Nous avons observé la nature et l'organisme du domaine rural depuis le quatrième siècle jusqu'au neuvième. La première chose qui nous a frappé dans cette étude, c'est la continuité des faits et des usages. Tel le domaine était au quatrième siècle, tel il est encore au neuvième. Il a la même étendue, les mêmes limites. Il porte souvent le même nom, qui est celui que lui a donné un ancien propriétaire romain. Il est divisé en deux parts, de la même façon qu'autrefois. Un homme en est propriétaire en vertu d'un droit de propriété qui n'a pas varié. Les hommes qui le cultivent sont encore, ou des esclaves, ou des affranchis, ou des colons. La substitution de la tenure servile à l'ancienne servitude s'est continuée pendant ces cinq siècles ; l'affranchissement n'a pas changé de nature ; le colonat est resté immuable. Dans cette étude, qui portait sur une si longue période, nous n'avons pu saisir un seul moment où il se soit fait un changement dans la nature du domaine rural. Les invasions germaniques n'y ont apporté aucune modification. Les documents ne montrent aucune différence essentielle, entre les domaines du nord de la Gaule ou de la région Rhénane et ceux de la Gaule centrale. Une seconde remarque est que l'autorité publique n'a jamais été pour rien dans cette organisation. Ce ne sont pas les rois mérovingiens qui ont créé l'alleu ni constitué la villa. Ce domaine datait de plus loin. Il s'était formé de lui-même. Il a subsisté par sa force propre. La société rurale a vécu et s'est conservée d'instinct. Il n'y a pas le moindre indice que ce système rural ait été attaqué ni contesté. Une troisième remarque est que, dans tout ce que nous avons vu, il n'y a rien de féodal. C'est que la propriété foncière, le grand domaine, la seigneurie du propriétaire n'appartiennent pas à la féodalité. L'esclavage, le servage, la tenure servile, la tenure colonaire, les redevances seigneuriales, les services et les corvées n'ont rien de commun avec la féodalité et lui sont antérieurs. Tout cela subsistera au milieu de la féodalité, mais rien de cela n'est de l'essence de la féodalité. Nous n'avons pas encore dit un mot du bénéfice. Ce sera l'objet d'un prochain volume. Qu'il nous suffise de dire ici que les bénéfices ne sont pas une catégorie de terres. Les érudits qui se figurent le sol de la Gaule divisé en alleux et en bénéfices sont ceux qui font l'histoire avec leur imagination. Les documents ne mentionnent jamais de terres bénéficiais ni de terres réservées viagèrement aux guerriers. Ils ne nous montrent jamais, durant l'époque mérovingienne, ni terres militaires, ni caste militaire. Il n'y avait pas d'autres terres que celles que nous avons décrites. Toute terre était alleu, c'est-à-dire propriété de quelqu'un. Si l'on excepte les villes et quelques bourgs, on peut dire que les domaines ou villæ couvraient le sol tout entier. Le beneficium, dont nous parlerons plus tard, n'a jamais été une terre ; il a été une opération qui se faisait sur la terre. Or cette opération a pu se faire peu à peu sur tous les domaines que nous venons de décrire, sans en changer d'ailleurs la nature et sans en modifier aucunement l'organisme intime. Ce régime domanial durera pendant tout le moyen âge et, en se modifiant, plus loin encore. La féodalité, qui ne l'a pas créé, n'a pas non plus songé à le détruire ; elle s'est simplement élevée par-dessus. L'alleu, la propriété, le grand domaine avec ses terres et ses personnes, forment des fondations cachées et solides sur lesquelles se dressera l'édifice féodal. FIN DU QUATRIÈME VOLUME |