LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE IV. — [LE TRIOMPHE DE LA FÉODALITÉ]

 

CHAPITRE V. — DE LA DISSOLUTION DE L'EMPIRE CAROLINGIEN ; [LES FIDÈLES SE PARTAGENT ENTRE PLUSIEURS CHEFS].

 

 

Mais, pour que cette grandeur se continuât, il en fallu [que les successeurs de Charlemagne fussent assez forts pour concilier, comme il l'avait fait, et pour retenir également l'autorité du monarque absolu et le commandement des vassaux. Il eût fallu] que la chaîne de seigneurs et des fidèles conservât son unité et qu'elle restât dans les mains des rois.

 [La faiblesse des princes, la lassitude des sujets, et, plus encore, l'impossibilité de concilier plus longtemps deux systèmes contradictoires et d'imposer à la société d'un vaste empire une cohésion trop grande et une tension trop forte, tout cela brisa la chaîne des fidèles et détruisit l'œuvre de Charlemagne : ] il allait venir un moment où les institutions monarchiques tomberaient et où les institutions féodales resteraient seules.

 

1° [QUE LE DÉMEMBREMENT DE L'EMPIRE CAROLINGIEN N'EST POINT DÛ À LA DIVERSITÉ DES RACES.]

 

Charlemagne avait réuni en un seul corps toutes les populations chrétiennes depuis l'Èbre et le Garigliano jusqu'à l'Oder. Germains du Nord et Germains du Midi, Gaulois et Italiens, il avait tout associé en un seul Étal. 11 meurt en 814 ; vingt-neuf ans après sa mort, l'unité est déjà rompue, et au lieu d'un Empire il y a trois royaumes. Quarante ans plus tard, d'un seul de ces royaumes il s'en est formé sept. Un siècle encore se passe, et dans la France seule on peut compter plus de cinquante États presque indépendants.

Plusieurs historiens modernes ont attribué le déchirement de cet Empire à la diversité des races qui le composaient. C'est une hypothèse que la lecture des documents n'autorise pas. Jamais les races ne se sont si facilement mêlées et n'ont eu moins d'antipathie l'une pour l'autre qu'à cette époque. Qu'on lise les lettres qui nous sont parvenues des personnages du temps, on sera frappé d'y voir que la distinction de race n'y est jamais présentée comme un principe de haine. On y remarquera que les hommes se déplaçaient volontiers, qu'ils se transportaient d'un bout à l'autre de l'Empire sans se croire étrangers nulle part et sans que la différence d'origine fût une cause de mésintelligence. Il y avait des Saxons et des Espagnols en Gaule, comme il y avait des Gallo-Francs en Saxe et en Italie. Les peuples se mêlaient incessamment par des mariages[1].

Il faut se garder de porter dans les études historiques des idées préconçues. Les esprits modernes sont préoccupés de la diversité des races et de leurs luttes ; mais ce serait une grave erreur d'attribuer une pareille préoccupation aux hommes des temps passés. Les écrits du ixe siècle ne signalent aucune différence de sentiments ou d'idées entre l'Austrasien et l'Italien, entre l'Aquitain et le Bavarois. Chacun de ces peuples, objecte-l-on, avait sa loi particulière ; cela est vrai ; mais il faut songer combien ces lois se ressemblaient. La législation romaine, qui différait seule de toutes les autres, était plutôt la loi de l'Église et de tous ceux qui lui obéissaient, que la loi d'une race. Depuis les Pyrénées jusqu'à l'Elbe, la justice était rendue delà même façon. Comparez les capitulaires que Charlemagne fait pour les Lombards, pour les Bavarois, pour les Aquitains ; vous n'y trouverez que de très légères différences. La constitution sociale était partout la même ; c'étaient les mêmes classes et les mêmes rangs, le même servage et le même colonat, la même recommandation et la même vassalité, la même-propriété allodiale et la même jouissance bénéficiaire. L'Italie, la Gaule, l'Allemagne n'avaient qu'une religion ; elles n'avaient aussi qu'une seule langue officielle, qui était le latin. Chacun pouvait parler en même temps une langue vulgaire, mais personne ne pensait en ce temps-là que la langue pût être un signe d'inimitié.

D'autres ont dit que l'Empire de Charlemagne avait été fondé par la conquête, et que la dissolution de cet Empire répondait à un désir d'affranchissement chez les peuples. C'est encore là une pensée dont on ne trouve aucun indice chez les contemporains. Charlemagne n'avait pas été le chef d'une race ; ses guerriers n'avaient pas été les seuls Francs ; ces Francs n'avaient exercé avec lui aucune domination, n'avaient reçu de lui aucun privilège. Aucun document ne signale une race conquérante ou une race maîtresse. Dans tous les Capitulaires, les races sont traitées sur le même pied, placées au même niveau. Les Saxons seuls furent véritablement conquis, et ils le furent par des guerriers qui appartenaient à toutes les races de l'Empire.

On a dit enfin que le sentiment de nationalité avait surgi à cette époque, et que l'Italie, la Gaule, l'Allemagne avaient brisé l'unité carolingienne pour se constituer en nations distinctes. C'est supposer chez les hommes du ixe siècle des sentiments qui n'ont paru dans lame humaine que quatre siècles plus tard. L'idée de former des nations n'apparaît alors dans aucun esprit ; aussi ces guerres civiles n'en ont-elles fondé aucune. Il est assez visible que, si l'unité a été rompue, ce ne sont pas les nationalités qui en ont pris la place.

Celui qui étudie ces événements dans les récits que les contemporains nous en ont laissés, et qui s'applique à s'en faire la même idée que les contemporains s'en sont faite, remarque d'abord deux choses : l'une, que la haine de race et l'amour de la patrie sont des sentiments étrangers aux hommes de cette époque ; l'autre, que ces hommes, qui se font si souvent la guerre entre eux, ne se divisent ni suivant les races ni suivant les nations. Louis le Débonnaire a des Neustriens et des Bourguignons dans son armée comme il a des Germains, et des hommes de ces trois populations sont en même temps dans les armées rebelles[2]. Il est renversé et rétabli tour à tour par des Germains. Quand, après sa mort, ses trois fils se combattent, nous voyons dans l'armée de Lothaire des Neustriens et des Saxons aussi bien que des Austrasiens ; Louis le Germanique a derrière lui des Austrasiens comme il a des Saxons ; la moitié des Aquitains est avec Charles le Chauve et l'autre moitié' avec Lothaire. Ce qui frappe surtout, au milieu de ces longues luttes, c'est que les mêmes peuples, les mêmes hommes, sont un jour dans une armée, et un autre jour dans l'armée opposée. Nithard, qui fut témoin et acteur dans tous ces conflits, et qui en a connu tous les secrets, n'a pas un mot qui dénote que chaque nation eût une politique ou une aspiration qui lui fût particulière. Dans le drame qu'il raconte, les personnages ne sont pas des nations, ce sont des individus, et ils ne luttent manifestement que pour des intérêts individuels[3].

Nous avons essayé plus haut de marquer le vrai caractère de l'unité carolingienne. La famille d'Héristal avait grandi par le patronage. Pépin de Landen, Pépin d'Héristal, Charles Martel avaient groupé autour d'eux, par le lien de la recommandation et de la vassalité, presque toutes les terres et presque toutes les personnes humaines. Pépin le Bref et Charlemagne avaient hérité le ce grand rôle de patron universel et l'avaient étendu à l'Italie et à la Germanie. Ces mêmes princes avaient pris, il est vrai, la couronne de roi, la couronne d'empereur ; mais c'était surtout par la fidélité qu'ils avaient gouverné les hommes.

La vraie unité en ce temps-là, la seule que la majorité des esprits pût concevoir, la seule à laquelle les habitudes et les intérêts fussent attachés, ce n'était pas l'unité de lois, de patrie, de race, de langue, c'était simplement la fidélité à un seul seigneur suprême. Telle était l'espèce d'unité qui était en vigueur sous Charlemagne ; c'est elle aussi qui disparut après lui.

 

 2° [LES PARTAGES SOUS CHARLEMAGNE.]

 

Il ne faut pas perdre de vue qu'il .n'y avait aucun rapport entre la fidélité et l'autorité publique. Charlemagne était à la fois un chef de fidèles et un empereur ; mais ce n'était pas parce qu'il était empereur qu'on se faisait son fidèle ; c'est parce qu'il était le propriétaire d'une immense quantité de terres bénéficiâtes, le patron de toutes les églises, le patron d'une multitude de recommandés, le seigneur d'une foule de vassaux.

Ce patrimoine était héréditaire ; les lois germaniques aussi bien que les lois romaines exigeaient que les domaines fussent transmis du père au fils et partagés entre les frères. On aurait compris que l'autorité publique fût indivisible : on ne pouvait pas comprendre que le patrimoine le fût. Or ce patrimoine se composait de terres bénéficiales et de droits de patronage. Toute la série des bénéficiers, des clients, des protégés y était dimc attachée et devait se partager avec lui.

Cette règle très simple était contenue implicitement dans tous les codes et gravée dans tous les esprits, Depuis Clovis, le patrimoine et la truste avaient toujours été partagés. Charles Martel et Pépin le Bref avaient divisé leur succession entre leurs fils. Charlemagne lui-même, quand ses trois fils étaient encore vivants, avait fait un partage[4].

Ce que Charlemagne partageait ainsi, ce n'était pas l'autorité publique ; il la gardait tout entière dans sa main : Nous entendons, disait-il[5], qu'aussi longtemps que nous vivrons, notre puissance s'exerce sur tous les États qui nous ont été donnés par Dieu, qu'elle reste telle qu'elle a été jusqu'à ce jour, avec une pleine autorité royale et impériale, que nos fils nous soient obéissants, et que le peuple demeure en notre sujétion. Il ne songeait pas davantage à séparer les nations ; il n'y a pas dans ces actes de partage un seul mot qui indique que les nations aient demandé à être séparées ou que l'empereur se préoccupe d'un tel vœu ; ils marquent au contraire, par une série de dispositions précises, que les différentes parties de l'Empire continueront à former une même société politique. Ce qui se divisait, c'était l'ensemble des bénéfices, des offices, et la fidélité qui était attachée à chacun d'eux.

Tel est le vrai sens de ces partages. On s'en convaincra en examinant avec attention chacun d'eux.

Charlemagne en a fait un premier en 781 entre ses trois fils ; or le biographe de l'un d'eux, Louis d'Aquitaine, nous montre que ce roi ne jouissait nullement dans son royaume de la souveraineté politique : il devait obéir à tous les ordres de son père, se rendre à ses plaids[6], le suivre dans ses expéditions. Il y a plus : les commissaires nommés par Charlemagne, ses missi, parcouraient l'Aquitaine comme les autres provinces et y faisaient acte d'autorité[7]. Par contre, le roi d'Aquitaine distribuait à sa guise les offices, les évêchés, les abbayes, les terres bénéficiales ; sa liberté à cet égard était si grande, que Charlemagne s'aperçut un jour que le jeune Louis en avait abusé et qu'il avait fait don de tous les domaines[8].

La charte de partage dressée par Charlemagne en 806 ne divise pas non plus l'autorité publique, puisqu'elle la fait reposer tout entière sur la tête de l'empereur ; mais elle décide avec un soin singulier que les fidèles devront se recommander à l'un ou à l'autre de ses trois fils[9]. Ce qui semble préoccuper surtout l'empereur, c'est la crainte qu'après sa mort ses fils ne se disputent les fidèles, comme cela s'était toujours fait sous les Mérovingiens ; il redoute aussi que les fidèles ne s'agitent et ne passent de l'un à l'autre au gré de leurs caprices[10].

 

3° [LES PARTAGES SOUS LOUIS LE DÉBONNAIRE.]

 

Le partage de 817 a le même caractère. Louis le Débonnaire y déclare dans les termes les plus formels que, non seulement il garde de son vivant la souveraineté tout entière, mais que même après sa mort il n'y aura qu'un seul empereur, qu'un seul chef politique ; les deux frères plus jeunes obéiront à l'aîné ; ils devront assister à ses plaids, lui rendre compte de leur administration, le suivre dans ses guerres ; ils ne pourront ni contracter des alliances, ni envoyer des ambassadeurs, ni en recevoir ; ils ne pourront même pas se marier sans l'autorisation de l'empereur[11]. Mais en même temps chacun des trois frères a, dans la circonscription qui lui est assignée, la libre disposition des terres bénéficiales, la collation des offices, le patronage les églises et la nomination des évêques et des abbés[12]. Par là tous les fidèles se partagent entre eux, se recommandent et se lient à l'un d'eux par serment. Chacun les trois fils devient ainsi, non un souverain dans le sens moderne du mot, mais un chef de fidèles.

Un nouveau partage fut opéré en 837 et les mêmes principes y prévalurent encore. L'annaliste, voulant tracer la part qui fut assignée à Charles le Chauve, dit qu'il eut tout ce qui est situé entre la Seine, le Rhin et l'Océan, c'est-à-dire les évêchés, les abbayes, les comtés, les domaines fiscaux et tous les biens situés dans ces limites, avec leurs dépendances[13]. Il ajoute que les évêques, les abbés, les comtes, les vassaux royaux, tous ceux qui tenaient des bénéfices dans la contrée, durent venir se recommander à leur nouveau seigneur et lui prêter serment de fidélité[14].

On voit par tout cela de quoi il s'agissait dans ces partages ; on comprend aussi pourquoi les souverains les faisaient. Si Charlemagne a partagé sa succession de son vivant, si Louis le Pieux a fait de même, il faut qu'ils aient eu un motif puissant. Nous ne devons pas oublier que le bénéfice était viager et qu'il cessait aussi bien par la mort du concédant que par celle du concessionnaire ; il en était de même pour le lien de patronage et de fidélité. Supposons le cas où un de ces puissants princes serait mort sans avoir fait aucun partage : cette mort eût aussitôt brisé les milliers de contrats de fidélité et de recommandation qui avaient été conclus personnellement avec lui. Chaque bénéficier eût perdu immédiatement son bénéfice, chaque comte son comté ; de même chaque évêque et chaque abbé, en gardant intacte sa dignité ecclésiastique, eût perdu la mainbour royale qui lui assurait ses biens et son autorité temporelle. C'eût été la rupture brusque et complète de toute possession, la mise en suspens de tous les intérêts, de tous les droits, de tous les pouvoirs. L'imagination a de la peine à se figurer le trouble immense qui se fût abattu surtout ce vaste Empire. C'est pour cette raison qu'un partage anticipé était nécessaire ; si le prince ne l'eût pas voulu au nom de l'intérêt social, la foule des fidèles l'eût réclamé au nom de l'intérêt de chacun[15].

Il y a encore dans ces actes de partage un point qui n'a pas été assez remarqué. Les chroniqueurs qui les rapportent ne manquent jamais d'observer qu'ils ont été accomplis en présence des fidèles et avec leur consentement. On se tromperait si l'on voyait là une sorte d'élection des nouveaux rois. La royauté était héréditaire [en ce sens qu'on la jugeait en ce temps-là inséparable de la famille carolingienne][16]. Louis le Pieux avait été sacré roi dès l'âge de trois ans et il s'intitulait roi et empereur par la grâce de Dieu[17]. Il était admis sans contestation que le titre et l'autorité de roi suivissent l'ordre de la naissance. C'était au contraire pour le partage des terres bénéficiales et des offices que les fidèles étaient consultés et que leur assentiment était nécessaire. A ces terres et à ces offices, en effet, était attachée la fidélité des hommes qui les occupaient. Or cette fidélité, qui était toute personnelle et qui s'établissait par contrat volontaire, ne pouvait pas être léguée et partagée sans l'aveu des fidèles. Lors donc qu'un prince voulait distribuer entre ses fils une succession qui était un vaste ensemble de bénéfices et de droits de patronage, il fallait qu'il convoquât tous les bénéficiers et tous les fidèles et qu'il demandât à chacun d'eux s'il entendait conclure avec l'un de ses fils le même contrat qu'il avait conclu avec lui. Le lien de patronage et de fidélité était alors renouvelé individuellement entre chacun des fils du prince et chacun des vassaux[18].

Toutes ces règles ne venaient pas du caprice des hommes ; elles dérivaient des conceptions qui régnaient dans tous les esprits. Il n'en est pas moins vrai qu'elles donnaient lieu à de grandes difficultés et qu'elles pouvaient devenir des causes.de conflits et de guerres civiles.

Il y avait en effet une contradiction entre l'indivisibilité de l'Empire et le partage de la fidélité. L'unité de l'État était comprise par trop peu d'esprits et touchait à trop peu d'intérêts pour qu'elle pût subsister après que l'unité du corps des fidèles aurait été rompue.

On le vit bien dès le règne de Louis le Pieux. Lui qui était le seul souverain et le véritable empereur, il fut à la merci des fidèles dont ses trois fils étaient les chefs. Il fut détrôné ou rétabli sur le trône suivant que la majorité des fidèles voulait qu'il cessât de régner ou qu'il redevînt roi. L'autorité politique fut dans ses mains une arme sans valeur ; il n'est pas bien sûr qu'elle en aurait eu davantage dans celles de Charlemagne.

L'occasion de ces luttes fut la naissance d'un quatrième fils. Il ne venait à l'esprit de personne que le jeune Charles dût être déshérité ; un nouveau partage était donc nécessaire, mais ce nouveau partage créait une singulière difficulté : il ne réduisait pas seulement la part des trois princes du premier lit ; il modifiait encore la situation des trois chaînes de fidèles qui s'étaient formées derrière eux. L'existence de chaque bénéficiaire était troublée ; il fallait changer de seigneur, renouveler le serment, contracter un lien nouveau. Si les hasards du partage faisaient que la terre qu'on possédait changeât de prince, on se voyait dans l'alternative ou de la perdre ou d'avoir au moins à la demander une seconde fois. Il pouvait arriver qu'on eût été l'ennemi d'un des trois princes et qu'on se trouvât placé par le partage dans le lot de celui-là. Il fallait alors ou se recommander à un chef qu'on n'aimait pas, ou perdre sa terre et essayer d'aller fonder dans un autre pays un nouvel établissement.

Ce n'est pas tout. Il était contraire au principe de la fidélité et aux termes mêmes du serment que l'en fût le vassal de deux seigneurs à la fois, et par conséquent que l'on tînt des bénéfices de deux princes. Or les populations étaient tellement mêlées depuis plusieurs générations, qu'il était fréquent qu'un même homme possédât des terres bénéficiales dans plusieurs contrées de l'Empire ; dès que le lot d'un prince se trouvait réduit, beaucoup de ses fidèles se voyaient obligés de renoncer à une partie de leurs bénéfices ou de leurs offices. Chaque partage nouveau portait le trouble et l'incertitude dans tous les intérêts[19].

On s'explique ainsi les longues guerres civiles qui remplirent le règne de Louis le Pieux. Son premier partage n'avait pas été une œuvre facile[20] ; le second et le troisième soulevèrent les plus violentes réclamations. Un évêque fut en droit de lui dire : Vous avez tout bouleversé ; vous faites murmurer les populations de tous ces serments divers que vous exigez d'elles. Le même évêque ajoutait : On a prêté serment d'abord à l'empereur-père ; on l'a prêté ensuite à l'empereur-fils (Lothaire) ; on l'a prêté ensuite aux rois-fils ; il faut le prêter maintenant à un enfant (Charles le Chauve). Et Louis le Pieux, dans sa pénitence publique, s'accusait lui-même d'avoir troublé la paix en exigeant des hommes des serments contradictoires[21]. La fidélité était, par nature, bien assez instable et versatile sans que celui qui en devait être le chef lui enseignât encore à se déplacer au gré des passions ou des intérêts de chacun.

On a voulu assigner à ces grandes querelles des causes analogues à celles qui déterminent les événements à notre époque. On a cru voir une lutte de classes : mais tous ces partis étaient composés des mêmes éléments ; dans les deux camps on trouvait à la fois des leudes et des évêques[22]. D'autres ont cru voir une lutte de nations : mais les documents montrent qu'il y avait dans chaque armée des hommes de toute nation, et ils montrent aussi que chaque nation a soutenu tour à tour l'un et l'autre parti. L'historien Nithard, qui a vu ces événements, ne signale ni lutte de classes ni lutte de peuples ; il dit simplement que chaque homme ne songeait qu'à son intérêt personnel et qu'on ne pensait pas au gouvernement[23]. C'est que, la chaîne delà fidélité s'étant rompue, il s'était formé plusieurs séries de fidèles : l'une s'attachait au père, les autres à chacun des fils ; elles se disputaient les dignités, les bénéfices, les comtés, les évêchés, les abbayes, les terres, les péages, en un mot tous les profits par lesquels la fidélité se payait. Spoliations, destitutions, envahissement des églises ou des terres bénéficiales, puis retour des anciens possesseurs et nouvelles expulsions, voilà le résultat de chaque revirement et de chaque victoire. C'est la fidélité se déchirant et s'entr'égorgeant.

Seulement, comme la fidélité à cette époque enserre presque toute la population, la guerre civile est partout. Les historiens racontent surtout les querelles des fils contre le père ou des fils entre eux ; mais il faut songer que chacun de ces hommes a derrière soi une série de fidèles qui le poussent au combat parce qu'il faut qu'il satisfasse leurs appétits et leurs convoitises, et l'on doit songer encore que cette horrible querelle entre les membres de la famille royale n'est que l'expression abrégée d'une multitude incalculable de conflits qui se répétaient sur toutes les parties du territoire[24].

 

4° LE TRAITÉ DE VERDUN DE 843.

 

Le vrai caractère des événements qui amenèrent le irai té de Verdun, et de ce traité lui-même, est clairement marqué dans les écrivains contemporains.

A la nouvelle de la mort de son père, dit l'historien Nithard, Lothaire fît savoir partout qu'il laisserait les bénéfices et les dignités à tous ceux qui les possédaient déjà, pourvu qu'ils se fissent ses fidèles[25]. Beaucoup d'hommes, par désir d'acquérir ou par crainte de perdre, se donnèrent à lui. Quant à ceux qui avaient précédemment prêté serment à l'un de ses frères, il les mit dans l'alternative ou de perdre leurs bénéfices ou de lui prêter serment à lui-même[26].

Le but que poursuivait Lothaire était bien visible. Il avait le titre d'empereur et une suprématie incontestée sur ses deux frères ; mais, non content de cela, il voulait être le chef unique des fidèles, et reconstituer à son profit l'unité du patronage.

Ses deux frères, de leur côté, ne lui contestaient ni le titre d'empereur ni cette suprématie de nature politique qui lui avait été assurée ; mais ils voulaient que les fidèles fussent partagés. Charles le Chauve se plaignait dès le premier jour que son frère aîné lui enlevât ses hommes[27]. On vit alors chacun des trois frères se hâter de s'attacher des fidèles, soit par la forcé ou la menace, soit par des dons de bénéfices et par des arrangements particuliers[28].

L'esprit de nationalité était si peu ce qui déterminait le choix des hommes, que beaucoup de seigneurs neustriens, un abbé de Saint-Denis, un comte de Paris, les grands du pays de Chartres, se firent les fidèles de Lothaire[29], tandis que des grands de la Bourgogne et de l'Aquitaine étaient les fidèles de Charles le Chauve[30]. Il en était de même en Germanie, où une partie des guerriers quittaient Louis le Germanique, pour se donner à Lothaire[31]. En général, chacun choisissait son chef suivant son intérêt personnel ; on se déclarait pour celui des trois dont on espérait des dignités ou des terres ; les plus prudents attendaient de savoir lequel des trois serait le plus fort[32].

Les trois frères, après d'inutiles pourparlers, se rencontrèrent dans la plaine de Fontanet. Chacun d'eus avait derrière soi une armée de fidèles, c'est-à-dire des ducs, des comtes, des évêques, des abbés, des vassaux[33], qui s'étaient attachés à sa fortune. Les Italiens et la majorité des Austrasiens étaient avec Lothaire, qui avait aussi beaucoup de Neustriens, d'Aquitains, d'Alamans et de Saxons[34]. Il y avait aussi des Neustriens, des Aquitains et des Saxons dans l'armée adverse. Ni les uns ni les autres n'étaient poussés par un sentiment patriotique ou une haine de race ; du moins les documents ne portent trace de rien de pareil. Il est visible, dans les récits de Nithard et de l’Annaliste de Saint-Bertin, que ces armées n'avaient pas été formées par des levées nationales : elles n'étaient que des troupes de vassaux[35]. Chacun de ces guerriers, laïque ou ecclésiastique, était un fidèle qui, directement ou médiatement, tenait de l'un des trois princes, et qui, en soutenant la cause de ce prince, combattait en réalité pour la conservation de son office ou de sa terre.

Quant aux trois princes, ils étaient poussés à la guerre par leurs fidèles eux-mêmes ; car chacune des trois bandes voulait que son chef possédât le plus de terres, le plus de comtés, le plus d'évêchés qu'il était possible, afin qu'il eût de quoi satisfaire tous les appétits. Aucun des trois frères n'était libre de renoncer à la lutte, et le chroniqueur nous en dit la raison : Céder, c'eût été tromper ceux qui s'étaient mis en sa foi[36]. La question était, de savoir si la bande de Lothaire jouirait seule de toutes les terres bénéficiales et de tous les revenus de l'Empire, ou si les deux bandes de Charles et de Louis en auraient une part. C'est pour cela qu'on s'égorgea durant toute une journée dans la plaine de Fontanet[37].

Cette bataille où l'on dit que 80.000 hommes[38] périrent et que le sang guerrier s'épuisa, ne décida rien[39]. Les trois bandes subsistèrent et continuèrent à pousser leurs chefs à la lutte. Charles le Chauve et Louis le Germanique furent contraints de prêter, près de Strasbourg, un serment public, non pas l'un à l'autre, mais chacun à ses propres fidèles et à ceux de son frère. Le chroniqueur nous a transmis le texte des discours et des serments des deux princes ; on n'y trouve pas un mot qui dénote le sentiment de l'indépendance nationale ou le désir de former des nations distinctes. On y voit seulement que chaque prince s'engage vis-à-vis de ses propres fidèles à poursuivre la guerre contre Lothaire, les déliant à l'avance de leur serment pour le cas où il renoncerait à la lutte. Les fidèles déclarèrent de leur côté qu'ils ne resteraient fidèles à leur propre seigneur qu'autant que la lutte serait continuée par les deux frères conjointement contre le troisième. Ainsi les deux troupes, redoutant apparemment que l'accord ne se fit à leurs dépens, prenaient des précautions contre leurs propres chefs[40]. On ne hasarda pourtant pas une nouvelle bataille, et l'on se décida à faire un partage à l'amiable. Les trois princes et leurs fidèles s'entendirent pour diviser en trois lots la succession paternelle, c'est-à-dire les évêchés, les abbayes, les dignités de comte, les domaines fiscaux[41]. Un premier projet de partage fut repoussé par Lothaire, qui objecta, au nom de ses fidèles, que son lot ne lui offrait pas de quoi les récompenser tous et les indemniser de la perte qu'ils faisaient de leurs terres situées dans les deux autres lots[42].

Les négociations durèrent près d'une année. Ce qui rendit ce partage si difficile, c'est que l'on n'avait pas une liste exacte des possessions royales. S'il s'était agi de séparer des nations, des races, des langues, on n'aurait pas hésité. Si l'on avait voulu créer trois royaumes égaux, tout le monde savait assez l'étendue des provinces, le nombre des comtés, des villes, des diocèses[43]. Ce qu'on ne savait pas, c'était le nombre des terres bénéficiales, les revenus des divers offices, l'importance pécuniaire des évêchés, c'est-à-dire précisément ce qu'il s'agissait de partager.

On chargea donc des commissaires de parcourir tout l'Empire et de dresser des listes exactes qui pussent servir de base à un partage équitable. Ces délégués rapportèrent, le tableau des domaines, des villas, des manses[44]. D'après ce tableau et en comptant les possessions de chaque contrée, les principaux fidèles procédèrent au partage[45]. Chacun des trois frères eut un lot dans la partie méridionale de l'Empire : Lothaire l'Italie, Charles l'Aquitaine, Louis la Bavière. Chacun eut aussi un lot dans la partie septentrionale : Lothaire la région comprise entre l'Escaut, la Saône et le Rhin, Charles la contrée située à l'Occident, Louis tout ce qui était au delà du Rhin[46].

Il serait long et singulièrement difficile de dire si les lignes de partage se trouvaient correspondre à des divisions naturelles. Ce qui est certain et ce qui ressort manifestement des récits des chroniqueurs, c'est que personne ne songea à respecter des divisions de nations, de races ou de langues. La fidélité ne connaissait ni langue, ni race, ni patrie. Le partage de Verdun ne fut pas fait par des peuples, mais par des groupes de vassaux, et ce qui triompha alors, ce ne fut pas le principe de la nationalité, ce fut le principe de la féodalité[47].

 

 

 



[1] Cela se voit, non seulement par les Chroniques et les diplômes, mais même par les lois. Voir capitulaire de 787, art. 10 [Borétius, p. 199] ; de 806, art. 12 [Borétius, p. 129]. La loi devait prévoir le cas où un homme qui s'était marié dans une contrée était obligé d'en aller habiter une autre.

[2] Vita Ludovici ab Anonymo, 49, 50 ; Nithard, I, 4.

[3] Tout au plus faut-il excepter quelques hommes d'Église. Voir Himly, Wala et Louis le Débonnaire.

[4] Les filles n'entraient pas dans ces partages, apparemment parce qu'elles ne pouvaient pas exercer le mundium ni aucun des droits de patronage.

[5] Charta divisionis, année 806, art. 20 [Borétius, p. 130]

[6] Vita Ludovici ab Anonymo [c. 6, 7, 8.].

[7] Vita Ludovici ab Anonymo [c. 7, 15 et 17, etc.],

[8] Vita Ludovici ab Anonymo [c. 6].

[9] Charta divisionis, année 806, art. 9. Il s'agit uniquement ici des terres bénéficiales ; quant aux propriétés allodiales, le même homme peut en posséder dans les trois royaumes (charta divisionis, année 806).

[10] Aussi Charlemagne défend-il à ses fils, non seulement d'attirer les fidèles d'un autre, mais même de les recevoir (art. 7 et 8).

[11] Charta divisionis, année 817 [Borétius, n° 136, p. 270-273]. — Il est hors de doute que la partie principale de l'acte de 817 fut de faire couronner Lothaire empereur, afin d'assurer l'unité ; c'est ce que marquent bien Éginhard dans ses Annales, et la Chronique de Moissac. Les chroniqueurs ont vu dans cet acte une œuvre d'union et non pas une œuvre de division (voir Patrologie, t. XCVII, col. 375).

[12] Charta divisionis, année 817, art. 5.

[13] Annales de Saint-Bertin, édit. Dehaisnes, p. 26.

[14] Annales de Saint-Bertin, édit. Dehaisnes, p. 26.

[15] Aussi peut-on reconnaître dans le préambule, de l'acte de 817 qu'il y a eu une demande adressée à l'empereur par les fidèles.

[16] [Cf. plus haut, liv. III, c. 4.]

[17] Voir Capitulaires, passim ; Anségise, dans sa préface, appelle Louis auguste et Lothaire césar, tous les deux divina ordinante providentia.

[18] C'est pour cela que nous trouvons à chaque partage le consensus fidelium, le sacramentum fidelitatis et un testamentum ou diplôme portant la signature des principaux fidèles. Voir Éginhard, Annales, année 806 ; Vita Caroli, c. 30 ; Annales, année 817 ; Nithard, I, 6 ; Thégan, c. 6 ; Annales de Saint-Bertin, année 857. Éginhard ajoute que le testamentum de 817 fut porté au pape ; c'est que l'évêque de Rome était un des principaux fidèles ; on lui demandait, comme aux autres, d'apposer sa signature à l'atie qui modifiait sa mainbour. — [Cf. plus haut, liv. III, c. 4 ; cf. aussi tout le c. 3.]

[19] Ajoutez un autre inconvénient. Les églises possédaient des domaines souvent fort éloignés du chef-lieu épiscopal ou abbatial ; celles de la Gaule avaient des terres en Aquitaine et en Italie. Or nous avons vu que toutes ou presque toutes ces terres étaient en recommandation, ce qui leur donnait quelque analogie avec les terres bénéficiales et permettait aux princes d'en disposer à litre de patrons. Il se trouvait donc qu'un évêché ou une abbaye située dans la part d'un prince et sous son patronage avait des terres situées dans le lot et sous le patronage d'un autre prince. On devine les difficultés qui naissaient de là ; il y est fait une allusion très claire dans les Annales de Saint-Bertin, p. 21, et dans la Vie de Louis le Pieux, par l'Anonyme, c. 55. Les églises étaient, en général, favorables à l'unité de l'Empire pour la raison que nous venons d'indiquer ; cette unité était conforme à leurs intérêts.

[20] On le voit par le préambule de l'acte de 817.

[21] Agobard, Epistola de divisione imperii, apud Bouquet, t. VI, p. 567-568 ; Himly, p. 155, 170, 175.

[22] Il y a des évêques qui réclament le retour à l'acte de 817 ; il y en a d'autres en aussi grand nombre qui s'y opposent (Vita Ludovici ab Anonymo, c. 48). Cf. Nithard, II, 9.

[23] Nithard, 1, 4. Idem, I, 5. — [Voir de même à l'époque des Mérovingiens, plus haut, liv. I, c. 7.]

[24] Voir Annales de Saint-Bertin, édit. Dehaisnes, p. 21 ; Vita Ludovici ab Anonymo, c. 55. — Vita Walæ, p. 408. Le chroniqueur dans cette phrase laisse voir à la fois les intérêts qui faisaient agir les hommes, et les prétextes dont ils coloraient leurs actions. Si ces comtes et ces ministres destitués représentaient leur destitution comme le renversement le tous les droits de l'Empire, il est probable que les ministres et comtes qui prenaient leur place représentaient leur triomphe comme la sauvegarde de ces mêmes droits. A travers ces conflits d'ambitions égoïstes, on rencontre sans cesse des formules générales, pro utilitate patriæ, pro communi salvamento. Celle phraséologie, que l'on trouve déjà dans les bâcles précédents, ne doit pas tromper l'historien ; dans les guerres civiles, les principes dont on parle le plus sont souvent ceux auxquels on pense le moins. Ici en particulier, à regarder le détail des faits et les perpétuels revirements des personnes, on reconnaît bien que ces formules générales ne correspondaient pas aux sentiments qui occupaient les âmes.

[25] Nithard, II, 1.

[26] Nithard, II, 2. — Idem, II, 3.

[27] Nithard, II, 3. — Idem, II, 8.

[28] Annales de Saint-Bertin, année 841.

[29] Nithard, II, 3. — Idem, II, 5.

[30] Nithard, II, 5. — Idem, II, 6. — La Chronique d'Adémar place les Aquitains dans le parti de Charles le Chauve (Chronicon Ademari Chabannensis monachi S. Eparchii Engolismensis, apud Bouquet, VII, 225). Il ajoute même un détail précis et significatif : dans la bataille de Fontanet, Lothaire fut d'abord vainqueur ; l'arrivée inattendue des guerriers de Provence et du comte de Toulouse fit recommencer le combat et décida la perte de Lothaire (ibidem, année 841).

[31] Nithard, II, 7. — Annales de Fulde, année 841.

[32] Nithard, II, 9.

[33] Nithard, II, 6.

[34] Voir Annales de Saint-Bertin, p. 47. Cf. Nithard, IV, 2. Idem, III, 3. D'autre part, Charles et Louis avaient avec eux des Saxons, des Gascons, des Austrasiens, des Bretons (Nithard, III, 6).

[35] Ce qui a trompé quelques historiens modernes, c'est que les Chroniques emploient dans le récit de ces faits le mot populus ; mais on sait assez que les mots changent de sens avec le temps, surtout avec l'état social. Le terme de populus, depuis trois siècles, était employé pour désigner une armée ; il était absolument synonyme de exercitus. Voir Grégoire de Tours, II, 31 et 40 ; VII, 35 [La Monarchie franque, p. 295] ; Gesta regum Francorum, 17 ; Vita Ludovici ab Anonymo, c. 48 ; Annales de Saint-Bertin, année 853 ; Nithard, I, 4. De même l'Annaliste de Saint-Bertin désigne les deux armées de Charles et de Louis réunies près de Strasbourg par les mots fidèles populi. Voir encore Nithard, IV, 2. Dans tous ces exemples, populus ne désigne ni une unité nationale ni une classe de la société, mais une armée. — Ce n'est que quand on est familier avec les documents du moyen âge que l'on peut comprendre combien un même mol pouvait avoir s la fois d'acceptions diverses. Populus signifie à la fois peuple et armée ; virtus signifie à la fois vertu et violence : francus signifie à la fois un homme du pays Franc et un homme libre ; hostis signifie ennemi et armée ; plebs se dit d'une paroisse et se dit aussi du peuple entier ; consuetudo se dit d'une coutume et se dit aussi d'un impôt.

[36] Nithard, III, 5.

[37] Annales Xantenses, Pertz, t. II, p. 227.

[38] L'exagération nous paraît évidente. Il n'est pas probable qu'il y ait eu ce nombre de combattants h Fontanet. Les armées étaient en général peu nombreuses sous les Carolingiens. Le nombre des soldats est toujours en proportion de celui de la population libre ; or la grande majorité dos hommes était alors dans l'état de serf ou de colon.

[39] Les deux partis s'attribuèrent la victoire. D'après Nithard, partisan de Charles le Chauve, c'est celui-ci et son frère qui auraient été vainqueurs. De même d'après la Chronique de Réginon. D'après le poème d'Angilbert, c'est Lothaire qui aurait eu le dessus. On voit par Nithard (III, 2) que les populations ignorèrent longtemps à qui avait appartenu !a victoire, peut-être parce qu'elles étaient fort indifférentes au sujet d'une lutte qui les touchait peu.

[40] L'acte de Strasbourg comprend trois parties, que l'on n'a pas assez distinguées : 1° Chacun des deux rois a fait un discours à sa propre armée, Charles en langue romane, c'est-à-dire en langue vulgaire, Louis en langue teutonique. La raison de ces deux discours est indiquée ; chaque prince dit aux siens (Nithard, III, 5). — 2° Les deux rois prononcèrent ensuite leur serinent. S'il s'était seulement agi de s'engager l'un vis-à-vis do l'autre, le serinent eût été prononcé en latin ; mais comme il s'agissait d'une sorte de contrat entre les deux rois d'une pari et les deux armées de l'autre, on jugea bon que les deux serments fussent prononcés en langue vulgaire. Comme Charles lé Chauve avait employé le roman dans son premier discours par lequel il s'engageait envers les siens, il employa le teuton dans le serment par lequel il s'engageait envers l'autre armée. Et réciproquement pour Louis. — 3° Enfin chacune des deux armées, par la bouche de ses principaux chefs, s'engagea en ces termes : Si mon seigneur Charles, ou mon seigneur Louis, viole son serment, je ne lui aiderai pas (ce qui signifiait le renoncement à la fidélité). Tout cela est nettement décrit par Nithard et par l'Annaliste de Saint-Bertin. Aucun d'eux n'indique qu'il y eût là une nation allemande et une nation française ; Nithard fait au contraire remarquer que c'était un mélange de toutes races, Saxons, Gascons, Austrasiens, Bretons (III, 6).

[41] Nithard, IV, 3.

[42] Nithard, IV, 3. Ce trait est significatif ; Lothaire avait avec lui des hommes de la Germanie et de la France qui, perdant leurs bénéfices dans ces deux pays, devaient être indemnisés par lui en Austrasie ou en Italie. Il y a loin de là aux luttes nationales que quelques historiens modernes se sont figurées. L'esprit de parti et les idées préconçues, depuis soixante ans, ont dénaturé toute cette histoire. Le savant Guérard, en 1855, dans le Bulletin de la Société de l'histoire de France, a démontré, contre le système d'Aug. Thierry, que la distinction des races et l'antipathie nationale n'ont eu presque aucune influence sur le démembrement de l'Empire de Charlemagne.

[43] L'Église connaissait parfaitement le nombre et l'exacte étendue de ses circonscriptions. L'État avait, sous Pépin, sous Charlemagne, sous Louis le Pieux, des listes exactes de ses comtés et pagi, comme le prouvent les listes des missatica que l'on a du temps de Charlemagne et de Charles le Chauve.

[44] Annales Xantenses, apud Pertz, t. II, p. 227.

[45] Hincmar, Opera, t. II, col. 181. — Le partage est dans un fragment ex libre monasterii S. Wandregisili ; Bouquet, VII, p. 44. Cf. Annales de Fulde, années 842 et 845.

[46] Tous ces faits nous sont parfaitement connus. Ils sont rapportés par des chroniqueurs contemporains, comme Thégan, l'Anonyme, Ermold, les Annalistes de Fontenelle, de Saint-Bertin, de Saint-Riquier, d'Anjou. Ils nous sont présentés par des hommes qui y ont pris part, comme Nithard, Wala, Agobard ; nous avons les plaidoyers ou les manifestes des deux partis, nous pouvons entendre Louis le Pieux, Lothaire, Charles le Chauve eux-mêmes ; nous avons le texte des serments prêtés à Strasbourg ; nous avons les lettres des évêques ou des grands de tous les partis ; nous savons de quoi ils s'accusent réciproquement, nous savons comment chacun se justifie. Ces hommes, tout entiers à la lutte, ont la passion et l'acharnement ; nous pouvons voir chez eux les sentiments qui animaient les deux factions, les motifs cachés, les motifs avoués, les raisons et les prétextes que chacun alléguait. Les mêmes événements sont rappelés par les hommes de la génération suivante, par exemple par Hincmar, par Flodoard, par les évêques du concile de Troyes en 867 (Conciles, VIII, p. 870), à une époque où les passions s'étaient calmées et où l'on pouvait juger et apprécier clairement des faits qui étaient déjà. dans un passé assez éloigné. Tous ces témoignages si divers nous permettent d'observer l'événement sous toutes ses faces et de tous les points de vue. Nous le voyons par ses côtés divers, nous en décomposons tous les cléments, nous le saisissons tout entier, tel qu'il s'est produit, tel que l’ont compris les hommes qui en ont été ou témoins ou acteurs. Or nous n'apercevons jamais l'indice de rien qui ressemble à une lutte de nations, ou à une antipathie entre des races, ou à une lutte de partis et de principes politiques.

[47] Vita Walæ, p. 504. Quelques-uns, comme le diacre Florus, s'affligèrent du démembrement. Mais l’historien s'éloignerait de la vérité s'il croyait que ces sentiments fussent communs à beaucoup d'hommes. Les documents contemporains et la suite des faits montrent assez qu'ils n'ont été que des exceptions. — Les vers du diacre Florus, de Lyon, sont dignes d'attention comme symptôme du niveau que l'art d'écrire en vers latins atteignait encore au milieu du IXe siècle. Mais on aurait fort d'y chercher l'histoire des faits ou l'indice des idées politiques du même temps. L'habile versificateur, nourri qu'il est de Virgile, a un regret purement littéraire pour les grandeurs déchues. Le grand Empire de Charlemagne frappait son imagination ; il voudrait qu'il fût encore debout. D'ailleurs ne lui demandez pas ce que pensent les peuples, ni ce que lui-même pense des peuples, ni quels intérêts ont divisé l'Empire, ni s'il y avait un intérêt plus grand à ce que l'Empire restât uni ; il ne sait rien de tout cela. Il s'aperçoit seulement qu'autour de lui la vie est troublée et souffrante et il regrette le passé qu'il se figure paisible et prospère. Il déplore ensuite les églises dépourvues d'évêques, les abbayes gouvernées par des laïques, les abbés portant les armes, et il se rappelle alors avec tristesse le grand empire qui n'est plus.