous les princes carlovingiens, celui dont le pape désirait le plus l'affaiblissement, précisément parce qu'il était empereur et qu'il avait l'Italie dans son partage.

Ces deux papes — Nicolas Ier et Adrien II — avaient du moins le mérite de défendre la cause la plus juste ; car Lothaire avait vraisemblablement tort à l'égard de Thietberge sa femme, et Charles-le-Chauve avait certainement tort à l'égard de l'empereur Louis son neveu ; mais les torts des rois ne pouvaient donner sur eux aux papes que le droit de représentation et d'exhortation ; les papes ne devaient jamais oublier que le royaume de Jésus-Christ n'est pas de ce monde, et que, s'ils possédaient un royaume temporel, ils en avaient l'obligation à la munificence des rois carlovingiens.

Le despotisme d'Adrien révolta une partie du clergé de .France. Le célèbre Hincmar, à qui son éloquence, sa doctrine, son caractère ferme et austère avaient donné dans le clergé la plus haute considération, et qu'on pouvait appeler le pape de deçà les monts, nom par lequel le pape Pie IV désigna dans la suite, par crainte et par jalousie, le cardinal Charles de Lorraine, homme assez semblable à ce prélat. Hincmar écrivit au pape Adrien en faveur des libertés de l'église gallicane, presque avec la même véhémence que Thietgaud et Gontier avaient déployée contre Nicolas[51].

870.

Cette dispute partagea les esprits, et porta le schisme non seulement dans le clergé, mais encore dans la famille d'Hincmar. Il avait un neveu, évêque de Laon, nommé Hincmar comme lui, aussi soumis à toutes les décisions de Rome, que l'archevêque de Reims voulait qu'on le fût aux siennes, incapable d'ailleurs de se soumettre à toute autre autorité, et révolté surtout contre celle de son oncle. Celui-ci, qui ne souffroit point de résistance, même de la part de ceux qui lui étaient étrangers, était encore moins disposé à en souffrir de la part de son neveu et de son suffragant. L'évêque de Laon devint le chef du parti papiste ; l'archevêque de Reims se porta pour le défenseur de son roi — Charles-le-Chauve — et dès libertés de l'église gallicane ; aussi est-il cité avantageusement parmi les premiers défenseurs de ces libertés attaquées par les papes. Ces deux prélats se firent une guerre qui finit par être aussi cruelle que la guerre ordinaire. Tous deux inflexibles, l'oncle impérieux, le neveu insolent, et que les Annales de Saint-Bertin appellent homo insolentiœ singularis, le choc fut rude entre eux. L'archevêque, par son autorité de métropolitain, cassa une sentence d'excommunication rendue par l'évêque contre des particuliers ses ennemis[52] ; l'évêque appela sur-le-champ à Rome, et le pape se prétendant saisi par cet appel, revendiqua l'affaire par puissance apostolique. Charles-le-Chauve, qui se sentait appuyé par Hincmar, conseilla au pape de montrer plus de modération, afin que lui et ses prélats n'eussent occasion de l'éconduire.

Cette réclamation du pape fut pour l'archevêque de Reims. une nouvelle occasion de défendre les libertés (le l'église Gallicane, en défendant sa propre autorité ; il cita son neveu à un concile qui devait se tenir à Attigny, et prononcer sur la validité de son appel. L'évêque de Laon y vint, soit qu'il ne crût pas pouvoir s'en dispenser, soit qu'il espérât y triompher. L'archevêque commença par le faire attaquer sur les chemins, et par faire piller ses équipages, correction peu ecclésiastique, et dont on ne voit pas trop quel était le but ; il le fit ensuite condamner et déposer par le concile, et la querelle s'échauffant toujours de plus en plus, parce que le jupe prenait la défense de l'évêque de Laon, comme Charles-le-Chauve celle de l'archevêque de Reims, celui-ci joignant à l'autorité d'un oncle et d'un métropolitain la cruauté d'un ennemi, poussa la violence jusqu'à faire crever les yeux à l'évêque de Laon. Il ne se montra guère moins sévère à l'égard du moine Gothescalc, qui avançait, sur la prédestination et la grâce, des propositions un peu dures, renouvelées depuis par les hérétiques des derniers temps.

871.

Telles étaient les entreprises des papes, et les mœurs des évêques, sous des rois qui ne savaient pas gouverner, qui se partageaient entre la barbarie et la superstition, et qui perdaient, par leurs divisions, l'autorité qu'ils cherchaient toujours à étendre par des conquêtes. Les fils de Louis-le-Débonnaire, à l'exception de l'empereur Lothaire, furent malheureux par leurs enfants, comme leur père l'avait été par eux ou à leur occasion. Charles II, fils de Charles-le-Chauve, ayant voulu, par badinage, faire peur à un jeune homme de sa cour, en fondant sur lui l'épée à la main avec tous ses courtisans, en reçut sur la tête un coup de sabre, dont il mourut après avoir langui longtemps. Carloman, le quatrième des fils du même Charles-le-Chauve, se révolta contre son père. Charles-le-Chauve, pour le priver du trône, le fit entrer dans l'état ecclésiastique ; il se révolta encore, son père le fit enfermer ; puis, à la prière du pape Adrien II et de ses légats, il lui pardonna. Carloman s'étant révolté une troisième fois, son père lui fit crever les yeux, et le fit enfermer de nouveau, après l'avoir fait condamner à mort. Sauvé de sa prison par files moines, il trouva un asile auprès de son oncle Louis-le-Germanique, qui lui donna une abbaye.

Charles, un des fils de Louis-le-Germanique, conspira plusieurs fois contre Son père, et il fut ensuite si troublé par ses remords, qu'il en perdit la raison. L'enfer s'ouvrait pour le recevoir, il voyait les démons et les flammes : sa tête ne se remit jamais bien de cette commotion violente. C'est celui qui a été connu dans la suite sous le nom de Charles-le-Gros ou le Gras. Les princes de la race carlienne, dit Mézeray, étaient, pour la plupart, des esprits faibles, ou fous, ou hébétés.

Voilà, encore une fois, pour qui Charlemagne avait fait tant de conquêtes.

875.

L'empereur Louis, fils de l'empereur Lothaire, mourut sans enfants mâles en 875. Louis-le-Germanique et Charles-le-Chauve, ses oncles, étaient ses seuls héritiers ; mais, au lieu de partager ses États, selon l'usage du temps, chacun d'eux voulut exclure l'autre. Louis-le-Germanique envoya ses fils en Italie, pour en prendre possession, soit en son nom, soit au nom de Carloman, l'aîné de ses fils, que l'empereur Louis, par son testament, avait appelé à l'empire. Charles-le-Chauve y passa en personne ; il amusa, il trompa ces jeunes princes par des présents par des promesses de se retirer au plus tôt, et de procéder à l'amiable au partage ; enfin il parvint à les renvoyer. Ainsi l'Italie, et par conséquent l'empire qu'on regardait encore alors comme attaché à la possession de Rome, restèrent à Charles-le-Chauve. On assure qu'il acheta l'empire à prix d'argent, du pape Jean VIII, et du sénat romain, charmés d'avoir cette occasion de le vendre, et très chèrement : on dit même, mais c'est un point débattu entre les savants, que, pour obtenir l'empire, Charles renonça pour lui et pour les empereurs ses successeurs, au droit de confirmer l'élection des papes. On voit, cependant encore, après Charles-le-Chauve, des rois et des empereurs agir en maîtres dans Rome ; et l'empereur Othon III, dans la donation qu'il fit à la fin du dixième siècle au pape Silvestre II, de quelques villes de la Romagne, met au nombre des choses supposées, la prétendue cession faite par Charles-le-Chauve, du droit de confirmer l'élection des papes, droit, à la vérité ; toujours supporté très impatiemment par les Romains. Au reste, le pape, suivant la remarque des historiens, donna l'empire en souverain, et Charles le reçut en vassal : Nous l'avons jugé digne de l'empire, dit le pape[53], et nous lui en avons conféré le titre et la puissance. — Charles, dit Mézeray[54], de souverain du pape, s'était rendu son sujet, jusque-là qu'il tenait à honneur de porter le titre de son conseiller d'État. Il ne crut pas avoir payé trop cher l'avantage de supplanter son frère aîné et ses neveux ; il s'applaudit d'avoir, en cette occasion, pris sa revanche des diverses entreprises de son frère sur ses États. Celui-ci armait pour se venger à son tour — car, dans le système de guerre, il n'y a jamais de raison pour que les vengeances finissent —, lorsqu'il mourut, le 28 août 876, âgé d'un peu moins de soixante et dix ans. Il fut, de tous les enfants de Charlemagne, le seul qui fit quelquefois ressouvenir de ce grand prince.

Il laissa trois fils, Carloman, Louis et Charles.

Charles-le-Chauve, ayant été couronné empereur à Rome des mains du pape, le jour de Noël 875, seul trait de conformité qu'il eut avec Charlemagne, eut, avec tous les princes mérovingiens, la conformité d'être avide et injuste ; il voulut dépouiller ses neveux de la succession de Louis-le-Germanique leur père. La facilité avec laquelle il les avait joués dans l'affaire de la concurrence à l'empire, lui persuada qu'ils seraient aisés à surprendre. Par le partage fait entre eux, Carloman .avait la Bavière et la Pannonie ; et en vertu du testament de l'empereur Louis, il prenait le titre de roi d'Italie, quoique Charles-le-Chauve se fût mis en possession de cette contrée et de l'empire ; Louis avait la Franconie, Charles-le-Gras le reste de la Germanie. Ce fut sur Louis que Charles-le-Chauve fondit d'abord. Louis. pour le désarmer, lui envoya des ambassadeurs, qui offraient de prouver par trente témoins, dont dix subiraient l'épreuve de l'eau froide, dix celle de l'eau chaude, dix celle du fer ardent, que ni lui ni ses frères n'avaient eu aucun tort à l'égard de Charles-le-Chauve. La chose était toute prouvée, et ce n'était pas de cela qu'il s'agissait ; mais Charles-le-Chauve saisit l'occasion qu'on lui offrait de négocier et de paraître entrer en accommodement : il fit faire les épreuves proposées qui réussirent toutes. En même temps il faisait filer secrètement des troupes à travers les montagnes et par des sentiers peu fréquentés, pour envelopper Louis, auquel il se proposait, dit-on, de faire crever les yeux, afin d'envahir ses États. L'archevêque de Cologne, qui était dans l'armée de Charles-le-Chauve, avant fait inutilement tous ses efforts pour le détourner de cette perfidie, en fit donner avis sous main à Louis, qui s'en vengea par une victoire complète qu'il remporta en 877 sur Charles près d'Andernach[55].

Cependant le pape Jean VIII, pressé par les Sarrasins, suppliait l'empereur, les genoux en terre et la tête inclinée, comme s'il était en la présence du souverain son protecteur[56], d'accourir à son secours : ce sont les propres termes de son épître trente-deuxième. Outre qu'ils donnent une idée bien forte du danger du pape ou de sa terreur, ils semblent propres à détruire l'idée que Charles-le-Chauve dit renoncé au droit de confirmer les papes. Il est vrai que, dans la même lettre, Jean VIII confirme la nomination de Charles à l'empire ; car Borne ne perd jamais de vue ses prétentions. Charles se rendant aux instances du pape, et corrigé, au moins pour le moment, de son ambition, par sa défaite à Andernach, marcha pour défendre ses États d'Italie, au lieu d'envahir ceux de ses neveux en Germanie. Le pape vient à sa rencontre à Verceil, d'où ils s'avancent ensemble jusqu'à Pavie, délibérant avec les seigneurs lombards des moyens de chasser les Sarrasins : dans le moment ils apprennent que Carloman, qui n'avait point renoncé aux droits que lui donnait le testament de l'empereur Louis, s'avançait à la tête d'une puissante armée, pour revendiquer l'Italie et l'empire. A cette nouvelle, le pape s'enfuit à Rome, Charles-le-Chauve reprend la route de France. En même temps, par une bizarrerie qui montre combien on était mal servi en espions, et combien on savait mal faire la guerre en la faisant toujours, Carloman, sur un bruit qui se répandit que le pape et l'empereur s'avançaient pour le combattre, fut saisi d'une terreur panique, et s'enfuit de son côté en Allemagne[57].

Charles-le-Chauve mourut au passage des Alpes, le 5 ou le 6 d'octobre 877, empoisonné, dit-on, par le médecin juif Sédécias, charlatan et intrigant auquel il prodiguait sa confiance. Il est difficile de concevoir quel intérêt pouvait avoir un médecin d'empoisonner un grand prince dont il était le favori, et qui le comblait de grâces ; mais puisque tous les historiens s'accordent à lui imputer ce crime, il doit s'expliquer sans doute par des promesses et des espérances de fortune supérieures à tout ce qu'il pouvait attendre de sa faveur auprès de Charles : nous voyons en effet, dans ce temps, une conspiration presque générale des seigneurs français contre l'empereur ; tous y entrèrent, jusqu'à Boson, autre favori de Charles, et de plus, son beau-frère. On reprochait à Charles d'élever aux emplois des gens de néant, comme s'il eût voulu s'en faire un appui contre les grands ; politique peut-être assez bonne dans un temps où la puissance des grands devenait excessive, mais crime irrémissible à leurs yeux.

On lui reprochait encore, depuis qu'il était empereur, l'affectation de préférer à l'habit français l'habit grec ou romain. Ceux qui connaissent peu les hommes auraient peine à croire combien cette petite affaire de mode et de cérémonial excita de mécontentement et de haine. Les Français se crurent méprisés par leur roi ; ils comparaient avec chagrin cet usage de Charles-le-Chauve, à l'usage qu'avait toujours observé Charlemagne, de ne quitter l'habit français que lorsqu'il y était forcé par quelque cérémonie. Cet habillement étranger déplaisait à tout le monde en France, même aux chiens, qui, selon quelques historiens, ne cessaient d'aboyer l'empereur Charles-le-Chauve, quand ils le voyaient ainsi vêtu[58].

On avait sans doute des différences plus importantes à remarquer entre Charlemagne et Charles-le-Chauve ; celui-ci détruisit l'ouvrage de la grandeur du premier, il acheva la décadence de la maison carlovingienne, commencée sous Louis-le-Débonnaire. Sous Charlemagne, dit M. l'abbé de Mably[59], le gouvernement se formait ; sous Louis-le-Débonnaire il se déformait ; sous Charles-le-Chauve il n'existait plus. Le règne de Charles-le-Chauve fut celui des évêques ; et, à l'exemple de ceux-ci, les grands, même laïcs, élevèrent leur puissance à un degré jusqu'alors inconnu. Il réunit la plus grande partie des États de Charlemagne ; ce qui ne servit qu'à montrer qu'un grand empire peut être bravé, lorsque l'empereur est méprisable. II eut le germe de cette politique machiavéliste, développée depuis par Louis XI, prince avec lequel il avait beaucoup de conformité. Il flatta et outragea tour-à-tour le pape, les évêques, les grands, suivant l'exigence supposée des conjonctures et le besoin apparent du moment ; il se soumettait bassement à la juridiction, même temporelle, du clergé ; il bravait ce même clergé jusque dans son autorité spirituelle, en faisant asseoir Richilde sa femme, en plein concile, au milieu des évêques, qui semblaient présidés par elle, mais qui en furent si indignés qu'ils ne se levèrent seulement pas pour la recevoir. Charles ne voyait pas que cette conduite chancelante et sans principes finissait toujours par le rendre le jouet et la victime du clergé. Comme Louis XI, il fut dévot et injuste, superstitieux et cruel ; comme Louis XI, ses conquêtes furent des surprises, son talent fut l'art de trahir, et la trahison retomba presque toujours sur lui-même ; comme Louis XI, en haine de la noblesse que Charlemagne et que tous les grands princes ont toujours su s'attacher, il voulut élever les gens sans naissance, ce qui le rendit plus odieux que redoutable ; comme Louis XI, ses intrigues perpétuelles remplirent son règne de troubles ; il mourut enfin sous l'empire et peut-être par le crime de Sédécias son médecin, comme Louis XI tremblait sous la tyrannie de son médecin Coctier.

Charles-le-Chauve aima les lettres ; il attira en France des savants, qu'il alla chercher dans la Grèce et même dans l'Asie : Très louable en cela, dit Mézeray[60], s'il eût songé à pourvoir à la sûreté et aux nécessités de son État, avant que de pourvoir aux ornements. Les gens de lettres, par une reconnaissance dont le principe est estimable, mais dont l'effet fut blâmable et honteux, ont prostitué à ce vil tyran le titre de Grand (i)[61]. La postérité, plus équitable, dit un auteur moderne, ne lui a laissé que le titre de Chauve, parce qu'il l'était en effet. Que les gens de lettres apprennent, par cet exemple, à louer, non ceux qui leur font du bien, mais ceux qui en font au monde, et que leur reconnaissance s'acquitte envers les mauvais princes par des leçons qui puissent les corriger, et non par des éloges qui ne peuvent que les pervertir encore.

On peut juger de la licence où les mœurs étaient parvenues, par l'enlèvement, non seulement impuni, mais presque consacré, de diverses princesses du sang royal, crime qui en suppose une infinité de pareils dans les conditions inférieures. En seigneur français, nommé Gilbert, enleva une fille de l'empereur Lothaire, et l'épousa publiquement. Le ravisseur était sujet de Charles-le-Chauve, qui ne le punit point[62], et qui fut même soupçonné de le protéger secrètement, n'étant pas fâché de l'humiliation et du chagrin qui arrivaient à son frère, et ne poussant pas la prévoyance jusqu'à sentir que cette impunité pouvait lui en attirer autant à lui-même. De plus, les trois frères, c'est-à-dire l'empereur Lothaire, Louis-le-Germanique, et Charles-le-Chauve, s'assemblèrent et convoquèrent une assemblée, pour délibérer des moyens de réparer ou de venger l'affront fait à l'aîné d'entre eux. Ils n'eurent pas même le crédit de faire condamner ou excommunier le coupable, soit que l'obstacle vînt de leur mésintelligence ou de la résistance des grands, qui défendaient un de leurs semblables, et qui voulaient en pouvoir faire autant dans l'occasion. On ordonna cependant, en se séparant, qu'à l'avenir le crime de rapt serait puni.

Ce qui devait arriver, arriva. Cette ordonnance, vague et purement comminatoire, eut bien moins d'effet que l'exemple de l'impunité de Gilbert. Si Charles-le-Chauve avait prêté son appui à l'enlèvement de la fille de Lothaire, il en fut justement puni par l'enlèvement de Judith sa propre fille, fait du consentement de Louis son fils, frère de Judith. Le ravisseur était Baudouin, grand forestier de Flandre. Charles, dans sa colère, parvint à le faire excommunier, ainsi que Judith ; mais on négocia, et après quelques traverses, Baudouin fut récompensé de son crime par Charles[63], qui non-seulement consentit à le regarder comme son gendre, mais qui le fit comte héréditaire de Flandre. C'est de lui que descendait cette maison de Flandre, si longtemps redoutable à nos rois.

Louis et Charles, frères de Judith, se marièrent aussi contre le gré de Charles-le-Chauve leur père, ou à son insu. Il fallut les soumettre par les armes.

Lorsque des sujets d'un crédit ordinaire commettaient impunément, et même heureusement, de tels attentats, Boson, à qui la faveur de Charles-le-Chauve, et le titre de beau-frère de ce monarque, rendaient tout permis, crut que l'enlèvement d'une princesse du sang était la moindre chose qu'il pût se permettre. Il enleva Hermengarde, fille de l'empereur Louis II,  et il l'épousa[64]. Les noces furent célébrées avec une magnificence solennelle dans cette maison royale de Ponthion, où Pepin-le-Bref avait reçu, en 753, le pape Étienne.

Un concile tenu à Verneuil-sur-Oise, en 884, nous fait connaître une fraude pieuse d'un genre bien singulier, qui se pratiquait alors. Des femmes qui voulaient entrer dans l'état monastique, ne jugeant pas qu'il y eût pour leur sexe d'ordres assez austères, se coupaient les cheveux et s'habillaient en hommes pour être reçues dans les communautés de moines les plus renommées pour l'austérité. Le concile condamne, avec raison, cet abus et cette recherche de macérations.

On trouve à la suite des œuvres d'Agobard, archevêque de Lyon, une lettre fort curieuse d'Amulon ou Amolon son successeur ; elle contient le détail d'une aventure toute semblable à celle qui, de nos jours, a donné pour un temps une si grande célébrité au cimetière de Saint-Médard ; car il n'y a aucun genre de fanatisme et de barbarie dont on ne retrouve des traces dans ce dix-huitième siècle si fier de ses lumières, et les peuples ont toujours besoin d'être avertis de veiller sur eux. Des moines errants et fort suspects déposèrent dans l'église de Saint-Bénigne de Dijon des reliques qu'ils avaient, disaient-ils, apportées de Rome, et qui étaient d'un saint dont ils avaient oublié le nom. L'évêque de Langres, nommé Théotbolde, du diocèse duquel Dijon dépendait alors, refusa de recevoir ces reliques sur cette allégation vague et suspecte. Les reliques ne manquèrent pas de faire des miracles, et ces miracles étaient des convulsions dont étaient saisis ceux qui venaient pour révérer ces reliques. L'opposition de l'évêque fit bientôt de cette dévotion une fureur, et de ces convulsions une épidémie. Cette folie passa du peuple aux grands, souvent peuple sur ces matières. Les femmes s'empressèrent de donner de la vogue au parti. Théotbolde consulte l'archevêque de Lyon, dont il était suffragant. Proscrivez, lui dit l'archevêque de Lyon, ces fictions infernales, ces hideuses merveilles, qui ne peuvent être que des prestiges ou des impostures. Vit-on jamais aux tombeaux des martyrs ces funestes prodiges, qui, loin de guérir les malades, font souffrir les corps et troublent les esprits ? La lettre d'Amulon était accompagnée d'une lettre écrite anciennement par son prédécesseur Agobard, sur, des prestiges à-peu-près semblables, employés de son temps dans la ville d'Uzès. Il n'y a guère de folies modernes dont on ne trouve le modèle dans les temps anciens, ni de folies anciennes qu'on ne répète avec succès dans les temps modernes.

 

LOUIS-LE-BÈGUE.

 

ON ne sait presque rien de Louis, fils et successeur de Charles-le-Chauve, sinon qu'il était bègue ; et qu'il en eut le surnom. Le mélange du droit héréditaire et du droit électif, sous la seconde race, avait tellement confondu tous les droits, que, quoiqu'à la mort de Charles-le-Chauve, Louis, fils aîné de ce prince, fût le seul qui lui restât, ou du moins le seul qui pût lui succéder — Carloman, qui vivait encore, étant aveugle et prêtre —, les grands firent leurs conditions avec lui pour le reconnaître, et lui vendirent bien cher son royaume. On peut, par ce trait, juger de l'anarchie où les vices et la foi-blesse de Charles-le-Chauve avaient jeté la France.

878.

C'est une question parmi les savants, de savoir si Louis-le-Bègue fut empereur : Carloman, fils aîné de Lobis-le-Germanique, ayant été appelé à l'empire par le testament de l'empereur Louis Il son cousin, fils de l'empereur Lothaire, avait le droit le plus apparent ; mais Louis-le-Bègue était fils du dernier empereur. Le pape Jean VIII, que nous avons déjà vu implorer si instamment et si humblement la protection de Charles-le-Chauve contre les Sarrasins, était alors dans une situation encore plus violente, pressé par les armes de ces mêmes Sarrasins, de plus, chassé de Rome, et à peine échappé des fers de Lambert duc de Spolète, et d'Adalbert, marquis de Toscane ; ces deux tyrans, sous prétexte de défendre les droits de Carloman, travaillaient vraisemblablement pour eux-mêmes, parce qu'ils descendaient de Charlemagne par les femmes, et qu'ils étaient établis en Italie[65]. Jean vint chercher un asile en France, et couronna Louis-le-Bègue à Troyes. Comme Louis-le-Bègue avait déjà été couronné roi de France par Hincmar, plusieurs auteurs ont cru que c'était la couronne impériale que le pape lui avait donnée en cette occasion ; mais il paraît constant que Jean VIII couronna Louis-le-Bègue roi de France, après Hincmar[66], comme Étienne III avait couronné Pepin-le-Bref, quoique déjà couronné par saint Boniface ; et il y a beaucoup d'apparence qu'il voulait, par ce nouvel exemple, acquérir au Saint-Siège le droit de couronner les rois de France, aussi-bien que les empereurs.

Quant à l'empire, il le laissa vacant, et déclara que ce serait le partage du prince dont il recevrait les secours les plus efficaces contre les Sarrasins. Non content de refuser, sous ce prétexte, l'empire à Louis-le-Bègue, et de le lui refuser dans ses États et à sa cour, il lui refusa encore une autre grâce que Louis-le-Bègue eut la faiblesse de solliciter.

Ce prince, comme nous l'avons dit, s'était marié sans le consentement de son père. Il avait eu d'Ansgarde, sa première femme, Louis et Carloman[67]. Forcé par les armes et par la volonté absolue de son père, de répudier Ansgarde, il épousa une Anglaise, nommée Alix ou Adélaïde, dont il eut un fils posthume, connu dans la suite sous le nom de Charles-le-Simple. Les auteurs qui ont cru que Louis-le-Bègue avait pu se passer, pour son mariage, du consentement de son père, ont regardé Charles-le-Simple comme bâtard ; ceux qui ont cru ce consentement nécessaire, ont rejeté la bâtardise sur Louis et Carloman. De là vient qu'on ne voit nul accord sur cet article entre les divers historiens. L'inconstance de Louis-le-Bègue avait consacré le choix de son père ; car, après la mort de Charles-le-Chauve, il avait continué de vivre avec Adélaïde, et la grâce qu'il demanda au pape fut de la couronner. Le pape sentit de quelle conséquence pouvait être cette espèce de confirmation du second mariage au préjudice du premier. Il n'y avait point encore d'enfants de ce second mariage, et Louis et Carloman, nés du premier, et dont la mère vivait encore, étaient élevés dans l'espérance de succéder à leur père. Boson, par les intrigues duquel on croyait que le pape était conduit, projetait, dans cette même espérance, de marier une de ses filles avec le prince Carloman. Quoi qu'il en soit des motifs de ce refus, il était singulier que le roi ne pût rien obtenir d'un pape auquel il donnait un asile et qui implorait son appui. Telle était la puissance pontificale, même dans la dépendance ; telle était l'abjection royale, même sur le trône.

Le pape eut cependant aussi un dégoût que lui attira son ambitieuse avidité ; il produisit, dans un concile qu'il tenait à Troyes, une donation vraie ou fausse que Charles-le-Chauve avait, disait-il, faite au Saint-Siège, des abbayes de Saint-Denis et de Saint-Germain-des-Prés[68]. Cette demande fut si mal accueillie, que le pape n'osa pas insister. Tous les évêques lui déclarèrent unanimement que les rois n'étant qu'usufruitiers des biens de leur royaume ne pouvaient faire de pareilles aliénations ; à quoi on pourrait ajouter qu'à l'égard des biens ecclésiastiques, dans l'usage actuel, les rois ne sont usufruitiers que du droit d'en concéder l'usufruit, et que, dans le temps dont il s'agit, ils n'étaient usufruitiers de rien, car il paraît qu'alors les élections avaient lieu.

879-880.

Carloman-le-Germanique et Louis-le-Bègue moururent à peu de distance de temps l'un de l'autre ; mais le chaos des prétentions rivales, soit par rapport à l'empire, soit à l'égard des autres États réunis autrefois sous Charlemagne, n'en subsista pas moins, et alla toujours en augmentant. Louis-le-Bègue laissait des fils, Carloman laissait des frères et un fils bâtard ; tous prétendirent à tout.

 

LOUIS ET CARLOMAN.

 

LOUIS et Carloman, fils du premier lit de Louis-le-Bègue, régnèrent après lui. Louis, leur cousin, l'aîné des frères de Carloman-le-Germanique, et nommé Louis-le-Germanique comme son père, voulut dépouiller les deux princes français, sans autre titre que d'avoir été appelé par quelques mécontents[69] ; il fit la guerre à ces deux princes tant qu'il vécut : il mourut jeune, sans enfants, n'ayant eu qu'un fils qui était tombé d'une fenêtre en jouant, et s'était tué.

881.

Charles-le-Gras, son frère, alla se faire couronner empereur à Rome. Le couronnement se fit encore le jour de Noël, en mémoire de celui de Charlemagne ; car il était bien plus aisé de' se faire couronner le même jour que de gouverner comme lui. C'est ainsi que la superstitions sait imiter le génie : on observait avec soin de se faire couronner par le pape, et le jour de Noël ; parce que Charlemagne avait été couronné par le pape et le jour de Noël, et on oubliait que Charlemagne, en ordonnant à son fils de prendre lui-même sur l'autel la couronne impériale, avait donné l'exemple et la leçon de ne point recourir au ministère dangereux des papes, pour des droits qu'il regardait comme héréditaires ; mais ses successeurs, toujours occupés à se prévenir ou à se supplanter les uns les autres, étaient trop heureux que le pape voulût bien leur conférer des titres.

Louis et Carloman eurent à combattre, pendant tout leur règne, ces opiniâtres ennemis de la France, les Normands, qui, souvent battus, mais toujours réparant leurs pertes et remplaçant leurs morts, faisaient toujours des ravages et des progrès, et qui, trop souvent payés pour s'en aller, revenaient à l'instant pour se faire payer encore ; ils étaient particulièrement attirés alors par un bâtard nommé Hugues, que ce Lothaire II, excommunié par le pape Nicolas, et mort après avoir communié de la main d'Adrien II, avait eu de Valdrade[70]. Ce Hugues voulait s'assurer, par le moyen des Normands, la Lorraine, qui avait été le partage de son père, comme autrefois le jeune Pepin et Charles son frère avaient voulu, par le même moyen, se maintenir dans l'Aquitaine leur patrimoine.

882.

Le vieil Hincmar, chassé de son siège de Reims par l'effroi qu'inspiraient ces barbares, mourut dans sa fuite à Épernay, chargé d'années, accablé de douleur. Il fut le flambeau de l'église gallicane ; mais la sévérité, la violence ont terni sa gloire, et privé sa mémoire de l'intérêt attaché au malheur.

Louis et Carloman sont distingués de tous les princes carlovingiens, et même en général de tous les princes, par l'union qui régna toujours entre eux, et qui fut telle, que, quoiqu'ils eussent fait des partages comme tous les autres, il semble qu'ils aient régné par indivis, et tous les historiens les associent comme s'ils eussent occupé en commun le même trône.

La mort de l'un et de l'autre eut quelque chose de remarquable. On dit que Louis, rencontrant dans la ville de Tours une jeune fille qui lui parut belle, la poursuivit à cheval jusque dans une maison où elle se sauvait, et dont la porte, étant trop basse pour que Louis put y entrer commodément à cheval, lui brisa la tête et les reins. Il est vrai que ce fait ne se trouve point dans les auteurs du temps, et n'est raconté que par Paul Émile, historien des quinzième et seizième siècles.

884.

Carloman fut blessé mortellement à la chasse, ou par un sanglier, comme il le publia lui-même, ou, comme d'autres le prétendent, par un gentilhomme de sa suite qui voulut lancer son dard au sanglier. Ceux qui adoptent cette dernière idée, disent que Carloman, bien sûr de n'avoir que de la maladresse à reprocher au gentilhomme, attribua sa blessure au sanglier, pour mettre l'auteur du coup à l'abri de toute recherche. Le prince ne fit en cela que ce qu'exigeait la justice, et il passa pour généreux.

Comme la décadence de la maison carlovingienne allait toujours en croissant, et que le mal était devenu trop grand pour que des talents ordinaires pussent y remédier, le règne de Louis et de Carloman sert d'époque à de nouveaux démembrements de la France. Bo.- son, infidèle à la postérité de Charles-le-Chauve son bienfaiteur, renouvela en quelque sorte, sous le nom de Provence, l'ancien royaume de Bourgogne, comme Charlemagne avait renouvelé l'empire d'Occident : cependant dom Plancher, auteur de la nouvelle histoire de Bourgogne, prouve que Boson ne prit point le titre de roi de Bourgogne ; mais le pays dont il se rendit maître avait fait partie du premier royaume de Bourgogne. Louis et Carloman le punirent de son ingratitude et de sa perfidie ; ils le battirent, ils firent prisonnières sa femme et sa fille : mais Louis, fils de Boson, se rétablit dans le royaume usurpé par son père, et bientôt ce second royaume de Bourgogne fut subdivisé en Bourgogne cisjurane et Bourgogne transjurane. La cisjurane, ou royaume d'Arles ou de Provence, occupée par ce Louis fils de Boson, s'étendait depuis Lyon jusqu'à lamer, entre le Rhône et les alpes, comprenant aussi le Lyonnais et le Dauphiné. La transjurane, occupée par Raoul, fils de Conrad, autre usurpateur, comprenait la Savoie et le pays des Suisses.

 

CHARLES-LE-GRAS.

 

L'HÉRITIER naturel de Louis et de Carloman était Charles-le-Simple, leur frère consanguin, fils posthume de Louis-le-Bègue[71] ; mais la moitié de la France affectait de le regarder comme bâtard, tandis que l'autre moitié le regardait comme avant été le seul fils légitime de Louis-le-Bègue. En effet, les deux mariages ayant eu lieu en même temps, il fallait qu'un des deux fût nul et n'eut produit que des fruits adultérins, du moins on commençait alors à raisonner ainsi. D'ailleurs Charles-le-Simple n'a voit que cinq ans ; ce fut là le vrai motif de son exclusion ; les Français élurent pour leur roi l'empereur Charles-le-Gras[72]. C'était prendre un fou au lieu d'un enfant. Charles-le-Gras, comme nous l'avons dit, voyait les diables prêts à le saisir et l'enfer ouvert pour l'engloutir. Sa destinée fut aussi étrange que son esprit et son caractère. Déjà empereur et roi d'Italie, il venait de recueillir en entier la succession germanique, lorsque, pour comble de bonheur, il fut élu roi de France ; de sorte qu'à quelques démembrements près, il réunissait toute la monarchie de Charlemagne. Il conçut une jalousie assez déraisonnable au sujet de Richarde, sa femme, et il la répudia, protestant d'ailleurs qu'au bout de dix ans de mariage il la laissait telle qu'il l'avait prise[73]. Ce premier trait de bizarrerie fit impression sur l'esprit des peuples.

887.

Il assembla ensuite un parlement, dans lequel il donna des marques si éclatantes de folies, que ses peuples l'abandonnèrent tous à-la-fois, pour se donner à divers souverains, sans même prendre le soin de pourvoir à sa subsistance. Il tomba dans un tel excès de misère, qu'il ne lui resta pas un seul domestique pour le servir, ni le moindre revenu pour vivre ; et il serait mort de faim, à la lettre, si Luitperd, archevêque de Mayence, n'eût pris pitié de lui, et ne se fût chargé de le nourrir jusqu'au moment où il obtint d'Arnoul, son neveu, bâtard de Carloman, son frère, et l'un de ses successeurs, le revenu de deux ou trois villages pour son entretien[74] ; encore fallut-il que le malheureux Charles eût l'humiliation de mendier ce secours par des  lettres très pressantes. Le plus puissant prince de la terre fut réduit en cet état, dit Mézeray, pour n'avoir pas eu assez de force d'esprit, et pour avoir été destitué d'enfants légitimes, deux choses très nécessaires à un souverain.

Il mourut peu de temps après (le 8 janvier 888), ou de douleur, ou, selon quelques auteurs, étranglé par l'ordre de ceux qui pouvaient encore redouter ses droits.

Son déplorable règne sert d'époque au siège mis devant Paris par les Normands, et sa conduite y donna lieu. Entraîné par de mauvais conseils — car pour lui-même il était incapable d'un crime —, il engagea dans une conférence Godefroy, chef des Normands[75], et s'y étant rendu le plus fort, par artifice, il le fit massacrer avec tous les Normands de sa suite : en même temps, Hugues, ce bâtard de Lothaire II et de Valdrade, dont nous avons déjà parlé, Hugues qui, lui disputant toujours la Lorraine, était toujours l'allié des Normands, et qui l'était encore plus particulièrement de Godefroy, auquel même il avait donné sa sœur en mariage, Hugues étant venu trouver Charles sur sa parole, pour conférer avec lui de leurs intérêts, Charles le fit arrêter et lui fit crever les veux. On avait persuadé à Charles qu'en se défaisant ainsi des deux chefs des ennemis, il terminerait pour jamais la guerre, et par cette violence perfide il la fit renaître avec plus de fureur que jamais. Les Normands coururent à la vengeance ; leur juste ressentiment ne mit plus de bornes aux ravages : ce fut alors qu'ils se déterminèrent à ce fameux siège de Paris[76], soutenu avec tant de constance par Gosselin, évêque de cette ville, par l'abbé Ebon, son neveu, et surtout par le vaillant comte Eudes, digne fils de Robert-le-Fort.

Il est à remarquer que Charles-le-Gras n'est point compris dans la liste des rois du nom de Charles qui ont régné sur la France. On ne compte, dans la race carlovingienne, que trois rois de ce nom : Charlemagne, Charles-le-Chauve et Charles-le-Simple. Charles-le-Bel, quatorzième roi de la race capétienne, est compté pour le quatrième roi du nom de Charles. Cette omission de Charles-le-Gras peut venir des droits de Charles-le-Simple, que la nation n'avait pas tellement perdus de vue qu'elle ne les eût consacrés, en se chargeant de la tutelle de ce jeune prince, et en la confiant à un des plus grands seigneurs du royaume. D'ailleurs, cette même nation, qui avait élu Charles- le-Gras, semblait avoir révoqué son élection, en abandonnant ce prince.

On peut remarquer encore que Charles-le-Gras est le dernier prince légitime de la race carlovingienne qui ait possédé l'empire. Si un bâtard de cette maison a encore porté ou traîné ce titre d'empereur, il est sûr du moins que depuis Charles-le-Gras l'empire n'a plus été ni uni à la couronne de France, ni possédé par aucun prince carlovingien légitime.

Sigonius dit que sur la fin de l'an 884, sous l'empire de Charles-le-Gras, le pape Adrien III fit deux décrets très préjudiciables à la postérité de Charlemagne ; le premier, que le pape étant élu serait sacré sans attendre le consentement de l'empereur : Ut pontifex designatus consecrari sine prœsentia regis aut legatorum ejus posset ; le second, que Charles-le-Gras venant à mourir sans enfants, le royaume d'Italie et le titre d'empereur demeureraient aux Italiens : Ut moriente rege Crasso sine filiis, regnum Italicis principibus, una cum titulo imperii traderetur[77].

Malgré ces décrets, l'empire ne fit que passer sur la tête de quelques Italiens ; il se fixa, comme nous aurons bientôt occasion de le rapporter, chez les Allemands ; nous voulons seulement observer ici que, selon Le Blanc, ces empereurs allemands jouirent longtemps du droit de confirmer l'élection des papes, et qu'ils exercèrent dans Rome tous les autres droits régaliens.

Il est à remarquer que le fameux décret du pape Nicolas II, du mois d'avril 1059, pour l'élection des papes, est bien différent dans Baronius et dans Le Blanc : celui de Baronius réserve aux seuls cardinaux le droit d'élire les papes ; celui de Le Blanc joint expressément l'empereur aux cardinaux. En effet, nous voyons que les papes qui, depuis ce décret, se firent sacrer sans attendre la confirmation de l'empereur, et parmi eux Grégoire VII lui-même, en firent des excuses, comme du temps de Louis-le-Débonnaire et de Lothaire, son fils[78].

Ce ne fut, selon Le Blanc, que vers le milieu du douzième siècle, sous le pontificat d'Innocent II, que les papes, se voyant appuyés des armes des Normands établis dans le royaume de Naples, voulurent être dans Rome des souverains absolument indépendants. Il y eut à ce sujet, entre les empereurs et les papes, puis entre les papes et les Romains, de longues et sanglantes querelles, qui s'apaisèrent à peine vers la fin de ce douzième siècle. A la fin du siècle suivant, il existait encore de fortes traces, sinon de l'autorité des empereurs dans Rome, du moins de l'indépendance des Romains à l'égard des papes ; et, dans les siècles postérieurs, les Romains tentèrent plus d'une fois de la recouvrer. Mais ces faits sont étrangers à la race carlovingienne, et nous ne les indiquons que pour compléter l'histoire des vicissitudes de l'autorité impériale dans Rome.

 

CHARLES-LE-SIMPLE.

 

888.

DEPUIS la mort de Charles-le-Gras, la maison carlovingienne semblait réduite à deux seuls princes : Arnoul, bâtard de Carloman-le-Germanique, et Charles-le-Simple, fils posthume de Louis-le-Bègue, que plusieurs affectaient de regarder aussi comme bâtard. Cette idée donna naissance à une foule de prétentions nouvelles. Divers seigneurs français, qui descendaient de Charlemagne par les femmes, croyaient valoir au moins deux bâtards, dont l'un l'était incontestablement, et l'autre passait pour tel à leurs yeux. Eudes, comte de Paris et duc de France, qui venait de se signaler par la défense de Paris contre les Normands, était du nombre de ces descendants de Charlemagne par femmes. Les Français l'élurent pour leur roi, et il continua de faire la guerre aux Normands avec sa valeur ordinaire[79].

Arnoul eut la succession germanique. Quant à l'empire et à l'Italie, déjà depuis longtemps divers seigneurs italiens, ou du moins établis en Italie, tels que les ducs de Spolète et les ducs de Frioul, commençaient à prétendre que l'empire d'occident étant l'empire romain, son siège devait être à Rome,-et qu'il devait appartenir à un Italien, plutôt qu'à un Français ou à un Allemand. A ce titre de convenance ces Français italianisés ajoutaient l'avantage qu'ils avaient aussi bien qu'Eudes, roi de France, Louis, fils de Boson, roi de Provence-, et Raoul, roi de la Bourgogne transjurane, de descendre de Charlemagne par des femmes ; car c'était alors le grand titre qu'on faisait valoir ; tant cette rage épidémique de guerres, tant étrangères qu'intestines, avait confondu tous les droits et anéanti tous les principes. C'étaient des maisons étrangères qui déchiraient l'héritage de Charlemagne, tandis qu'il restait un prince de sa maison, réputé légitime au moins dans une grande partie de la nation, un prince à qui tous ces trônes auraient dû appartenir, et qui n'en possédait aucun ; ou, si quelque prince de cette maison en défendait les droits, c'était encore un bâtard.

Nous avons dit que la race carlovingienne semblait réduite aux princes Arnoul et Charles-lé-Simple, et non pas qu'elle l'était ; car nous ne concevons pas comment, tandis que le bâtard Arnoul jouait le rôle principal parmi les princes de cette maison, Hébert ou Herbert, comte de Vermandois, et Pepin, comte de Senlis, qui descendaient de mâle en mâle de Charlemagne, par Bernard, roi d'Italie, dont la bâtardise est pole le moins très équivoque, n'étaient pas au moins réputés princes du sang, eux dont les branches avaient le droit d'aînesse sur toutes les branches issues de Louis-le-Débonnaire. Nous concevons mieux comment ils étaient rejetés par ceux qui, descendant de Charlemagne par femmes seulement, prétendaient être préférés aux princes carlovingiens, dont la bâtardise était ou prouvée ou alléguée.

Ainsi donc Bérenger, duc de Frioul, et Guy, duc de Spolète, tous deux issus de Charlemagne par des femmes, se disputaient l'Italie et l'empire, et même la France, car Guy, duc de Spolète, étant venu à Rome à main armée, s'y fit couronner empereur et roi de France.

Le bâtard Arnoul, fils de Carloman-le-Germanique, prétendait, de son côté, à toute la succession de Charlemagne, parce qu'il était, disait-il, le seul mâle issu de mâle en mâle de Charlemagne, et qui ne fût pas un enfant, car on comptait toujours pour rien les descendants de Bernard.

896.

Arnoul avait bien voulu reconnaître pour roi de France le comte Eudes, qui lui avait fait des soumissions ; mais il ne voulait pas de même céder l'empire aux nouveaux concurrents qui cherchaient à l'usurper. Il passe en Italie, il arrive aux portes de Rome, et s'empare de cette ville par un hasard bien singulier. Ses troupes étaient excédées de fatigue ; mais les soldats étaient pleins d'ardeur : les chefs insistaient pour qu'on donnât aux troupes quelques jours de repos ; les soldats criaient gaiement qu'un assaut les délasserait. Pendant ce débat, un lièvre sort du milieu du camp ; les soldats le poursuivent avec de grands cris du côté de la ville[80]. Les Romains de ce temps, qu'il est presque ridicule d'appeler d'un tel nom, persuadés que l'armée d'Arnoul court à l'assaut, s'effraient, abandonnent la garde des portes et des murailles. Les Germains, ne trouvant point d'obstacle, escaladent les murailles, enfoncent les portes, prennent la ville. Arnoul est couronné empereur par le pape Formose ; mais les prétentions des papes faisaient toujours quelque progrès. Formose, en faisant prêter serment de fidélité par les Romains au nouvel empereur, changea la formule ordinaire, et introduisit une restriction qui soumettait entièrement l'autorité impériale à l'autorité pontificale. Voici quelle était cette nouvelle formule :

Je jure, par les saints mystères, que, sauf mon honneur, ma loi et la fidélité que je dois au pape Formose, mon seigneur, je serai fidèle à l'empereur Arnoul[81].

Ce prince mourut, peu d'années après, de la maladie pédiculaire, et l'empire sortit pour toujours de la race de Charlemagne, tant légitime que bâtarde.

Le dernier empereur descendu de Charlemagne dans la ligne masculine et légitime fut, comme nous l'avons dit, Charles-le-Gras ; le dernier empereur de la même ligne, mais bâtard, fut Arnoul ; et le dernier prince descendu de Charlemagne par les femmes, qui ait régné dans une partie de l'Italie, en aspirant à l'empire, fut Bérenger, duc de Frioul.

Vers le même temps, le sceptre de la Germanie fut aussi enlevé à la race de Charlemagne, par le choix que fit cette nation de Conrad, duc de Franconie, pour la gouverner. Dans la suite, après bien des vicissitudes et des violences, après des flots de sang versés comme à l'ordinaire, l'empire a passé à des princes germains, et s'est fixé en Germanie avec tous les titres fastueux de l'ancien empire romain et avec des prétentions sur l'Italie, source de discordes éternelles. Dans cette institution singulière, à travers la subversion de tous les droits, on reconnaît encore l'influence de Charlemagne, on voit l'effet de sa prédilection pour la Germanie et .des grands établissements qu'il avait formés dans cette contrée ; on voit la suite naturelle de son indifférence pour les affaires de l'Italie, et des concessions faites ou confirmées par ce grand prince au Saint-Siège.

Sa race abâtardie ne pouvait plus disputer que la France, la France affaiblie par des démembrements considérables, la France où, par l'abus de la féodalité, tous les emplois devenaient des domaines et tous les domaines des souverainetés ; encore cette couronne ainsi dégradée était-elle enlevée aux princes carlovingiens. La maison de Robert-le-Fort s'élevait sur leurs ruines, comme autrefois la maison de saint Arnoul et de Pepin s'était élevée sur les ruines des enfants de Clovis. Eudes, fils aîné de Robert-le-Fort, occupait alors le trône qu'il avait mérité par ses exploits contre les Normands. Défendre la France de ce fléau, était presque alors le seul titre à la royauté, comme le seul devoir qu'elle prescrivait. Déposait-on un prince légitime, on lui reprochait toujours sa négligence à défendre l'État contre les Normands. Se livrait-on à un usurpateur, c'était toujours le prix des services qu'on en avait reçus ou qu'on en attendait contre les Normands.

Charles-le-Simple disputait encore la couronne au roi Eudes ; celui-ci, selon quelques auteurs, n'était, au moins dans l'intention de la nation, que régent du royaume sous le roi Charles[82]. S'il est ainsi, le régent voulait conserver pour lui seul l'autorité royale, et n'en faire aucune part à son pupille ; il avait pour lui son âge et ses exploits ; il était contre les Normands ce que Charles Martel avait été contre les Sarrasins, et il était à l'égard des princes carlovingiens de son temps, ce que Charles Martel avait été à l'égard des derniers rois mérovingiens ; Charles n'avait pour lui que ses droits, et ils suffirent pour lui donner un parti. Des grands, mécontents du gouvernement d'Eudes, ou plutôt de sa fermeté à maintenir les droits de l'autorité souveraine, qu'il avoir usurpée, nommément Herbert et Pepin, descendants, comme nous l'avons dit, de Bernard, roi d'Italie, placèrent sur le trône le jeune Charles, et le firent sacrer par l'archevêque de Reims ; mais ils lui vendirent bien cher la couronne qu'ils lui rendaient ; ils partagèrent entre eux la souveraineté ; et de concessions en concessions, d'usurpations en usurpations, d'inféodations en inféodations, se forma ce fameux régime féodal qui a, dit-on, encore dans la noblesse quelques partisans secrets, mais qui laissa aux rois capétiens l'autorité tout entière à conquérir lentement et par degrés.

897.

Le règne de Charles, qu'il employa tout entier à mériter dans le plus mauvais sens le surnom de simple, est l'époque de la plus grande décadence de la maison carlovingienne. On parvint d'abord à concilier les intérêts des deux prétendants, et à partager entre eux le royaume. Eudes eut le nord, Charles le midi.

898.

Eudes mourut peu de temps après ce partage. Robert son frère hérita de ses titres, de sa puissance, et de son ambition ; il disputa aussi la couronne à Charles. Celui-ci, hors d'état de résister et aux ennemis domestiques et aux ennemis étrangers, fit, en 912, avec les Normands, ce honteux traité de S.-Clair-sur-Epte, qui leur assura la partie de la Neustrie nommée aujourd'hui de leur nom Normandie, et par lequel Rollon, cet illustre chef des Normands, devint le gendre et le vassal redoutable d'un roi méprisé. Charles avait un ministre, nommé Haganon, qui le servait aussi bien qu'on peut servir un roi faible, et qui gouvernait aussi sagement qu'on peut gouverner un état déchiré ; on ne lui reprochait guère qu'une naissance obscure, et c'était alors un reproche grave pour un ministre : Les grands ne pardonnaient qu'aux grands d'avoir de la faveur et de la puissance : ils furent plus blessés du crédit d'Haganon que du traité de Saint-Clair ; ils obligèrent le roi d'abandonner son ministre ; et dans une assemblée des grands, où Charles comparut plus qu'il n'y présida, et où Robert, son concurrent, se fit son accusateur, on lui déclara que par condescendance, et en faveur du sacrifice qu'il faisait d'Haganon, on voulait bien lui continuer POUR UN AN l'obéissance qui lui avait été rendue jusqu'alors. C'est ainsi qu'on traitait les restes du sang de Charlemagne.

921.

Tant d'affronts rendirent à Charles un peu de courage, il osa se révolter contre Robert, car c'était le roi qui se révoltait alors ; et dans une bataille qu'il lui livra, Robert périt, quelques auteurs disent même que ce fut de la main de Charles.

923.

Hugues-le-Grand, fils de Robert, n'en gagna pas moins la bataille : et il se fût fait couronner, s'il l'eût voulu. On dit que, content du pouvoir, il traita ce titre de roi avec tant d'indifférence, qu'il demanda froidement à Emme sa sœur, qui elle aimait mieux voir roi, de lui ou de Raoul son mari, et qu'il lui en laissa le choix. La réponse d'Emme, selon Glabert[83], fut qu'elle aimait mieux baiser les genoux d'un mari que d'un frère ; en conséquence, Raoul fut roi.

Herbert, comte de Vermandois, alla offrir ses services au malheureux Charles, il lui prodigua les respects ; il frappa son fils, parce que celui-ci recevait debout le baiser du prince, et quand il eut gagné sa confiance par ces démonstrations de zèle, il le retint prisonnier, et alla trafiquer de son crime et de sa proie à la cour de Raoul. Raoul ne lui en ayant pas d'abord payé le prix qu'il désirait, il remit, pour s'en venger, son prisonnier sur le trône ; puis Raoul s'étant empressé de satisfaire un homme qu'il était si dangereux de mécontenter, Herbert remit son fantôme de roi du trône dans les fers, où le malheureux Charles-le-Simple mourut au bout de quelques années — le 7 octobre 929.

Ogine sa veuve, sœur d'Adelstan roi d'Angleterre, emmena Louis son fils dans cette île, et montra d'abord un grand courage et beaucoup de zèle pour son mari et pour son fils : mais dans la suite, afin qu'il ne manquât aucun genre d'humiliation ni d'abandon aux princes carlovingiens, elle devint amoureuse du comte de Troyes, fils de cet Herbert, l'oppresseur de Charles-le-Simple, et elle l'épousa, se rendant ainsi, après coup, complice de la mort de son premier mari.

Raoul régna encore quelques années après la mort de Charles — jusqu'en 936 — ; mais jamais il ne fut universellement reconnu : on cite une multitude d'actes datés de telle ou telle année depuis que Charles, roi, a été dégradé par les Français, et Raoul élu contre les lois, ou bien, depuis la mort de Charles, Jésus-Christ régnant en attendant le légitime roi ; et du moins, après la mort de Raoul, ce ne fut point Herbert qui lui succéda, quoique ce fût peut-être celui qui avait le plus de droit au trône ; l'horreur qu'inspirait sa perfidie le fit exclure unanimement.

Hugues-le-Grand, persévérant dans son indifférence pour le titre de roi, fit venir d'Angleterre Louis, fils de Charles-le-Simple, qui en eut le surnom de Louis d'Outremer, et le remit au trône de ses pères. Hugues-le-Grand disposait des derniers rois carlovingiens, comme Pepin et Charles-Martel avaient disposé des derniers rois mérovingiens ; mais il s'en fallait beaucoup qu'il ne fût comme eux le maître de l'État. La mairie avait autrefois conservé et réuni l'autorité dont elle avait dépouillé les rois. Sur la fin de la seconde race, au contraire, le système féodal avait partagé cette autorité entre les grands vassaux. Tout le inonde était roi, et personne ne l'était ; celui qui portait ce titre stérile était moins puissant que plusieurs de ses vassaux. Pepin et Charlemagne, cri se substituant aux rois mérovingiens, furent d'abord des rois puissants. Hugues Capet et ses successeurs eurent toute la puissance royale à conquérir ; ainsi les Carlovingiens avaient perdu, avec leur autorité, la puissance même de l'État ; non seulement toutes les conquêtes de Charlemagne étaient perdues, mais la France elle-même, démembrée, morcelée, n'avait plus de gouvernement, plus de consistance ; ce n'était plus Un royaume, c'était un grand fief livré à l'anarchie.

Le règne de Louis d'Outremer n'eut rien de remarquable, si ce n'est que ce prince fut quelques moments prisonnier des Normands, qu'il avait voulu surprendre et priver de leur jeune duc, Richard sans peur.

C'est à Louis d'Outremer que Foulques-le-Bon, comte d'Anjou, écrivait : Sachez, sire, qu'un prince non lettré est un âne couronné. Mais cette littérature, qui faisait prendre au comte d'Anjou un ton si fier, et dont Louis d'Outremer avait tort de se moquer, puisqu'après tout c'était quelque chose alors, se réduisait à chanter au lutrin.

Louis mourut d'une chute de cheval, en courant après un loup. Il laissa deux fils, Lothaire, qui lui succéda, et Charles de Lorraine, connu seulement par son exclusion.

954.

Hugues-le-Grand couronna encore Lothaire, et mourut peu de temps après, ayant dédaigné trois fois la couronne, fils de roi, neveu de roi, beau-frère de roi, père de roi, et tige d'une suite de rois, non seulement en France où ils règnent depuis huit siècles, mais en Portugal, à Naples, en Hongrie, en Espagne, etc. ; suite telle, qu'aucune autre race, en aucun temps, en aucun pays, n'a pu se glorifier d'en avoir produit une semblable, soit en nombre de rois, soit en étendue de royaume, soit en durée de succession, et nous ne parlons ici que d'une succession de mâle en mâle, non interrompue, en remontant jusqu'à Robert-le-Fort ; en sorte que la maison de France pourrait être appelée, par excellence, la maison royale de l'Europe[84], où même son empire ne se borne pas à beaucoup près.

956.

Lothaire avait, dit-on, des qualités naissantes qui semblaient promettre un roi, mais qu'il n'eut pas le moyen de développer. Il mourut encore jeune — à quarante-cinq ans —, empoisonné, à ce qu'on croit, par la reine Emme sa femme, qui voulait régner sous le nom d'un fils au berceau.

986.

Ce fils, nommé Louis V, caractérisé dans nos annales par ce seul mot, juvenis qui nihil fecit, jeune homme qui ne fit rien, fut encore empoisonné, selon l'opinion commune, par Emme sa mère, qu'on avait chassée de la France, et qui voulait y régner.

987.

Après la mort de Louis, les Français ne voulurent être gouvernés ni par sa mère, ni par Charles de Lorraine, son oncle paternel, soit, comme le disent tant d'auteurs, parce que Charles s'était rendu vassal de l'empire, soit plutôt parce que les Français étaient las de la race carlovingienne, et que les raisons qui avaient fait rejeter les derniers princes mérovingiens étaient devenues plus fortes encore contre les derniers princes carlovingiens.

Auguste étant en Égypte, dit M. de Montesquieu[85], fit ouvrir le tombeau d'Alexandre : on lui demanda s'il voulait qu'on ouvrît ceux des Ptolomées ; il dit qu'il avait voulu voir le roi et non pas les morts. Ainsi, dans l'histoire de cette seconde race, on cherche Pepin et Charlemagne ; on voudrait voir les rois et non pas les morts.

Laissons les rois et les morts dans leurs tombeaux. Tout ce qu'il importe de considérer ici, c'est que la foule des morts, c'est-à-dire des rois faibles, laisse toujours infailliblement périr la grandeur des rois, c'est-à-dire des conquérants ; que les successeurs d'Auguste et de Constantin partagèrent d'abord et ensuite perdirent l'empire romain ; que les Mérovingiens détruisirent l'ouvrage de Clovis, et que surtout les Carlovingiens détruisirent en moins de temps encore l'ouvrage beaucoup plus vaste de Charlemagne. Louis V, le dernier roi de cette race, n'avait plus pour tout domaine que Laon et Soissons, avec quelques petites terres que même on lui contestait. Voilà ce qu'était devenu l'empire de Charlemagne ; voilà où étaient venus aboutir les triomphes de ce conquérant, dont l'exemple, comme nous l'avons prouvé, et comme lui-même semblait l'avoir enfin reconnu, n'est qu'un titre de plus contre les conquêtes. S'il avait su se contenter de l'empire peut-être déjà trop vaste de son père, ses fils auraient pu le conserver plus longtemps. Un empire faible et borné peut être gouverné bien ou mal par des princes bornés et faibles ; l'empire de Charlemagne ne pouvait être gouverné que par lui-même, et ne le fut que par lui. Sparte, disait Callicratidas, ne tient pas à un seul homme ; c'est précisément le contraire qu'il faut dire de l'empire de Charlemagne.

 

FIN DE L'HISTOIRE DE CHARLEMAGNE

 

 

 



[1] Recherc. de la Fr., l. 3, c. 4, et l. 5, c. 3.

[2] Vit. Car. Magn. Vit. Ludov. Pii.

[3] Chron. Moissiac.

[4] Thégan, de Gest. Ludov., c. 16. Anastase.

[5] Aventin dit qu'il l'avait demandée, et Le Blanc dit la même chose en le citant.

[6] Thégan, chap. 21. Eginard. Annal. Vit. Lud. Pii.

[7] Placuit nobis præcipere ut nulles (filiorum nostrorum).... quemlibet ex filiis prædictorum filiorum nostrorum.... aut occidere, aut membris maneare, aut excœcare, aut invitum tondere fuciat. Art. 18.

[8] Annal. Bertin.

[9] Nithard, l. X.

[10] Ne quis mobiles adolescentium animos præmaturis honoribus ad superbiam extolleret. Tacite, Annal., l. 4, c. 17.

[11] Annal. Bertin. Annal. Fuld. Thégan, cap. 26. Nithard, l. I.

[12] Annal. Fuld. Thégan. Éginard.

[13] Ou peut-être passaient-ils véritablement pour en être. Était-ce un privilège pour commettre impunément des crimes ?

[14] Le Blanc et d'autres auteurs disent qu'il ne la demanda point.

[15] Vit. Bened. III.

[16] Éginard. Annal. Bertin. Annal. Fuld. Vit et Act. Lud. Pii.

[17] Paschase Ratbert in Vit. Valæ Abbatis.

[18] Vit. et Act., Lud. Pii. Nithard, l. 13.

[19] Vit. Lud. Pii. Thégan, c. 42. Vit. Valæ Abbat. Nithard ad ann. 833. Annal. Fuld. Annal. Bertiniani.

[20] Thégan, c. 44. Vit. Lud. Pii.

[21] Annal. Bertin. Annal. Metens. Bertin. Fuld.

[22] La trêve du Seigneur.

[23] Thégan, c. 52. Vit. Lud. Pii. Annal. Fuld. Annal. Bertin.

[24] Thégan, c. 44.

[25] Nithard, l. I. Annal. Bertin.

[26] Nithard. Annal. Bertin et Fuld. Vit. Lud. Pii.

[27] Esprit des lois.

[28] Si ambitione ærarium exhauserimus, per scelera supplendum erit. Tacite, Annal., lib. 2, cap. 38.

Sénèque, en trois mots, trace le modèle d'un parfait administrateur des finances : Tu quidem orbis terrarum rationes administras, tam abstinenter quam alienas, tam diligenter quam tuas, tam religiose quam publicas. Seneca, de brevitate vitæ, cap. 18.

[29] Coint. ann. 817, num. 10 et 14.

[30] Capitulaires, t. I, p. 591 et suivantes.

[31] Bodin, de la République, l. 4. Pithou, sur l'art. : de la Coutume de Troyes. Favin, Théâtre d'honneur et de chevalerie.

[32] Mably, Observations sur l'histoire de France, t. I, p. 200.

[33] Nithard, l. 4. Annal. Bertin. Met. Fuld.

[34] Reginon, in Chronogr. Sigebert. Gemblac. Chr.

[35] Annal. Fuld. et Bertiniani.

[36] Ce fut sous le roi Théopompe qu'on vit commencer à Lacédémone l'établissement des éphores, magistrats chargés d'empêcher l'abus de l'autorité royale. Théopompe ne s'opposa point à cet établissement. Sa femme lui ayant reproché qu'il laisserait à ses enfants la royauté beaucoup moindre qu'il ne l'avait reçue, il lui répondit : Au contraire, je la leur laisserai plus grande, parce qu'elle sera plus durable. Ce qu'il disait de l'étendue de l'autorité, nous pouvons l'appliquer à l'étendue de l'empire ; plus cette étendue sera bornée, plus l'empire sera durable.

[37] En latin, gannire exprime le cri du renard, animal qui passe pour le symbole de la ruse et de la fraude. En italien, ingannare signifie tromper ; ingannatore, trompeur ; ingannatrice, trompeuse.

[38] Annal. Bertin. Fuld. et Met.

[39] Qua consecratione..... supplantari vel projici à nullo debueram  saltem sine audientia et judicio episcoporum..... quorum paternis correptionibus et castigatoriis judiciis me subdere fui paratus, et in prœsenti sum subditus.

Libellus proclamationis domini Caroli regis aclversus Venilonem archiepiscopum Senonum. Apud Duchesne, t. 2, p. 436.

[40] Annal, Bertin. Fuld. et Met.

[41] Annal. Bertin. et Met. Gest. Norman.

[42] Hincmar, de divortio Loth. et Theutber. Annal. Bertin.

[43] Cette histoire est contée diversement, surtout par les auteurs modernes ; quelques uns croient Thietberge coupable ; d'autres ne donnent aux deux archevêques aucun lien de parenté qui les attachât aux intérêts de Valdrade ; ils disent, au contraire, que l'archevêque de Cologne, Gontier, avait une nièce dont le roi était ou feignait d'être amoureux, et pour laquelle Gontier croyait travailler en favorisant le divorce. Le roi ayant déshonoré cette malheureuse, la renvoya ignominieusement à son oncle, et, libre par le divorce, il épousa publiquement Valdrade. Après cet affront et cette infidélité, les mêmes auteurs nous montrent Gontier servant toujours Lothaire et Valdrade avec le même zèle dans les suites de l'affaire du divorce, ce qui est inconcevable. Nous avons suivi l'opinion la plus établie et la plus vraisemblable.

[44] Voyez la Continuateur d'Eutrope.

[45] Epist. 58. Nicol. Papæ. Concil. Gall. t. 3.

[46] Concil. Roman, c. 3, p. 227. Annal. Bertin.

[47] Annal. Bertin.

[48] Lothar. Reg. Gest. Romæ. Concil. Gall., t. 2.

[49] Ire Corinth., c. 2.

[50] Capitul. Caro. Calv. Titul. de Divisione regni Lothar.

[51] Hincmar, oper. t. 2, epist. 42.

[52] Sched. Hincmar. Rhem. in Conc. Duziac.

[53] Apud Labbæum, t. 9, p. 295.

[54] Abrégé Chronolog. Règne de Charles-le-Chauve.

[55] Annal. Bertin. Fuld. et Metens.

[56] Joan. 8, Ep. 32.

[57] Annal. Bertin. Annal. Metens.

[58] Mémoires de Littérature, t. 6, p. 733.

[59] Remarques et preuves des observations sur l'histoire de France, t. I, p. 388.

[60] Mézeray, Abrégé chronol.

[61] HORACE, Epistol., lib. 2, epistol. 1.

Multa quidem nabis facimus mala sæpe poeta,

(Ut vineta egomet cædam mea).

J'avoue que nous autres auteurs — car je ne prétends point m'épargner plus que les autres —, nous nous faisons souvent à nous-mêmes bien des maux.

[62] Annal. Bertin.

[63] Annal. Bertin. et Fuldens.

[64] Annal. Fuldens.

[65] Var. Epist. Joan. Papæ.

[66] Consecrat. Lud. II, apud Duchesne, t. 2.

[67] Annal. Bertin. et Metens.

[68] Annal. Fuld. et Bertin.

[69] Annal. Fuld. et Metens.

[70] Chron. de gest. Norm.

[71] Louis-le-Bègue mourut le vendredi-saint 10 avril 879 ; Charles-le-Simple naquit le 17 septembre de la même année. C'est à-peu-près le même intervalle qui s'est trouvé depuis entre l'époque de la mort du prince de Condé Henri Ier, arrivée le 5 mars 1588, et celle de la naissance de son fils Henri II, prince de Condé, arrivée le 1er  septembre de la même année. On sait à quelles fables cette naissance posthume a donné lieu.

[72] Annal. Fuld.

[73] Annal. Metens.

[74] Otto Frising., l. 6, c. 7. Regino. Sigebert. Annal. Met.

[75] Annal. Fuld.

[76] Chron. de gest. Norm.

[77] Sigonius, de regno Italiæ, ann. 884.

[78] Voyez Sigonius, Platina, etc.

[79] Annal. Metens.

[80] Luitprand, l. 6, c. 8.

[81] L'ancien serment, tel qu'il fut prêté, en 824, à Louis-le-Débonnaire et à Lothaire, son fils, contient bien une faible réserve de la fidélité jurée au pape : Salva fide quam repromisi domino apostolico ; mais il exprime l'engagement le plus fort et le plus étendu à l'égard de l'empereur, et assujettit formellement l'élection des papes à la confirmation de l'empereur. Capit., I, p. 647 à 648.

[82] Annal. Metens. Chron. breve apud Duchesne, t. 3.

[83] Glab., l. I, c. 2.

[84] Le Laboureur, dans son Histoire de la Pairie, appelle la maison de France la seule maison royale de l'Europe ; mais c'est par une autre raison encore, c'est par le droit éternel attaché à chaque branche de pouvoir succéder à la couronne....  La faculté de pouvoir être rois, dit-il (chapitre 6), met les princes du sang de France au-dessus de tous les enfants puînés des autres rois, qui ne naissent qu'avec un droit incertain et douteux à une succession également féminine et masculine. En général, la loi salique, c'est-à-dire notre système de succession à la couronne, a de si grands avantages, qu'on a peine à concevoir qu'il n'ait pas été adopté par toutes les monarchies.

[85] Esprit des Lois, liv. 31, chap. 20.