[La manière dont les Carolingiens sont montés sur le trône explique celle dont ils ont gouverné. Héritiers par les Mérovingiens de la monarchie romaine, ils allaient en outre fortifier la royauté des deux principes au nom desquels ils s'étaient faits rois, le principe religieux et le principe féodal. La royauté ainsi transformée deviendra l'institution la plus puissante que le monde ait encore connue. Elle aura dans ses mains tous les moyens dont on disposait alors pour commander aux hommes. Prenons celui des princes de cette dynastie qui a su le mieux gouverner, et qui, grâce à son intelligence et à sa volonté, a le plus profité des ressources que lui donnaient ses titres et les tendances de son temps. Jamais souverain ne fut en apparence mieux obéi ; n'eut un pouvoir plus étendu que Charlemagne, à la fois chef d'État, chef d'Église et chef de fidèles. 1° Comme chef d'État[1], il exerça l'autorité civile a militaire que l'Empire romain avait léguée à la monarchie franque. Les règles administratives des anciens augustes et des premiers Mérovingiens furent reprises. La dignité royale a recouvré tout son prestige. Charlemagne se sert des formules et porte les titres en usage chez ses prédécesseurs de la première dynastie. La législation romaine, il le dit du moins, inspire ses capitulaires et dirige ses actes. Du prince émane toute loi et toute justice. A son gré, il lève les impôts, qui diffèrent à peine de ceux qu'avaient payés les générations précédentes. On lui doit le service militaire : Charlemagne, comme les empereurs d'autrefois, fut avant tout un chef d'armée. S'il a fait une institution régulière des assemblées générales, qui étaient déjà fréquentes sous les derniers Mérovingiens, ce n'est nullement pour diminuer les droits de la royauté et garantir aux populations plus de libertés qu'elles n'en avaient eues sous la loi romaine : dans ces réunions, le roi parle en maître ; il demande des conseils, mais il impose sa volonté. En face de lui[2], il n'y a aucune noblesse héréditaire, de sang ou de race, qui contrebalance l'autorité monarchique. Il existe une aristocratie de grands : mais ces grands sont les fonctionnaires du roi ; un conseil : mais ce conseil l'assiste dans son œuvre plus qu'il n'y collabore ; une assemblée : mais elle sert d'instrument pour gouverner, et, si le roi convoque près de lui les hommes, c'est pour annoncer plus vite sa volonté à ses agents et à ses sujets. Les cadres de l'administration publique[3] n'ont point changé. Le Palais est toujours le corps central de l'État. Il a même une cohésion plus forte que sous la dynastie précédente : les membres de ce corps sont plus unis entre eux, plus solidement attachés à la personne du roi. Ils le servent comme prince parce qu'ils le servent comme homme, ils sont à la fois ses domestiques et ses agents. Cette confusion des services privés et des services publics fait alors du Palais un instrument de centralisation administrative plus puissant peut-être que les bureaux du Bas-Empire. Les divisions du pays, les litres des fonctionnaires remontent aussi aux précédents régimes. Comme dans les derniers temps de l'Empire et sous les Mérovingiens, le principal fonctionnaire de la royauté est le comte ; et, comme autrefois encore, les comtes, compagnons du prince, sont l'entourage du roi, gouvernant en son nom, soit autour de lui, soit au loin sur le territoire. Us exercent tous les pouvoirs de la royauté : elle les leur délègue, ainsi que l’imperator romain déléguait son imperium à ses gouverneurs de province. La monarchie de Charlemagne conserve en effet le principe de la centralisation romaine[4]. Il semble même qu'elle le fortifie. Car, au-dessous du comte, il y a dans les cantons des cités, dans les districts ruraux, de nouveaux représentants de l'autorité publique. Elle pénètre ainsi profondément dans tous les recoins du pays, plus visible, plus mêlée à la vie des hommes, qu'elle ne l'avait jamais été au temps du despotisme impérial. Chaque année les comtes doivent se rendre au Palais y recevoir les ordres du pouvoir central et se mettre en contact direct avec lui. Pour compléter enfin celle centralisation, pour lier plus fortement, encore à sa volonté les différents représentants de l'État, le roi envoie sans cesse des agents dans les provinces, des missi, qui, parlant haut et ferme aux comtes et aux évêques, rappellent régulièrement aux serviteurs de la royauté qu'ils tiennent d'elle seule leur toute-puissance. Et ajoutez ce fait, qui donne presque la formule de ce gouvernement carolingien où l'État et le roi ne faisaient qu'un] ; il n'existait pas de capitale : le vrai centre de cette administration n'était pas une ville, c'était la personne même du souverain. Si l'on fait [donc] attention à cette hiérarchie de fonctionnaires qui s'étendait comme un réseau sur tout l'Empire, à ces commissaires royaux qui le parcouraient chaque année, à ces ministres vers lesquels toutes les affaires convergeaient, à ces instructions qui partaient incessamment dû prince, à ces rapports qui revenaient incessamment vers lui, on reconnaîtra qu'un tel régime était la centralisation la plus complète. [Regardez Charlemagne en tant qu'héritier des Mérovingiens et de Rome : jamais encore, en Gaule, l'unité monarchique n'avait été plus forte, l'administration plus centralisée, l'État plus homogène. C'est en gouvernant ainsi, plus encore qu'en prenant le titre d'empereur, c'est en qualité de roi plutôt que d'auguste, que Charlemagne a reconstitué la monarchie romaine. Et, comme les anciennes formules et les idées d'autrefois reparaissent quand les gouvernements se restaurent ou s'affermissent, le terme de respublica, que les Mérovingiens ont si mal compris et si peu employé, revient constamment dans les actes des Carolingiens. Il y a donc de nouveau une chose publique, un État, géré par l'empereur seul. 2° Aussi omnipotent que les empereurs romains, Charlemagne est comme eux une personne sacrée[5]. Le christianisme a conféré aux Carolingiens cette personnalité religieuse que le titre païen d'auguste donnait aux empereurs. La sainteté de la royauté, abolie sous les Mérovingiens, reparaît avec la nouvelle dynastie, Dans ces temps où la religion est la principale affaire des hommes et l'Église leur vraie souveraine, les Carolingiens s'unissent à l'Église et à la religion de toutes les manières. Charlemagne est d'une famille de saints et d'évêques. Elle a été portée au pouvoir par l'aristocratie des évêques. Le roi reçoit leur consécration. Il est sacré, et, par le sacre, il prend place dans la société religieuse, comme chef d'Église agréé par Dieu. Il peut présider les synodes ; il sanctionne leurs décisions. Ses agents contrôlent le gouvernement de l'épiscopal. Évêques et abbés sont ses agents et ses hommes autant que les directeurs des fidèles et les hommes de Dieu. Par eux, Charlemagne commande aux clercs ; par ses comtes, aux laïques. Dieu l'a établi sur le trône pour empêcher que le mal ne grandisse sur la terre. Il est, comme les empereurs romains, le maître des hommes, et comme les évêques, le gardien des âmes. 3° A côté de l'ordre monarchique et de l'ordre religieux, de l'État et de l'Église, nous avons vu se former, dans l'ordre social, l'aristocratie féodale. La famille des Carolingiens est issue de cette aristocratie. Ils ont été des chefs de fidèles avant d'être des rois. Pépin et Charlemagne seront l'un et l'autre, et. la royauté deviendra avec eux la suzeraine du monde féodal.] |