LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE II. — [L'AVÈNEMENT DES CAROLINGIENS]

 

CHAPITRE IV. — LE GOUVERNEMENT DE PÉPIN II EN AUSTRASIE. — QUE PÉPIN S'APPUIE SURTOUT SUR LA VASSALITÉ.

 

 

1° [LA NATURE DU POUVOIR DE PÉPIN.]

 

Grimoald mort et la mairie perdue, les destinées de la famille carolingienne ne furent pourtant pas brisées. Il restait Anségise, le fils d'Arnulf et le gendre de Pépin. Il continua d'exercer de grandes fonctions dans le Palais d'Austrasie jusqu'au jour où il fut assassiné[1].

Après lui vient son fils, Pépin, que l'on appelle vulgairement Pépin d'Héristal[2], bien que ce nom ne lui soit donné par aucun écrivain ancien[3]. Ce second Pépin, fils d'Anségise et de Begga, est à la fois le petit-fils d'Arnulf et du premier Pépin. Il réunit deux puissantes familles en sa personne.

Nous savons mal ses débuts. La plupart des chroniqueurs se contentent de dire qu'en l'année 679 ou 680 il était le maître en Austrasie[4]. Nous voudrions savoir comment et à quel titre il y était devenu le maître. Un seul annaliste le dit et raconte ses débuts avec des détails caractéristiques[5]. Suivant lui, le commencement de la grande fortune de Pépin fut qu'il vengea le meurtre de son père Anségise en tuant de sa main le meurtrier[6]. Puis l'annaliste ajoute ce trait : Pépin tua le meurtrier avec ses suivants et, s'emparant de ses biens, il les distribua à ses propres fidèles[7]. Nous reconnaissons ici qu'il y a eu combat, non pas entre deux hommes seulement, non pas même entre deux familles dont l'une poursuivrait la vengeance contre l'autre, mais entre deux seigneurs qui sont des chefs de fidèles et qui ont chacun derrière soi une troupe de vassaux armés. C'était l'usage du temps. Le groupement par la commendatio ou la mainbour était en pleine vigueur. Les Chroniques racontent même des combats, analogues à celui-ci, entre seigneurs dont chacun conduit ses fidèles armés après soi[8].

La suite et le fruit de la victoire sont nettement indiqués par l'annaliste. D'abord, Pépin vainqueur s'empare des biens de Godwin vaincu. Par ces biens, nous ne devons pas entendre seulement les armes ou l'or que le vaincu pouvait porter sur soi ; il est clair qu'il s'agit ici de tout autre chose : ces biens sont les terres que Godwin possédait ; ce sont aussi, si nous ne nous trompons, les fonctions et dignités dont il était revêtu. Tout cela passe du vaincu au vainqueur. En second lieu, Pépin distribue ces biens à ses propres fidèles ; c'est que, dans le système de la fidélité, tout service doit avoir son prix. Pépin donne tout ; il leur donne les fonctions et les emplois dont il se trouve le maître ; il leur partage aussi les terres, apparemment sous forme de bénéfices et à condition que leur fidélité se continuera.

L'annaliste ajoute : Alors la renommée de Pépin se répandit. Sans doute on vanta également sa bravoure et sa générosité : double mérite pour attirer de nouveaux fidèles. Bientôt les ducs et les grands, que son glorieux père avait eus dans sa mainbour et qu'il avait élevés aux grandes fonctions, coururent joyeux vers son fils Pépin ; ils se donnèrent à lui, lui donnant du même coup les hommes qui étaient sous chacun d'eux[9].

Remarquons bien le point caractéristique de ce récit. C'est que Pépin, à la différence de tous les grands dont nous connaissons l'histoire pendant l'époque mérovingienne, ne débute pas par les fonctions du Palais. 11 n'est pas d'abord un fonctionnaire royal et ce n'est pas comme fonctionnaire qu'il se fait obéir ensuite des hommes. Il suit la route inverse. Il est d'abord un chef de fidèles, et ce n'est qu'après cela qu'il entre dans le Palais. Son élévation a donc un caractère de personnalité et d'indépendance qui ne se rencontre chez aucun des grands avant lui.

Fut-il maire tout de suite ? nous l'ignorons[10]. Est-ce un roi qui le nomma maire ? nous ne saurions le dire. Tous les documents sont muets sur ce point et ce silence même a sa signification. Pépin vraisemblablement se fit maire lui-même. Personne ne put lui disputer ce litre, parce qu'il était l'homme le plus riche et le plus fort de l'Austrasie, et surtout parce que la plupart des grands s'étaient donnés à lui et avaient attaché leur fortune à la sienne. Il fut maire tout naturellement, parce que ses fidèles voulurent qu'il le fût et avaient intérêt à ce qu'il le fût.

La nature de son autorité est bien caractérisée par l'annaliste. Tous les grands du pays des Francs affluaient à sa cour ; il devint le défenseur de ces grands contre tous adversaires possibles, et fut en même temps un juge très équitable de leur conduite[11]. Nous devons remarquer que ces termes sont précisément ceux qui appartenaient à la langue de la vassalité. La défense était la même chose que la mainbour. Le seigneur avait pour obligation de défendre son protégé contre tous ; Pépin est donc le défenseur des grands, contre tous émules, c'est-à-dire contré quiconque leur disputerait les terres, les emplois, les dignités qui leur ont été distribués. Mais la défense implique l'autorité ; Pépin est donc leur chef, leur juge ; il est un juge, non seulement de leurs procès ou de leurs délits, mais de toute leur conduite et de leurs mœurs. C'est l'autorité personnelle et sans réserve du seigneur qui protège sur le vassal protégé.

Autrefois le maire du Palais avait été au nom du roi le chef de la truste royale. Maintenant il est le chef d'une truste personnelle. La vassalité s'est transportée du roi au maire.

Notons que les chroniqueurs donnent très rarement la qualification de maire à Pépin II et à ses successeurs. Ils leur donnent plus volontiers celle de duc des Francs ou de prince des Francs. C'est que la qualité de maire, c'est-à-dire de premier agent royal, n'est plus celle que les hommes remarquent le plus en eux. Ils apparaissent plutôt à leurs contemporains comme des chefs de vassaux, et c'est probablement à cette conception nouvelle de l'esprit que correspond le titre de duc des Francs. Ils sont des maîtres absolus, moins par l'autorité que leur donne leur titre de maire, que par la fidélité qui lie tous les grands à leur personne.

 

2° [LA ROYAUTÉ MÉROVINGIENNE EN AUSTRASIE.]

 

Que devient alors la royauté ? Les historiens modernes ont dit qu'elle avait été supprimée en Austrasie[12], et ne s'était conservée qu'en Neustrie. Cela n'est pas tout a fait exact. Les rois mérovingiens, Thierry III, Clovis III. Childebert III, ne sont pas rois de Neustrie ; ils sont rois des Francs ; ils règnent sur tout l'Etat franc et même sur l'Austrasie. Il n'est pas douteux que Pépin ne les ait reconnus comme rois en Austrasie comme en Neustrie. Cela résulte avec une pleine évidence des diplômes et des chartes.

En 680, une charte signée dans le monastère de Saint-Gall mentionne que l'on vit sous le roi Thierry III[13]. En 681, Thierry III fait un diplôme par lequel il accorde une exemption de tonlieu à l'abbaye de Saint-Denis dans ses trois royaumes de Neustrie, de Burgondie et d'Austrasie[14]. En 698, une femme nommée Irmina, dans une charte faite à Trêves, déclare qu'elle écrit la quatrième année de notre seigneur le roi Childebert[15]. Un évêque de Trêves en 706, un évêque de Metz en 708, un propriétaire du pays de Verdun en 709, tout cela en pleine Austrasie, parlent de leur seigneur le roi Childebert[16]. Des actes rédigés à Avenheim en Brisgau, à Schlestadt, à Strasbourg, à Ébersheim, de 723 à 728, portent mention du règne de notre seigneur le roi Thierry IV[17]. Ainsi les noms des rois mérovingiens figurent dans les chartes austrasiennes.

Pépin lui-même, lorsqu'il fait une charte, écrit le nom de son seigneur le roi Thierry ou Childebert[18]. Son fils Charles Martel fait de même, et il écrit : Régnant le glorieux seigneur Thierry IV[19]. Il en est ainsi dans les actes de jugement ; Charles Martel prononce un arrêt lui-même, mais il ajoute : Régnant le roi Thierry ; et l'acte est fait en Austrasie[20]. Les sentences judiciaires de Carloman en Austrasie, jusqu'en 747, portent le nom du roi Childéric[21]. Ce qui est plus significatif encore, c'est que nous voyons les rois faire quelques diplômes en faveur d'Austrasiens et au sujet de terres situées en Austrasie. En 681, Thierry III confirme une donation en faveur du monastère de Stavelot[22]. En 724, Thierry IV, à Metz, donne un diplôme d'immunité au monastère de Marmunster en Alsace et déclare le prendre sous sa défense[23]. Le même roi, résidant à Gondreville, en Austrasie, fait un diplôme en faveur du monastère de Morbach[24].

Tout cela ne prouve pas que ces rois aient gouverné l'Austrasie ; mais cela oblige à penser qu'ils y ont été reconnus comme rois. Ils ne résidaient certainement pas dans lé pays. Ils y venaient rarement. Si l'on trouve deux diplômes signés à Metz et à Gondreville, on en a quarante qui sont signés à Compiègne, à Paris, à Saint-Cloud, à Soissons, à Quiersy, à Valenciennes, par conséquent en Neustrie. Quant à la présence de leur nom dans les chartes austrasiennes, elle ne sert qu'à dater ces chartes. L'usage n'était pas encore de compter les années par l'ère chrétienne ; on les comptait, suivant l'usage romain, par le règne de chaque roi[25]. Le roi était à tout le moins un éponyme pour ceux qui rédigeaient les chartes. Cela n'était pas sans importance. Les chartes représentent les intérêts des hommes ; or la loi voulait qu'elles fussent datées. Si l'on supprimait le roi, comment daterait-on ? et n'était-il pas à craindre que sans le nom d'un roi la charte ne fût nulle ? Il faut songer à ces habitudes pour comprendre que nul ne pensait à faire disparaître la royauté, même en Austrasie.

Il est visible d'ailleurs que ces rois n'exerçaient aucun pouvoir. Tous les chroniqueurs le disent. Les faits le montrent. On voit dans les diplômes que les fonctions judiciaires des rois sont exercées désormais par le maire, qui rend les arrêts en son nom propre[26]. C'est lui qui nomme les administrateurs des provinces ; il distribue les duchés et les comtés. Nul doute qu'il ne distribue aussi à son gré les terres fiscales. C'est le maire qui commande l'armée, qui la conduit où il veut, qui fait la guerre ou la paix. C'est lui qui soumet les Bavarois, les Frisons, les Saxons.

Pépin eut donc autant de pouvoir que s'il n'y eût pas eu de rois. Son autorité fut incontestée en Austrasie. On ne voit ni un moment d'anarchie, ni une révolte, ni un refus d'obéissance. Où il veut conduire les guerriers, les guerriers le suivent. La docilité est plus absolue et plus constante qu'à aucune époque de l'âge mérovingien. C'est que le même homme, à la fois maire du Palais et duc des Francs, réunit en lui tous les genres d'autorité. Il ne représente pas seulement le pouvoir monarchique, il est un chef de truste auquel tous les grands sont liés personnellement et étroitement. Et, comme les petits à leur tour sont liés à chacun des grands par le même genre d'attache, la population entière est une vaste association de fidèles groupée autour d'un seul homme. Qu'avec cela cet homme dispose de tout l'ancien pouvoir monarchique, d'un réseau de fonctions et d'emplois, d'un nombre incalculable de terres fiscales, et l'on comprendra que la population entière fût dans sa main.

 

 

 



[1] Suivant quelques auteurs, Anségise aurait même été maire du Palais.

[2] La Vita Pippini, Bouquet, II, p. 608, lui donne seulement le titre de duc. — Les Annales de Metz l'appellent nobilissimus princeps.

[3] Les Gesta l'appellent Pippinus junior (c. 46).

[4] Gesta, 46. — Continuateur de Frédégaire, 97 [5]. — Paulus Warnefridi, Historia Langobardorum, VI, 37. — Annales Francorum (Bouquet, II, p. 645). — Chronicon Moissiacense, a. 679. — Ce Martin, d'après une Généalogie, Pertz, II, p. 509, était un fils de Clodulf.

[5] C'est l'auteur des Annales Metteuses S. Arnulfi, mais, comme il est visible que cet auteur n'a écrit qu'au Xe siècle, on se demande comment il a connu ces événements qu'il raconte et qu'il est seul à raconter. — Si l'on observe d'un peu près ces Annales, on constate que celui qui les a écrites n'était qu'un compilateur. Il commence par copier mot à mot la Chronique dite de Frédégaire ; il copie ensuite le Continuateur, puis les Annales de Lorsch, puis la Vita Caroli d'Éginhard, puis Thégan et même Réginon. Il copie toujours quelqu'un, en sorte que ce que nous trouvons chez lui se retrouve mot pour mot dans d'autres récits. Il n'y a que deux ou trois de ses pages que nous ne retrouvions nulle part : ce sont celles qui concernent les commencements de Pépin II. Dirons-nous qu'il les ait inventées ? Cela est peu vraisemblable de la part d'un homme qui n'est partout ailleurs qu'un compilateur. Il s'y trouve d'ailleurs des détails qu'un esprit de cette sorte ne pouvait pas imaginer. Ce qui est beaucoup plus probable, c'est que, ces trois pages elles-mêmes, il les a prises dans quelque Chronique, mais dans une Chronique aujourd'hui perdue. — Pertz et les érudits allemands négligent volontiers ces Annales de Metz ; je ne pense pas que cela soit d'une bonne méthode. Adrien Valois était plus, dans le vrai lorsqu'il disait qu'on devait en tenir un grand compte. Les erreurs nombreuses et l'inintelligence de l'annaliste ne sont pas une raison pour rejeter les faits et les détails qu'il donne. J'ajoute que le document qu'il avait sous les yeux paraît avoir été un panégyrique enthousiaste de Pépin.

[6] Annales S. Arnulfi Mettenses, Pertz, I, p. 316 ; Bouquet, II, p. 676.

[7] Annales S. Arnulfi Mettenses, Pertz, I, p. 316 ; Bouquet, II, p. 676.

[8] Voir deux exemples semblables dans la Chronique de Frédégaire, 55 et 95.

[9] Annales Mettenses S. Arnulfi. Notons l'énergie de ces derniers mots, ils se livrent à la discrétion de Pépin ; ces mots marquent autre chose qu'une obéissance à un magistrat ou à une autorité politique ; ils impliquent la sujétion personnelle, la sujétion de tout l'être, la vassalité ; ils se font les hommes de Pépin.

[10] Tous documents lui donnent d'abord le titre de dux ou de princeps. Il paraît en outre qu'il partagea d'abord le pouvoir avec Martinus (Gesta, 46 ; Continuateur de Frédégaire, 97). — Nulle indication d'ailleurs sur la nature de ce partage du pouvoir ou de cette association. Ce Martinus passait pour être le fils de Clodulf, donc cousin de Pépin ; cela ressort d'un diplôme, d'ailleurs faux, n° 321. Il mourut en 680 et Pépin resta seul.

[11] Annales Mettenses S. Arnulfi.

[12] Henri Martin, II, p. 160.

[13] Diplomata, Pardessus, n° 396.

[14] Archives nationales, K, 2, n° 14 ; Tardif, n° 23 ; Pardessus, n° 397.

[15] Pardessus, n° 448. — On sait que les mots domini nostri indiquent toujours un roi existant actuellement et reconnu roi par celui qui écrit.

[16] Pardessus, n° 464, 475,471. — On peut citer encore une charte écrite dans le monastère de Suestra, in pago Mosariorum, la première année de Dagobert III (n° 481). — Nous ne parlons pas, bien entendu, des chartes faites en Neustrie.

[17] Pardessus, n° 513, 529, 536, 545. — Abbon, dans son testament, qui est de 739, ne date pas par le nom du. roi, mais par les années du maire Charles (Pardessus, n° 559) ; de même dans deux autres actes (n° 562 et 563) ; mais cela tient à ce qu'il y a un interrègne d'environ quatre ans entre Thierry IV et Childéric III. La série des diplômes portant le nom des rois, même en Austrasie, reprend (non sans quelques exceptions) en 744, n° 578, 586, 588, 589, 591, 592, 595, 597, c'est-à-dire jusqu'à l'année 748.

[18] Acte de 691, Pardessus, n° 414. — Acte de 702, Pardessus, n° 454. — Acte de 714, n° 490.

[19] Acte de 722, n° 521. — De même dans un acte de 726, n° 557.

[20] Acte de jugement de 719, n° 509.

[21] Pardessus, n° 591.

[22] Pardessus, n° 399. — On a de même un diplôme de 706 fait à Mayence ; mais il n'a aucune authenticité [n° 465]

[23] Pardessus, n° 531. L'authenticité de ce diplôme est douteuse. Il a dû être refait après l'incendie de 828, et refait de mémoire.

[24] Pardessus, n° 542. — On a aussi un diplôme de Childéric III [n° 575] en faveur de Stavelot ; mais il est fort contesté.

[25] Quelquefois les moines, dans leurs Chroniques, datent par les années des empereurs de Constantinople. (Annales Laurissenses minores ; Pertz, I, p. 114) ; Vita altera S. Arnulfi (Bollandistes, juillet, IV, p. 441). — Mais dans les actes on datait toujours par le nom des rois ; c'est la suite de l'ancienne règle die et consule.

[26] Pardessus, n° 509 et 591.