LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE II. — [L'AVÈNEMENT DES CAROLINGIENS]

 

CHAPITRE III. — [DÉBUTS DE LA FAMILLE CAROLINGIENNE. — ELLE NE REPRÉSENTA PAS DES TRADITIONS HOSTILES À LA MONARCHIE MÉROVINGIENNE.]

 

 

Il faut observer de près les ancêtres de Charlemagne. Comme nous aurons à nous demander si l'avènement des Carolingiens marque un changement dans le régime politique ou social, il faut étudier d'abord les antécédents de cette famille, pour voir s'il était dans ses traditions ou dans ses intérêts d'être hostile au régime de l'époque précédente.

 

1° [ARNULF, FONCTIONNAIRE DU PALAIS.]

 

Entrons, autant qu'il se pourra, dans le détail de ces existences. Regardons d'abord Arnulf, le grand ancêtre, celui que la dynastie vénéra comme son principal auteur. Nous avons une biographie de ce personnage. Elle a été écrite peu d'années après sa mort. L'auteur est un moine, mais un moine qui a connu Arnulf et qui l'a vu de près lorsque lui-même se fit moine[1].

L'hagiographe nous montre d'abord Arnulf enfant, — c'était aux environs de l'année 580[2], — et il nous parle de son éducation. Arnulf apprit les lettres, et fut mis dans les mains d'un précepteur ; il se distingua au milieu de ses jeunes camarades par la sagacité de son esprit et la force de sa mémoire[3]. Le jeune homme reçut donc l'instruction grammaticale et littéraire, c'est-à-dire l'instruction romaine, qui était en usage dans les grandes familles du VIe siècle[4]. Ajoutons qu'il fit donner à ses fils la même instruction. Clodulf, dit l'hagiographe, fut d'abord mis entre les mains des maîtres, comme c'est l'usage pour les enfants des grands, et on l'instruisit dans les lettres[5]. Il faut noter tout cela, ne fût-ce que pour ne pas nous représenter cette famille comme une famille de purs guerriers.

Cette première éducation terminée, Arnulf entra dans le Palais[6]. Mais là commençait une seconde éducation. Quand on entrait dans le Palais, c'est qu'on avait l'ambition de servir le roi et de parcourir la carrière des fonctions royales. On voulait devenir gouverneur de province, ou administrateur des domaines, ou chef de soldats, ou référendaire ; on pouvait même avoir à exercer ces divers emplois l'un après l'autre. Il fallait donc apprendre à commander des soldats, à gouverner des villes, à gérer des domaines, à aligner des comptes, à rendre la justice, à rédiger des arrêts et des ordonnances. Il était assez ordinaire que le jeune homme fît cet apprentissage sous la direction d'un personnage déjà ancien dans le Palais et expérimenté, qui devait lui servir à la fois de maître et de patron. C'est ainsi qu'Arnulf fut confié aux mains de Gundulf, qui était le premier après le roi, chef du Palais et conseiller du roi, pour être instruit et exercé par lui en toutes choses utiles[7]. C'était Gundulf qui devait lui enseigner les règles et les pratiques de l'administration[8].

Il n'est pas inutile de savoir quel était ce Gundulf dont l'ancêtre de Charlemagne fut le disciple. Nous sommes ici en 595 ; or nous connaissons par Grégoire de Tours un Gundulf qui précisément faisait sa carrière dans le Palais d'Austrasie ; il était domesticus en 580 ; il fut élevé au rang de dux en 581[9] et fut alors chargé d'une mission importante et délicate dans le midi de la Gaule : ce qui implique qu'il connaissait la langue, les mœurs, les intérêts de cette partie du royaume[10]. C'est apparemment le même Gundulf que nous retrouvons quatorze ans plus tard dans ce même Palais d'Austrasie, mais dans un rang encore plus élevé, conseiller du roi, chef du Palais, presque vice-roi, subregulus[11]. Or ce Gundulf n'était pas de race franque ; il appartenait à une famille romaine de l'Auvergne, même à une famille sénatoriale. C'est ce qu'affirme Grégoire de Tours, qui l'a connu, et qui était son neveu[12]. Ce fils de Florentinus et d'Artémia, ce frère de l'évêque Nicétius[13], cet oncle de l'évêque Grégoire, ce Gundulf avait servi les rois austrasiens et, comme bien d'autres Romains, s'était élevé au premier rang dans le Palais d'Austrasie. C'est ce Romain qu'Arnulf eut pour maître. Il apprit de ce Romain l'art d'administrer.

Après que Gundulf l'eut bien instruit et éprouvé, le jeune homme fut admis au service du roi Théodebert[14]. Il le servit quelquefois comme soldat[15], plus souvent comme administrateur. Il exerça les fonctions de domesticus, c'est-à-dire de gérant du domaine. Il parvint sans doute, dans cette carrière, à un rang élevé, puisqu'il gérait les domaines de six provinces[16].

Il est malheureux pour nous que l'hagiographe, pressé qu'il est d'arriver à l'épiscopat d'Arnulf, ne nous donne pas d'autres indications sur les fonctions civiles qu'il exerça durant une douzaine d'années. Un écrivain postérieur nous dit qu'il devint maire du Palais[17]. Il est peu probable qu'il ait porté ce titre ; mais il exerça certainement une charge importante[18]. Un autre écrivain dit de lui qu'il était le plus intime des confidents du roi et le plus écouté de ses conseillers[19].

En 611, l'évêché de Metz devint vacant. Il était assez ordinaire à cette époque que des laïques, même mariés, fussent élevés à l'épiscopat. Il était ordinaire aussi que les évêques, avec un semblant d'élection par le clergé et le peuple, fussent nommés par le roi, et que le roi les choisît parmi les grands de son Palais. Arnulf devint donc évêque de Metz parce qu'il était en grande faveur auprès du roi[20].

Pour être évêque on ne quittait pas nécessairement le Palais. Le roi mérovingien avait toujours quelques prélats autour de lui. Ils étaient, de concert avec quelques dignitaires laïques, ses conseillers de tous les jours. Ils siégeaient avec lui ou avec son maire au tribunal royal. Ils signaient ses actes. Ils délibéraient avec lui sur les affaires du gouvernement ou sur les lois. Arnulf fut un de ces évêques qui vivaient habituellement dans le Palais et qui continuaient à gouverner l'Etat[21].

Ce que l'hagiographe ne dit pas, mais te que nous savons par un chroniqueur, c'est qu'il prit une grande part à la révolution de 613, qui renversa Brunehaut. Il fut un de ceux qui s'allièrent au roi de Neustrie Clotaire II[22]. Il fut l'un des principaux conseillers de ce roi[23], puis de son fils Dagobert[24]. Vers 626, il quitta à la fois la vie du Palais, la direction des affaires et l'épiscopat[25] ; il s'enferma dans un monastère. Mais en sortant du Palais il y laissait après lui ses deux fils, Clodulf et Anségise[26]. Clodulf, après avoir suivi pendant vingt ans la carrière du Palais[27], devint évêque de Metz à son tour. Anségise s'éleva aux plus hauts emplois jusqu'au jour où il fut assassiné[28].

Telle est l'existence d'Arnulf. Notons bien qu'elle ne présente rien de particulier ou d'exceptionnel. Elle ressemble à la vie de Désidérius, d'Éligius, d'Audoénus et de plusieurs autres. C'est la vie d'un homme du Palais, c'est-à-dire d'un serviteur du roi, d'un fonctionnaire longtemps puissant et à la tête des affaires, qui, comme ceux que je viens de nommer, devient évêque et qui veut mourir dans un cloître. Il s'en faut de tout qu'Arnulf inaugure une tradition nouvelle d'opposition au régime établi : Il est le vrai et pur fonctionnaire mérovingien du vu 9 siècle.

 

2° [PÉPIN DE LANDEN, MAIRE DU PALAIS.]

 

A côté de lui était Pépin, celui que les modernes ont appelé Pépin de Landen, pour le distinguer de ses successeurs[29]. Il appartenait aussi au royaume d'Austrasie, et il est infiniment probable qu'il était Franc de naissance et de race. Il avait d'ailleurs épousé une femme de l'Aquitaine. Sans doute il était fort riche. Nous ignorons les débuts de sa carrière. Exerçait-il quelque fonction, était-il duc, comte, référendaire ? Les écrivains ne nous apprennent rien sur ses commencements[30]. Ils le nomment pour la première fois en 61.3, et c'est pour nous apprendre que cet Austrasien invita le roi de Neustrie à envahir son pays[31]. Il était avec Arnulf l'un des chefs de ce complot qui fut fait en 615 contre la branche austrasienne des Mérovingiens, en vue de réunir L'Austrasie à la Neustrie. Si cette tentative eût échoué, Arnulf et Pépin seraient rentrés dans le néant. Elle réussit, ils furent en grande faveur et prirent le pouvoir auprès de Clotaire II.

Ceux qui se représentent la famille carolingienne comme une sorte d'incarnation de la haine de l'Austrasie contre la Neustrie, devraient faire attention que le premier acte auquel cette famille a dû sa grande fortune politique a été une alliance avec le roi de Neustrie.

Clotaire dut récompenser Pépin. Lui donna-t-il des terres et des domaines ? Cela est probable[32]. Il lui conféra certainement des fonctions et des dignités. Dès que la mairie du Palais devint vacante en Austrasie, il ne put la donner qu'à Pépin[33].

Celui qui se représenterait le Palais comme une simple maison du roi, ne comprendrait pas la grandeur des maires du Palais. Les deux mots palatium et domus avaient été deux termes de la langue officielle de l'Empire romain qui désignaient tout l'entourage du prince et tout ce qui dépendait de sa personne. Comme presque tous les mots de la langue politique, ils subsistèrent dans l'époque mérovingienne et conservèrent leur signification. Le palatium ou la domus était bien plus que la maison d'un homme, bien plus même que ce qu'on a appelé plus tard la Cour. C'était un vaste ensemble de fonctionnaires plus encore que de courtisans. On y comptait les dignitaires de l'État, les ministres du gouvernement. On y trouvait aussi les bureaux et toute la foule des scribes écrivant d'innombrables diplômes sur toutes sortes d'affaires. Les juges et les référendaires s'y rencontraient avec des guerriers, et les guerriers y coudoyaient les clercs de la chapelle. Le Palais était le centre d'où partaient les administrateurs des provinces et où ils revenaient apporter leurs rapports administratifs ou l'argent des impôts. C'était encore le grand tribunal où venaient tous les appels et beaucoup des procès du royaume. Il contenait tous les pouvoirs et toute espèce d'emplois. Qu'on imagine nos divers ministères d'aujourd'hui groupés en un seul faisceau autour d'un chef d'État et d'une Cour, et l'on aura une idée du Palais mérovingien.

Dans chaque sorte d'emplois il y avait une hiérarchie, et pour l'ensemble il existait un chef suprême. Ce chef s'appelait major ; il était plus grand que tous les autres, c'est-à-dire le plus grand de tous. Quelquefois on l'appelait rector palatii, mais l'expression major domus paraît avoir été plus usitée. Ce maire du Palais n'était pas, comme quelques-uns l'ont dit, l'intendant d'une maison privée[34] : c'était un chef d'administration et de gouvernement. Si le Palais était analogue à ce que serait l'ensemble de nos ministères, le maire du Palais était analogue à ce que serait un premier ministre. Nous avons vu ailleurs que le gouvernement des Mérovingiens était un gouvernement très centralisé. Le Palais gouvernait le pays ; le maire gouvernait le Palais.

Il le gouvernait au nom du roi. Beaucoup d'historiens modernes ont représenté le maire comme le chef d'une aristocratie habile ; c'était plutôt le chef des fonctionnaires[35]. On a dit qu'il était élu par les grands pour tenir tête à la royauté. Nous voyons quelquefois, il est vrai, le maire choisi par d'autres que le roi, mais c'est seulement quand le roi est un enfant qui ne pourrait pas choisir lui-même[36] ; et notons bien qu'en ce cas le maire est choisi, non par une classe nobiliaire ou par une catégorie de population indépendante, mais par les premiers fonctionnaires du Palais, c'est-à-dire par les premiers des serviteurs du roi, agissant sans nul doute en son nom. Le choix du maire appartenait au roi, en principe toujours, en fait presque toujours[37]. Loin que le maire eût la mission de représenter une aristocratie contre le roi, il était le premier des agents royaux. Tous les maires du Palais que l'histoire nous signale ont compris ainsi leurs fonctions. Ils ont pu régner sous le nom d'un roi, comme un Richelieu sous un Louis XIII ; mais jamais ils n'ont fait la guerre au roi. Plusieurs ont établi un roi à la place d'un autre ; mais ce que les documents ne montrent jamais, c'est qu'un maire se pose vis-à-vis de son roi en adversaire.

Mais, si le maire n'était vis-à-vis du roi qu'un agent et un ministre, il était vis-à-vis des hommes qui composaient le Palais un maître absolu. Cela tient à trois causes, qu'il faut distinguer.

En premier lieu, il avait une autorité officielle et légale. En vertu même de sa charge et par diplôme royal, il avait un droit de surveillance sur tous les membres du palatium. Or cela ne comprenait pas seulement ceux qui résidaient dans la maison royale, mais aussi tous ceux qui au nom du roi exerçaient des fonctions dans les provinces. Les comités ou gouverneurs des cités, les domestici ou gérants du domaine, lui étaient subordonnés. Tous devaient lui rendre leurs comptes. Il avait un droit de coercition sur les plus grands[38]. Nous trouvons dans les Chroniques nombre d'exemples de fonctionnaires punis de la prison, de la confiscation de leurs biens, et même de la mort par arrêt du maire du Palais. Le maire représentait l'autorité absolue du roi sur tous ses agents.

En second lieu, c'était le maire du Palais qui proposait au roi les nominations de fonctionnaires, ou qui les faisait lui-même si le roi était mineur ou s'il était absent. Nous ne devons pas perdre de vue que sous les Mérovingiens le nombre des fonctions était assez considérable, et le nombre des solliciteurs plus grand encore. Or le maire avait, sinon la toute-puissance, au moins une influence décisive sur la nomination des ducs, comtes, recteurs, domestici, dignitaires de tout rang. Il pouvait aussi, au nom du roi, destituer ces mêmes hommes. Par lui, on était admis dans le Palais, par lui on en était exclu, par lui on avançait en grade ou en fonction. Il disposait des places, et tous les hommes qui étaient en place ou qui voulaient y être, étaient dans sa main. Il était la source des grâces[39]. Il faisait et défaisait la fortune de ceux qu'on appelait les grands.

On aperçoit une troisième cause de la force croissante des maires. Nous avons observé plus haut la coutume de la commendation, par laquelle un homme se mettait spontanément sous la protection personnelle d'un autre homme. La protection la plus recherchée, au VIe siècle, était celle du roi. Encore au VIIe, nous ne voyons pas de puissance qui fût en concurrence avec le roi et son maire. Les plus grands demandaient la mainbour du roi, ne fût-ce que pour obtenir part aux fonctions et aux terres dont le roi disposait. Les évêques eux-mêmes la sollicitaient, ne fût-ce que pour échapper à l'ingérence des comtes dans leurs affaires. Par la mainbour royale, on contractait à la vérité avec le roi un lien personnel très étroit qui était déjà une sorte de vassalité ; mais en retour on s'affranchissait de toute autorité légale, locale, voisine. Nous avons vu tout cela plus haut ; mais ce qu'il faut ajouter ici, c'est que le roi n'exerçait cette mainbour personnelle que par l'intermédiaire de son maire du Palais.

Cette vérité importante ressort de deux documents. Nous voyons dans une Chronique que, lorsqu'un nouveau maire est nommé, l'usage est que les grands du Palais lui fassent une sorte d'hommage. Ces grands du Palais, dignitaires ou fonctionnaires, sont des hommes qui se sont commendés au roi, et il semble qu'ils ne devraient obéir qu'à lui. C'est pourtant au maire en personne qu'ils font acte de subordination. La cérémonie consiste en ce que chacun d'eux se présente personnellement au maire, prononce peut-être une formule que le chroniqueur ne dit pas, mais en tout cas s'incline devant lui assez bas pour que le maire pose le bras sur son cou[40]. C'est le signe de la soumission à laquelle l'homme s'oblige sans réserve. En principe, il ne devrait être lié qu'au roi. En fait, c'est au maire qu'il se subordonne et qu'il se lie.

Cela est confirmé par une formule du VIIe siècle. Nous savons que, lorsqu'un homme avait sollicité la mainbour du roi, et l'avait obtenue, le roi lui faisait remettre une lettre ou diplôme. Or le roi s'exprimait ainsi : Nous avons reçu tel homme sous la force de notre protection, dételle sorte qu'il soit désormais sous la mainbour et défense de notre maire du Palais[41]. Ainsi la mainbour du roi entraînait celle du maire ; l'une des deux était nominale, l'autre effective. La lettre royale ajoutait que les procès du protégé seraient jugés par le maire[42]. Ainsi, dès qu'un homme, faible ou puissant, ecclésiastique ou laïque, était entré en mainbour du roi, c'était le maire qui devenait en réalité son protecteur, son juge, son chef, et pour ainsi dire son seigneur. Le maire était en quelque sorte le point de soudure par lequel la chaîne des fidèles tenait à la royauté.

N'oublions pas que, dans ces trois siècles, deux systèmes d'institutions ont coexisté : d'une part les institutions d'autorité publique, de l'autre les institutions de fidélité personnelle ou vassalité. Or il se trouva que le maire du Palais était le centre auquel les deux systèmes à la fois venaient aboutir. D'une part, si le roi se comportait comme chef d'État et, par exemple, s'il nommait des fonctionnaires publics, c'était par l'intermédiaire de son maire qu'il agissait. Se comportait-il en chef de truste et en patron de fidèles, c'était encore par le maire qu'il exerçait cette nouvelle sorte d'autorité. De sorte que le maire était à la fois le chef de toute l'administration monarchique et le chef de toute la vassalité féodale.

De là un fait dont on est frappé en observant l'histoire de ces maires du Palais. Chacun d'eux, qu'il s'appelle Pépin ou Flaochat, Ébroin ou Léodger, a derrière lui une longue suite de clients attachés à sa personne. On reconnaît bien que beaucoup d'hommes, et des plus grands, avaient lié leur fortune à celle du maire. Le renversement d'un maire entraînait assez souvent or. pouvait entraîner, la révocation des ducs, comtes, domestici, qu'il avait nommés ; et tous ceux qui tenaient de lui des terres fiscales étaient menacés de les perdre. Tous ces hommes étaient les fidèles du maire au moins autant que du roi.

Le premier Pépin exerça ce grand pouvoir en Austrasie durant un quart de siècle (615-639). Il l'exerça toujours au nom d'un roi ; mais il l'exerça seul et pour ainsi dire sans roi. Observons les dates. De 615 à 622 le roi était Clotaire II, qui résida presque toujours en Neustrie. De 622 à 628 le roi était Dagobert, mais Dagobert enfant, dont Pépin était encore plus le tuteur que le ministre[43]. De 628 à 632 Dagobert résida toujours en Neustrie[44]. Enfin, de 632 à 639 le roi fut un enfant, Sigebert II[45]. Pépin fut donc presque toujours le véritable maître. Sans nul doute les actes administratifs et judiciaires furent rédigés au nom de chacun de ces rois ; mais ce fut Pépin qui gouverna.

Eut-il une politique personnelle, les chroniqueurs ne le disent pas. Le seul trait qu'ils nous donnent de lui est celui-ci : Il gouverna les leudes d'Austrasie avec prudence, avec douceur, avec bonté, et se les attacha par les liens de l'amitié[46].

Ce Pépin n'était pas un révolutionnaire. On ne voit pas qu'il ait apporté aucun changement dans la manière de gouverner. Il n'innova pas. Ce ne fut pas lui qui créa la mairie. Il prit l'institution qui existait. Si elle grandit dans sa main, ce fut tout naturellement et non par l'effet d'une lutte. Il fut puissant, non contre le régime mérovingien, mais par ce régime lui-même.

La mairie n'était pas plus héréditaire qu'aucune autre des fonctions du Palais. Mais le fils de Pépin, Grimoald, était l'homme le plus riche, le chef de la clientèle la plus nombreuse. En vain essaya-t-on de créer un autre maire ; au bout de peu de temps, il fut naturel et presque nécessaire de l'élever à la mairie[47]. La raison de cela était qu'il était aimé de beaucoup[48]. Apparemment il fut porté à la mairie par cette chaîne de fidèles qui s'était formée autour de son père et qui s'était liée à la fortune de cette famille. Il gouverna et fut le maître pendant seize années[49].

A la mort de Sigebert, Grimoald essaya de faire roi son propre fils ; il tenta, cent années avant Pépin le Bref, d'écarter les Mérovingiens. Il n'y réussit pas. Les mêmes hommes qui voulaient bien lui obéir comme maire et n'obéir qu'à lui, tenaient à conserver la vieille famille royale. Le respect s'attachait à elle. L'insuccès je Grimoald montra que la mairie du Palais ne pouvait être toute-puissante qu'à la condition de laisser planer au-dessus d'elle la royauté mérovingienne[50].

 

 

 



[1] L'hagiographe dit : Facta qum gessit Arnulfus, nonnulla ego a familiaribus ejus narrantibus, pleraque per memetipsum cognovi. — Son travail est adressé a Clodulf, ainsi que l'indique la dernière phrase. [Krusch croit que cette clausula a été ajoutée après coup à nebulone quodam.] Clodulf fut évêque de Metz à partir de 650.

[2] Aucun biographe ne donne la date exacte. L'auteur de la Vita altera dit, c. 2, qu'il naquit dans la villa Layum, qui était un domaine de sa famille, in comitatu Calvomontensi (probablement Lay, près de Nancy) ; et il place sa naissance au temps de l'empereur Maurice. Or Maurice ne régna qu'en 582. Mais les Bollandistes croient avec grande vraisemblance qu'il faut reporter sa naissance d'au moins deux ans en arrière.

[3] Vita S. Arnulfi, c. 3. — Vita altera, c. 2.

[4] Sur l'instruction qui était donnée aux enfants de famille au VIe siècle, voir Grégoire de Tours, Historia Francorum, IV, 47 [alias 46]. — Vita S. Maximi, c. 4-5 (Bollandistes, janvier, I, p. 91). — Vita S. Aredii, Gregorio [attributa], 2. — On peut citer encore : Vita S. Martini Vertavensis, 2. — Vita S. Haharii, 3. — Vita S. Landelini, 1. — Vita S. Desiderii Goturcensis, 1. — Vita S. Wandregisiti, 2. — Vita S. Wilfridi (Mabillon, Acta, IV, p. 679), c. 6. — Vita S. Drausii, 5. — Vita S. Agili, 4. — Vita S. Germani, 2. — Nous ne croyons pas que cette instruction fut poussée bien loin ; encore faut-il constater qu'il y avait quelque instruction pour les enfants des riches au VIe siècle.

[5] Vita S. Chlodulfi, 5 (Mabillon, Acta, II, p. 1044).

[6] Il est probable que son père Arnoald y était encore ; car Arnoald ne fui évêque de Metz qu'en 599.

[7] Vita S. Arnulfi, 4 [alias 3]. — Vita altera, 2.

[8] Vita altera.

[9] Grégoire de Tours, Historia Francorum, VI, 11.

[10] Grégoire de Tours, Historia Francorum, VI, 11.

[11] Gérard a soutenu que ce Gundulf était l'évêque de Maëstricht. Il est vrai qu'il y eut un évêque de ce nom, de 597 à 604. Mais les paroles des deux hagiographes sont très nettes et marquent bien qu'Arnulf n'a pas été mis aux mains d'un évêque. — Quelques écrivains belges ont construit tout un système sur ce Gundulf de Maëstricht, et ils ont fait de lui un oncle d'Arnulf. Nous possédons deux biographies de Gundulf de Maëstricht ; elles sont dans les Bollandistes, juillet, t. IV, p. 164 et suiv. Ni l'une ni l'autre n'indiquent que ce personnage ait vécu dans le Palais ; la seconde Vie dit au contraire qu'il a été nourri à Maëstricht. Ni l'une ni l'autre ne mentionnent une parenté avec Arnulf ni l'éducation d'Arnulf. Un seul manuscrit, aujourd'hui perdu et qu'on ne peut vérifier, portait, paraît-il, une Généalogie de ce Gundulf, et cette Généalogie le faisait fils de Mundéric, frère de Bodégisile, oncle d'Arnulf (mais noter que le texte porte Arnulf et non pas saint Amulf) ; or cette Généalogie n'est pas celle des Carolingiens. D'ailleurs, ce qui coupe court au beau système qu'on a construit sur ce texte, c'est qu'il n'a aucune authenticité, ainsi que le montrent très bien les Bollandistes, p. 161-162. Voir Ghesquière, Acta Sanctorum Belgii selecta, t. II, p. 251, et Bonnell, Die Anfange, p. 140.

[12] Grégoire de Tours, VI, 11.

[13] Grégoire de Tours, VI, 11, Vitæ Patrum, VIII, 1 ; Historia Francorum, V, 5 et VI, 11.

[14] Vita S. Arnulfi, 4 [alias 3]. — Vita altera, 2.

[15] Vita S. Arnulfi, 4. Il y a sans doute dans cette phrase du moine quelque lacération ; car les victoires de Théodebert et ses conquêtes de peuples ennemis ne nous sont pas connues.

[16] Vita S. Arnulfi, 4.

[17] Paulus Warnefridi, De episcopis Mettensibus. — Idem, Historia Langobardorum, VI, 16. — Cela est dit aussi dans la Vita Pippini, 1.

[18] Peut-être celle de comes palatii ; c'est au moins ce qu'affirme l'auteur de la Vita altera, c. 3. Il ajoute d'ailleurs, au c. 4, qu'Arnulf devint major domus (voir Pertz, t. X, p. 539).

[19] Vita S. Clodulfi, 5. Ibidem, 4.

[20] Quia principi acceptissimus haberetur (Vita S. Amulfi, 8) [Krusch considère cette phrase comme une interpolation]. L'hagiographe, d'ailleurs, ne manque pas de dire que la voix unanime du peuple le demandait. — Arnulf est cite comme évêque de Metz dans le testament de Bertramn, Pardessus, t. II, p. 210 et 211. — [On n'est pas d'accord sur la date que beaucoup placent ou plus tôt, en 610, ou surtout plus tard, 612, 613, 614.] — [Cf. La Monarchie franque, c. 15, § 4.]

[21] Vita S. Arnulfi, 8. — C. 4. — Au c. 12, nous le voyons suivre le roi dans une expédition en Thuringe. — Plus loin, l'hagiographe suppose qu'Arnulf veut quitter le Palais, mais rex non modicis repletur angoribus si Arnulfus a freqùencia palacii cessasset. — Paulus Warnefridi, De episcopis Mettensibus. — L'auteur de la Vita altera, c. 11, dit aussi que in eo statu (in episcopatu) palatinis, quamvis nolens, dignitatïbus consulebat. — Il est cité par Frédégaire, c. 53.

[22] Frédégaire, Chronicon, 40. — Factione signifie par le fait de, a l'instigation de.

[23] Vita S. Arnulfi, 16.

[24] Frédégaire, Chronicon, 52, 53, 58. Vita Arnulfi, 17.

[25] Suivant l'auteur de la Vita altera, il fut quinze ans évêque de Metz ; suivant le même auteur, il ne renonça à l'évêché qu'en le transmettant à son [parent] Goéric (c. 24). — [Cf. Vita, 19. On recule d'ordinaire son abdication en 629 ou 630.]

[26] Clodulf [on imprime à tort Flodulfi] et Anségise sont mentionnés, à titre de domestici, dans un acte de Sigebert II, de 648 (Pardessus, n° 313).

[27] Vita S. Clodulfi, 9. Il ne devint évêque de Metz qu'en 656 (Bonnell, p. 188).

[28] Paulus Warnefridi, Historia Langobardorum, VI, 23. C'est ce que dit aussi la Vita Clodulfi, 7. Pourtant la série des maires nous est bien connue, et nous n'y voyons pas place pour Anségise. — Frédégaire, 75. — Il est nommé dans un diplôme de Sigebert, Pardessus, II, p. 89. — Suivant les Annales Xantenses, Pertz, II, anno 685, Anségise n'aurait été assassiné qu'en 685.

[29] Landen était le nom d'une de ses villæ. Il est clair que Pépin ne s'appela jamais Pépin de Landen ; nul ne songeait alors à prendre un nom de terre. Aucun contemporain, aucun des écrivains des trois siècles suivants ne lui donne ce nom.

[30] Il est dit dans les Annales Mettenses (Pertz, I, p. 316 ; Bouquet, II, p. 677) que Pépin, prince excellent, gouvernait la population qui habitait entre la Forêt Charbonnière, la Meuse et le pays des Frisons. Mais l'annaliste ne dit pas à quelle date, ni a quel titre. Il est bien possible que par ces termes vagues et pompeux il veuille désigner la mairie du Palais de Pépin.

[31] Frédégaire, Chronicon, 40.

[32] Voir les villæ qu'il donna a Bertramn (Testamentum Bertramni, passim).

[33] Rado fut quelque temps maire avant lui. Frédégaire, Chronicon, 42.

[34] Cette erreur est venue de ce qu'il existait en même temps des majores domus reginæ qui étaient de vrais intendants.

[35] [La Monarchie franque, c. 8, et plus haut, liv. I, c. 6.]

[36] L’Historia epitomata, 58, montre un maire qui est élu ; mais cela se passe, dit le chroniqueur, in infancia Sigyberti. Le chroniqueur se trompe ; Sigebert était majeur en arrivant au trône. Il veut dire probablement Childeberti [voir l'édit. Krusch, p. 109]. Quoi qu'il en soit, l'auteur semble avoir voulu marquer que l'élection du maire ne s'était faite que in injuntia regis.

[37] Pourtant Éginhard semble dire (Vita Caroli, 2) que les maires étaient élus par le peuple : Qui honor non aliis a populo dari consueverat quam his qui et claritate generis et opum amplitudine ceteris eminebant. — Cette phrase, en apparence si claire, ne concorde pas avec les faits ; car pas une fois nos documents ne nous montrent un populus s'assemblant pour choisir le maire.

[38] Cela ressort de ce que dit l’Historia epitomata, c. 58, au sujet à Chrodinus. On y voit bien que le maire a le droit de facere disciplinam et de interficere, non seulement dans l'intérieur du Palais, mais in toto Auster.

[39] Eginhard, Vita Caroli, 1. — Le Palais n'avait pas seulement à distribuer des fonctions et des dignités ; il possédait aussi, au nom du roi, un nombre considérable de terres fiscales. C'était matière à faveurs. Tantôt on les donnait en propre pour récompenser des services, tantôt on les concédait en bénéfice sous condition de service. Quelques historiens modernes ont dit que les rois mérovingiens avaient perdu leurs domaines, et que c'est parce qu'ils les savaient perdus qu'ils tombèrent. C'est une manière commode et simple d'expliquer leur chute. Malheureusement cette explication repose sur une erreur. Les terres fiscales restaient encore très nombreuses à la fin des Mérovingiens, et, ce qui le prouve, c'est que les mêmes terres passèrent aux mains de la dynastie carolingienne. Ce n'est donc pas par l'abandon des terres fiscales que les Mérovingiens périrent. Seulement, il est visible que les concessions de ces terres étaient faites, au nom du roi, par le maire, et que c'était le maire qui disposait de grand domaine.

[40] Historia epitomata, 59. — Aimoin, III, 4, apparemment d'après la Chronique précédente ou une source commune. Sur le brachium ponere in collo, comparer la formule Bignonianæ, 27 (Zeumer, p. 237). — Il est possible que le bracile de l’Historia epitomata ne soit pas mis pour brachium et qu'Aimoin ait mal compris le mot. On trouve plusieurs fois le mot bracile ou brachile avec le sens de ceinture. En ce cas la cérémonie aurait consisté en ce que le maire posât son cingulum, insigne du commandement, sur le cou de chaque commendé. La forme est différente, le fond est le même.

[41] Marculfe, I, 24 ; Rozière, n° 9.

[42] Marculfe, I, 24 ; Rozière, n° 9.

[43] Vita Pippini (Bouquet, II, p. 603). — Bouquet, II, p. 690.

[44] Diplomata, Pardessus, n° 247, 252, 255. Le n° 250 est manifestement faux. — La Chronique de Frédégaire signale un voyage en Austrasie en 629, puis elle ajoute [c. 60] : Revertens in Neptreco, sedem patris sui Chlolaris diligens, adsiduæ resedire disponens.

[45] Frédégaire, Chronicon, 75. Ce Sigebert était né en 650.

[46] Frédégaire, Chronicon, 75.

[47] Il n'est pas vrai, comme on le dit, que Grimoald ait succédé directement à Pépin. Les textes sont un peu obscurs, mais il en ressort de deux choses l'une, ou que la mairie resta vacante pendant quelque temps et fut disputée, ou qu'elle fut occupée d'abord par un certain Otto. Voici les textes. — Frédégaire, 86 ; 88. — Il semble bien d'après ces passages 'que, si Grimoald prétendit être maire aussitôt après la mort de Pépin, il ne le fut réellement qu'après la mort d'Otto. Toutefois les Gesta regum Francorum ne parlent pas d'Otto ; c. 45. — D'après la Vita Pippini, Grimoald aurait été nommé maire tout de suite, mais il aurait senti le besoin de se débarrasser d'Otto et de le faire mourir. -— Sigebert de Gembloux ajoute, chose fort vraisemblable, qu'Otto avait un parti dans le Palais. — D'après les Annales de Moissac, Otto aurait été réellement nommé maire, et ce ne serait qu'après sa mort que Grimoald lui aurait succédé ; le langage du chroniqueur est très net.

[48] Frédégaire, Chronicon, 85. Il faut rapprocher ces mots de ce qui a été dit plus haut : Eorum amicitiam constringit, et songer au sens particulier qu'avait le mot amicitia à cette époque.

[49] Nous avons quelques actes de la mairie de Grimoald : une lettre par laquelle il défend à l'évêque de Cahors de réunir un synode sans autorisation royale (Pardessus, n° 508, t. II, p. 83) ; des actes de donation royal 6 (n° 309, n° 313). L'évêque Didier de Cahors lui écrit comme à un supérieur (Bouquet, IV, p. 37).

[50] Je ne puis pourtant me défendre de quelque doute sur cette histoire de Grimoald. Elle ne nous est ainsi tracée que par les Gesta Francorum, œuvre d'un Neustrien, par la Chronique de Moissac, et par un fragment incertain (Bouquet, II, p. 692). L'auteur de la Vita S. Remacli, qui est a la vérité du Xe siècle, dit que Grimoald fut attiré en Neustrie par Clovis II, et retenu en prison. Ce ne seraient donc pas les Austrasiens qui l'auraient renversé (Bouquet, III, p. 547).