Les habitudes de patronage ou de subordination personnelle existaient donc également chez les Gaulois, chez les Germains, chez les Romains. Elles se continuèrent dans la société mérovingienne. Elles furent même en progrès. Le désordre du temps et l'affaiblissement de l'autorité publique leur étaient favorables. Il y avait alors deux races sur le sol de la Gaule ; toutes les deux pratiquaient également le patronage. Il y avait deux langues ; toutes les deux possédaient une série de termes pour l'exprimer. Dans la langue latine que les populations continuèrent de parler, tous les termes qui avaient été appliqués au patronage, au temps de l'Empire, subsistèrent. Cette sorte de subordination personnelle conserva le nom de patrocinium, terme qui, en latin, réunissait les deux idées de protection et d'autorité. On l'appela aussi tuitio ou defensio, mots anciens que la société romaine avait appliqués aux relations du patron et du client. Le terme clientes devint très rare ; il l'était déjà au ive siècle. Le terme suscepti, qui l'avait déjà remplacé, continua d'être employé. La qualification d'amici resta encore quelque temps en usage. L'acte par lequel l'homme se mettait dans la sujétion d'un autre, continua de s'appeler du vieux mot latin commendatio. L'expression se commendare, qui avait été usitée pendant six siècles dans la société romaine, est également fréquente chez les Mérovingiens. L'homme en sujétion est souvent appelé un commendatus. Le lien moral qui unit les deux hommes continua de s'appeler fides ; si ce terme apparaît moins souvent qu'au temps de l'Empire, l'adjectif fidelis devient de plus en plus fréquent. La langue germanique, sans être aussi riche sur ce sujet, ne manquait pourtant pas d'expressions pour désigner des habitudes qui étaient aussi germaines que romaines. Chez elle, cette sorte de sujétion paraît s'être appelée round : nous le trouvons, dans les textes mérovingiens, sous la forme de mundium ou mundeburdis. Ce n'est pas que ce terme eût le sens précis et distinct de patronage. Il s'appliquait également à l'autorité du père, à celle du tuteur, à celle du maître sur l'esclave. Il s'est étendu naturellement à celle du protecteur sur le protégé. Comme le mot latin patrocinium, il réunissait en lui les deux idées de protection et d'autorité. Le lien moral, qui en langue latine s'appelait fides, s'appela en langue germanique trust. Esse in truste alterius fut une expression analogue à l'ancienne expression esse in fide alterius. On forma de là le mot, antrustion. Protection entraînait toujours subordination. L'homme qui s'était placé dans ce lien, s'appelait l'homme de l'autre, homo alterius, et le terme homo présenta de plus en plus à l'esprit l'idée de sujétion. Le terme germanique correspondant fut leude. On dit indifféremment être l'homme d'un autre ou être le leude d'un autre. Le chef put dire également mes hommes ou mes leudes[1]. Un terme synonyme, et qui paraît être germanique, fut celui de gasindi. Le mot vassus commence à être usité ; mais il a d'abord une autre signification. De ce que nous trouvons il la fois des termes latins et des termes germaniques, nous ne devons pas conclure que les uns fussent la traduction des autres. Nous ne dirons pas que les hommes de race gauloise aient imaginé, après les invasions, les mots patrocinium, tuitio, fides, pour rendre le germanique mund ou trust ; ils avaient ces termes dans leur langue depuis plusieurs siècles, et ils les appliquaient au même objet. Nous n'irons pas supposer non plus que les Germains, au contact des populations gauloises, aient imaginé de donner à leurs mots mund et trust une signification nouvelle, pour traduire les expressions latines du patronage. L'une et l'attire conjecture sont également inadmissibles. Il faut nous tenir à ceci : Gaulois et Germains, connaissant également ces pratiques, avaient également des termes pour les exprimer. Patronage, mainbour, commendation, fidélité, truste, de quelque mot que nous nous servions, nous avons sous les yeux un même ensemble d'usages. Il s'agit d'un mode de subordination que les hommes connaissaient depuis longtemps, mais qu'ils ont surtout pratiqué du VIe au VIIIe siècle de notre ère, et qui les a conduits à la féodalité. Nous nous proposons d'étudier ce régime durant ces trois siècles, d'une manière aussi complète que l'état des documents le permettra. La première vérité qui s'est dégagée pour nous (le l'étude des textes est que ce régime n'a pas eu cette unité synthétique que l'on se figure d'ordinaire ; il n'a pas eu non plus dès les débuts du royaume franc le plein caractère et les règles fixes qu'on lui verra dans la suite. Se le figurer complet et tout formé dès le premier jour serait une grande erreur. Il faut donc renoncer à le définir par une formule générale. Pour le comprendre, il faut procéder par l'analyse, c'est-à-dire en étudier les faces diverses, en observer les variétés, en suivre les modifications. Le mode d'analyse auquel nous avions songé d'abord est celui qui partagerait le sujet suivant les races. Il consisterait à observer d'une part comment ce régime du patronage ou de la mainbour a été pratiqué par les hommes de naissance franque, et d'autre part comment il a été pratiqué par les Gallo-Romains. Mais ce procédé d'analyse, si naturel qu'il paraisse, est impraticable. C'est que, si nous avons quelques textes où l'on peut discerner à quelle race les personnages appartiennent, dans le plus grand nombre des textes cette distinction est impossible. La langue n'est pas un indice de l'une ou de l'autre race. Nos documents n'ont qu'une langue. Il n'y avait aussi qu'une seule langue officielle, qu'une seule langue écrite, pour les deux races, et c'était le latin. L'emploi de quelques mots d'origine germanique ne fournit aucune lumière sur ce point particulier. Il serait commode de pouvoir dire, suivant qu'on trouve dans un acte le mot mainbour ou le mot tuitio, que l'acte appartient à des hommes de naissance franque ou à des hommes de race romaine. Mais une observation un peu attentive montre que le Romain emploie le terme mundeburdis et que le Germain peut employer le terme tuitio. Ce qui est plus fréquent encore, c'est que le même homme, quelle que soit sa race, emploie les deux termes à la fois. Ainsi, les recherches pour décomposer le régime du patronage suivant les races ne peuvent pas aboutir. Y persister serait faire fausse route. Un meilleur procédé d'analyse consiste à diviser le sujet suivant les classes d'hommes. C'est du moins le seul que l'état des documents rende possible. Trois sortes d'hommes ont exercé le patronage et ont groupé autour d'eux des recommandés ou des fidèles. Ces trois sortes d'hommes sont : les ecclésiastiques, les simples particuliers, et les rois. Nous étudierons successivement comment le patronage a été constitué, compris, exercé par les uns ou par les autres. Il importera de chercher si le régime a été exactement le même dans les trois cas. Les points communs et les différences seront également dignes d'attention. |
[1] Les hagiographes, qui se piquent d'écrire en latin classique, traduisent leudes par clientes. Vita S. Rigoberti, c. 7 ; Vita S. Aldrici. c. 5.