Ce que nous n'avons pas trouvé dans l'Empire romain, le trouverons-nous dans l'ancienne Germanie ? Tacite décrit avec assez de netteté les institutions politiques des Germains. Il montre chez chacun de ces peuples un organisme politique qu'il appelle civitas, c'est-à-dire une cité ou un État[1]. Dans cet État, il existe une assemblée politique de tous les hommes libres ; c'est le vrai souverain[2]. Souvent les magistrats sont élus ; quelquefois il y a des rois héréditaires, rarement des rois absolus[3]. Tout cela est le contraire des institutions féodales. Il existe partout une classe noble ; mais cette noblesse n'a rien de féodal. Elle ne constitue pas une hiérarchie de suzerains et de vassaux. Elle ne découpe pas le sol en seigneuries. La justice est rendue au nom de l'État. Le régime qui est en vigueur en Germanie, c'est le régime de l'État sous la forme républicaine ou monarchique ; ce n'est pas la féodalité. Voilà un premier point acquis. Mais il reste à chercher si, au milieu de celte société qui prise d'ensemble n'est pas féodale, il ne se trouve pas quelque institution particulière qui ressemble à la féodalité ou d'où la féodalité ait pu sortir. Il y avait chez ces peuples une telle diversité et une telle complexité d'usages et de pratiques, qu'il faut regarder avec une grande attention avant d'affirmer qu'ils n'eussent rien de féodal. Au chapitre 31 de la Germanie, Tacite décrit une organisation militaire. Il existe une pratique qui, chez les autres peuples germains, n'est adoptée que par quelques braves isolément, mais qui chez les Cattes est devenue une sorte d'institution publique[4]. Elle consiste en ce que les guerriers, dès leur première jeunesse, se laissent croître la barbe et les cheveux, et gardent, jusqu'au jour où ils auront tué un ennemi, cet extérieur farouche qui marque qu'ils sont voués et engagés à la Vertu guerrière[5]. Ce n'est que sur le sang et les dépouilles d'un ennemi que les hommes découvrent leur front, et c'est alors seulement qu'ils croient avoir acquitté le prix de leur naissance.... Les plus braves portent en outre un anneau de fer, ce qui est pour eux un signe dégradant, et ils le portent jusqu'à ce qu'ils se soient rachetés par la mort d'un ennemi. Nombre de Caltes se plaisent dans cet état. Ils y vieillissent.... Ils ont le privilège de commencer tous les combats. Ils sont toujours au premier rang[6]. Même en temps de paix leur extérieur reste le même. Aucun de ces hommes n'a de maison ni de terre. Pour vivre ils se rendent chez qui ils veulent et se font nourrir, gaspillant ce qu'un autre possède et ne se souciant pas de rien posséder eux-mêmes[7]. Ce n'est certainement pas ici que nous trouvons la féodalité. Tous ces traits en sont l'opposé. Ce guerrier doit le service militaire toute sa vie, mais ce n'est pas parce qu'il s'est engagé envers un suzerain ; il ne s'est voué qu'au dieu de la guerre. il n'obéit pas à un chef. Il ne reçoit rien d'un seigneur. Il n'est vassal de personne ; il vit isolé et indépendant, reçu dans toute maison où il se présente et nourri par chacun tour à tour. Tout cela est le contraire des coutumes féodales. Il est digne d'attention qu'il existe en Germanie une institution militaire qui non seulement n'est pas féodale, mais est inconciliable avec toute espèce de féodalité. Nais à côté de ces guerriers il en est d'autres qui sont organisés suivant un autre principe. Ils s'attachent à un chef ; Tacite les appelle, à l'égard de ce chef, des compagnons, comites, et il appelle chacun de leurs groupes un compagnonnage, comitatus[8]. C'est ici que beaucoup d'historiens modernes ont cru voir l'origine des vassaux et des fiefs. L'historien qui a exprimé cette opinion, sinon le premier,
du moins avec le plus d'énergie, est Montesquieu. Chez
les Germains, il y avait des vassaux, dit-il[9] ; s'il n'y avait
point encore de fiefs, c'était uniquement parce que
les princes n'avaient point de terres à donner ; ou plutôt les fiefs étaient des chevaux de bataille, des
armes, des repas. Il y avait des vassaux, parce qu'il y avait des hommes
fidèles qui étaient liés par leur parole, qui étaient engagés pour la guerre
et qui faisaient à peu près le même service que l'on fit depuis pour les
fiefs. La théorie de Montesquieu n'est plus admise tout entière. Déjà Guizot l'a réduite à des termes plus mesurés, quand il a dit : Dans ces compagnons, dans ces présents que le chef leur fait, Montesquieu voit les vassaux et les fiefs ; il eût dû se borner à les prévoir[10]. Mais Guizot n'en pense pas moins que là est l'origine des bénéfices et des fiefs. Dans la seconde leçon de son Cours de 18`. ?.9, il fait remonter le bénéfice à ces usages germains, en faisant cette seule réserve que les dons d'objets mobiliers étaient remplacés par des dons de terres[11]. Ainsi pensait encore Benjamin Guérard[12] : On ne peut pas attribuer aux bénéfices une origine romaine ; le bénéfice est donc un produit de la Germanie. Le chef de bande germain, après avoir dans sa patrie donné à ses compagnons des chevaux, des framées, des repas, leur distribua sur le sol de la Gaule les terres qu'ils avaient conquises en commun. En Allemagne, cette opinion a été soutenue encore par Eichhorn. Elle n'a été combattue qu'en 1850 par Paul Roth dans son bel ouvrage sur l'institution bénéficiaire et par M. Waitz dans son histoire de la constitution politique de l'Allemagne[13]. La question dépend tout entière du passage de Tacite qui est l'unique document. Il faut nous mettre sous les yeux les deux chapitres qu'il a donnés à cette institution[14]. Il faut les traduire exactement, afin d'entrer le plus possible dans la pensée de Tacite et de comprendre le compagnonnage germain comme il l'a lui-même compris. Il commence par parler des chefs de compagnons ; il les désigne par le mot principes[15], et il montre comment chacun d'eux acquiert ce rang de chef : Une noblesse de rang insigne ou les grands services rendus par les ancêtres assignent quelquefois à de tout jeunes gens le rang de chef[16]. Nous insistons sur le mot insignis. La pensée de Tacite est qu'il ne suffit pas d'appartenir à la classe noble pour obtenir tout de suite et dès la première jeunesse le rang de chef sans passer par l'état de compagnon. Ce privilège n'appartient qu'à une noblesse tout à fait éclatante et hors pair. Les autres nobles commencent par être simples compagnons et n'arrivent qu'assez tard au rang de chef ; c'est ce que marque la phrase suivante : Quant aux autres chefs, c'est seulement quand ils sont plus âgés et qu'ils ont fait leurs preuves, qu'on s'attache à eux[17]. Il existe donc, d'après Tacite, deux catégories de chefs de compagnonnage : quelques-uns, en petit nombre, doivent ce rang à leur naissance ; tous les autres l'acquièrent plus tard par un mérite reconnu. Remarquons que ni dans l'un ni dans l'autre cas l'État n'intervient. Ce n'est jamais la civitas qui désigne ces chefs. ils sont chefs soit parce que le prestige de leur grande noblesse a déterminé les hommes à leur reconnaître tout de suite ce rang, soit parce que leur mérite, leur âge, leurs exploits guerriers ont décidé des hommes à se grouper autour d'eux. Tacite parle ensuite des compagnons du chef. Nul ne rougit, dit-il, de figurer parmi les compagnons[18]. Cette observation implique, si je ne me trompe, que l'étai de compagnon n'est jamais un état obligatoire ; nul n'est compagnon apparemment que parce qu'il veut l'être. Le compagnonnage ne se recrute pas non plus dans les classes inférieures de la société germanique. C'est donc un état honorable. Chaque groupe de compagnons a en lui-même des rangs et des grades, et c'est le jugement du chef qui en décide[19]. Cette troupe n'est donc pas une troupe d'égaux. Les compagnons ne sont pas les égaux du chef. Ils ne sont, même pas égaux entre eux. Les rangs ne se marquent d'ailleurs ni par la naissance ni par l'âge ; ils ne dépendent pas non plus d'une élection que les compagnons feraient entre eux : ils sont assignés par le chef. Voilà un trait qui nous laisse voir que le chef a un grand pouvoir sur ses hommes. Il y a une grande émulation entre les compagnons il qui aura la première place auprès de son chef ; il y a émulation entre les chefs à qui aura le plus de compagnons et, les plus braves[20]. Arrêtons-nous sur celte phrase : elle contient plusieurs vérités dignes d'attention. L'émulation entre les chefs marque assez clairement que, chez un même peuple germain, il y a ordinairement plusieurs chefs de cette sorte et, par conséquent, plusieurs groupes guerriers. Le compagnonnage n'est donc pas, comme on aurait. pu supposer, le groupement des guerriers d'un peuple. Les groupes sont d'ailleurs indépendants les uns des autres, puisqu'ils se font concurrence. Que les chefs se disputent à qui aura le plus de compagnons, cela implique que les compagnons peuvent passer d'un groupe à l'autre. Le compagnon choisit donc son chef. Le lien entre le chef et chaque compagnon est donc formé par un accord volontaire. A la force de sa suite se mesurent la dignité et la force du chef. Être entouré toujours d'un groupe nombreux de jeunes gens choisis, voilà ce qui fait son honneur dans la paix, son appui dans la guerre[21]. Notons ces mots dans la paix ; ils sont importants en ce qu'ils établissent une différence entre l'institution que décrit Tacite et celle que décrivait César. César avait dit, parlant des Germains : Faire des incursions et des pillages chez le peuple voisin leur paraît chose honnête ; en ce cas, un des grands se lève dans l'assemblée publique ; il annonce qu'il va diriger une incursion de tel côté : ceux qui veulent se lèvent après lui et le suivent[22]. César signalait là une association momentanée, tumultuaire, formée pour un but déterminé, qui ne durait que le temps de faire une incursion, et qui se dissolvait au retour. L'institution que décrit Tacite est tout autre. Il s'agit ici d'une association durable, permanente, qui ne se forme pas uniquement en vue de la guerre, et qui se maintient même en temps de paix. Le moyen d'acquérir renom et gloire, non seulement chez le peuple auquel on appartient, mais encore dans les États voisins, c'est de l'emporter sur les autres par le nombre et la vaillance de sa suite. Ceux qui ont cette supériorité reçoivent des ambassades ; on leur envoie des présents, et il suffit quelquefois de leur nom pour décider du succès d'une guerre entre deux peuples[23]. On voit encore ici combien ces chefs sont indépendants de l'État. Les peuples étrangers entretiennent des négociations avec eux. Les présents dont parle Tacite ne peuvent être qu'une façon d'acheter leurs services ou d'acheter au moins leur neutralité. Entre deux peuples qui se font la guerre, le chef de compagnons choisit le parti qui lui convient le mieux. Car il n'est pas au service de son État, et il n'est même pas bien sûr qu'il ait des devoirs envers son peuple.. Il soutient au dehors qui il veut. Tacite va nous montrer maintenant les relations entre le chef et ses compagnons et marquer la nature du lien qui les unit. Sur le champ de bataille, il est honteux au chef d'être surpassé en courage ; il est honteux au compagnon de ne pas égaler le courage de son chef[24]. Même il y a infamie et flétrissure pour toute la vie à survivre à son chef et à revenir sans lui du combat'[25]. Il faut se garder de passer trop vite devant ces expressions ; on risquerait de n'en pas voir le vrai sens. Cette infamie dont parle Tacite n'est pas seulement une tache à l'honneur, une honte morale. L'infamie, chez tous les peuples anciens, était une peine, et presque la plus grave de toutes les peines. Tacite la définit lui-même en ce qui concerne les Germains : L’infâme ne peut plus ni assister aux actes religieux ni prendre part aux assemblées publiques ; la peine est si dure, qu'on voit des hommes y mettre fin en s'étranglant eux-mêmes[26]. C'est cette sorte d'infamie qui frappe le compagnon, non pas pour avoir fui, non pas même pour avoir été vaincu, car il est peut-être revenu vainqueur du combat, mais simplement parce qu'il en est revenu sans son chef, et parce que son chef a été tué. Voilà un trait de mœurs bien singulier, mais la suite l'explique : Défendre son chef et protéger ses jours, voilà la règle première de leur serment[27]. Il y a donc eu d'abord un serment. Or nous devons comprendre que chez les anciens peuples le serment était autre chose que ce qu'il est dans nos sociétés modernes. ll était une formule religieuse, sacramentelle, et d'efficacité irrésistible, par laquelle l'homme déclarait qu'au cas où la chose qu'il énonçait ne serait pas exécutée et remplie, il se vouait à un dieu et se livrait à toute sa colère. Un serment était un pacte avec une divinité terrible. Nous comprenons dès lors ce que Tacite disait tout à l'heure : puisque le compagnon avait juré qu'il sauverait les jours du chef, si ce chef avait été tué, il y avait violation du serment ; le compagnon était donc, à moins qu'il ne mourût lui-même, sous le coup de la vengeance d'un dieu ; et aux yeux des hommes il devenait un infâme, c'est-à-dire un maudit et un réprouvé. Le compagnon devait à son chef une abnégation complète de soi-même. Non seulement il devait sa vie pour celle du chef, mais encore, s'il faisait lui-même quelque exploit, c'était à la gloire de son. chef qu'il devait l'attribuer[28]. Cela aussi était dans son serment. Le chef combat pour la victoire, les compagnons combattent pour le chef[29]. C'est donc un dévouement sans limites à la personne. Le compagnon donne sa vie, non pour vaincre, non pour faire triompher telle ou telle cause, mais seulement pour garantir la vie du chef. Lui-même n'a ni nom, ni gloire, ni personnalité. Son serment lui a ôté tout cela. Il n'existe dans tout le groupe qu'une seule volonté, qu'un seul intérêt, qu'une seule âme, qu'une seule vie, celle du Chef. Tacite continue en montrant que cette sorte d'association peut difficilement rester à l'état de paix. Si l'État où ils sont nés languit dans l'oisiveté d'une longue paix, la plupart de ces jeunes nobles vont chercher d'autres peuples qui soient en guerre[30]. On remarquera ici que c'est surtout. la classe noble, et particulièrement la jeunesse de cette classe, qui compose ces groupes guerriers. On y remarquera aussi combien ces groupes sont indépendants de l’État, d'une part, ils n'influent guère sur les décisions de l'assemblée publique, puisque désirant la guerre ils ne peuvent déterminer leur État à renoncer à la paix ; mais, d'autre part, l'État ne leur interdit pas de faire la guerre à leur gré, où ils veulent, contre qui ils veulent. Mais pourquoi aiment-ils la guerre ? Tacite donne de cela deux raisons. D'abord, le repos répugne à cette race[31]. Prenons garde que Tacite paraît ici se contre dire ; il vient de dire en effet que la civitas, c'est-à-dire la grande majorité du peuple, reste attachée à la paix au point d'y languir. Nous devons entendre que, lorsqu'il ajoute que cette race a horreur du repos, il a en vue surtout la classe noble et surtout les groupes guerriers. C'est d'eux qu'il parle encore quand il dit qu'ils recherchent la gloire, qui ne s'acquiert aisément que dans les dangers[32]. Mais il signale une autre raison qui fait que la guerre est pour ces hommes une nécessité. C'est qu'on ne peut conserver un compagnonnage nombreux que par la force des armes et par la guerre[33]. EL pour expliquer cela, il nous fait entrer dans le cœur même de l'institution. Les compagnons exigent, en effet, quelque chose de la libéralité du chef[34]. Et l'on comprend que s'ils se sont voués à lui, il a été sous-entendu qu'ils recevraient une compensation. Quels sont les dons que le chef doit leur faire ? Tacite n'en nomme que deux, choisissant apparemment les plus honorables : c'est ce cheval de guerre, qui a pour eux tant de prix ; c'est cette framée, qui sera souvent sanglante et victorieuse[35]. On devine bien quelques autres dons, des vêtements, des esclaves, des bestiaux, de l'or et de l'argent s'il s'en trouve clans le butin ; mais Tacite ne parle pas de terres, et l'ensemble du passage ne permet pas de supposer que le chef donne de la terre à ses hommes. En outre, une autre nécessité qui s'impose au chef, c'est de donner des repas à ses compagnons ; et ces repas, tout grossiers qu'ils sont, sont abondants et coûteux[36]. Ainsi les compagnons sont nourris par le chef, peut-être à la même table que lui. Il doit faire tous les frais de l'entretien de sa troupe. Il la nourrit, et, de quelque façon, la paye ; car ces repas sont une sorte de solde. Et il faut qu'il soit large et libéral ; autrement sa troupe le quitterait. Or il est clair que pour fournir à cette libéralité, il faut la guerre et le butin[37]. Telle est l'institution décrite par Tacite. Est-elle la féodalité ? Ressemble-t-elle au moins à ce que sera la féodalité ? En premier lieu, il faut observer que ces groupes guerriers ne sont pas un peuple, ne constituent pas une société politique. Cela est si vrai, que le peuple peut. rester en paix et le groupe guerrier être en guerre. Ainsi, à supposer que ce groupe ait un caractère féodal, ce groupe est en dehors de la société. C'est déjà une différence capitale avec la féodalité du moyen âge qui a enserré la société et l'a régie. Mais ce groupe guerrier lui-même a-t-il un caractère féodal ? Il faut se défier des premières apparences. Dans ce compagnon on croit d'abord voir un vassal, parce que, comme le vassal, il est engagé à un autre homme. Mais le principe de l'engagement n'est nullement le même. Nos études ultérieures nous montreront que le vassal n'est engagé envers le seigneur que parce qu'il reçoit quelque chose de lui ; le don du fief, en réalité, précède l'hommage, bien que, dans la forme, les cieux soient du même jour et du même moment. Pour le compagnon, au contraire, les présents ne viennent qu'après, longtemps après, quand le chef peut et veut en faire, et dans la mesure où il le veut et le peut. Il y a donc une différence capitale dans la nature des deux engagements, et dans les relations qui en sont la suite. Voici une autre différence. Tacite nous a dit que le chef ne pouvait attacher à lui ses compagnons que par la guerre, parce que la guerre seule lui fournissait les moyens de les récompenser. C'est dire qu'il n'avait pas dans le pays de terres à leur distribuer. La concession bénéficiale de la terre était donc inconnue en Germanie. Or nous reconnaîtrons dans la suite de ces études que la concession du sol en bénéfice ou en fief est l'élément essentiel, principal, nécessaire de toute féodalité. Il n'y a aucun rapport entre le don d'un cheval ou d'une framée et la concession d'une terre en fief. C'est vraiment s'attacher à de pures apparences que de rapprocher ces deux choses. Elles ne diffèrent pas seulement par l'objet concédé. C'est la nature même de la concession qui est différente. Il est clair, en effet, que le cheval, la framée, la part de butin, sont donnés en toute propriété ; tandis que, le jour où il y aura fief ou bénéfice, il s'agira toujours d'une concession temporaire, 'conditionnelle, et qui ne portera que sur un usufruit. Les Germains connaissent le don ; rien ne montre qu'ils connaissent le bénéfice. Il est commode de dire qu'ils sont passés, après la conquête, du don d'objets mobiliers au don de la terre. Mais on devrait observer que le bénéfice n'est plus un don. Les deux actes sont essentiellement différents, opposés par nature, et ils ne dérivent pas l'un de l'autre. Le compagnon faisait un serment en s'attachant il son chef ; le vassal aussi prêtera serment au suzerain. Est-ce là une ressemblance ? Nullement ; car le serment n'est pas de même nature. Le vassal n'a jamais juré de mourir avec son suzerain. Le serment féodal n'entraînait pas un dévouement complet. Tout au contraire, il était l'expression d'un contrat, et il imposait aux deux parties des obligations réciproques. Le serment du compagnon était un serment d'abnégation, d'abandon de la personne, de dévouement dans le sens antique et religieux de ce mot. Il serait facile de montrer aussi que le service militaire exigé des compagnons n'était pas de même nature que celui qui a été exigé plus tard des vassaux. On pourrait ajouter encore, que le vassal avait d'autres obligations que ce service militaire, qui était, d'après Tacite, l'unique devoir du compagnon. Si nous voulons trouver quelque chose qui ressemble à ce compagnon germain, il faut chercher, non dans le
moyen âge féodal, mais chez les anciens Gaulois ou Aquitains. César avait
noté qu'il y avait auprès des grands personnages de la Gaule des dévoués, qu'ils appellent en leur langue soldurii.
Ces hommes vivent constamment avec leur chef ; ils
partagent toutes les jouissances de celui à l'amitié duquel ils se sont voués
; ils partagent aussi ses revers ; s'il meurt, ils doivent mourir ; on n'a
jamais vu d'exemple que, le chef ayant été tué, ses dévoués ne soient morts
eux-mêmes[38]. On reconnaît
ici, sous des mots un peu différents, tous les traits que Tacite avait marqués.
Ceux que César appelle amis sont les mêmes
que Tacite appelle compagnons. Le partage des jouissances équivaut aux repas communs
et aux dons. Les mots devoti, se decorere
qu'emploie César, en leur donnant sans nul doute la signification précise
qu'ils avaient en latin, rappellent le serment d'absolue abnégation dont
Tacite a parlé. Enfin, l'un et l'autre dévouement aboutissent à la même
obligation, celle de mourir avec le chef. Les compagnons
de la Germanie ne ressemblent guère aux vassaux du moyen âge ; mais ils
ressemblent beaucoup aux dévoués de
l'ancienne Gaule. Il y a encore une autre raison qui nous empêche de croire que la féodalité dérive du comitatus. Pour établir que le compagnonnage germain ait été la source directe du régime qui a régné au moyen âge, il faudrait prouver d'abord qu'il a été transplanté en Gaule. Or cela paraît fort douteux. Les documents que nous avons sur l'entrée des Wisigoths et clos Burgondes n'en parlent pas. On a supposé que l'armée de Clovis avait dû être composée de groupes semblables à ceux qu'a décrits Tacite ; mais c'est une pure supposition. On ne trouve dans aucun des documents du Ve siècle un seul indice qui permette de croire que les envahisseurs fussent organisés en groupes de compagnons. Ce n'est pas le comitatus qui a fait les invasions. Aussi ne voyons-nous pas qu'il soit en vigueur après elles dans le nouvel État. Nous savons assez bien comment se formaient les armées franques sous les fils et petits-fils de Clovis ; nous n'y apercevons jamais ces groupes de compagnons. Nous voyons plutôt que les chefs des divers corps de troupes sont choisis par le roi, et que ce n'est jamais le soldat qui choisit lui-même son chef. Cela est l'opposé du compagnonnage germanique. On n'a donc aucune raison de penser que l'institution du comitatus ait été transportée en Gaule. Il y a eu ainsi un grand intervalle, une coupure de plusieurs siècles entre le compagnonnage germain et la féodalité. En résumé, non seulement la société germanique n'était pas régie féodalement, mais même l'institution particulière du comitatus n'avait qu'une ressemblance apparente avec la féodalité. Il y aurait toutefois de l'exagération et de l'inexactitude à soutenir que le comitatus germain ait été tout à fait étranger à la formation du régime féodal. Il contenait en soi certaines habitudes qui ont pu, ayant été autrefois puissantes et ayant laissé leur marque dans les âmes, passer en Gaule avec les envahisseurs. Bans la description de Tacite, il y a tout au moins quelques traits qui se retrouveront dans la Gaule franque. C'est d'abord cette émulation et celte concurrence entre les chefs à qui attachera le plus d'hommes à sa personne ; nous la verrons bientôt reparaître à la faveur des désordres de la société. C'est aussi cette propension du faible à chercher la protection d'un plus fort en se livrant à lui : propension qui n'est pas purement germaine, mais oit les habitudes germaines peuvent avoir eu une grande part. C'est encore cette conception d'esprit en vertu de laquelle l'homme vouait son obéissance à un autre homme, au lieu de la vouer à l'État ou au souverain : conception qui était opposée au principe romain, que les Germains ont peut-être introduite en Gaule, et que les guerres civiles ont certainement développée. Tout cela explique que certaines pratiques, telle que la recommandation, la truste, et même le bénéfice, aient pu prédominer dans l'âge suivant. Ce qui serait faux, ce serait de croire que le comitatus ait été transporté en Gaule avec son organisme entier. Ce qui peut être vrai, c'est que certaines idées de l'esprit et certaines mœurs qui étaient dans le comitatus se sont infiltrées en Gaule, et [y ont, peu à peu grandi] à la faveur des troubles du temps. Le comitatus germain a pu contribuer ainsi, d'une manière indirecte et pour une part seulement, à la génération du régime féodal. |
[1] Tacite, Germanie, c. 8, 12, 13, 14, 15, 30, 37, 41, 44. De même César, De bello gallico, VI, 25. César et Tacite emploient aussi, au sujet des Germains, le mot populi, terme qui dans la langue latine impliquait toujours l'idée d'une organisation politique.
[2] Tacite, Germanie, c. 11 : De minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes ; ita tamen ut ea quoque quorum penes plebern arbitrium est, apud principes pertractentur. Coeunt... certis diebus.... Considunt armati ; silentium per sacerdotes imperatur.... Rex vel princeps... audiuntur.
[3] Tacite, Germanie, c. 7, 11, 23, 42, 43, 44, 45.
[4] Tacite, Germanie, 31 : Aliis Germanorum populis usurpalnin rara et privala c-ujusque audentia, apud Caltos in consenstum vertit. — Tacite représente les Caltes comme le peuple le plus guerrier de la Germanie.
[5] Tacite, Germanie, 31 : Votivum obligatumque Virtuli oris habitum.
[6] Tacite, Germanie, 31 : Omnium perses hos initia pugnarum, hæc prima semper fides. — Ils ne sont pas tous les guerriers d'un peuple, mais ils sont l'élite de ses guerriers.
[7] Tacite, Germanie, 31 : Nulli dormis aut alter... prout ad quemque venere, aluntur, prodigi alieni, contemptores sui.
[8] Tacite, Germanie, 13, 14.
[9] Montesquieu, Esprit des lois, XXX, 1, 2, 3.
[10] Guizot, Essais sur l'histoire de France, édit. de [1859, p. 92] 1846. p. 85.
[11] Guizot, Civilisation en France, édit. de 1846, t. III, p. 240 [édit. de 1876, t. III, p. 33].
[12] Guérard, Polyptyque d'Irminon, Prolégomènes, p. 506.
[13] [Voir notamment ce qu'il dit à propos du beneficium, c. 5 du t. II ; c'est surtout Guizot qu'il s'attache à réfuter.]
[14] Tacite, Germanie, 13 et 14.
[15] Tacite emploie ailleurs le mot princeps dans un autre sens : princeps civitatis, c. 10 ; principes qui jura reddunt, c. 12 ; mais dans les chapitres 13 et 14 le mot princeps est employé huit fois avec la signification bien évidente de princeps comitum. Il est synonyme de quem sectantur que Tacite emploie dans la phrase suivante.
[16] Insignis nobilitas aut magna patrum merita principis dignitatem (ailleurs dignationem) etiam adolescentalis asgignant. — Dans cette phrase, le premier mot dont il faut bien marquer le sens est principis ; il signifie chef de comites, comme plus bas æmulatio principum, ainsi que dans tout le reste du chapitre et dans tout le chapitre suivant. — Dignitatem est dans les deux meilleurs manuscrits, le Leydensis et le Vaticanus, n° 1862 ; du reste, le mot dignatio avait dans la langue latine le même sens que dignitas. M. Waitz traduit dignationem principis par la faveur du chef ; mais il n'y a pas d'exemple dans la langue latine d'un pareil emploi de dignatio. Comment Tacite aurait-il pu dire qu'il fallait une noblesse insigne et les grands services des ancêtres pour que le chef jugeât un jeune homme digne d'être son compagnon ? A ce compte, les compagnons eussent été bien peu nombreux. Ce qu'il a dit, c'est qu'il fallait une noblesse éclatante pour que l'on eût dès la première jeunesse le rang de chef.
[17] Ceteris robustioribus ac jam pridern probalis aggregantur. — Je ne m'explique pas qu'on ait voulu changer ceteris en æteri. Ceteris est dans tous les manuscrits, et il faut le garder. On a voulu en faire le sujet de aggregantur ; mais aggregantur, comme sectantur qui est deux lignes plus bas, a pour sujet homines sous-entendu. Ceteris est un régime, et il s'applique, non aux compagnons, mais aux chefs. Tacite vient de parler de quelques chefs peu nombreux à qui leur grande noblesse a valu tout de suite ce rang ; il parle maintenant des autres chefs à qui les hommes ne s'attachent que lorsqu'ils sont devenus plus âgés et ont fait leurs preuves. Sa phrase doit s'analyser ainsi : Inter principes, nonnulli sunt quibus insiguis nobilitas principis dignationem assignat, ceteri sont quibus jam robustioribus ac probatis homines aggregantur.
[18] Nec robor inter comices adspici. Pour s'expliquer cette remarque de Tacite, il faut songer que, dans la langue courante de son temps, comes indiquait un état de subordination.
[19] Gradus quinetiam ipse comitalus habet, judicio ejus quem sectantur.
[20] Magna et comitum æmulatio quibus primas apud princinem simus locus, et principum cui plurimi et acerrimi comites.
[21] Hæc
dignitas, hæc vires ; magna semper electorum jurenum globo circumdari, in pace
decus, in bello præsidium.
[22] César, De bello gallico, VI, 25.
[23] Nec solum in sua gente cuique, sed apud finitimas poque civitates denomen, ea gloria est, si numero ac virlute comilatus emineat. Expetuntur etiam legationibus et muneribus ornantur, et ipsa plerumque famabella profligant.
[24] Tacite, Germanie, 14 : Cum ventum in aciem, turpe principi virtute vimei, turpe comitatui virtutem principes non adæquare.
[25] Jam veto infante in omnem vitam ac probrosum superstitem principi suo ex acie recessisse. — Cette indication de Tacite est confirmée, pour le IVe siècle, par Ammien Marcellin. XVI, 12, 60 ; parlant de l'Alaman Chonodomar, il écrit : Ultro se dedit, solus egressus, comitesque ejus ducenyi numero et tres amici junctissimi, flagitium arbitrati post regent vivere vel pro rege non mori, tradidere se vinciendos. Notez que ce n'est pas comme sujet, c'est comme compagnons que ces deux cents hommes veulent et doivent partager le sort de Chonodomar.
[26] Tacite, Germanie, 6 : Scutum requisse præcipuum flagitium, nec aut sacris adesse aut consilium inire ignominioso fas ; multique superstites bellorum infamiam laqueo finicrunt.
[27] Tacite, Germanie, 14 : Illum defendere, tueri... principuum sacramentum est.
[28] Sua quoque fortia fada gloriæ ejus assignare.
[29] Principes pro victoria pugnant, conciles pro principe.
[30] Si civitas in qua orli sunt longa pace et otio torpeat, plerique nobilium adolescentium petunt ultro illas nationes quæ aliquod bellum germa. — Il faut entendre si... torpeat comme exprimant la pensée de ces hommes et non celle de Tacite. On pourrait traduire : S'ils trouvent que l'État languisse dans une longue paix.
[31] Ingrata genti quies.
[32] Facilius inter ancipitia clarescunt.
[33] Magnum comitatum non nisi vi belloque facere. D'autres textes portent tuentur.
[34] Exigunt enim principis sui liberalitate....
[35] ... Ilium bellatorem equum, illam cruentam victricemque framcam.
[36] Epulæ, et quanquam incompti, largi tamen apparatus, pro stipendio cedunt.
[37] Nateria munificentiæ per Bella et raptus. Nous nous tromperions beaucoup en supposant que Tacite admire cette institution. Je sais bien qu'il y a une façon de lire Tacite qui fait que chacune de ses phrases se tourne en éloge ; mais cela tient seulement à ce que notre esprit met lui-même l'éloge dans chaque phrase. Si vous lisez toute cette description de l'historien sans avoir d'avance cette disposition d'esprit, si vous observez chaque mot sans avoir d'autre souci que d'y chercher la pensée de l'auteur, vous n'y trouverez pas un seul mot qui implique l'admiration. Il serait, en effet, bien étrange que Tacite, avec les habitudes d'esprit qu'il avait et la haute idée que tout Romain se faisait de la puissance publique, admirât des hommes qui se rendaient si indépendants de l'État et si étrangers à leur patrie. On ne croira certainement pas qu'il approuvât un serinent militaire qui rendait ces hommes indifférents à toute espèce de cause et ne les obligeait qu'à défendre les jours d'un autre homme. Tacite avait d'autres idées sur le devoir militaire ; il l'eût appliqué plutôt à la patrie. Quand il nous montre, d'un côté, la civitas qui se plaît à la paix, et de l'autre ces guerriers qui vont chercher n'importe quel ennemi, nous devons croire que ses préférences sont pour la civitas pacifique. Il juge sévèrement ces expéditions, quand il montre qu'elles n'ont pour mobiles que les intérêts les plus matériels et les plus grossiers. Tacite exprime avec une force merveilleuse les sentiments des hommes dont il parle ; mais ce n'est pas à dire qu'il partage ces sentiments ou les approuve. Il termine même sa description par un blâme formel : Vous ne pourrez jamais apprendre à ces hommes qu'il vaut mieux labourer la terre et attendre la moisson que de provoquer des ennemis et de chercher des blessures ; ils vont jusqu'à croire (quis immo) que c'est paresse et lâcheté que d'acquérir par le travail ce qu'on peut prendre avec du sang. Ceux-là se font une étrange idée de Tacite qui croient que de telles paroles sont un éloge. Il ajoute d'ailleurs, insistant sur le côté psychologique de l'institution qu'il vient de décrire, et continuant à parler de ces mêmes hommes : Si la guerre leur manque, ils ne savent que faire, chassent un peu, passent la plus grande partie du temps à manger et à dormir, et vivent dans un engourdissement hébété. Notons que le jugement sévère contenu dans ces dernières lignes ne s'applique pas à toute la race germanique, mais seulement aux hommes dont il vient de parler, aux hommes des comitatus ; cela ressort des mots fortissimus quisque ac bellicosissimus.
[38] César, De bello gallico, III, 22 [II s'agit du roi des Sotiates, peuplade aquitanique] : Adiatunnus cum sexcentis DEVOTIS quos illi SOLDURIOS appellant, quorum hæc est conditio, ut omnibus in vila commodis una cum bis fruantur quorum SE AMICITUS DEDIDERINT ; si quid bis per vina accidat, aut m'idem caszcm una ferant aut Bibi mortem consciscant ; neque adhuc hominum mentoria repertus est quisquam qui, eo interfecto CUJUS SE AMICITUS DEVOVISSET, mori recusaret. — Cf. VII, 10 : Litavicus cum suis clientibus, quibus more Callorunt NEFAS EST etiam in extrema fortuna deserere patronos.