LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE IV. — [LE TRIOMPHE DE LA FÉODALITÉ]

 

CHAPITRE X. — DE LA CHUTE DE LA DYNASTIE CAROLINGIENNE [LE TRIOMPHE DES PRINCIPES DE FIDÉLITÉ].

 

 

On se ferait une idée très inexacte des événements du Xe siècle si l'on se représentait une lutte générale et continue entre l'aristocratie et la royauté. Les grands ne forment pas un parti organisé. Ils n'ont aucune théorie politique. Ils n'éprouvent aucun sentiment de haine contre la monarchie, d'amour pour la liberté. Ils ne veulent rien détruire, ils ne visent pas à fonder. Ils ne forment pas un corps qui ait ses vues communes, sa tradition constante, ses chefs, sa discipline. L'intérêt personnel est ce qui dirige chaque homme. Recevoir et conserver, voilà toute la politique. Le même homme est tour à tour un serviteur et un ennemi du roi, suivant que son intérêt lui dit de le servir ou de le combattre. Le roi a toujours et à la fois des fidèles et des ennemis, ennemis qui seront des fidèles quand il aura quelque chose à leur donner, fidèles qui étaient peut-être des ennemis la veille ou qui le seront le lendemain. Il peut se produire tel concours de circonstances où il y ait un si grand nombre d'intérêts individuels d'accord, qu'il se forme une coalition ; mais alors même il n'y a pas d'idée générale, d'aspiration commune, de politique suivie.

L'instabilité est le caractère distinctif du Xe siècle. Les grands changent de rois suivant le caprice ou la passion de chaque jour. Ils donnent et retirent leur fidélité quand ils veulent, et c'est cette fidélité qui fait et défait les rois.

Dans cette incessante fluctuation il ne pouvait y avoir ni un attachement héréditaire pour la famille carolingienne, ni un parti pris de la renverser. On passait de cette famille à une autre pour revenir à elle. On fut assez longtemps fidèle à Charles le Simple ; puis on prétendit avoir lieu d'être mécontent de lui et on lui déclara qu'on ne lui obéirait plus s'il ne changeait de conduite  La menace fut exécutée deux ans après ; en 922, ceux qui avaient été les fidèles de Charles se présentèrent à lui, et jetant à terre des fétus de paille, annoncèrent par là qu'ils ne voulaient plus de lui pour seigneur ; se séparant de lui, ils le laissèrent tout seul. Ils choisirent l'un d'entre eux, Robert, pour être roi[1].

Nul ne pensait à supprimer la royauté. La royauté était en effet une institution nécessaire aux seigneurs. C'était elle qui leur donnait l'investiture de leurs bénéfices, de leurs évêchés, de leurs comtés. Sans elle aucune possession, aucune dignité n'aurait été légitime et sûre. Aussi chacun voulait-il avoir pour roi celui dont il tenait ou dont il espérait le plus de biens.

Héribert de Vermandois convoitait le comté de Laon, que le roi Raoul lui refusait ; il avait dans son château, comme prisonnier, l'ancien roi Charles le Simple ; il l'en, tire et le proclame roi pour qu'il lui donne l'investiture du comté ; mais Raoul sent le péril, il fait savoir à Héribert qu'il lui donne le comté de Laon ; Héribert trouve plus sûr de le recevoir des mains de Raoul que de celles de Charles le Simple, et ce malheureux prince est ramené dans sa prison.

Peu après le trône devient vacant. Les grands s'assemblent et le plus puissant d'entre eux, Hugues le Grand, les détermine à porter leur choix sur un Carolingien. Il fait venir Louis d'Outre-mer, il se fait son fidèle ; en retour, Louis d'Outre-mer lui donne l'investiture du duché de Bourgogne. Plus tard il fit élire Lothaire et se fit donner par lui le duché d'Aquitaine.

En 987, il fallut procéder à une nouvelle élection. Le roi mort ne laissait pas d'enfants, et il ne restait de la famille de Charlemagne qu'un seul rejeton, Charles de Lorraine. Ce dernier titre ne faisait pas de lui un étranger ; aucune idée de nationalité ni aucune antipathie de race n'étaient de nature à déterminer ces hommes qui n'avaient pas l'habitude de distinguer les nations ni de se haïr pour des raisons de race ; beaucoup d'entre ces seigneurs avaient appelé précédemment Othon II en France[2]. Ce qui fit que l'assemblée de Senlis préféra Hugues Capet à Charles de Lorraine, ce fut que le premier trouva des fidèles et que le second n'en avait pas. La question ne fut pas posée entre deux familles [d'origine différente], mais seulement entre deux hommes, l'un inconnu ou hostile, l'autre populaire ; l'un absent, l'autre présidant l'assemblée ; l'un faible et éloigné, l'autre tout-puissant et lié par des intérêts ou des alliances de famille à presque tous ceux qui étaient présents.

La question d'hérédité fut posée ; Charles de Lorraine prétendit que sa naissance lui donnait droit au trône ; l'archevêque Adalbéron répliqua que le trône ne s'acquérait point par droit héréditaire[3].

Si les grands avaient eu pour politique d'affaiblir et d'annuler la royauté, il est vraisemblable qu'ils auraient choisi le plus faible des deux compétiteurs. L'annaliste contemporain montre qu'ils se décidèrent par une raison opposée. L'archevêque Adalbéron leur prouva qu'ils ne devaient pas élire Charles de Lorraine, parce que cet homme n'avait aucune force, et qu'ils devaient se décider, au contraire, pour Hugues Capet, qui était le premier en énergie, en noblesse, en puissance, en qui ils trouveraient un défenseur, non seulement de la chose publique, mais de leurs intérêts privés, Hugues Capet qui serait un puissant patron et qui n'avait jamais laissé dans l'abandon un de ses fidèles 1[4]. L'élection qui porta au trône la famille capétienne fut le triomphe des principes de la fidélité sur ceux de la monarchie.

Les Carolingiens avaient été à la fois des chefs de fidèles et des rois héréditaires ; Hugues Capet ne fut qu'un chef de fidèles.

 

 

 



[1] Flodoard, Annales, années 920-922. — [Ademani Cabannensis Chronicon, Bouquet, t. VIII, p. 233.]

[2] Ainsi Adalbéron, archevêque de Reims, celui-là même qui fut le plus ardent à faire nommer Hugues Capet, avait été l'allié d'Othon II. Richer, IV, 2.

[3] Discours d'Adalbéron, Richer, IV, 11, p. 156.

[4] Discours d'Adalbéron, Richer, IV, 11.