HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON Ier

 

CHAPITRE II. — CAMPAGNES D'ITALIE ET D'ÉGYPTE. - GUERRE DE SYRIE.

 

 

Bonaparte avait vingt-six ans, l'âge d'Annibal au début de la première guerre punique. Il remplaçait à l'armée d'Italie le général Schérer, homme de cœur, capable de vaincre, mais révoqué de son commandement pour n'avoir point su tirer parti de la victoire.

Bonaparte fut mal accueilli par les soldats et les officiers : les uns se défiaient de son inexpérience, les autres étaient jaloux de sa fortune. Tous lui reprochaient de n'avoir conquis son grade qu'en triomphant d'une révolte et en mitraillant le peuple de Paris. Qu'attendre d'ailleurs d'un homme si jeune, dont la taille était petite et grêle, et qui, sur ses joues creuses et livides, portait l'empreinte d'une fatigue prématurée ? Que ne s'essayait-il encore à combattre des bourgeois, au lieu de venir se mesurer contre l'élite des généraux et des troupes de l'Empire ? A quoi songeait le Directoire d'envoyer un tel capitaine à l'année d'Italie ? N'était-ce pas la sacrifier avec un coupable dédain que de la confier à des mains si faibles, et de la faire servir à satisfaire l'ambition ou la vanité d'un courtisan de Barras ?

Mais ces inquiétudes s'évanouirent dès qu'on le vit parler et agir, et alors on reconnut en lui l'homme de génie qui a sa fortune à faire, mais dont la fortune se fera. Ayant rassemblé ses compagnons d'armes : Soldats, leur dit-il en montrant du haut des Alpes les fertiles plaines du Piémont et de la Lombardie, vous êtes mal nourris, vous êtes nus : le gouvernement vous doit beaucoup, et ne peut rien pour vous. Votre patience, votre courage vous honorent, mais ne vous procurent ni avantage ni gloire. Je vais vous conduire dans les plaines les plus fertiles du monde, vous y trouverez de grandes villes, de riches provinces ; vous y trouverez honneur, gloire et fortune. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage ? Et le frémissement qui agita ces vieux guerriers, et les acclamations qui montèrent jusqu'au ciel lui apprirent que désormais, soldats et général, tous les acteurs de cette grande scène avaient l'intelligence de leur propre valeur et de leur avenir : dès ce moment il pouvait tout oser.

Le quartier général était à Nice ; l'artillerie se trouvait dépourvue de chevaux pour les attelages, et le manque de fourrages avait forcé Schérer d'envoyer les chevaux de la cavalerie paître sur les bords du Rhône. Les principaux généraux que Bonaparte avait sous ses ordres étaient Masséna, né à Nice ; Augereau, ancien maître d'escrime ; Serrurier, ancien major ; Laharpe, Suisse expatrié ; Victor, soldat de fortune, et avec eux Joubert, Cervoni et quelques autres déjà renommés par de brillants faits d'armes. Les forces que ces chefs pouvaient mettre en ligne s'élevaient à trente mille hommes en deçà de l'Apennin ; il y avait, en outre, à Garessio, une division de six mille hommes commandée par Serrurier, et chargée de surveiller les Piémontais.

Deux armées, l'une piémontaise et commandée par Colli, l'autre autrichienne, sous les ordres de Beaulieu, général célèbre, débordaient les troupes françaises et leur opposaient environ quatre-vingt mille combattants bien disciplinés, bien pourvus de munitions et de vivres, deux cents pièces de canon et une forte cavalerie. Colli voulait couvrir le Piémont ; Beaulieu cherchait à se mettre en communication, du côté de la mer, avec la république de Gênes et la flotte anglaise.

Bonaparte jugea que son plan de campagne devait consister à séparer les deux armées ennemies, en pénétrant dans leur centre par le col le plus bas de l'Apennin. Beaulieu avait prévu ce système d'opérations ; mais les dispositions qu'il prit pour le contrarier tournèrent à la gloire de l'armée française. D'abord les Autrichiens réussirent à enlever quelques postes et à gagner du terrain ; mais ils ne purent parvenir à enlever la redoute de Montelegino, qui leur fermait la route de Montenotte. Cette position était défendue par le colonel Rampon, à la tête de douze cents hommes. Trois fois l'infanterie autrichienne, tout entière, s'élança pour s'en emparer ; trois fois cette poignée d'hommes réussit à la repousser avec perte. Au milieu du feu le plus meurtrier, Rampon fit prêter à ses soldats le serment de mourir dans la redoute ; ce sublime engagement fut suivi de prodiges de courage qui arrêtèrent l'armée autrichienne et permirent à l'armée française de prendre l'offensive (22 germinal. — 11 avril).

Bonaparte était à Savone. Il donne l'ordre à la division Laharpe de se replier sur la route de Montenotte, et à la division Augereau de soutenir ce mouvement. En même temps il envoie la division Masséna, par un chemin détourné, couper la retraite au corps d'armée que commande le général autrichien Argenteau. Le 23 germinal, le combat s'engage sur tous les points ; mais l'infanterie autrichienne, tournée dans ses positions, ne put que retarder sa défaite par une résistance inutile. Mise en déroute, elle s'enfuit sur Dego, laissant au pouvoir des Français plus de deux mille prisonniers et le champ de bataille couvert de morts. Telle fut la victoire de Montenotte : elle ouvrit à Bonaparte la route de l'Apennin.

Les Autrichiens s'étaient repliés sur Dego, gardant la route d'Acqui en Lombardie. Les Piémontais couvraient la route de Ceva et du Piémont. Bonaparte se trouvait dans la vallée de la Bormida, ayant les Autrichiens en face de lui et les Piémontais à sa gauche. Avec ses troupes fatiguées du glorieux combat de la veille, il lui fallait vaincre en même temps les deux armées coalisées. Il n'hésita point à ordonner une double attaque. Par l'effet de ses dispositions, Augereau aborda les Piémontais retranchés dans les profondes gorges de Millesimo, et les chassa de cette position formidable après quarante-huit heures d'une lutte à peine interrompue par la nuit ; en même temps Laharpe et Masséna se précipitèrent, avec des forces très-inférieures, sur les Autrichiens rangés en bataille à Dego, et qui avaient reçu de nombreux renforts. Dego fut enlevé ; mais les Autrichiens le reprirent à la faveur de la nuit. Le lendemain, le combat recommença avec plus d'acharnement ; les Français, d'abord arrêtés par la résistance des grenadiers autrichiens, parurent hésiter ; mais enfin ils redoublèrent d'énergie et de dévouement, et la victoire récompensa leur audace : partout l'ennemi fuyait devant eux ; on s'était battu durant cinq jours.

Les victoires de Montenotte, de Dego et de Millesimo avaient coûté aux armées étrangères neuf mille prisonniers, trente-cinq pièces de canon, vingt drapeaux, un nombre très-considérable de blessés et de morts. Elles avaient eu des résultats stratégiques d'une importance plus grande encore. Une fois les Piémontais et les Autrichiens battus et contraints de fuir par des routes opposées, Bonaparte se trouvait en mesure de pénétrer au delà des monts et d'asseoir au cœur même de l'Italie la base de ses opérations militaires. Il avait conquis les chemins du Piémont et de la Lombardie, et, ce qui valait mieux peut-être, il était devenu en peu de jours l'objet de l'admiration commune des généraux et de l'armée. Quand ses troupes, des hauteurs de Monte-Zemoto, aperçurent derrière elles les Grandes Alpes cou- vertes de neige, elles comprirent le plan de leur jeune général ; Bonaparte lui-même s'écria avec enthousiasme : Annibal avait franchi les Alpes ; nous les avons tournées. Ce peu de mots résumait tout le secret de la campagne. Mais le jour devait venir où il ne laisserait à Annibal le privilège d'aucune gloire. Le général Colli, retranché à Ceva avec ses Piémontais, avait été chassé de cette position et s'était replié d'abord derrière la Cursaglia, puis sur Mondovi. Il y fut battu et abandonna le champ de bataille, après avoir perdu trois mille hommes tués ou prisonniers. La victoire de Mondovi livra aux Français la place de Cherasco.

Ils y étaient lorsque le roi de Sardaigne, épouvanté des succès rapides de Bonaparte, demanda un armistice : il ne l'obtint qu'en donnant pour garanties aux Français les places de Coni, de Tortone et d'Alexandrie, et en mettant à la disposition de nos troupes des magasins immenses. Dès lors, l'armée de Bonaparte n'avait plus à redouter la faim, le froid et les privations de toute espèce ; elle se trouvait abondamment pourvue de vivres et de vêtements, et pour comble d'avantages, ses opérations étaient protégées par les trois plus fortes places du Piémont. Cependant Bonaparte l'exhorta à de nouveaux travaux et à de nouvelles fatigues. En même temps il annonça à la France les succès rapides de son armée et fit porter au Directoire, par son aide de camp Murat, avec le récit de ses triomphes, vingt-un drapeaux pris à l'ennemi. Les conseils de la république décidèrent par trois fois que l'armée d'Italie avait bien mérité de la patrie, et comme tout, dans cet hommage, devait rappeler l'antiquité païenne, ils décrétèrent une fête à la Victoire.

Mais voilà que les plaines de la haute Italie sont ouvertes ; Bonaparte laisse derrière lui le Piémont ; il s'élance vers la Lombardie. Beaulieu, pour s'opposer à sa marche impétueuse, concentre ses forces entre la Sesia et le Tésin ; une manœuvre habile lui donne le change, et Bonaparte franchit le fleuve non loin de l'Adda. Il occupe sans coup férir Plaisance, Fombio, Casal. Restait à traverser l'Adda, l'un des affluents considérables qui, du haut des Alpes, descendent au Pô. Bonaparte ne recule point devant cet obstacle, il se dirige vers le pont de Lodi ; il atteint ce poste où doit s'opérer le passage de l'armée. L'armée autrichienne l'a devancé et couvre de ses nombreux bataillons la rivière, le pont, la ville. En quelques instants d'une attaque meurtrière, Bonaparte chasse l'ennemi de Lodi ; mais, sur l'autre rive, douze mille hommes d'infanterie, quatre mille cavaliers et vingt pièces de canon habilement dirigées faisaient du passage du pont une entreprise chimérique. Il fallait cependant le franchir ou se fermer les routes de la Lombardie. Bonaparte se porte sur les flancs du neuve ; au milieu d'une grêle de balles et de mitraille, il arrête son plan d'attaque : par ses ordres, la cavalerie remonte l'Adda pour la passer à un gué, au- dessus de Lodi. En même temps six mille-grenadiers, l'élite de l'armée, commandés par Masséna, se forment en colonne, serrent leurs rangs et s'élancent sur le pont au pas de course. L'ennemi dirige contre ces braves un feu épouvantable qui les arrête ; mais leur hésitation est de peu de durée. Soutenus par la voix et par l'exemple de leurs généraux, ils reprennent leur élan, se précipitent en aveugles sur les batteries ennemies, massacrent les canonniers et écrasent à la baïonnette la vieille infanterie autrichienne. En ce moment la cavalerie, qui avait réussi à trouver un gué, débouche sur la rive gauche de l'Adda et complète la victoire (30 germinal).

La bataille de Lodi livrait aux Français Crémone et Pavie ; mais Bonaparte poursuivit sa route vers Milan. A son approche, l'archiduc abandonna cette capitale en versant d'impuissantes larmes ; le parti qui, d'accord avec l'armée française, travaillait à révolutionner l'Italie, devint dès lors maître de cette ville : au lieu de la disputer à Bonaparte, il se disposa à l'y recevoir en libérateur. Le 26 floréal (15 mai), un mois après l'ouverture de la campagne, Bonaparte fit son entrée à Milan, au milieu d'un peuple immense qui se livrait follement aux démonstrations de l'espérance et de la joie. On se pressait pour admirer, pour voir ce jeune capitaine, inconnu la veille, et qui, dès le début de sa carrière, avait grandi sa renommée à l'égal des hommes d'Homère. Bonaparte, à peine installé à Milan, organisa militairement le territoire conquis et le frappa d'une contribution de vingt millions de francs. Le duc de Modène fut trop heureux d'acheter un armistice ; le duc de Parme se soumit ; on espéra que Rome et Naples ne tarderaient pas à suivre son exemple. Alors, dans l'ivresse de ses succès, Bonaparte adressa à ses soldats une nouvelle proclamation qui se terminait ainsi : Vos victoires feront époque dans la postérité ; vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe. Le peuple français, libre, respecté du monde entier, donnera à l'Europe une paix glorieuse, et, quand vous rentrerez dans vos foyers, vos concitoyens diront en vous montrant : Il était de l'armée d'Italie.

Bonaparte marchait vers l'Adige, lorsqu'un événement imprévu le rappela à Milan. Une insurrection populaire venait d'éclater contre les Français dans la Lombardie : le peuple voyait avec effroi ces soldats de la république dont les victoires menaçaient le culte de ses pères ; les nobles cherchaient à reconquérir les droits dont ils avaient été dépouillés ; les ministres du Seigneur tremblaient pour les autels ; les populations catholiques frémissaient en apprenant les spoliations et les outrages infligés à leurs églises les plus vénérées ; elles racontaient l'argenterie, l'or, les diamants des tabernacles, brutalement enlevés par les commissaires du Directoire ; elles disaient comment les républicains iconoclastes avaient brisé la chasse de saint Ambroise et le reliquaire de saint Charles Borromée ; elles gémissaient sur les religieux chassés de leurs monastères, et s'indignaient de ce que, par la permission de Salicetti et de quelques aventuriers, on eût renouvelé dans les temples les profanations et les orgies qui, sous le règne de la Convention, avaient souillé les sanctuaires de la France et l'autel de Notre-Dame. Bonaparte n'avait point connu ces actes impies, aussi ne voyait-il point se former autour de son armée une vaste conjuration destinée à rappeler les Vêpres Siciliennes.

Le mouvement embrassait la Lombardie et les provinces voisines de Venise ; le foyer du soulèvement était à Pavie, et ce fut dans cette ville et dans les campagnes qui l'entourent que l'insurrection éclata, vers le commencement de prairial (mai 1796).

Les insurgés s'étaient retranchés à Binasco et à Pavie. Bonaparte agit contre eux avec la dernière rigueur. Le village de Binasco fut livré aux flammes, et la malheureuse Pavie, prise d'assaut, eut à subir les horreurs du pillage ; le mont-de-piété ne fut point excepté de cette dévastation ; le vainqueur n'épargna que l'université et les maisons de Spalanzani et de Volta, deux noms chers à la science. Jusque dans ses vengeances calculées, Bonaparte se souvenait que les conquérants antiques, en abandonnant aux flammes des cités entières, épargnaient, par respect pour leur renommée, les toits sous lesquels les grands poètes et les sages illustres avaient jadis reçu le jour.

Cette expédition mit fin au soulèvement, et Bonaparte profita du retour du calme pour organiser la Lombardie en une république qui prit le nom de Cisalpine. Éclairé d'ailleurs par cette funeste expérience, le chef de l'armée française comprit davantage la nécessité de ne plus froisser le peuple italien dans son orgueil et dans ses croyances.

Bonaparte entra ensuite sur le territoire de l'antique république de Venise. Le gouvernement de ce pays n'osa lui opposer aucune résistance ouverte, et l'on se contenta, de part et d'autre, de quelques assurances de neutralité. De Brescia, l'armée française se dirigea sur le Mincio, qui fut franchi à Borghetto, à la suite d'un combat qui rappelait celui de Lodi. Beaulieu, partout battu ou tourné, se replia sur le Tyrol, après avoir évacué Peschiera. Bonaparte profita de ses avantages pour asseoir ses opérations sur la ligne de l'Adige. Il songea ensuite à presser le siège de Mantoue, ville forte qu'entourait un lac et dont le territoire marécageux protégeait les abords. Beaulieu s'était réfugié dans cette ville à la tète de treize mille hommes, débris de ses troupes ; cette nombreuse garnison pouvait disposer de quatre cents pièces de canon ; mais déjà le maréchal Wurmser et le général Mélas, à la tète de deux armées qui réunies formaient un total de plus de cent mille combattants, étaient descendus du Tyrol ; en quelques jours ils avaient enlevé Brescia et repoussé la division Masséna ; fiers de ces premiers succès, ils marchaient en toute hâte pour secourir Mantoue. La renommée avait devancé l'arrivée de Wurmser. L'Italie, en apprenant qu'il descendait du Tyrol, se crut délivrée du joug de la France. La république de Venise manifesta une joie perfide que ne cachaient pas ses apparences de neutralité ; la cour de Naples, qui s'était trouvée trop heureuse d'obtenir un armistice, s'empressa d'en oublier les conditions, et dirigea ses armées vers le nord. A Rome, les agents de la France furent insultés ; partout et avec des sentiments bien divers, on répétait le fameux adage historique, que l'Italie est le tombeau des Français.

Le Directoire prescrivait à Bonaparte de traiter sans ménagements le chef de l'Église et de mettre fin au pouvoir temporel du vénérable Pie VI. Corse de naissance, Bonaparte gardait, au milieu de l'exaltation républicaine, la tradition des pieuses leçons de sa mère, et les empreintes de la foi vive qui anime les montagnards de son pays. Au fond de l'âme, il respectait le souverain pontife, et reconnaissait en lui le véritable chef du monde chrétien. Toutefois, il distinguait entre le vicaire de Jésus-Christ et le souverain temporel, et ne se faisait pas scrupule de dépouiller celui-ci de son territoire. En conséquence, il donna ordre à Augereau d'envahir les États du Saint-Siège, et ce général se rendit maitre de Bologne, d'Urbin et de Ferrare. Ces succès rapides, obtenus par le seul ascendant du nom français, répandirent à Rome une vive épouvante, et le pape se hâta d'entrer en négociations avec ses ennemis. Un armistice onéreux fut imposé au vénérable pontife ; on stipula que Pie VI paierait à la France une somme de vingt-un millions, que ses provinces du nord seraient occupées par nos troupes, et que la France se ferait une large part dans la dépouille du Vatican.

Les Autrichiens s'avançaient forçant tous les obstacles ; ils s'étaient successivement rendus maitres de plusieurs positions importantes d'où ils menaçaient Vérone et fermaient à Bonaparte sa retraite sur Milan. Le péril était extrême : l'armée française avait perdu sa ligne défensive et sa retraite. Bonaparte, pour la première fois, assemble ses généraux en conseil. Tous demandent qu'on se retire ; Augereau seul, plein de cet enthousiasme aveugle qui ne calcule ni les dangers ni les moyens, insiste pour qu'on marche à la rencontre de l'ennemi. Bonaparte met fin à la délibération sans faire connaître le plan qu'il a adopté ; mais les dispositions qu'il ordonne révèlent qu'il veut encore en appeler aux armes. Il prend la résolution désespérée de sacrifier Mantoue, et fait lever le siège de cette ville ; son armée abandonne devant la place un matériel considérable d'artillerie ; mais les affûts sont brûlés et les poudres jetées à l'eau. Ensuite elle se porte en arrière sur le général ennemi Quasdanovich, qui, établi sur les bords du lac de Garda, menaçait la communication avec Milan. A la suite de divers mouvements stratégiques heureusement combinés, un combat sanglant lui livra Lonato ; le lendemain, 14 thermidor, Augereau reprit Brescia et en chassa les Autrichiens, qui se replièrent en bon ordre et sans avoir éprouvé de pertes considérables. Bonaparte ne gêna point la retraite de Quasdanovich, et ne songea qu'à se retourner pour faire face à l'armée de Wurmser.

Il était temps. Déjà Wurmser, après avoir franchi l'Adige et le Mincio, était entré en triomphateur dans Mantoue. Bonaparte envoie le général Guyeux sur Salo tenir en échec Quasdanovich. En même temps Augereau marche sur Castiglione, Masséna sur Lonato, dont les ennemis se sont de nouveau rendus maîtres. Lonato fut repris à la suite d'une bataille meurtrière ; cette victoire prépara celle de Castiglione, où la valeur brillante d'Augereau assura l'accomplissement des plans de Bonaparte, la prise de Vérone et l'occupation de l'Italie. Wurmser et Quasdanovich avaient été successivement chassés de leurs positions, vaincus et mis en fuite ; cette campagne avait duré moins de six jours. Dans ce court espace de temps, soixante mille Autrichiens avaient été dispersés ou taillés en pièces. Wurmser avait perdu vingt mille hommes, parmi lesquels sept à huit mille tués ou blessés, les autres faits prisonniers. Il était rejeté dans les montagnes avec les, débris de ses troupes. Quasdanovich faisait une retraite pénible derrière le lac de Garda. Les Français avaient reconquis toutes leurs positions, et les Autrichiens fuyaient partout, saisis d'épouvante.

C'est dans le cours de ces rapides expéditions que Bonaparte courut un grand danger dont son audace le sauva. Comme il était entré à Lonato, à peine défendu par un millier d'hommes, il fut tout à coup investi par un corps de quatre mille Autrichiens. Les ennemis lui envoyèrent un parlementaire pour le sommer de se rendre, lui et sa faible troupe. Sur-le-champ Bonaparte fait monter à cheval tous les officiers dont il peut disposer, puis il ordonne qu'on amène le parlementaire et qu'on lui débande les yeux. Celui-ci est saisi d'étonnement à la vue de ce nombreux état-major. Malheureux, lui dit Bonaparte, vous ne savez donc pas que vous êtes ici en présence du général en chef et de toute son armée ? Allez dire à ceux qui vous envoient que je leur donne cinq minutes pour se rendre, ou que je les ferai passer au fil de l'épée, pour les punir de l'outrage qu'ils osent me faire. Sur-le-champ il ordonne de faire approcher l'artillerie, afin de foudroyer les colonnes autrichiennes. Le parlementaire, effrayé, va rapporter la réponse et les quatre mille hommes mettent bas les armes devant une poignée de Français. Si la ruse n'eût tiré d'affaire Bonaparte et sa troupe, l'issue de la campagne eût été bien différente, et la carrière de cet homme extraordinaire se fût peut-être terminée par une escarmouche sans gloire.

Cependant Wurmser, quoique repoussé vers le Tyrol, pouvait encore reprendre l'offensive. Pendant que l'armée française, affaiblie par ses victoires et épuisée par les maladies gagnées dans les marais de Mantoue, travaillait à compléter ses cadres, Wurmser obtenait de nombreux renforts et se disposait à reparaître sur l'Adige, en arrivant par la vallée de la Brenta dans le Vicentin et le Padouan. Bonaparte, ayant laissé une garnison à Vérone, partit avec vingt-huit mille hommes, se dirigeant par trois routes sur le Tyrol.

L'armée française suivait une vallée étroite et profonde, resserrée entre l'Adige et une chaîne de montagnes escarpées. Le 18 fructidor (4 septembre), elle força les défilés de San-Marco et le camp retranché de Mori ; le général Victor se fit remarquer dans cette journée par son courage intrépide : à la tête de la 18e demi-brigade, il emporta le défilé et entra au pas de charge dans la ville de Boveredo, pendant que le brave Rampon, qui commandait la 32e, occupait l'espace qui sépare cette ville de l'Adige. Le château de la Pietra, qui commandait le défilé, fut pris après une série de combats de montagnes, dans lesquels l'armée eut à surmonter les obstacles multipliés du terrain et de l'ennemi. Le lendemain, la ville de Trente, capitale du Tyrol italien, tomba au pouvoir de Bonaparte. Les jours suivants, le camp retranché de Primolano et le fort de Covelo tombèrent au pouvoir de nos troupes ; et l'ennemi, battu sur la Brenta et à Bassano, fut poursuivi jusqu'à Citadella. Ces divers succès livrèrent aux Français Padoue et Vicence. Le 24 fructidor (10 septembre), l'Adige fut franchi à Ronco. Le lendemain l'avant-garde de Masséna, ayant affaire à Wurmser et à ses nombreuses troupes, fut mise en déroute à Cerca ; ce léger échec fut compensé par le combat de Legnago, dans lequel Augereau fit-seize cents prisonniers. Enfin, le 3e jour complémentaire de l'an IV (19 septembre), Bonaparte attaqua Wurmser, lui fit éprouver une perte de deux mille hommes, et le contraignit à se réfugier dans Mantoue avec les débris de son armée.

Les deux armées que l'Autriche avait envoyées pour délivrer Mantoue avaient donc été détruites comme celles de Colli et de Beaulieu ; mais le cabinet autrichien, attachant avec raison une grande importance à la conservation de cette forteresse, profita des revers que nos troupes venaient d'éprouver en Allemagne pour faire passer une quatrième armée en Italie. Elle se composait de quarante-cinq mille hommes commandés par les généraux Davidovich et Alvinzi. Bonaparte, suivant sa tac- tique ordinaire, se disposait d'abord à battre Alvinzi et à écraser ensuite Davidovich ; mais les événements de la guerre, n'ayant pas concordé avec ce plan, amenèrent, après de pénibles efforts, l'une des plus mémorables actions de cette guerre, une bataille de trois jours.

D'une part, les manœuvres habiles de l'ennemi et sa supériorité numérique avaient rendu inutiles, sur quelques points, les sacrifices et le dévouement de nos troupes ; de l'autre, l'armée s'était de jour en jour amoindrie par des combats meurtriers, par des marches forcées et des souffrances de tout genre. Déjà les soldats éclataient en murmures, et Bonaparte, dès le 24 brumaire an V, écrivait au Directoire :

Tous nos officiers supérieurs, tous nos généraux d'élite sont hors de combat ; l'armée d'Italie, réduite à une poignée de monde, est épuisée ; les héros de Millesimo, de Lodi, de Castiglione et de Bassano sont morts pour la patrie ou sont à l'hôpital. Il ne reste plus aux corps que leur réputation et leur orgueil. Joubert, Lannes, Lamare, Victor, Murat, Charlot, Dupuis, Rampon, Pigeon, Ménard, Chabrand sont blessés. Nous sommes abandonnés au fond de l'Italie : ce qui me reste de braves voit la mort infaillible au milieu de chances si continuelles et avec des forces si inférieures. Peut-être l'heure du brave Augereau, de l'intrépide Masséna est près de sonner.... Alors que deviendront ces braves gens ? Cette idée me rend réservé ; je n'ose plus affronter la mort, qui serait un sujet de découragement pour qui est l'objet de mes a sollicitudes, etc.

 

On verra bientôt s'il n'osait point affronter la mort.

La nuit même qui suivit le jour où il écrivait ainsi, il donna ordre à l'armée de passer l'Adige sur les ponts de Vérone, et de se diriger vers Milan. Ce n'était là qu'une retraite simulée. A quelque distance de Vérone, on tourne à gauche et l'on descend pendant quatre lieues le cours de l'Adige ; on passe ce fleuve à Ronco. L'armée, réduite à treize mille hommes, ne tarde pas à se trouver entre Arcole et l'Adige, au milieu de vastes marais traversés par de longues chaussées, dont elle s'empare, et qui lui permettent d'attendre avec une sorte de sécurité les nombreuses troupes d'Alvinzi, réduites, par la situation des lieux, à ne pouvoir attaquer que de front. Alvinzi n'avait point songé à garder les marais, ne pouvant croire qu'une armée osât s'y engager.

Le village d'Arcole était situé au milieu d'un marais dont les Français ignoraient encore l'étendue et la profondeur. Tout ce pays est entrecoupé de ruisseaux et de torrents ; le plus considérable est l'Alpon, qu'il fallait traverser sur un pont de bois derrière lequel l'armée autrichienne avait pris position, et que défendaient des barricades et une formidable artillerie. Les grenadiers français tentent le passage, mais leur courage s'épuise en vain à cette œuvre ; pendant un jour entier ils sont repoussés : Belliard, Lannes, Masséna se placent à la tête des colonnes et donnent l'exemple du dévouement L'entreprise paraît impossible ; en vain Augereau prend un drapeau et s'avance sur le pont suivi d'une foule de braves, le feu de l'ennemi renverse la tête de la colonne, et le reste se replie. Cependant Bonaparte parait. Grenadiers, s'écrie-t-il en saisissant un étendard, n'êtes-vous plus les vainqueurs de Lodi ? Suivez-moi ! Et il se précipite à travers une grêle de balles et de mitraille. Lannes, déjà blessé, et qui néanmoins a voulu suivre son exemple, tombe à côté du général en chef, atteint de trois nouvelles blessures ; Muiron, aide de camp de Bonaparte, voit le danger qui menace l'homme dont le salut est nécessaire à l'armée ; il le couvre de son corps, et tombe frappé d'un coup mortel. Bonaparte, protégé par ce dévouement, allait enfin parvenir jusqu'à l'extrémité du pont ; mais l'ennemi fait une nouvelle décharge à mitraille, et le cheval qui porte le général se jette avec lui dans les marais. Les grenadiers accourent alors en s'écriant : Sauvons notre général ! Ils réussissent à l'entraîner ; mais tant d'héroïsme avait été inutile, et Bonaparte, rendu injuste par ce résultat, s'était écrié : Je ne commande plus à des Français !

La nuit arrive : Bonaparte renonce à passer l'Alpon sur ce point, et se détermine à le franchir à son embouchure. Il fait allumer des feux sur la digue, et dérobe ainsi sa marche à l'ennemi. Le deuxième jour, les divisions françaises passent le torrent sur un pont construit à la hâte, et l'ennemi est rejeté sur Arcole. Alvinzi et deux divisions autrichiennes sont enfoncées au pas de charge et refoulées dans les marais. Le lendemain, la bataille recommence : elle est d'abord indécise ; niais un lieutenant suivi de vingt-cinq cavaliers et de douze trompettes, ayant exécuté l'ordre de tourner l'ennemi et de sonner la charge, le bruit des clairons fait croire à l'armée autrichienne qu'elle est attaquée par derrière ; alors elle hésite, elle fait de fausses manœuvres qui décident de sa défaite.

L'armée française, après trois jours de combat, rentra triomphante à Vérone ; Davidovich prit la route des montagnes, après avoir perdu deux régiments dans une affaire d'arrière-garde. Treize mille Français, commandés par Bonaparte, avaient soutenu l'effort de quarante mille Autrichiens et les avaient contraints de battre en retraite ; mais ces glorieux succès nous coûtaient sept mille hommes tués, blessés ou pris. Rien ne pouvait égaler la stupeur de l'ennemi, qui voyait ainsi ses espérances changées en désastres.

La campagne était terminée ; Bonaparte, victorieux sur tous les points, prit ses quartiers d'hiver : ce repos ne fut pas de longue durée. Cependant la nouvelle de nos succès, portée à Paris, y causa un enthousiasme général, et le Directoire arrêta que les deux drapeaux portés sur le pont d'Arcole par Augereau et Bonaparte leur seraient donnés à titre de récompense nationale. Heureuse la France, si ses fils avaient borné leur ambition à ces modestes récompenses !

Bonaparte ne demeura point inactif : il s'occupa sans relâche à consolider ses victoires en s'assurant des alliés et en donnant à l'Italie septentrionale une sorte d'existence politique. Déjà deux nouveaux-États avaient été organisés le long du Pô sous le nom de républiques Cispadane et Transpadane. Les Alpes furent purgées des barbets, bandes de brigands qui s'étaient formées à la suite de la guerre et qui massacraient nos détachements. Un traité fut conclu avec le roi de Naples, et une expédition partie de Livourne enleva la Corse aux Anglais. Enfin l'armée complétait ses cadres autant que possible, et recevait dans ses rangs des bataillons levés dans les nouvelles républiques d'Italie.

Encouragée par les succès qu'elle avait obtenus sur le Rhin, l'Autriche ne pouvait tarder à reprendre l'offensive au delà des Alpes. De puissants renforts furent envoyés par le cabinet de Vienne au général Alvinzi : une brillante jeunesse accourait se ranger sous les ordres de ce vieux général, impatiente de se mesurer avec les Français, et portant avec orgueil des drapeaux que l'impératrice avait brodés de ses mains. Le pape, de son côté, envoya cinq à six mille hommes au secours d'Alvinzi. A l'aide de ces auxiliaires et de ces renforts, l'armée ennemie remportait des deux tiers sur l'armée française. La délivrance de Mantoue était toujours l'objet des efforts de l'Autriche.

Le 23 nivôse, les Autrichiens s'avancent sur six colonnes. La gauche de cette armée s'appuyait sur Mantoue, la droite sur Vérone ; le centre, commandé par Alvinzi, suivait la vallée de l'Adige pour déboucher par le plateau de Rivoli. D'abord Joubert fut tourné dans ses positions et réduit à effectuer sa retraite ; mais Bonaparte lui enjoignit de se maintenir en avant de Rivoli : lui-même accourut pour soutenir son lieutenant. L'armée française n'avait en ligne, à Rivoli, que vingt mille soldats ; les ennemis étaient deux contre un ; mais leur artillerie et leur cavalerie n'étaient point encore entièrement réunies ; Bonaparte jugea que le moment était favorable pour l'attaque. Dès le lendemain, au point du jour, la bataille fut livrée et gagnée par l'armée française. Elle fut décisive : Alvinzi, qui était arrivé plein de confiance dans le nombre de ses troupes et dans la sagesse de ses dispositions, se vit réduit à battre en retraite sur la Piave ; son artillerie n'arriva que pour tomber au pouvoir des Français. La bataille avait duré douze heures ; Bonaparte avait eu plusieurs chevaux tués sous lui. Cette victoire était à peine remportée, que le jeune vainqueur chargea Joubert de la compléter, en poursuivant Alvinzi, lui-même se portant au-devant du général ennemi Provera, qui se dirigeait à marches forcées sur Mantoue. Provera perdit une partie de ses soldats dans une affaire d'arrière-garde engagée avec Augereau ; mais il réussit à combiner avec Wurmser une attaque sur la Favorite. Wurmser fut partout repoussé, et se renferma dans Mantoue ; Provera, demeuré seul, déposa les armes. Ainsi, en huit jours, deux corps d'armée avaient été détruits, deux batailles gagnées, l'Autriche avait perdu trente-cinq mille hommes, dont vingt-cinq mille prisonniers, soixante pièces de canon et un pareil nombre de drapeaux, qui furent portés au Directoire par Augereau. Peu de jours après, Wurmser rendit Mantoue après avoir obtenu une capitulation honorable. Tant de succès amenèrent la conquête de la Romagne, du duché d'Urbin et d'Ancône, et le traité de Tolentino, qui fut conclu avec le pape. Ces avantages ne furent point purs de tout excès : l'armée républicaine, imbue des idées que l'impiété avait mises à l'ordre du jour, se livra plus d'une fois à de coupables exactions, et l'Italie eut à gémir du pillage de l'église Notre-Dame de Lorette, objet traditionnel de la vénération des fidèles. Disons toutefois que Bonaparte, en imposant au pape les dures conditions du traité de Tolentino, y fit insérer une clause des plus honorables. Il stipula que les prêtres français volontairement exilés ou proscrits à la suite de la révolution, seraient recueillis, nourris et secourus dans les couvents du Saint-Siège. Le Directoire n'osa pas désavouer le général que l'Europe admirait, et la démarche de Bonaparte produisit une sensation très-favorable sur l'esprit public.

Depuis le 5 avril, quatre armées formidables, plusieurs fois augmentées par des renforts, avaient été battues et détruites par une armée qui, d'abord à peine composée de trente-six mille hommes, n'en avait reçu que vingt mille pour réparer ses pertes. Cette armée, à jamais mémorable, avait, en moins de six mois, mis en déroute trente mille Piémontais et plus de deux cent mille Autrichiens, en avait pris plus de quatre-vingt-dix mille, tué ou blessé plus de trente mille ; elle avait livré soixante combats meurtriers et douze grandes batailles, franchi des chaînes de montagnes, des défilés hérissés d'artillerie, et plusieurs fleuves larges et rapides protégés par des armées entières. Le bruit de ces travaux sans nombre retentissait à Paris et à Vienne, et les yeux de l'Europe se tournaient vers Bonaparte, comme pour surprendre d'avance les grandes choses que lui réservait l'avenir.

Une cinquième armée autrichienne s'avança pour réparer les désastres des troupes impériales. Elle était commandée par l'archiduc Charles, l'un des plus habiles capitaines de l'Allemagne, qui venait de se rendre célèbre par sa campagne du Rhin. Bonaparte, de son côté, avait reçu un renfort de dix-huit mille hommes commandés par Bernadotte. Le prince Charles, maître du Tyrol et comptant sur l'appui de Venise, était retranché derrière le Tagliamento et appuyé sur le Frioul ; l'armée française occupait la rive gauche de l'Arizio, jusqu'à son embouchure dans l'Adige, et la rive droite de la Piave, depuis les Alpes jusqu'à la mer Adriatique.

Les opérations commencèrent le 19 ventôse par l'occupation de Feltre et d'Asolo. Le 20, on se battit sur la Piave ; le 22, cette rivière fut franchie sur deux points, et l'ennemi vaincu dans plusieurs combats partiels ; le 25, l'armée autrichienne, commandée par le prince Charles, fut mise en déroute derrière le Tagliamento, deux jours après nos troupes avaient emporté Palma-Nova, San-Danielo, Osopo et Gemona ; le 28, l'armée française passa l'Isonzo et prit Gradisca ; le 30, elle enleva Goritz, à la suite de plusieurs engagements ; le 2 germinal, elle entra dans Trieste, ajoutant ainsi le Frioul autrichien à ses conquêtes d'Italie. Elle avait livré huit combats en dix jours. Le 3, elle attaqua les gorges du Tyrol, et le 8, après plusieurs affaires honorables pour nos troupes, l'Istrie autrichienne, le Frioul, la Carniole, une partie du Tyrol et de la Carinthie étaient soumis aux forces de la république. Le 10, Bonaparte établit son quartier général à Clagenfurt. En moins de vingt jours l'archiduc avait perdu la moitié de son armée, et Bonaparte, après avoir franchi la barrière des montagnes, se trouvait au milieu des États de la maison d'Autriche.

Le 12 germinal, l'armée française se remit en marche, après s'être emparée de Neumark, de Freisach et de Laybach ; le 14, le combat de Kumdemarch lui livrait Kintenfeld, Muran, Jundenbuch et Scheffling ; le 15, elle poursuivait sur la route de Vienne l'armée du prince Charles, réduite à abandonner le Tyrol. Trois jours après, l'Autriche, épouvantée, réclamait et obtenait du vainqueur une suspension d'armes, et le 28 les préliminaires de la paix étaient, de part et d'autre, signés à Léoben.

Cependant Bonaparte ne voyait pas sans inquiétude les dispositions du gouvernement de Venise. Si faible et si déchue qu'on la supposât, cette république pouvait encore armer cinquante mille hommes, et fermer toute retraite aux Français. Bonaparte fomenta des insurrections révolutionnaires dans les provinces de la terre ferme ; mais ses espérances à cet égard furent déjouées ; car dans la plupart des villes et des campagnes demeurées fidèles à la cause italienne et aux autorités de Venise, des révoltes et des conjurations éclatèrent, qui parurent mettre en péril la sécurité de notre armée, et fermer à Bonaparte, en cas de revers en Allemagne, les routes qui, à travers la Lombardie et le Piémont, pouvaient lui permettre de revenir en France. Une insurrection formidable eut lieu à Vérone, et quarante mille paysans de la terre ferme, armés à la hâte, cernèrent la garnison française qui tenait dans cette ville. D'affreux massacres eurent lieu, et les blessés français en traitement dans les hôpitaux de Vérone furent impitoyablement égorgés. Ce fut le signal de la chute de Venise, châtiment qui pouvait seul, aux yeux de Bonaparte, venger le sang de nos soldats.

Venise, séparée du continent, protégée par deux armées de terre et de mer, pouvait accepter la lutte et soutenir un siège ; elle pouvait du moins succomber avec honneur ; mais son gouvernement lâche et timide préféra résigner ses pouvoirs et se mettre à la discrétion de la France Le 27 floréal, l'armée de Bonaparte entra victorieuse dans Venise, et la mit de vive force sous la suzeraineté de la république française : ainsi s'éteignit la république de Venise, après avoir subsisté durant treize siècles.

Un mois après, le 25 prairial (13 juin 1797), tomba à son tour, par l'effet des démarches et de l'ascendant de Bonaparte, l'antique rivale de Venise, la république de Gênes : le livre d'or fut brûlé, les démagogues de la ville, unis aux Français, mirent en pièces la statue du célèbre Doria et les débris de la puissance génoise ; on institua un nouvel État, vassal de la France, qui prit le nom de république Ligurienne.

L'Autriche était plus habile à négocier qu'à vaincre. Les débats des agents diplomatiques assemblés à Campo-Formio pour traiter de la paix, durèrent six mois, et encore ne se seraient-ils pas terminés si promptement sans l'énergie de Bonaparte, qui imposa par la menace les conditions qu'on lui disputait par la ruse. Ce traité, qui fut enfin signé le 17 octobre, cédait à la France le Brabant, et proclamait l'indépendance du Milanais. L'Italie septentrionale formait une république à laquelle on donnait, comme dépendances, le Mantouan, le duché de Modène, une partie des États vénitiens et des trois légations ; la France n'obtint guère que Corfou et des établissements en Albanie ; l'Autriche, qui avait à réparer plus de désastres, se fit céder Venise.

Bonaparte, après avoir conquis une paix honorable pour la république, sentit que sa présence n'était plus nécessaire en Allemagne, et revint en France, où son retour eut tout l'éclat d'un triomphe. Partout, sur sa route, les populations se pressaient en foule pour l'admirer. Cet enthousiasme excitait la sollicitude des amis de la république et la jalousie du Directoire : on appréhendait que cette force, si merveilleusement appliquée à la guerre, ne se tournât contre le gouvernement et la révolution. Personne ne s'exprimait tout haut à cet égard ; mais, pour tout le monde, Bonaparte était un sujet de crainte et d'espérance. Chacun comprenant d'ailleurs que le moment n'était point venu de manifester de pareilles émotions, cachait de son mieux sa pensée secrète, et Bonaparte, le premier, participait à cette dissimulation générale. Le Directoire, pour donner le change à l'opinion, résolut de recevoir le vainqueur d'Arcole en grande pompe et au milieu des apprêts d'une fête politique et militaire. Cette cérémonie eut lieu le 20 frimaire an VI (10 décembre 1797), en présence des ambassadeurs et des ministres des États étrangers. Les généraux Joubert et Andréossy y tenaient le drapeau donné par le corps législatif à l'armée d'Italie. Les cinq directeurs étaient drapés à l'antique et avec magnificence ; Bonaparte, quoique vêtu de l'austère uniforme de Montenotte et de Rivoli, attirait sur lui tous les regards.

Après un discours du ministre Talleyrand, le général de l'armée d'Italie se leva, remit au président du Directoire la ratification donnée par l'empereur au traité de Campo-Formio, et d'une voix ferme, avec un accent sonore qui remplissait la vaste cour du palais :

Citoyens directeurs, dit-il, le peuple français, pour être libre, avait les rois à combattre ; et pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il avait dix-huit siècles à vaincre. — La constitution de l'an III et vous, avez triomphé de tous les obstacles. — La religion, la féodalité et le royalisme ont depuis vingt siècles gouverné l'Europe ; mais de la paix que vous venez de conclure date l'ère du gouvernement représentatif. Vous êtes parvenus à organiser la Grande Nation, dont le territoire n'est plus circonscrit que parce que la nature en a fixé les limites. — Vous avez fait plus : les deux plus belles parties de l'Europe, si célèbres jadis par les arts, les sciences et les grands hommes dont elles furent le berceau, voient le génie de la liberté sortir du tombeau de leurs ancêtres ; ce sont deux piédestaux sur lesquels les destinées vont placer deux grandes nations.

J'ai l'honneur de vous remettre le traité signé à Campo-Formio, et ratifié par l'empereur.

La paix assure la liberté, la prospérité de la république. Lorsque le peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre.

 

Barras, alors président du Directoire, répondit longuement au général. La première phrase de son discours fut la seule remarquée ; la voici :

Citoyen général, la nature, avare de ses prodiges, ne donne que de loin en loin de grands hommes à la terre ; mais elle dut être jalouse de marquer l'aurore de la liberté par un de ces phénomènes, et la sublime révolution du peuple français, nouvelle dans l'histoire des nations, devait présenter un génie nouveau dans l'histoire des hommes célèbres. Le premier de tous, citoyen général, vous avez secoué le joug des parallèles, et du même bras dont vous avez terrassé les ennemis de la république, vous avez écarté les rivaux que l'antiquité vous présentait.

 

Dès que Barras eut cessé de parler, il tendit les bras à Bonaparte, et lui donna ce qu'on appelait alors l'accolade fraternelle. Les autres membres du Directoire imitèrent l'exemple du président, et embrassèrent comme lui l'illustre général.

D'autres fêtes furent données à Bonaparte ; mais, soit affectation, soit prudence, il évitait souvent de paraître à ces réunions où l'attendait la foule. Son instinct l'avertissait qu'il ne fallait pas se prêter à un enthousiasme irréfléchi, et qu'en s'isolant il arrivait plus sûrement au but qu'il s'était proposé, d'appeler à lui la popularité et l'opinion publique. L'hommage auquel il fut le plus sensible fut celui que lui décerna l'Institut en le choisissant pour faire partie de la classe des sciences mécaniques, à la place demeurée vide depuis que Carnot avait été proscrit le 18 fructidor. Bonaparte s'attachait à rassurer le Directoire sur ses intentions, en paraissant exclusivement voué à la méditation et à l'étude. Il était d'ailleurs avide de toutes les gloires, et le modeste costume de membre de l'Institut ne le flattait pas moins que les insignes du commandement militaire.

Bonaparte supportait impatiemment les loisirs de la capitale ; il lui tardait d'occuper de nouveau les imaginations par des actions d'éclat, et de se frayer ainsi plus sûrement la route du pouvoir. On ne conserve à Paris le souvenir de rien, disait-il ; si je reste longtemps inactif, je suis perdu. Une renommée dans cette grande Babylone en remplace une autre ; on ne m'aura pas vu trois fois au spectacle que l'on ne me regardera plus. Et à ceux qui lui faisaient observer qu'il devait pourtant être heureux de voir ses concitoyens se porter en foule au-devant de lui, il répondait : Le peuple se porterait avec autant d'empressement au-devant de moi si j'allais à l'échafaud.

Bonaparte tournait ses regards vers l'Orient, berceau des grandes choses et théâtre des grandes gloires. Il pensait, et les événements commencent à justifier aux yeux de tous cette idée que les hommes de sa trempe perçoivent cinquante ans avant les autres, que la puissance de la France devait être assise sur la Méditerranée, et que le point le plus sûr par où elle pouvait atteindre l'Angleterre était l'Égypte : c'est par l'Égypte que la France peut toucher aux Indes orientales, et tenir en échec la Russie par Constantinople. Aussi le jeune vainqueur d'Arcole rêvait-il une expédition vers ces parages. Le Directoire avait ses raisons pour ne pas s'opposer à l'exécution de ce plan ; en attendant on donnait le change à l'opinion en faisant croire à une prochaine descente sur les côtes de l'Angleterre. Cependant Bonaparte, auquel tous les soins de la prochaine expédition avaient été remis, envoyait partout ses ordres et réunissait les vaisseaux, les frégates, les bâtiments de transport et les armées de terre et de mer nécessaires à l'entreprise ; il eut l'heureuse pensée de s'adjoindre, pour la future campagne, des hommes distingués dans les sciences et les arts, et dont les travaux devaient faire connaître, dans son état actuel et ancien, une contrée dont le nom n'est jamais prononcé sans réveiller de grands souvenirs. Bonaparte ne perdait point de vue les intérêts de son ambition et de sa gloire ; il lui semblait qu'un avenir mystérieux l'attendait en Orient. Quelquefois il rêvait pour lui la couronne d'Égypte ou celle de Jérusalem ; souvent aussi, revenant à des idées plus exécutables, il pensait à l'influence que cette expédition lointaine allait donner à sa renommée : J'ai tout tenté, disait-il ; les Directeurs ne veulent pas de moi : il faudrait les renverser et me faire roi ; mais il n'y faut pas penser encore ; les nobles n'y consentiraient jamais ; j'ai sondé le terrain ; le temps n'est pas venu : je serais seul.

Bonaparte arriva à Toulon le 20 floréal an VI (9 mai 1798) ; il y trouva son armée, et lui tint un langage digne d'elle et de lui :

Soldats, dit-il dans une proclamation, apprenez que vous n'avez point encore assez fait pour la patrie, et que la patrie n'a point encore assez fait pour vous.

Je vais actuellement vous mener dans un pays où par vos exploits futurs, vous surpasserez ceux qui étonnent aujourd'hui vos admirateurs, et rendrez à la patrie les services qu'elle a droit d'attendre d'une armée d'invincibles.

Je promets à chaque soldat qu'au retour de cette expédition il aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre.

 

Ailleurs il disait :

Soldats, vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines et de sièges ; il vous reste à faire la guerre maritime.

Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette mer et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.

Soldats, l'Europe a les yeux sur vous ! vous avez de grandes destinées à remplir. Le génie de la liberté, qui a rendu dès sa naissance la république l'arbitre de l'Europe, veut qu'elle le soit des mers et des nations les plus lointaines.

 

Ces paroles avaient un caractère d'éloquence antique, et frappaient merveilleusement les esprits. Nous les mentionnons souvent, parce qu'elles tiennent une grande place dans la vie et la fortune de Bonaparte.

Bonaparte fit alors une démarche honorable qui, pour d'autres que lui, n'eût pas été sans danger. A peine arrivé à Toulon, il y apprit que la loi de mort rendue contre les émigrés y régnait dans toute son affreuse rigueur, et que naguère un vieillard de quatre-vingts ans avait été fusillé. Indigné de cette barbarie, il écrivit la lettre suivante :

Bonaparte, membre de l'Institut national, aux commissions militaires de la neuvième division.

J'ai appris, Citoyens, avec la plus grande douleur, que des vieillards âgés de soixante-dix à quatre-vingts ans, de misérables femmes enceintes ou environnées d'enfants en bas âge, avaient été fusillés comme prévenus d'émigration.

Les soldats de la liberté seraient-ils donc devenus des bourreaux ? La pitié qu'ils ont portée jusqu'au milieu des combats serait-elle donc morte dans leurs cœurs ?

La loi du 19 fructidor a été une mesure de salut public ; son intention a été d'atteindre les conspirateurs, et non de misérables femmes et des vieillards caducs.

Je vous exhorte donc, Citoyens, toutes les fois que la loi présentera à votre tribunal des vieillards de plus de soixante ans, ou des femmes, de déclarer qu'au milieu des combats vous avez respecté les vieillards et les femmes de vos ennemis.

Le militaire qui signe une sentence contre une personne incapable de porter les armes est un lâche.

Signé BONAPARTE.

 

Cette lettre sauva la vie à un malheureux émigré, et causa une grande satisfaction dans l'armée.

L'armée de terre s'élevait à trente-six mille hommes ; elle avait pour chefs les généraux Berthier, Cafarelli-Dufalga, Dammartin, Kléber, Desaix, Régnier, Bon, Dugua, Menou, Vaubois, Demoy, Lannes, Dumas, Lanusse, Murat et Davout. L'armée navale était de dix mille hommes ; elle obéissait au vice-amiral Brueys, qui avait sous ses ordres les contre - amiraux Villeneuve, Blanquet-Duchayla, Decrès et Ganteaume. L'escadre se composait de treize vaisseaux de ligne, dont un, l'Orient, de cent vingt canons ; il y avait de plus deux vaisseaux vénitiens, quatorze frégates et soixante-douze navires de guerre de moindre importance. Les bâtiments de transports s'élevaient à quatre cents, ce qui portait la flotte à plus de cinq cents voiles. Jamais pareil armement n'avait couvert les mers. On s'éloigna de France le 30 floréal (19 mai). Vingt jours après seulement, par suite des vents contraires, on se trouva en vue de Malte.

Cette île fut conquise après un combat sans importance. L'ordre des chevaliers de Malte, l'une des plus fortes institutions du moyen âge, fut déclaré aboli. Après ce premier succès, qui en présageait d'autres, la flotte fit voile pour Alexandrie, et arriva en vue de la ville le 13 messidor (1er juillet). Les Anglais cinglaient dans ces parages ; Bonaparte, pour soustraire son armée à ses ennemis, ordonna que le débarquement fût effectué sans retard. Comme il s'opérait, au milieu des plus grandes difficultés, une voile parut à l'horizon, et l'on crut qu'elle précédait la flotte anglaise, Fortune, s'écria Bonaparte, tu m'abandonnes ! Quoi ! pas même cinq jours ! C'était le cri d'un fataliste, et Bonaparte se piquait souvent de l'être. Pour le moment le danger était imaginaire, et l'armée française réussit à prendre terre sur une plage aride de l'Égypte.

Bonaparte, sentant que son armée allait se trouver au milieu de peuples étrangers à la France autant par les mœurs et les usages que par la religion, adressa à ses soldats une proclamation nouvelle, dans laquelle on remarque ce passage : Agissez avec eux comme vous avez agi avec les juifs et les Italiens ; ayez des égards pour leurs muftis et leurs imans, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques. Ayez, pour les cérémonies que prescrit le Coran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et celle de Jésus-Christ : les légions romaines protégeaient toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différents de ceux de l'Europe, il faut vous y accoutumer. Le sentiment chrétien est froissé par ce langage ; mais, en lisant l'histoire de cette époque, il ne faut pas oublier que le gouvernement de la France était livré au déisme, et que l'indifférence absolue en matière de religion était à l'ordre du jour. Bonaparte n'osait encore heurter de front les préjugés de la philosophie et de l'armée, et peut-être, en se berçant de l'espoir de conquérir pour lui-même une des couronnes de l'Orient, voulait-il d'avance ne pas effaroucher la religion musulmane.

C'est sans doute aussi aux rêves de son ambition démesurée qu'on doit attribuer les passages d'une autre proclamation adressée au peuple d'Égypte, et dans lesquels, pour se concilier la bienveillance des mahométans, il faisait un mérite à la révolution française de ses persécutions contre le pape et l'Église.

La première opération de Bonaparte fut d'emporter d'assaut la ville d'Alexandrie ; les Français, maîtres de ce point d'appui, s'enfoncèrent alors dans le pays et prirent la route du Caire. Ils marchaient au milieu d'un pays dépouillé de toute culture, sous un ciel de feu et sur des sables brûlants. Privés d'eau, exténués de fatigue, sans abri pour s'y reposer, ils eurent à endurer les plus pénibles souffrances ; et déjà s'épanouissaient pour eux les espérances poétiques, mais décevantes, qu'ils avaient fondées sur la conquête de l'Orient. Soudain parurent à l'horizon de frais ruisseaux, des lacs tranquilles et de vastes forêts ombreuses ; l'armée redoubla d'efforts en poussant des cris de joie ; elle pressa sa route vers ces belles contrées, où elle allait enfin se désaltérer et obtenir le terme de ses dures privations ; mais, quand elle fut arrivée au soir, poursuivant toujours cette terre délicieuse étalée à ses regards, voilà que ces collines, ces forêts et ces lacs parurent se détacher du sol et se dissiper dans les airs. C'était le mirage.

Cependant on atteignit les rives du Nil, et l'armée, que le désespoir commençait à gagner, reprit toute sa confiance. Après un engagement assez sérieux à Chébréiss, Bonaparte, chassant devant lui quelques mameluks, parvint à Giseh, village auprès duquel s'élèvent les grandes pyramides. C'était là que Mourad-Bey l'attendait à la tète d'une formidable cavalerie et de hordes nombreuses accourues de tous les points de l'Égypte et du désert.

Bonaparte, sur ce terrain sablonneux et uni, où l'infanterie ne pouvait se retrancher derrière aucun accident du sol et se trouvait débordée de toutes parts par la cavalerie arabe, sentit qu'il fallait imaginer un ordre tout particulier de bataille. Il prescrivit à son armée de former six grands carrés, présentant chacun une face à l'ennemi, et ayant à chacun des angles une pièce d'artillerie. La cavalerie était abritée derrière ces carrés, attendant le signal convenable pour charger les mameluks. Un moment avant l'attaque, Bonaparte se tourna vers ses soldats, et, leur montrant les pyramides, leur adressa pour toute proclamation cette phrase si connue : Songez que du haut de ces monuments quarante siècles vous contemplent ! L'armée se tint prête à soutenir dignement sa gloire, comme si les paroles de son général devaient être acceptées sérieusement, et que les Pharaons et les Ptolémées se tinssent debout sur leurs tombeaux pour considérer le combat.

La cavalerie musulmane chargea avec l'impétuosité des vents du désert ; mais les grenadiers de la république se contentèrent de croiser la baïonnette aux premiers rangs, pendant que des derniers partait un feu continu sur les barbares. Ce double rempart d'acier et de feu rendit inutile le courage aveugle des mameluks : vainement ils redoublèrent d'efforts, s'élançant par grandes masses et essayant d'entamer les carrés ; ceux-ci demeurèrent immobiles, et triomphèrent par leur impassible tactique du dévouement de leurs adversaires. A la fin, les carrés s'ouvrirent par les angles, et ce fut pour laisser à l'artillerie le temps de foudroyer l'ennemi. La victoire fut complète ; Mourad, avec les débris de sa cavalerie, se replia vers la haute Égypte ; Ibrahim prit la route de Syrie. La bataille des Pyramides, qui eut lieu le 3 thermidor, ouvrit à Bonaparte les portes du Caire. Ce triomphe fut cruellement compensé par la perte de la flotte, que les Anglais détruisirent après un combat naval, devant la rade d'Aboukir. Les marins français se défendirent avec un courage héroïque ; mais les mauvaises combinaisons de l'amiral Brueys rendirent leurs sacrifices inutiles ; Brueys racheta sa faute par une mort glorieuse, à bord de l'Orient. Bonaparte, à la nouvelle de cette catastrophe, comprit que son armée avait perdu les moyens de revenir dans la patrie ; il frémit en songeant aux dangers auxquels elle se trouvait exposée ; mais il surmonta sa douleur, et n'en laissa rien paraître : Nous n'avons plus de flotte, dit-il, eh bien ! il faut rester ici ou en sortir grands comme les anciens.

Bonaparte, pour frapper vivement les imaginations orientales, présida à plusieurs solennités publiques, auxquelles la présence de son armée donnait un grand appareil. L'une de ces fêtes fut célébrée en l'honneur du débordement du Nil, c'était une cérémonie presque païenne ; l'autre, qui arriva deux jours après, était celle de l'anniversaire de la naissance de Mahomet. Invité par les Turcs à assister à ces solennités, le général en chef contribua à les rendre plus pompeuses ; mais il est faux qu'il ait récité aucune des prières prescrites par le Coran. Ces cérémonies auxquelles il prenait part pour satisfaire, selon lui, à des nécessités politiques, n'étaient à ses yeux et à ceux de l'armée que des nouveautés curieuses.

Le 1er vendémiaire, l'armée française fêta au Caire et à Alexandrie la fondation de la république. Les noms d'un certain nombre de braves morts aux débuts de l'expédition furent gravés sur la colonne de Pompée. Le jour de la fête, plus de cent cinquante convives, choisis parmi les Français et les Turcs, assistèrent à un magnifique festin ; le drapeau musulman flottait à côté du drapeau de la république ; le croissant figurait à côté du bonnet de la liberté ; le Coran faisait le pendant des Droits de l'homme, seul évangile que reconnût le gouvernement d'alors, et encore ne craignait-il pas d'en fouler aux pieds les plus importants préceptes. Les Turcs furent assez insensibles à toutes ces choses ; mais ce qui les frappa et fit sur eux une profonde et salutaire impression, ce furent le nombre, les manœuvres des troupes françaises, les évolutions de l'artillerie, l'ordre et la tenue qui régnaient dans tous les corps.

Un soin plus digne de Bonaparte fut la création de l'Institut d'Égypte, qu'il composa des savants dont il s'était entouré ; il leur confia la mission d'étudier les monuments du pays et la configuration du sol. Dans cette réunion illustre figuraient Fourier, Costaz, Conté, Berthollet, Dolomieu, Vincent, Say, Lepère, Jomard, Monge, et beaucoup d'autres personnages dont les noms sont chers à la science. Monge présidait cet Institut ; Bonaparte n'en était que le vice-président.

Trois mois s'étaient écoulés, pendant lesquels Bonaparte organisait la partie de l'Égypte qu'occupaient ses armes, et envoyait des expéditions dans la haute Égypte, lorsque soudain une révolte éclata au Caire. Le signal de l'insurrection fut donné aux Turcs du haut des minarets. En un moment les Français se virent attaqués partout, et le général Dupuis, commandant la place, fut tué d'un coup de lance. Le général en chef monta sur-le-champ à cheval, suivi seulement d'une trentaine de guides. Il se porta sur tous les points menacés, donna ses ordres, et parvint à contenir les révoltés. Cependant la populace, refoulée autour de la grande mosquée, s'y était barricadée dans des rues étroites ; des mortiers placés sur une hauteur la foudroyèrent pendant deux jours. Le troisième jour tout rentra dans l'ordre ; mais il en coûta la vie à un grand nombre de rebelles. Vers le même temps une tribu d'Arabes qui avait massacré des Français fut surprise et détruite. Les têtes coupées des hommes de cette tribu furent exposées, sur une place du Caire, aux regards de tout le peuple.

Le général en chef n'avait point renoncé au projet d'aller attaquer l'Inde britannique par la Perse : il lui tardait de déployer son génie sur les champs de bataille où avait combattu Alexandre. Pour s'ouvrir la porte de l'Asie, il fallait se rendre maître de la Syrie. C'est là que ses efforts vinrent échouer.

Bonaparte, suivi d'une escorte, partit pour l'isthme de Suez, afin de reconnaître la route et d'étudier le problème du canal qui réunirait les deux mers. Il passa la mer Rouge à l'endroit voisin de la côte où cette mer est guéable à marée basse ; là, s'étant écarté de la route, il courut les plus grands dangers, et faillit être englouti dans les flots comme Pharaon. Bonaparte se rendit ensuite aux sources appelées Fontaines de Moïse, qui sont situées près de la côte orientale, et un peu au-dessus de Suez. C'est par cette route que passent les caravanes de Tor et du mont Sinaï. Cette dernière montagne était à six jours de marche, et le général français ne put s'y rendre, bien qu'il en éprouvât le désir. Il se borna à envoyer aux moines schismatiques grecs qui habitent le couvent du Sinaï, une sorte de firman au moyen duquel ces religieux étaient déclarés exempts de tribut, et ils inscrivirent le nom de Bonaparte parmi ceux de leurs protecteurs, à la suite des noms d'Ali, de Salah-Eddin et d'Ibrahim, si révérés des Orientaux.

Quelques jours après, Bonaparte, suivi cette fois de son armée, entrait en Syrie par Gaza, après s'être emparé de la forteresse d'El-Arich. La Syrie était défendue par le féroce Djezzar-Pacha ; elle allait avoir pour auxiliaires encore plus redoutables le génie anglais et la peste.

L'armée s'avançait lentement sur Jaffa, l'antique Joppé. Le 4 mars 1799, elle mit le siège devant cette ville, qui fut prise d'assaut le 6 mars. Au moment de l'attaque, la population chrétienne se réfugia dans les rangs français, portant pour emblème de fraternité et de paix un crucifix. Elle fut bien accueillie ; mais on ne fit point de grâce à la garnison musulmane, et le massacre fut horrible. Un certain nombre d'Albanais et d'Arnautes furent épargnés par les aides de camp Beauharnais et Croisier, qui leur firent mettre bas les armes en leur promettant qu'ils auraient la vie sauve. Cette promesse, faite de bonne foi, ne fut que trop méconnue. Souvent les privations que la guerre impose exaltent le cœur du soldat jusqu'à la férocité, et ce ne fut qu'un cri, parmi la troupe, pour que les prisonniers fussent mis à mort. Le nombre de ces malheureux, réunis aux prisonniers qu'on avait faits les jours précédents, s'élevait à environ deux mille. Bonaparte assembla le conseil des généraux pour délibérer sur ce qu'il fallait faire. Sauverait-on les prisonniers ? mais alors comment les nourrir, puisqu'il y avait à peine de quoi suffire aux besoins de l'armée ? Les renverrait-on libres ? mais ces hommes sauvages allaient se jeter dans les montagnes, et, postés dans les défilés, faire expier aux Français leur générosité. Les embarquerait-on pour l'Égypte ou la Grèce ? mais on n'avait aucun moyen de transport. Pendant trois jours, Bonaparte résista aux cris de la troupe et aux conseils des officiers ; enfin, ne pouvant trouver aucun moyen de laisser la vie aux prisonniers, il donna à regret l'ordre, tant de fois réclamé, de les fusiller. Ce déplorable massacre fut exécuté ; mais le sang de tant de malheureux cria justice et retomba sur l'armée : on ne tarda pas à le reconnaître.

Les Français poursuivirent leur marche jusqu'à Saint-Jean-d'Acre — Ptolémaïs — ; déjà la peste faisait dans leurs rangs de sinistres progrès ; d'un autre côté, l'ennemi, retranché dans les montagnes, harcelait l'armée et lui tuait du monde. A Saint-Jean-d'Acre les difficultés redoublèrent. La ville, quoique mal fortifiée, était défendue par une garnison intrépide et surtout par l'Anglais Sidney-Smith, récemment évadé de la prison du Temple. Cet habile officier, bien secondé par l'émigré Phélippeaux, ancien camarade d'école de Bonaparte, mit en œuvre toutes les ressources de la science pour faire échouer l'entreprise des Français. Le siège dura soixante jours, pendant lesquels, faute d'artillerie et de munitions, on ne parvint pas à réduire la place. Dans cet intervalle il y eut huit assauts et douze sorties. Si Bonaparte ne se fût point abusé sur la faiblesse de l'ennemi, et s'il eût réuni devant Saint-Jean-d'Acre les moyens de siège suffisants, on n'eût pas tardé à se rendre maître de la place. Cette faute sauva la ville, et contraignit l'armée française à se retirer en Égypte. Ainsi l'expédition de Syrie et les vastes plans de Bonaparte venaient d'échouer. La tentative faite sur Saint-Jean-d'Acre avait coûté trois mille hommes tués ou morts de la peste. Les plus petites circonstances entraînent les plus grands événements, a dit Napoléon à Sainte-Hélène ; si Saint-Jean-d'Acre fût tombé, je changeais la face du monde.

Ainsi se termina cette désastreuse expédition : elle n'eut pour résultat que de beaux faits d'armes, tels que les combats de Nazareth et de Cana, et la bataille du mont Thabor, où vingt-cinq mille cavaliers et dix mille fantassins ennemis, vaincus et mis en fuite par quatre mille Français, furent refoulés au delà du Jourdain ou noyés dans le saint fleuve. D'autres affaires glorieuses pour le drapeau français eurent lieu à Tyr, à Géhémi, au mont Carmel et sur quelques points de la Syrie ; mais elles ne purent consoler le général en chef du premier revers qui affligeait sa renommée. L'armée, affaiblie par ses combats, par les maladies et les souffrances de tout genre, opéra péniblement sa retraite par Césarée et Jaffa.

Dans un couvent d'Haïfa[1], petite ville voisine du Carmel et de Saint-Jean-d'Acre, on avait établi un hôpital pour les pestiférés. Bonaparte s'y rendit un jour : comme les malheureux qui se trouvaient atteints de la peste étaient parvenus au dernier période de cette maladie, Bonaparte, quoi qu'on ait pu dire, passa rapidement près de leur lit de mort, et ne s'arrêta point à toucher leur corps : cet acte de témérité n'aurait pu avoir d'autre résultat que d'exposer une vie nécessaire au salut de l'armée ; il convient donc de le révoquer en doute, bien qu'il ait été jusqu'à ce jour célébré par la peinture et la poésie. L'inflexible histoire ne se nourrit pas de mensonges. Un fait plus avéré fut la nécessité où se trouva l'armée d'abandonner, à Jaffa, une partie des moribonds. Pour les soustraire aux horreurs du sort que leur réservait l'ennemi, on eut la coupable pitié d'abréger leur vie par le poison.

Cependant Bonaparte, à peine de retour au Caire, y apprit qu'une escadre de cent voiles turques, après avoir essayé d'attaquer Alexandrie, venait de débarquer sur la côte d'Aboukir une armée considérable, forte en chevaux et en fantassins. Impatient de relever l'éclat de ses armes, il se dirige à marches forcées sur les troupes ottomanes, commandées par Mustapha, pacha de Romélie. Cette fois encore la discipline et la bravoure savante de l'armée française triomphèrent de la résistance intrépide, mais ignorante, des masses turques. L'ennemi, habilement refoulé de tous les points, fut écrasé par Murat et sa cavalerie. Foudroyé parla mitraille et sabré par les dragons, il ne lui resta d'autre voie de salut que de se précipiter dans la mer. Dix mille hommes y trouvèrent leur tombeau ; le reste fut taillé en pièces.

Mais l'expédition d'Égypte avait trompé les espérances de Bonaparte : depuis dix mois le général en chef était sans nouvelles de la France ; il lui tardait d'y reparaître et d'y jouer le rôle auquel il se sentait appelé. Sans attendre les ordres du Directoire, il prit la résolution hardie de quitter l'Égypte et de rentrer en France. Ayant donc placé l'armée sous le commandement de Kléber, il s'embarqua la nuit, avec cinq cents hommes, n'ayant avec lui que deux frégates.

Cette flottille avait à traverser une mer sillonnée de croiseurs anglais ; elle ne pouvait espérer de se soustraire à leurs attaques ; mais Bonaparte osa tenter le passage, et son espérance ne fut point trompée. La grande mission que Dieu lui avait réservée ne pouvait être retardée dans son accomplissement par la captivité des pontons. Le jour viendra, dans un prochain avenir, où la main qui maintenant le pousse vers le rivage de la France, se retirera de lui, et alors encore il repassera deux fois la mer ; mais ce sera deux fois pour l'exil.

 

 

 



[1] Et non Jaffa, comme on l'imprime communément, à cause de la ressemblance des deux noms. L'hospice des pestiférés était établi dans un couvent d'Haïfa, à quelque distance au sud de Saint-Jean-d'Acre. Jaffa, par où l'armée dut également repasser en continuant sa retraite, est située beaucoup plus au midi. Un hôpital de pestiférés y avait aussi été établi, et comme plusieurs des malades laissés à Haïfa avaient été massacrés par les Turcs, on crut pouvoir sans crime donner de l'opium à ceux qu'on était forcé d'abandonner à Jaffa.