Les manses n'étaient distingués entre eux que d'après la condition sociale des hommes qui les occupaient. Il y avait donc des manses d'esclaves, des manses d'affranchis, des manses de colons. On dit communément que l'esclavage a été remplacé par le servage de la glèbe. Cette formule n'est pas fausse, mais elle est vague et donne lieu à des malentendus. Il ne faudrait pas qu'elle fit supposer qu'il y ait eu transformation brusque ou changement de personnes. Le serf n'a pas précisément pris la place d'un esclave ; c'est le même homme qui d'esclave est devenu serf. Ces termes mêmes, qui appartiennent à la langue actuelle, font illusion. Nous devons songer que le mot esclave n'appartient ni à l'antiquité ni à l'époque mérovingienne. Il n'est entré dans la langue que le jour où des multitudes de Slaves, Sclavi, ont été amenés comme prisonniers de guerre en Allemagne et en France. Au contraire les Romains avaient des serfs, et c'est du nom de serfs qu'on a continué à appeler les mêmes hommes dans toute la période mérovingienne. Le serf attaché à la glèbe est simplement l'ancien serf ; seulement, au lieu d'être soumis à toutes les volontés du maître, il n'est plus astreint qu'à des services ruraux ; et, au lieu de travailler en commun, par groupes, sur toutes les parties du domaine tour à tour, sans aucun profit pour soi, il travaille isolément, sur un lot que le maître lui a concédé. Or ce grand changement dans le mode de travail du serf s'est opéré peu à peu, non par l'effet d'une loi ou d'une mesure générale, mais par l'effet d'une pratique qui insensiblement s'est tournée en habitude. Cette pratique avait commencé dans la société romaine ; elle se continua et se développa durant la période mérovingienne. Il ne faudrait pas aller jusqu'à croire qu'au septième siècle tous les serfs fussent déjà des tenanciers. Les lois et les chartes mentionnent encore beaucoup de serfs qui sont bergers, veneurs, palefreniers, charpentiers[1]. Ce sont des hommes attachés à un métier et non pas à une terre. Elles signalent de même des ateliers de femmes serves qui travaillent en commun[2]. D'ailleurs aucune loi ne défendait de vendre l'esclave sans la terre[3]. Surtout aucune loi ne défendait au maître de transporter son serf d'un de ses domaines à un autre, ou à plus forte raison d'une partie d'un domaine sur une autre partie. Il existait donc encore beaucoup de serfs qui n'avaient pas de tenure. Mais l'usage de la tenure servile grandissait peu à peu et en dehors de toute loi. On aperçoit déjà dans les actes du sixième siècle des esclaves qui sont attachés à un lot de terre particulier et qu'on n'en sépare pas. Nous remarquons, par exemple, qu'un testateur ou un donateur désigne telle portion de sa terre par le nom du serf qui la cultive. Ainsi saint Rémi lègue à un de ses héritiers la vigne que cultive Bébrimode, à un autre la vigne que cultive Mellaric, à un troisième celle que soigne Catucio. Plus tard, Arédius fait don de cinq arpents de vigne que cultive le vigneron Provincianus ; et plus tard encore Erminétrude lègue la vigne que cultive Imnérède[4]. Si l'on peut, dans un acte tel qu'un testament, désigner une terre par le nom de l'homme qui la cultive, c'est que cet homme la cultive d'une manière permanente. Les manses n'avaient pas de noms à eux comme les villæ[5]. Pour les
désigner on donne le nom des serfs qui les occupent. On dit par exemple : Le manse où habite le serf nommé Saxo[6]. Nous voyons
souvent qu'un donateur, au lieu de dire qu'il donne tel manse, écrit qu'il
donne tel serf. Visiblement le manse et le serf sont tellement attachés l'un
à l'autre, qu'il est indifférent de donner le manse ou le serf ; l'un
entraîne l'autre. Voilà donc des tenures serviles, des manses d'esclaves. La langue courante du huitième et du neuvième siècle emploie l'expression mansi serviles. Elle se retrouve à chaque page des polyptyques de Saint-Germain, de Saint-Remi, de l'abbaye de Prum[7]. Il semble que tout polyptyque bien fait dût indiquer pour chaque manse s'il était servile ou ne l'était pas[8]. Les serfs qui y sont établis sont appelés servi manentes, serfs manants, ou encore mansuarii[9]. Quelques textes les appellent servi casati, expression qui offre le même sens que les précédentes[10]. Ces manants ou ces casés sont des hommes qui, au lieu d'habiter en groupe dans les dépendances de la maison du maître, ont une demeure qui leur est propre et avec cette demeure une terre. On forma même à cette époque le terme casa la, qui désignait à la fois l'habitation du serf et les parcelles de terre qui y étaient attachées[11]. Delà ces expressions que nous trouvons dans les chartes du nord de la France : Je te donne sept casatæ avec les esclaves qui les occupent ; je te donne onze casatæ avec les esclaves et leur pécule[12]. On voit clairement qu'il s'agit de serfs qui sont fixés à demeure sur des lots de terre qu'on ne cède qu'avec eux. Tous les serfs ne sont pas encore ainsi établis. Un acte législatif de 806 montre qu'on distingue encore les serfs casés et les serfs non casés. Il marque en même temps que les serfs casés sont comptés parmi les immeubles, et il explique que cela signifie qu'on ne peut pas les vendre sans la terre[13]. Seuls les serfs non casés sont comptés encore parmi les objets mobiliers que les marchands peuvent vendre[14]. Tous ces signes font assez voir que la tenure servile, c'est-à-dire l'établissement d'un serf à demeure sur un lot de terre, entre de plus en plus dans les habitudes. Je voudrais préciser davantage et indiquer la proportion entre les deux catégories ; mais les documents ne le permettent pas. J'ai cherché aussi si quelque signe laissait voir que les serfs casés fussent plutôt d'origine germanique, et que les serfs non casés fussent plutôt d'origine romaine ; mais il n'y a pas un seul indice qui autorise cette distinction. On a quelques raisons de penser que c'est surtout sur les terres des églises et sur celles du domaine royal que l'habitude de la tenure servile s'est d'abord établie et a gagné ensuite les terres des particuliers ; mais cela même ne peut pas être démontré. Le serf était donc mis en possession d'un manse, c'est-à-dire d'une petite maison et de quelques terres. C'était le manse servile. L'étendue des manses n'avait rien d'uniforme ; nous en voyons de 2 bonniers seulement, plusieurs en ont 12, la plupart en ont 4 ou 6. Benjamin Guérard a calculé que, sur les terres de Saint-Germain, 191 manses serviles contenaient 1050 bonniers de terres arables ; c'est une moyenne de sept hectares pour chacun d'eux, et à cela s'ajoutait presque toujours une petite vigne et un petit pré. Si maintenant nous cherchons quelles étaient les conditions de cette sorte de tenure au septième siècle, nous ne devons pas nous attendre à trouver des règles fixes. Aucune loi ne déterminait les obligations du serf, et aucune coutume ne les avait encore arrêtées. Les conditions dépendaient de la volonté du maître qui avait concédé la tenure. Il n'y a pas lieu de penser qu'au moment de la concession un acte écrit ait été dressé. Nul contrat n'était possible entre un maître et son esclave. Le maître s'était contenté d'indiquer au serf quelles conditions il mettait à sa faveur, c'est-à-dire quelles seraient ses obligations, et cela faisait loi pour l'avenir. Quelques chartes nous laissent apercevoir qu'à l'origine
les conditions furent très diverses. Par exemple, Arédius, grand propriétaire
dans le midi de la Gaule, déclare léguer à un monastère, outre des terres, un
certain nombre de serfs[15] ; or, pour
beaucoup d'entre eux qu'il nomme, il détermine en même temps quels seront
leurs devoirs envers le nouveau propriétaire. Je
lègue, à titre d'esclaves, Ursacius avec sa femme et ses fils sous cette
condition qu'ils cultiveront quatre arpents de vigne — sur le dominicum —[16].... Je lègue aux moines, en même temps que mon domaine
d'Excideuil, Parininius avec sa femme et ses enfants, Léomer avec sa femme et
ses enfants, Armédius, Rusticus, Claudius avec leurs femmes et leurs enfants
; eux aussi, je veux qu'ils cultivent sur la terre des moines quatre arpents
de vigne ; leurs femmes payeront chaque année dix deniers d'argent ; on
n'exigera d'eux rien de plus en aucun temps[17]. Il assigne au
même monastère le serf Valentinianus et décide que
cet homme cultivera quatre arpents pour les moines et rien de plus[18]. Nous voyons
déjà par ces lignes que le maître a fixé les obligations de ses serfs, et,
comme testateur, il veut que ces obligations ne changent pas à l'avenir. Il
ajoute : Quant à leurs biens particuliers,
c'est-à-dire aux petits champs et aux petites pièces de vigne qu'ils
possèdent, je veux qu'ils continuent à les posséder, sans que personne les
trouble, à cette condition toutefois qu'ils ne se permettent jamais ni de les
vendre, ni de les aliéner[19]. Ainsi, le
propriétaire du domaine d'Excideuil avait concédé à plusieurs de ses serfs
quelques parcelles de terre, non en pleine propriété, cela n'eût pas été
possible, mais en usufruit. Or le testament n'indique pas qu'ils eussent à
payer pour ces petits lots une redevance ou une part des produits. Il semble
bien qu'ils en jouissaient et les cultivaient à leur profit, n'ayant d'autre
charge que de cultiver en même temps pour le profit du maître quatre arpents
de sa vigne réservée. Mais les conditions variaient sur un même domaine. Car dans le même testament Arédius ajoute : Je lègue encore au monastère mes esclaves qu'on appelle esclaves colonaires, et leur redevance annuelle sera d'un tiers de sou[20]. Voilà des conditions fort différentes des précédentes ; ces esclaves, qu'on appelle colons, ont visiblement une tenure, et pour cette tenure ils payent une redevance en argent ; mais ils ne paraissent pas astreints à cultiver la part du maître. Il y a donc deux pratiques différentes : par l'une, le serf paye le prix de sa tenure en argent ou en produits, comme il payerait un fermage ; par l'autre, il le paye indirectement par un certain nombre de journées de travail sur le dominicum. Il est vrai que ces conditions marquées par Arédius pour quelques-uns de ses serfs sont particulièrement douces ; nous ne devons pas croire qu'elles fussent très communes en Gaule. Le plus souvent les deux pratiques étaient combinées et l'on exigeait à la fois les redevances de la tenure et un travail sur le dominicum. Nous trouvons l'expression très claire de cette double règle dans la Loi des Alamans et dans celle des Bavarois. On sait que ces deux lois ont été écrites au septième siècle, sous l'autorité des rois francs et surtout sous l'influence de l'Église. Il est singulier que l'Eglise ait réussi à introduire dans cette législation les règles qu'elle imposait à ses serfs, alors qu'en Gaule cette matière restait en dehors de toute législation. En tout cas, nous y pouvons voir quelles sont les règles que l'Eglise chercha à établir au septième siècle et qu'elle fit prévaloir presque partout. Les serfs d'église, est-il dit dans la Loi des Alamans, doivent rendre le tribut ordinaire de leurs tenures, 15 mesures de bière, un porc valant un tiers de sou, 80 livres de pain, 5 poulets, 20 œufs. Ils laboureront la moitié des jours sur leurs terres, l'autre moitié sur le dominicum[21]. Le serf d'église, dit la Loi des Bavarois, doit des redevances en proportion de la terre qu'il possède. Il travaille trois jours sur le dominicum, trois jours pour lui. Si le propriétaire lui a donné des bœufs ou quelque autre chose, il doit pour cela un service supplémentaire dans la mesure du possible. Il ne faut pas d'ailleurs opprimer le serf[22]. Ainsi, lorsque le propriétaire a concédé sa terre à son esclave, il a exigé une sorte de prix de fermage qui consiste partie dans la part des fruits de la tenure, partie dans un travail sur la terre qu'il s'est réservée. Ayant fait deux parts de son domaine, il reçoit la rente de l'une et fait cultiver l'autre gratuitement. Telle est la combinaison qui a semblé la meilleure et qui a prévalu sous des formes assez variées. Prenons le registre des cens de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, nous y verrons les obligations individuelles de chaque serf. Ce registre n'a été écrit que dans les premières années du neuvième siècle ; mais il est visible que ce n'est pas l'abbé Irminon qui a fixé les cens ; on n'a fait que mettre en écrit les conditions établies pour chacun depuis un temps assez ancien, et ce sont les serfs eux-mêmes qui, sous la foi du serment, ont énoncé ces conditions. Nous remarquons même que, beaucoup de ces domaines n'appartenant à l'abbaye que depuis cinquante ou quatre-vingts ans, les obligations du serf n'ont pas été fixées par l'abbé, mais par le propriétaire primitif. Aussi sont-elles fort diverses. Le serf Leuthaire qui occupe un manse de huit bonniers, c'est-à-dire de dix hectares, avec une petite vigne et un petit pré, n'a qu'une redevance de trois poulets et quinze œufs ; mais il cultive quatre arpents de vignes dans le dominicum, il est astreint à des mains-d'œuvre[23], à des charrois, à la coupe des arbres ; il a la faculté d'envoyer ses animaux dans la forêt, mais il paye pour cela deux muids de vin[24]. Un autre serf nommé Maurus ne tient que deux bonniers de terre arable, deux arpents et demi de vigne et un pré ; sa redevance est de quatre muids de vin, trois poulets, quinze œufs, deux setiers de graines de moutarde ; il cultive huit arpents de la vigne du maître, et est astreint à des mains-d'œuvre, à des labours et à des charrois[25]. Un autre qui possède un peu plus de trois bonniers doit, outre les poulets et œufs, deux journées de labour par semaine sur le dominicum et la façon de quatre arpents de vigne[26]. Celui-ci, qui tient quatre bonniers et demi de champs, un arpent et demi de vigne et deux arpents de pré, a d'abord une redevance en poulets, œufs, moutarde et cent bardeaux pour refaire les toitures ; il doit ensuite des labours, des charrois où on lui commande, et il fait encore quatre arpents de vigne et quatre perches en labour sur le dominicum[27]. Celui-là, dont la tenure est plus petite, ne doit au propriétaire qu'un jour de travail par semaine, un poulet et cinq œufs chaque année[28]. Quelquefois les redevances et les services peuvent se racheter en argent. Voici huit serfs occupant huit manses ; ils payent ensemble, au lieu des charrois, deux sous et huit deniers, et au lieu de fournir du lin, quatre sous et demi ; aucune autre obligation ne leur est imposée. Ces conditions, fort douces, étaient apparemment en usage sous les anciens propriétaires, avant que Godelhard fît donation de cette terre à l'abbaye[29]. Sur les domaines de Saint-Remi, tels serfs doivent pour leur tenure le labour d'environ deux arpents ; ceux qui ont des bœufs fournissent deux corvées ; chacun d'eux donne en outre trois poulets, quinze œufs et enfin ils font le service qui leur est ordonné[30]. Tels autres font le même labour, doivent neuf corvées dans l'année, une charge de bois, et fournissent un muid de vin et cent bardeaux, plus les charrois et les mains-d'œuvre[31]. Le registre de l'abbaye de Pruni, qui est un peu postérieur à celui de Saint-Germain, nous montre des manses serviles qui doivent chaque année : un porc, une livre de lin, quelques poulets, cinq voitures de fumier, des charrois de vin et de bois, et ; en outre, un travail de trois jours par semaine sur le dominicum[32]. D'autres doivent dix mesures de grain, quelques poulets, un porc, du lin, des bardeaux, deux charrois dans l'année ; mais on ne signale pas qu'ils aient à travailler sur le dominicum ; ils ont la faculté de faire paître leurs animaux sur la terre du maître, mais ils payent pour cela deux solidi[33]. Dans le polyptyque de Saint-Berlin, le serf doit, le plus souvent, trois journées de travail par semaine, quelquefois deux journées seulement. Il en est qui ne doivent que seize, que vingt-quatre jours, dans la saison d'été[34]. D'après le cartulaire de Lorsch, l'obligation la plus fréquente était celle de trois journées[35]. On reconnaît dans beaucoup de cas que cette diversité tient à la différence d'étendue des manses. Mais dans beaucoup d'autres cas nous voyons des manses fort inégaux avoir des obligations identiques. On ne peut donc pas affirmer comme règle générale que les devoirs du serf fussent proportionnels à la valeur de la terre qui lui avait été concédée en tenure. Tout dépendait de la volonté du propriétaire qui avait fait les lots et.qui avait pu avoir des raisons spéciales pour ne pas viser à l'égalité. Seulement, les conditions une fois établies restaient immuables pour le serf. Il était assez fréquent que le propriétaire qui léguait ou donnait un domaine fixât en même temps la mesure des obligations de ses serfs. Nous en voyons un décider que les serfs qu'il donne au monastère de Saint-Bénigne fourniront un jour par an le pain, le vin, la bière et tout ce qu'il faut d'argent pour les repas des moines[36]. Une femme donne des terres à l'abbaye de Saint-Gall et stipule que ses esclaves ne seront pas astreints à trois jours de travail sur le dominicum, mais à deux seulement ; et cela fut observé durant des siècles[37]. Car la seule règle était celle de l'immutabilité. On voit par ces exemples que les obligations des serfs étaient fort inégales, quelquefois légères, plus : souvent rigoureuses. En tout cas ces obligations venaient du jour où le maître leur avait fait concession de sa terre. Or nul ne doutait que cette concession ne fût une faveur, et il était naturel que le propriétaire y attachât une sorte de prix de fermage. Comme il renonçait au service personnel de son esclave et en même temps à la jouissance personnelle d'un lot de sa terre, il paraissait fort légitime qu'il reçût à perpétuité la rente de son double sacrifice. Les redevances et les corvées des serfs de la glèbe n'ont pas d'autre source[38]. L'homme fut-il plus heureux comme serf qu'il n'avait été comme esclave ? Cela me paraît incontestable, quoique les documents ne le disent ni ne puissent le dire. Se demande-t-on seulement si le serf eut à travailler moins ou davantage ? Je crois plutôt qu'il travailla plus que quand il était esclave. Il eut à cultiver la terre du maître et la sienne. Il est possible que, pour beaucoup de ces hommes, le travail ait doublé. Mais toute une moitié de ce travail fut pour eux ; ils en eurent la jouissance morale et les fruits matériels ; ils y mirent leur cœur et en reçurent leur récompense. Il est bien vrai que le serf, qui devenait ainsi une sorte de fermier, ne cessait pas pour cela d'être un serf. Il devait toujours l'obéissance au maître. Son prix légal n'était pas augmenté, et son mariage même demeurait subordonné à l'autorisation du maître. En droit, sa condition n'était pas changée, et cela tient à ce que sa transformation d'esclave en serf de la glèbe s'était faite en dehors du droit. En fait, le changement était grand. D'abord, la limite de ses obligations était fixée, et il eût paru monstrueux qu'elle fût dépassée. Puis il n'était pas toute la vie sous l'œil du maître ou de son intendant ; pour la culture de son lot de terre il était libre et maître de soi. C'était tout autre chose qu'au temps où il avait été confondu dans le groupe servile. Il avait son individualité, ses intérêts propres ; ses corvées faites, son temps lui appartenait ; la part de fruits payée, le reste était à lui. Il avait surtout sa demeure propre, et sa famille autour de lui. En effet, la même transformation qui se fit pour l'homme se fit aussi pour la femme. La femme du serf casé ne travaille plus dans l'atelier commun du gyneceum. Elle n'est plus attachée, sauf de rares exceptions, au service personnel de la maîtresse, surtout du maître. Les devoirs de la servitude continue se sont changés pour elle en une obligation déterminée. Quelquefois elle doit un jour de travail par semaine. Le plus souvent elle doit annuellement le tissage d'une étoffe. Tantôt c'est une pièce de toile, appelée camsilis, et qui a de huit à douze aunes de long sur deux de large[39] ; tantôt c'est une étoffe de laine, à peu près de même grandeur, et qu'on appelle sarcilis ; ou bien encore ce sont quelques nappes ou des couvertures d'autel[40]. Souvent elles peuvent racheter cette obligation pour une somme fixe de 6, de 8, de 12 deniers[41]. En tout cas, si elles font ce travail, c'est chez elles, dans leur maison, à côté de leurs enfants. Souvent même elles ne sont astreintes à aucun travail, à aucune obligation ; et ce cas est de beaucoup le plus fréquent sur les terres de l'abbaye de Saint-Germain. Ainsi, la femme esclave n'a souvent d'autre devoir que de tenir son ménage ; elle n'est plus esclave que de nom, elle est mère de famille. Au sujet des enfants, il y a une remarque qui nous frappe. Ils ne doivent jamais aucun service. Dans l'ancien esclavage ils appartenaient au maître et travaillaient pour lui. Dans le manse servile ils n'ont plus de relations avec le maître. Les polyptyques nous montrent souvent des familles qui comptent plusieurs fils ; les redevances et les corvées n'en sont pas augmentées. Regardez le polyptyque de Saint-Germain : le chef de famille qui occupe un manse doit être assez ordinairement un homme de cinquante ans ; ses deux ou trois fils peuvent en avoir de 15 à 25. Ce sont autant de travailleurs. Mais ils travaillent pour leur père, soit qu'ils cultivent son manse, soit qu'ils fassent les corvées à sa place. Plus la famille serve est nombreuse, plus l'existence lui est douce et prospère. Qu'elle compte quatre membres valides, le père, la mère, deux fils, elle n'a pourtant que les obligations d'une paire de bras. Cela nous fait juger la distance qui sépare le servage nouveau de l'ancienne servitude. Il est clair qu'aucune loi ni aucun contrat n'assurait au serf la possession de sa tenure. Mais pourquoi le maître l'en déposséderait-il ? Les chartes et les polyptyques montrent nettement que sa situation est assurée. Il vit sur son manse et y vivra toute sa vie. Encore moins les lois disent-elles que la tenure soit héréditaire. A cela deux choses s'opposaient. D'abord le serf n'avait pas d'héritiers légaux ; ensuite la terre qu'il occupait n'était pas à lui. Lui mort, il n'est pas douteux que la terre ne revînt au propriétaire. Tel était le droit. Mais en pratique il est bien visible que les fils du serf le remplaçaient sur sa tenure. Il est probable qu'il y avait un moment où le maître reprenait la terre, mais qu'aussitôt il la rendait aux fils. Si cet usage ne s'établit pas en vertu d'une règle, il s'établit par suite de l'intérêt égal que les maîtres et les serfs y trouvaient. Les maîtres avaient besoin de garder des cultivateurs les serfs avaient le désir naturel de conserver une terre qu'ils connaissaient, où ils étaient nés, et qu'ils aimaient pour l'avoir travaillée. Les polyptyques de Saint-Germain, de Saint-Remi, de Saint-Victor de Marseille, de l'abbaye de Prum ne disent nulle part que les tenures soient héréditaires, et personne à cette époque n'aurait osé le dire. Mais ils laissent voir, pour ainsi dire à chaque ligne, que la tenure du serf est assurée à sa famille. Ce n'est pas pour rien qu'à côté du nom de chaque serf on a écrit ceux de sa femme et de ses enfants. Il est visible qu'à chaque manse, dont l'étendue est fixée pour toujours, est attachée une famille qui devra payer toujours les mêmes redevances. On voit des femmes serves tenir des manses ; ce sont des veuves qui ont succédé à leurs maris, ou peut-être des filles qui ont hérité à défaut de frère[42]. Le manse était tellement héréditaire en fait, qu'il est venu un jour où on l'a appelé hereditas, sors, alodium, termes qui signifiaient patrimoine[43]. Ces expressions n'étaient certainement pas conformes au droit. Car le propriétaire du domaine était le vrai et seul propriétaire de chaque tenure ; mais l'habitude d'hériter était si constante et si incontestée, qu'on finit par appliquer à la tenure servile les mots qui désignaient la propriété et l'héritage. Un article du registre de Prum contient cette règle : Si un tenancier vient à mourir, le meilleur de ses meubles appartient au propriétaire ; quant au reste, le tenancier, avec la permission du propriétaire, en dispose entre les siens[44]. Le serf pouvait-il vendre sa tenure ? Visiblement, il n'en pouvait pas vendre la propriété. Lorsque nous voyons, ce qui est assez fréquent, un homme libre vendre ou donner un ou deux manses, une ou deux hobæ, il s'agit toujours d'un homme libre qui en est propriétaire, non du serf qui les cultive. Le serf peut-il au moins céder sa faculté de jouissance, comme un fermier céderait son fermage ? Les lois franques sont naturellement muettes sur ce point. Un article de la Loi des Wisigoths autorise le serf à vendre sa terre, pourvu que ce soit à un autre serf du même maître[45]. Cette restriction s'explique aisément ; il pouvait être indifférent au propriétaire que deux de ses serfs échangeassent leurs lots ou se les vendissent l'un à l'autre ; mais il était inadmissible que sa tenure passât aux mains d'un acquéreur qui n'aurait pas été son homme. Nous devons penser d'ailleurs qu'il était infiniment rare et presque incompréhensible qu'un serf vendît sa tenure ; que fût-il devenu sans elle ? Si le serf jouissait à perpétuité de sa terre, il y était aussi attaché à perpétuité. Ces deux choses étaient corrélatives et inséparables. Comme serf, il n'avait pas le droit de s'enfuir du domaine et de se dérober à son maître. Comme tenancier, avait-il le droit de quitter sa tenure en disant au maître de la reprendre ? Cela n'est pas impossible ; mais alors il fût retombé dans la servitude personnelle, dans la servitude de tous les jours et de toutes les heures, sans profit ni compensation. Son intérêt indiscutable était de garder sa terre. Cette terre était, en fait, bien à lui ; les arbres qu'il y plantait étaient pour ses enfants. Pourquoi l'aurait-il quittée ? Je croirais volontiers qu'aussi longtemps que ce serf se souvint de la servitude antérieure, il s'estima heureux. |
[1] Lex Salica, X. — Lex Burgundionum, X et XXXVIII. — Lex Alamannorum, LXXXI. — Charta Hedeni, Pardessus, n° 458
[2] Lex Salica, ms. de Wolfembutel, LXXVI, 8 : Si ancilla ipsa cellarium domini sui vel gyneceum lenuerit. Gyneceum est le nom qu'on donnait d'ordinaire à ces ateliers de femmes ; Grégoire de Tours, Hist., IX, 58 : Quæ ingynecio erant positæ. Le terme est ancien dans ce sens ; voyez Code Théodosien, IX, 27, 7, et X, 20, 7. — Cf. Lex Alamann., LXXXII ; Charta Eberhardi, Diplomata, n° 544, p. 557 ; Capilulare de villis, c. 51, 45 et 49 ; Specimen breviarii rerum fiscalium, à la suite du Polyptyque d'Irminon, éd. Guérard, p. 298 ; Concile de Meaux de 845, c. 77.
[3] Sur ce point, l'Edictum Theodorici est plus net qu'aucune autre législation ; c. 142 : Liceat domino ex prædiis rustica mancipia, etiamsi originaria sint, ad alla juris sui loca trans ferre..., alienare etiam homines illius conditionis liceat dominis absque terræ aliqua portione. — Les lois franques ne contiennent pas une autorisation aussi formelle, mais elles ne contiennent pas non plus l'interdiction contraire.
[4] Testamentum Remigii,
Diplomata, t. I, p. 82. — Testamentum Aredii,
t. 1, p. 158. — Testamentum Erminetrudis, ibidem, n° 452.
[5] Sauf de très rares exceptions.
[6] Diplomata, t. II, p. 178 : Mansellus alicus ubi Saxo servus commanere videtur. — Testamentum Abbonis, ibidem, t. II, p. 574 : In Ambiltis ubi Gavioaldus servus noster manet.
[7] Polyptyque de Saint-Germain : Mansum servilem, I, 7, 8, 13, 15, 16 ; IV, 26, etc. — Polyptyque de Saint-Remi, III, 2, 5 ; IV, 9, 10, 11, etc. — Polyptyque de Saint-Maur, 8, 11, 12, etc. — Registre de Prum, n° 1, 8, etc.
[8] Cela ressort du Specimen breviarii rerum fiscalium, à la suite du Polyptyque de Saint-Germain, édit. Guérard, p. 298.
[9] Capitulare de villis, c. 59 : Pullos et ova quos mansuarii reddunt. Les servi mansuarii sont mentionnés dans le Polyptyque de Saint-Germain, XII, 13 et 14. — Cf. Marculfe, I, 22 ; Senonicæ, 12 ; Bignonianæ, 1.
[10] Charta Ebroini, Pardessus, n° 519 : Dono, in villa nostra, casatos tres cum uxoribus et infantibus..., casatos quatuor cum terris cl peculiari eorum. — N° 520 : Dono tres casatos cum omni peculiare eorum. — Formulæ Augienses, 6 et 7 : Trado curtem... cum casatis. — Capitulare episcoporum, édit. Borétius, p. 52 : Infra casatos homines. — Capitularia Ansegisi, III, 80, édit. Borétius, p. 455 : Homines casatos. — Statuta Corbeiensia, c. 17, à la suite du Polyptyque d'Irminon, édit. Guérard, p. 554 : Casati homines nostri. — Neugart, n° 15 : Casatos duos ; 47 : Casatos tres. — Le servus casatus est aussi mentionné dans le Codex Fuldensis, n° 197, 215, etc.
[11] Capitulaire de 745, Borétius, p. 28, c. 2 : Statuimus... ut annis singulis de unaquaque casata solidus... ad ecclesiam reddatur. — Capitulaire de 779, p. 50, c. 15 : Detur de 50 casatis solidus unus, de 50 casatis dimidius et de viginti trimisse uno. On voit par là qu'on évaluait la valeur d'un domaine au nombre de casatæ qu'il contenait.
[12] Diplomata, n° 458 : Donamus tibi tres casatas cum mancipiis..., septem hobas et septem casatas. — N° 474 : Undecim casatas cum mancipiis et peculio eorum.
[13] Charta divisionis imperii, a. 806, c. 11, Borétius, p. 128 : De vendilionibus præcipimus ut.... Vendilionem rerum immobilium, hoc est, terrarum, vinearum, silvarum, servorumque qui jam casati sunt.
[14] Charta divisionis imperii, a. 806, c. 11, p. 129 : Auro, argenlo, gemmis, armis ac vestibus et mancipiis non casalis, et lus speciebus quæ ad negotiatores pertinent.
[15] Testamentum Aredii, a. 572, Pardessus, n° 180.
[16] Ursacium cum uxore et filiis ribi ad servitutem donamus, ea vero conditione ut quaternos aripennos vineæ colant.
[17] Quaternos aripennos vinex monachis. colanl, uxores vero eorum decenos argentos singulis annis monachis desolvant, et nihil amplius ab eis ullus ullo tempore exigere præsumat.
[18] Quaternos aripennos colat monachis et nihil amplius.
[19] Peculiaria vero eorum, campellos et vineolas, nullo inquiétante, possideant, ea vero conditione ut nec vendere nec alienare præsumant.
[20] Addimus etiam mancipia quæ colonaria appellantur et nobis iribularia esse perhibentur... et reddant omnes singulis annis trientes.
[21] Lex Alamannorum, 22 : Servi ecclesiæ tributa sua legitime reddant, 15 siclas cervisia, porcum valenlem tremisse uno, pane modia duo, pullos quinque, ova 20.... Servi dimidiam partent sibi et dimidiam in dominico arativum reddant.
[22] Lex Baiuwariorum, I, 5 ; Pertz, III, 280. Le titre entier paraît être partagé, assez obscurément d'ailleurs, entre les coloni et les servi. L'article 6 est ainsi conçu : Servi autem secundum possessionem suam reddant tributa (les tributa, dont il est parlé plus haut pour les colons, sont la dime des produits) ; opera vero tres dies in ebdomade in dominico opèrent, très vero sibi faciant.... Tamen injuste neminem opprimas.
[23] On appelait manoperæ toute espèce de travail à la main, battage de grain, sarclage des jardins, confection du vin, de la bière, du pain, réparation des bâtiments, clôture des cours ou des prés.
[24] Polyptyque de Saint-Germain, I, 7.
[25] Polyptyque de Saint-Germain, I, 114 (édit. Longnon).
[26] Polyptyque de Saint-Germain, VII, 62.
[27] Polyptyque de Saint-Germain, VIII, 28.
[28] Polyptyque de Saint-Germain, I, 20. — Les redevances varient à l'infini ; il y a des serfs qui sont tonus de fournir jusqu'à 100 livres de morceaux de fer, provenant de vieux outils, faulx, couteaux, rasoirs, instruments de toute nature, qui étaient ensuite, dans la forge du propriétaire, transformés en outils neufs (Polyptyque de Saint-Germain, XIII, 64-108 ; Polyptyque de Fulda, à la suite des Prolégomènes de Guérard, p. 929 ; Polyptyque de Corvey, ibidem, p. 950). — Ce qui était plus fréquent, c'était l'obligation de fournir des bardeaux, des voliges, des tonneaux.
[29] Polyptyque de Saint-Germain, XII, 2.
[30] Polyptyque de Saint-Remi, XI, 8.
[31] Polyptyque de Saint-Remi, XII, 4.
[32] Registre de l'abbaye de Prum, dans Beyer, Urkundenbuch zür Geschichte der Mitrelrheinischen Territorien, c. I, p. 144. — Ce registre a été rédigé en 895 ; il va sans dire que les redevances sont d'une époque antérieure.
[33] Registre de Prum, c. XLIV, p. 166. — Quelquefois le serf placé sur une tenure travaille à moitié, laborat ad medietatem, c'est-à-dire laisse la moitié de la récolte à son maître et garde l'autre moitié. C'est un véritable métayer. Mais le cas est rare ; je ne le vois que dans un seul des domaines de Saint-Germain, celui de Corbon, XII, 10, 19, 22, 25, 26, 27, 52, 45, 44.
[34] Polyptyque de Sithiu, à la suite de celui de Saint-Germain, édit. Guérard, p. 398-405.
[35] Codex Laureshamensis, n° 3067-3679.
[36] Chronique de Saint-Bénigne, édit. Bougaut, p. 60.
[37] Neugart, Cod. diplom., n° 303, p. 217.
[38] Cela est si vrai, que le serf qui n'occupe qu'un demi-manse ne paye que la moitié du cens (Polyptyque de Saint-Remi, XVIII, 10).
[39] Polyptyque de Saint-Germain, XIII, 109 ; XX, 58. — Registre de Prum, n° 45.
[40] Polyptyque de Saint-Germain, XI, 15 ; XV, 70, 76, 82 ; XXIII, 27. — Codex Laureshamensis, n° 5654, 5655, 5668. — Registre de Prum, n° 115.
[41]
Polyptyque de Saint-Germain, XXV, 6 : Uxor
ejus aut facit sarcihm aut solvit denarios 12 ; cf. XXIII, 27. —
Registre de Prum, n° 10, 21, 25, 52, 55, 41,45, 62, 105. — Polyptyque de
Saint-Amand, dans Guérard, Prolégomènes, p. 925-926 : Sunt ibi camsilariæ sex quæ redimunt camsiles denariis octo.
— Il y a des serves qui ne doivent que 2 deniers (Polyptyque Saint-Remi,
XII, 5). D'autres doivent une redevance en vin et en volailles (ibidem,
XIV, 12-15). — Codex Laureshamensis, n° 3671 : Pro opere feminarum dal solidum unum.... Unaquaque huba servilis
pro opere feminarum dat denarios 15 ; n° 3681 : Hubæ
lidorum unaquaque solvit pro opere feminarum unciam unam.
[42] Polyptyque de Saint-Germain, I, 25 ; IX, 257 ; XII, 10, 11.
[43] On trouve déjà dans les Diplomata, n° 586 : Donamus vineas cum vinitoribus et illorum mansos et illorum SORTES.
[44] Registre de l'abbaye de Prum, n° 55, dans Beyer, p. 176 : Si quis obierit, optimum quod habuit seniori datur, reliqua vero cum licentia senioris dixponit in suos.
[45] Lex Wisigothorum, V, 7, 16, antiqua ; il s'y agit spécialement des serfs du roi : Servis nostris terras ad liberos homines non liceat venditione transferre, nisi tantummodo aliis servis nostris vendendi habeanl potestatem.